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Date : 20200210


Dossier : IMM‑4615‑19

Référence : 2020 CF 221

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 février 2020

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

FABRIZIO SALTARELLI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire, conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], de la décision datée du 23 juillet 2019 [la décision] par laquelle un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs [l’agent] a refusé de différer une deuxième fois le renvoi du demandeur pour une période indéterminée. L’agent a conclu que les éléments de preuve fournis par le demandeur n’étaient pas suffisants pour démontrer qu’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] se prononcera sous peu sur sa demande de résidence permanente.

II.  LE CONTEXTE

[2]  Le demandeur, un citoyen de l’Italie âgé de 55 ans, est arrivé au Canada le 26 juin 1965, à l’âge de 16 mois, en compagnie de ses parents et de sept autres frères et sœurs. Il est devenu résident permanent à ce moment‑là, et il vit au Canada depuis lors.

[3]  En 1976, la famille du demandeur a demandé la citoyenneté canadienne. Toutefois, ses parents ne l’ont jamais ajouté à leur demande de citoyenneté et, bien qu’admissible, le demandeur n’a jamais présenté sa propre demande.

[4]  Le demandeur a obtenu un diplôme d’études secondaires d’une école de langue anglaise à Montréal et il a exercé divers emplois, dont ceux de propriétaire d’entreprise, de nettoyeur et de coordonnateur de matériel.

[5]  Le demandeur est actuellement sans travail et, depuis 2016, il vit avec sa conjointe de fait, ses deux belles-filles et son fils. Il y a aussi 78 autres membres de sa famille qui vivent au Canada.

[6]  Le 13 novembre 2003, le demandeur a été accusé de fraude pour un montant de plus de 5 000 $. Il exploitait une entreprise avec deux autres associés et celle‑ci a émis plusieurs chèques d’un montant total d’environ 75 000 $ pour lesquels il n’y avait pas assez de fonds. Le 31 janvier 2008, le demandeur a plaidé coupable aux accusations en tant que l’un des principaux gestionnaires de l’entreprise.

[7]  Le 24 août 2010, la Section de l’immigration [la SI] a pris une mesure d’expulsion à l’endroit du demandeur pour cause de criminalité, une mesure qu’il a portée en appel. Le 4 avril 2013, la SI lui a accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, sous réserve de certaines conditions, pour une durée d’un an et présentable le 6 mars 2014. Toutefois, le 4 août 2014, la Section d’appel de l’immigration [la SAI] a rejeté le sursis et déterminé que le demandeur s’était désisté de l’appel au sens du paragraphe 168(1) de la LIPR. Le demandeur soutient que cette situation était attribuable à l’incompétence professionnelle de son avocat de l’époque.

[8]  Le 17 novembre 2016, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a procédé à un examen des risques avant renvoi [ERAR], auquel le demandeur a renoncé.

[9]  Le 7 décembre 2017, la SAI a rejeté la demande du demandeur visant la réouverture de l’appel et a conclu que ce dernier n’était pas parvenu à établir l’incompétence de l’avocat qui avait donné lieu à un manquement à la justice naturelle.

[10]  Le 6 avril 2018, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur un parrainage conjugal.

[11]  Le 1er mai 2018, le demandeur a sollicité un report de renvoi en se fondant sur une seconde demande de réouverture de l’appel relatif à la décision de la SAI, sur l’intérêt supérieur de ses belles‑filles, ainsi que sur le préjudice auquel il serait exposé s’il était renvoyé en Italie. Le 3 mai 2018, un agent de l’ASFC a rejeté cette demande et l’avocate du demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision, de pair avec une requête en sursis à l’exécution de sa mesure de renvoi.

[12]  Le 8 mai 2018, la Cour fédérale a accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi visant le demandeur en attendant le contrôle judiciaire de la décision datée du 3 mai 2018 par laquelle l’ASFC avait refusé de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi.

[13]  Le 29 mai 2018, le demandeur a présenté une demande de permis de séjour temporaire et de permis de travail.

