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Date : 20200211


Dossier : IMM-2887-19

Référence : 2020 CF 230

Ottawa (Ontario), le 11 février 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

MOHAMED-REDA MEKHISSI

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Mohamed-Reda Mekhissi, demande le contrôle judiciaire d’une décision d’un agent d’immigration à l’ambassade du Canada à Paris de refuser sa demande de permis d’étude. L’agent n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de son séjour en raison de ses liens familiaux, de la raison de sa visite et du manque de cohérence liée aux études qu’il envisageaient.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

I.  Contexte

[3]  Le demandeur est un homme célibataire né en 1995, citoyen de l’Algérie. Il a un frère et une sœur qui ont poursuivi leurs études au Canada. Son frère est maintenant résident permanent et la demande de résidence permanente de sa sœur est en cours de traitement. Autres membres de la famille immédiate du demandeur résident en Algérie, dont son père, sa mère, une sœur et deux frères. Un de ces frères a étudié au Canada et est retourné en Algérie quand sa demande de permis de travail post-diplôme a été refusée.

[4]  En 2018, le demandeur a obtenu une licence en gestion et il a débuté sa première année d’études dans un programme de Maîtrise en science économique en Algérie. Le demandeur a déposé une première demande de visa d’études au Canada, qui a été refusée en décembre 2018.

[5]  Le demandeur a fait une deuxième demande de visa d’études pour un programme en soutien informatique menant à un Diplôme d’études professionnelles (DEP). Celle-ci a été refusée le 6 mars 2019.

[6]  La décision de l’agent refusant la demande est brève. L’agent indique que la demande a été rejetée parce qu’il n’était pas convaincu que le demander quitterait le Canada à la fin de la période de séjour telle que requise par de l’alinéa 216(1)(b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 compte tenu de ses liens familiaux au Canada et dans son pays de résidence; de la raison de sa visite, et parce que le plan d’étude du demandeur manquait de cohérence.

[7]  Les notes consignées dans le Système mondial de gestion des cas (SMGC) par l’agent en date du 6 mai 2019, et qui font partie de la décision, fournissent plus de précisions sur les motifs de refus de l’agent :

[Le demandeur] ne sera pas motiver à quitter le Canada en raison qu’au moins 2 membres de sa famille immédiate sont au Canada.

Le [demandeur] n’a pas démontré de valeur ajoutée et la cohérence à poursuivre les études envisagées au Canada compte tenu qu’il possède déjà un diplôme de niveau Licence (2018) en et est [sic] à sa première année au niveau MASTER SC Economie. Suite à ma revue du dossier, je suis d’avis que le requérant présente une demande de permis d’études dans le but de s’établir au Canada de façon permanente et je ne suis pas satisfait qu’il sera un étudiant de bonne foi qui quitterait le Canada si requis, après un séjour autorisé. Demande refusée.

[8]  La demande de contrôle judiciaire va à l’encontre de cette décision.

II.  Questions en litige et norme de contrôle

[9]  Il n’y a qu’une question en litige : est-ce que la décision de l’agent de refuser la demande de visa d’études du demandeur était raisonnable?

[10]  Le demandeur a soulevé une autre question, alléguant que l’agent a erré en concluant qu’un étudiant étranger demandant à séjourner temporairement au Canada ne pouvait pas en même temps nourrir l’intention de s’y établir en permanence. Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu qu’il soit nécessaire de traiter de cette question en l’instance.

[11]  La norme de contrôle pour l’examen de l’évaluation par un agent des faits pour une demande de visa d’études et de la conviction de l’agent que le demandeur ne quitterait pas le Canada à la fin de son séjour est celle de la décision raisonnable : Solopova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 690 au para 12 [Solopova]; Aghaalikhani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1080 au para 11.

[12]  L’audience en l’instance a eu lieu quelques jours avant que la Cour suprême du Canada a rendu la décision dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], et les parties ont soumis des représentations supplémentaires sur l’impact de cette décision. L’analyse qui suit tient compte de leurs soumissions.

[13]  La norme de contrôle demeure celle de la décision raisonnable; il y a une présomption que cette norme s’applique, qui n’est pas réfutée en l’espèce (Vavilov, au para 16).  Il y a plusieurs dimensions de l’analyse selon cette norme, mais il suffit en l’instance de noter quelques points. Premièrement, la Cour suprême a mis l’emphase sur les motifs de la décision :

Les motifs donnés par les décideurs administratifs servent à expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause. Ils permettent de montrer aux parties concernées que leurs arguments ont été pris en compte et démontrent que la décision a été rendue de manière équitable et licite. Les motifs servent de bouclier contre l’arbitraire et la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public

(Vavilov, au para 79).