[14]  Le 28 juin 2018, la SAI a rejeté la seconde demande du demandeur concernant la réouverture de son appel. Le 18 octobre 2018, la Cour fédérale a rejeté la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du demandeur, relativement à la décision de la SAI.

[15]  Le 19 décembre 2018, la Cour fédérale a fait droit à la demande de contrôle judiciaire concernant la décision de report de l’ASFC datée du 3 mai 2018, et elle l’a renvoyée à un autre agent de l’ASFC pour nouvelle décision.

[16]  Le 19 mars 2019, IRCC a envoyé une lettre d’équité procédurale au demandeur au sujet de sa demande de résidence permanente fondée sur un parrainage conjugal. Dans cette lettre, IRCC l’a informé qu’il ne répondrait peut‑être pas aux exigences relatives à l’appartenance à la catégorie du regroupement familial. Le demandeur a donc ajouté des observations pour demander une dispense pour motifs d’ordre humanitaire quant à l’interdiction de territoire pour cause de criminalité et à l’absence de statut.

[17]  Le 20 mars 2019, la demande de permis de séjour temporaire et de permis de travail du demandeur a été rejetée.

[18]  Le 5 avril 2019, un agent de l’ASFC a accordé au demandeur un report de la mesure de renvoi jusqu’au 1er mai 2019, de façon à permettre à IRCC d’évaluer sa demande de parrainage. La date déterminante concernant le parrainage du demandeur était le 6 avril 2018. De plus, les renseignements affichés dans le site Web d’IRCC faisaient état d’un délai de traitement moyen de 12 mois.

[19]  Le 10 mai 2019, IRCC a informé le demandeur que sa demande de parrainage avait été transférée à Edmonton pour traitement complémentaire, conformément au Guide du traitement des demandes au Canada (le Guide IP) parce qu’il était interdit de territoire pour cause de criminalité et qu’il souhaitait obtenir une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[20]  Le 14 mai 2019, l’ASFC s’est enquis de l’état de la demande de parrainage du demandeur. L’agent de l’ASFC a été informé que le dossier du demandeur avait été transféré à Edmonton et que les affaires de cette nature sont traitées dans un délai moyen de 12 à 18 mois.

[21]  Le 16 juillet 2019, un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs a convoqué le demandeur à un entretien avant renvoi et lui a fait part de ses instructions de renvoi et de son itinéraire de voyage jusqu’en Italie. Le départ pour l’Italie était censé avoir lieu le 29 juillet 2019. Cependant, le 19 juillet 2019, il a demandé que l’on reporte de nouveau son renvoi jusqu’à ce qu’IRCC rende une décision sur la recevabilité de la demande de parrainage conjugal au Canada, qui était en instance. Le 23 juillet 2019, cette demande de report de renvoi a été rejetée, et il s’agit là de la décision contestée dont la Cour est présentement saisie.

III.  LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE

[22]  Devant l’agent, le demandeur a sollicité le report de son renvoi en Italie jusqu’à ce qu’il obtienne une décision sur la recevabilité (décision rendue à l’étape 1) de sa demande de résidence permanente. Cet agent a toutefois conclu que les éléments de preuve fournis par le demandeur n’étaient pas suffisants pour démontrer qu’IRCC rendrait une décision avant le mois de mai 2020, comme le demandeur l’avait indiqué.

[23]  L’agent a signalé que le renvoi du demandeur avait déjà fait l’objet d’un report. Il a également noté qu’IRCC avait transféré la demande du demandeur de Mississauga à Edmonton, car ce dernier avait présenté une demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire parce qu’il était interdit de territoire aux fins de la résidence permanente pour cause de criminalité. L’agent a été informé que, pour ce genre d’affaire, le délai de traitement était de 12 à 18 mois.

[24]  Dans le cadre de l’analyse des motifs d’ordre humanitaire, l’agent devait évaluer l’intérêt supérieur à court terme des deux belles‑filles du demandeur. L’agent a fait remarquer que celles‑ci étaient âgées de 15 ans et de 17 ans et qu’elles entretenaient des liens étroits avec le demandeur. Il a toutefois signalé que les deux enfants jouissent auprès de leur mère d’un solide fondement sur le plan domestique et éducationnel et qu’elles se débrouillent bien à l’école. De plus, le demandeur a commencé à vivre avec elles il y a trois ans environ. L’agent a donc conclu qu’il n’avait pas assez de preuves pour établir que les belles‑filles du demandeur subiraient un préjudice si celui‑ci était renvoyé du Canada.

[25]  Pour ce qui est du préjudice irréparable, l’agent a reconnu que le demandeur vit au Canada depuis l’âge de 16 mois et qu’il est présentement âgé de 55 ans. Il a fait remarquer que les conditions de travail en Italie sont difficiles, surtout pour les personnes d’un certain âge. Mais il a signalé aussi que le demandeur avait conservé ses compétences linguistiques en italien, ce qui l’aiderait à se réinstaller en Italie.

[26]  Enfin, l’agent a signalé que le demandeur avait fait l’objet de trois déclarations de culpabilité au criminel entre 2001 et 2008. Il a également reconnu que le demandeur s’était conformé aux conditions que lui avaient imposées les autorités de l’immigration.

[27]  L’agent a néanmoins conclu que les éléments de preuve fournis par le demandeur ne permettaient pas d’écarter l’obligation légale de mettre à exécution une mesure de renvoi valide.

IV.  LES QUESTIONS EN LITIGE

[28]  La question dont la Cour est saisie consiste à savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

V.  LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[29]  La présente demande a été débattue à la suite de deux arrêts récents de la Cour suprême du Canada : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] et Bell Canada c Canada (Procureur général), 2019 CSC 66. Cependant, les mémoires du demandeur ont été déposés avant ces deux arrêts. Les observations écrites du demandeur au sujet de la norme de contrôle applicable ont été donc présentées en fonction du cadre d’analyse de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]. Toutefois, vu les circonstances de l’espèce, ainsi que les instructions que la Cour suprême du Canada a données dans l’arrêt Vavilov, au par. 144, notre Cour a jugé qu’il n’était pas nécessaire de demander aux parties de présenter des observations supplémentaires au sujet de la norme de contrôle applicable. J’ai pris en compte le cadre établi dans l’arrêt Vavilov lors de mon examen de la demande et ce cadre ne change pas la norme de contrôle qui s’applique en l’espèce, pas plus que mes conclusions.

[30]  Dans l’arrêt Vavilov, aux par. 23 à 32, les juges majoritaires ont cherché à simplifier la manière dont un tribunal choisit la norme de contrôle qui s’applique aux questions qui lui sont soumises. Ils se sont départis de l’approche contextuelle et catégorique adoptée dans l’arrêt Dunsmuir en faveur de la présomption selon laquelle la norme applicable est la raisonnabilité. Ils ont toutefois signalé qu’il est possible de mettre de côté cette présomption pour les raisons suivantes : 1) une intention claire du législateur de prescrire une norme de contrôle différente (Vavilov, aux par. 33 à 52), et 2) certains scénarios dans lesquels la primauté du droit exige l’application de la norme de la décision correcte, comme les questions constitutionnelles, les questions de droit général d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’un ou plusieurs organismes administratifs (Vavilov, aux par. 53 à 64).

[31]  En l’espèce, tant le demandeur que le défendeur ont fait valoir que la norme applicable au contrôle de la décision de l’agent est la raisonnabilité, et je suis d’accord.

[32]  Rien ne permet de réfuter la présomption selon laquelle la norme de la raisonnabilité est celle qui s’applique en l’espèce, et son application aux questions qui sont en litige dans la présente affaire concorde également avec la jurisprudence qui était en vigueur avant que la Cour suprême du Canada se prononce dans l’affaire Vavilov. Voir, par exemple, la décision Forde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1029, au par. 28 [Forde] et l’arrêt Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, au par. 43.