[14]  Ensuite, la cour de révision ne doit pas demander la perfection dans la rédaction des motifs, et elle doit tenir compte du contexte décisionnel (Vavilov, aux paras 88-90). Les questions centrales qu’elle doit se poser sont expliquées comme suit :

[85]  Comprendre le raisonnement qui a mené à la décision administrative permet à la cour de révision de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Comme nous l’expliquerons davantage, une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige de la cour de justice qu’elle fasse preuve de déférence envers une telle décision.

[86]  L’attention accordée aux motifs formulés par le décideur est une manifestation de l’attitude de respect dont font preuve les cours de justice envers le processus décisionnel : voir Dunsmuir, par. 47‑49. Il ressort explicitement de l’arrêt Dunsmuir que la cour de justice qui procède à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable « se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité » : par. 47. Selon l’arrêt Dunsmuir, le caractère raisonnable « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : ibid. En somme, il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique. Si certains résultats peuvent se détacher du contexte juridique et factuel au point de ne jamais s’appuyer sur un raisonnement intelligible et rationnel, un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être non plus tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné.

[87]  La jurisprudence de notre Cour depuis l’arrêt Dunsmuir ne doit pas être interprétée comme ayant délaissé le point de mire du contrôle selon la norme de la décision raisonnable axé sur le raisonnement pour dorénavant s’attarder presque exclusivement au résultat de la décision administrative sous examen. D’ailleurs, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable tient dûment compte à la fois du résultat de la décision et du raisonnement à l’origine de ce résultat, comme la Cour l’a récemment rappelé dans l’arrêt Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 R.C.S. 6, par. 12. Dans cette affaire, même si le résultat de la décision n’était peut-être pas déraisonnable eu égard aux circonstances, la décision a été infirmée parce que l’analyse ayant débouché sur ce résultat était déraisonnable. Cette façon de voir s’inscrit dans la foulée de la directive de l’arrêt Dunsmuir voulant que le contrôle judiciaire porte à la fois sur le résultat et sur le processus. Une approche différente compromettrait le rôle institutionnel du décideur administratif plutôt que de le respecter.

(Emphase dans l’original).

[15]  La jurisprudence constante affirme que la décision d’un agent d’octroyer ou de refuser un visa d’études est « une décision discrétionnaire fondée sur des constatations de fait, [qui] appelle une retenue considérable compte tenu de la spécialisation et de l’expérience de l’agent des visas » (Solopova, au para 12). Je conviens que Vavilov ne change pas cette approche.

III.  Analyse

[16]  Le demandeur soutient qu’en l’espèce, le refus de l’agent était déraisonnable parce que les motifs invoqués pour refuser le permis d’études sont sans lien avec la preuve au dossier, et que l’agent a ignoré les éléments de preuve dans le dossier qui contredisent sa conclusion. C’est le rôle d’une cour de révision de détecter l’irrationalité ou le caractère arbitraire d’une décision : Penez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1001 au para 17; Kavugho-Mission c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 597 au para 13.

[17]  Le demandeur souligne, en particulier, les faits suivants qui sont dans le dossier de demande de visa d’études, mais qui n’ont pas été pris en considération par l’agent. D’abord, la décision fait référence aux liens familiaux du demandeur, mais il n’y a aucune mention du fait que ses parents ont des visas à entrées multiples (et donc, ils peuvent visiter le Canada sans problème), ou du fait que son frère a déjà étudié au Canada avec un visa d’études, mais qu’il a quitté le Canada à la fin de la période autorisée parce que sa demande de permis de travail post-diplôme avait été refusée.

[18]  Plus important encore, la décision a omis de faire référence au fait que le passeport du demandeur, au moment de sa demande de visa d’études, démontrait qu’il avait un visa de visiteur à entrées multiples. La conclusion de l’agent que le demandeur cherchait un permis d’études afin de s’installer au Canada est sans logique, compte tenu du fait qu’il possède un visa à entrées multiples, valide de mars 2017 à novembre 2026. Il n’a donc pas besoin d’un visa d’études pour entrer au Canada.

[19]  Qui plus est, l’agent a ignoré le fait que le demandeur a déjà visité le Canada à deux reprises pour des périodes courtes. Le demandeur a quitté le Canada bien avant l’expiration de ses permis de visiteur dans les deux instances.

[20]  Le demandeur soutient que la cumulation de ces erreurs rend la décision de l’agent irrationnelle et arbitraire.