[33]  Lorsqu’il est question de contrôler une décision en fonction de la norme de la raisonnabilité, l’analyse a trait à la question de savoir si elle « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au par. 99). La raisonnabilité est une norme unique qui varie et qui « s’adapte au contexte » (Vavilov, au par. 89, citant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au par. 59). Ces limites contextuelles « cernent les limites et les contours de l’espace à l’intérieur duquel le décideur peut agir, ainsi que les types de solution qu’il peut retenir » (Vavilov, au par. 90). Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que dans les cas où « [la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100). La Cour suprême du Canada énumère deux types de lacunes fondamentales qui font qu’une décision est déraisonnable : 1) le manque de logique interne du raisonnement, et 2) son caractère indéfendable « compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision » (Vavilov, au par. 101).

VI.  LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[34]  Le paragraphe 48(2) de la LIPR est ainsi libellé :

Conséquence

Effect

48(2) L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être exécutée dès que possible.

48 (2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and the order must be enforced as soon as possible.

VII.  LES ARGUMENTS DES PARTIES

A.  Le demandeur

[35]  Le demandeur allègue que l’agent a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en refusant d’accorder le report demandé au motif que sa demande de renvoi s’appliquait à une période indéterminée. Il soutient qu’il a demandé un report jusqu’au moment où IRCC rendrait une décision sur la recevabilité (étape 1) de sa demande de parrainage conjugal au Canada, laquelle est en instance. Il ajoute qu’il a présenté suffisamment d’éléments de preuve pour montrer que la décision était imminente. La période demandée, affirme‑t‑il, n’était pas indéterminée.

[36]  À l’appui de son argument, le demandeur soutient que notre Cour, dans la décision Forde, a décrété qu’un agent est en droit d’accorder un report quand une décision est vraisemblablement imminente.

[37]  Le demandeur ajoute qu’un report est également justifié dans les cas où une demande a été déposée dans les délais prescrits et qu’il y a un arriéré dans le traitement (Simmons c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2006 CF 1123, au par. 8; décision Forde, au par. 38). Le demandeur allègue qu’en l’espèce l’agent n’a pas déterminé s’il existait un tel arriéré. Dans la présente affaire, soutient‑il, les limites opérationnelles sont indépendantes de sa volonté et elles peuvent dénoter qu’il y a un arriéré dans le système. Il ajoute que même s’il est indiqué que le délai de traitement d’une demande de parrainage conjugal au Canada est de 12 mois, son dossier, au moment où il avait demandé le report, était en traitement depuis plus de 16 mois.

[38]  Pour ce qui est de sa demande de dispense pour motifs d’ordre humanitaire, le demandeur soutient qu’à cause de sa situation générale il était déraisonnable de la part de l’agent de faire abstraction de la possibilité qu’on puisse rendre une décision dans un délai de 12 mois parce que le dossier du demandeur avait été transféré à Edmonton.

[39]  Par ailleurs, le demandeur dit qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de ne pas tenir compte de son analphabétisme fonctionnel en italien. En outre, étant donné qu’il est âgé de 55 ans et qu’il n’a aucune profession ni aucune formation postsecondaire, les conclusions de l’agent quant à la possibilité qu’il trouve du travail en Europe sont insensibles et irréalistes.

[40]  Enfin, le demandeur fait valoir que la manière dont l’agent a évalué l’intérêt supérieur de ses belles‑filles est superficielle et que cette évaluation requiert un examen plus solide des facteurs à court terme (Barco c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 421, aux par. 14 à 16). Il dit que, dans la présente affaire, l’agent n’a pris en considération que l’encadrement scolaire, alors que les enfants auront également besoin d’un soutien et de conseils de sa part sur le plan affectif en entrant à l’université et en terminant les études secondaires, respectivement.

B.  Le défendeur

(1)  Une demande de parrainage conjugal n’est pas un obstacle à un renvoi

[41]  Le défendeur dit que la décision de l’agent est raisonnable, car elle prend en considération la date déterminante du 6 avril 2018, de même que les renseignements affichés dans le site Web d’IRCC, lesquels faisaient état d’un délai de traitement de 12 mois pour les demandes de parrainage conjugal au Canada, ainsi que le fait que le demandeur s’est déjà vu accorder un report le 5 avril 2019.