[21]  Le demandeur affirme aussi que l’agent a erré en concluant que « le requérant présente une demande de permis d’études dans le but de s’établir au Canada de façon permanente ». L’article 22(2) de la Loi sur l’immigration et du statut de réfugiés, LC 2001, ch 27 dit explicitement que l’intention de s’établir au Canada « n’empêche pas l’étranger de devenir résident temporaire sur preuve qu’il aura quitté le Canada à la fin de la période de séjour autorisée ». La décision de l’agent va à l’encontre de cette disposition.

[22]  Le demandeur observe qu’il y a eu une évolution dans la politique du Canada. Le gouvernement veut maintenant attirer les étudiants, et les encourager à continuer leur parcours au Canada après leurs études. Le visa de travail post-diplôme témoigne de cette intention. Dans ce contexte, le fait qu’un demandeur nourrisse une intention concomitante à celle d’étudier, pour peu que cette intention soit légitime, ne peut être un motif de refus.

[23]  Il n’est pas nécessaire de traiter de toutes ces questions, parce que je suis d’avis qu’il y a un manque fatal dans la décision de l’agent.

[24]  L’erreur déterminante en l’espèce est que la décision de l’agent n’explique pas, de façon explicite, le processus d’analyse qui l’a mené à la conclusion que le demandeur n’est pas un « vrai » étudiant, mais qu’il cherche plutôt un visa d’études afin de s’installer au Canada de façon permanente. Il faut se souvenir que l’agent a noté dans la décision que « je suis d’avis que le requérant présente une demande de permis d’études dans le but de s’établir au Canada de façon permanente et je ne suis pas satisfait qu’il sera un étudiant de bonne foi qui quitterait le Canada si requis, après un séjour autorisé ».

[25]  Je suis d’accord avec le demandeur qu’il n’est pas possible de suivre la logique de l’agent parce que le demandeur a le droit de venir au Canada en utilisant son visa à entrées multiples, et donc s’il veut s’installer ici, il n’est pas nécessaire qu’il demande un permis d’études. La décision de l’agent n’a pas tenu compte de cette information, qui était au dossier du demandeur au moment de la décision.

[26]  Bien que je puisse comprendre pourquoi l’absence d’une explication par le demandeur de son désir de poursuivre un programme d’étude à un niveau inférieur que son niveau de scolarité est une considération d’importance pour l’agent, et malgré le degré de retenu que je dois accorder à la décision, il n’est pas possible de suivre la logique décisionnelle en l’instance.

[27]  À l’audience, le défendeur a affirmé que la conclusion de l’agent pouvait être liée au fait que le visa à entrées multiples ne donne pas au demandeur une voie vers la résidence permanente. C’est peut-être l’explication pour la conclusion de l’agent, mais elle n’est pas évidente dans la décision comme telle. Ce n’est pas raisonnable, selon la direction de la Cour suprême du Canada dans Vavilov :

[96]  Lorsque, même s’ils sont interprétés en tenant dûment compte du contexte institutionnel et du dossier, les motifs fournis par l’organisme administratif pour justifier sa décision comportent une lacune fondamentale ou révèlent une analyse déraisonnable, il ne convient habituellement pas que la cour de révision élabore ses propres motifs pour appuyer la décision administrative. Même si le résultat de la décision pourrait sembler raisonnable dans des circonstances différentes, il n’est pas loisible à la cour de révision de faire abstraction du fondement erroné de la décision et d’y substituer sa propre justification du résultat : Delta Air Lines, par. 26‑28. Autoriser une cour de révision à agir ainsi reviendrait à permettre à un décideur de se dérober à son obligation de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée. Cela reviendrait également à adopter une méthode de contrôle selon la norme de la décision raisonnable qui serait axée uniquement sur le résultat de la décision, à l’exclusion de la justification de cette décision. Dans la mesure où des arrêts comme Newfoundland Nurses et Alberta Teachers ont été compris comme appuyant une telle conception, cette compréhension est erronée.

[28]  Je conviens que la décision en l’instance n’est pas raisonnable, parce que je ne peux pas suivre la logique de l’agent en ce qui concerne la motivation du demandeur. C’est une lacune fondamentale dans la décision.

[29]  Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est retournée pour examen à nouveau par un autre agent. Il n’y a pas de question d’importance générale à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM-2887-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est retournée pour examen à nouveau par un autre agent.

  2. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2887-19

INTITULÉ :

MOHAMED-REDA MEKHISSI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL, QUÉBEC

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 décembre 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

PENTNEY J.

DATE DES MOTIFS :

LE 11 février 2020

COMPARUTIONS :

Me Denis Girard

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Sonia Bédard

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Denis Girard

Avocat

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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