[42]  Toutefois, le défendeur ajoute que l’agent a également tenu compte du fait que la demande du demandeur avait été transférée de Mississauga à Edmonton le 9 mai 2019, en vue d’un traitement ultérieur et d’une décision finale. Il dit que, à ce moment, un superviseur a informé l’agent que lorsqu’un dossier est transféré localement, son traitement peut durer de 12 à 18 mois.

[43]  Le défendeur fait donc valoir que ce délai n’est pas causé par un retard de traitement, mais plutôt par le fait que le demandeur a sollicité une dispense pour considérations d’ordre humanitaire en vue d’écarter son interdiction de territoire pour cause de criminalité. Il ajoute qu’il était donc raisonnable de la part de l’agent de conclure qu’aucune décision sur la demande de parrainage n’était imminente.

(2)  L’imminence d’une décision

[44]  Le défendeur allègue qu’il n’y a aucune preuve de l’existence d’un délai fixe pour une décision sur la recevabilité (étape 1). Si l’agent avait accordé le report, il aurait dû en fixer la durée jusqu’à ce qu’on évalue les motifs d’ordre humanitaire de la demande, ce qui revient à une demande de report pour une période indéterminée.

[45]  De plus, le défendeur trouve curieux que le demandeur invoque la décision Forde, précitée, car il ressort clairement de cette affaire qu’un agent d’exécution de la loi ne peut pas reporter un renvoi juste parce qu’une demande de parrainage conjugal est en instance. Un report de neuf mois ou plus ne correspond pas à la définition de [traduction] « quelques mois », et tirer une conclusion contraire serait incompatible avec l’esprit du par. 48(2) de la LIPR.

[46]  En outre, le défendeur allègue qu’IRCC a transféré la demande de parrainage à Edmonton parce que le demandeur avait demandé une dispense pour considérations d’ordre humanitaire pour son interdiction de territoire pour cause de criminalité, et non parce qu’il y avait un arriéré dans le traitement.

[47]  Le défendeur soutient également que la Cour devrait prendre en compte l’Instrument de désignation et de délégation qui a été publié sous le régime de la LIPR et signé par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration le 25 juin 2019, en vue de déterminer si la décision de l’agent est déraisonnable. Le défendeur renvoie la Cour aux points 65 et 66 de ce document, où il est dit que, lorsqu’un demandeur présente une demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire pour contrer son interdiction de territoire aux fins de la résidence permanente pour cause de grande criminalité, un bureau de traitement local peut « finaliser » une décision sur la demande si cette décision consiste à refuser la demande du demandeur. En revanche, si la demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire est fondée, elle doit être renvoyée à un décideur situé à l’Administration centrale – Direction générale du règlement des cas, à Ottawa en vue d’une décision finale.

(3)  L’examen de l’intérêt supérieur à court terme des enfants

[48]  L’agent a traité de manière raisonnable de la question de l’intérêt supérieur des enfants. Le défendeur ajoute que les belles‑filles sont âgées de 15 ans et 17 ans, respectivement, et qu’elles resteront auprès de leur mère pour poursuivre leurs études secondaires et universitaires. Il fait remarquer que l’agent a pris en considération les observations et les preuves de soutien affectif et scolaire et qu’il en a tenu compte.

[49]  De plus, le défendeur dit que les fonctions de l’agent se limitent à examiner de manière juste et sensible l’intérêt immédiat de l’enfant (Kampemana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1060, au par. 34; Ally c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 560, aux par. 21 à 23). L’agent n’aurait pas pu rendre une décision d’ordre humanitaire, ni procéder à une évaluation complète de l’intérêt supérieur des enfants (Shpati c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CAF 286, au par. 45; Lewis c Canada, 2017 CAF 130, aux par. 60 et 61).

(4)  Les facteurs d’ordre humanitaire : l’âge et les aptitudes linguistiques

[50]  Le défendeur déclare que l’agent a pris en considération l’établissement du demandeur au Canada, son âge, ses aptitudes linguistiques, de même que le taux de chômage en Italie. Cependant, le par. 48(2) de la LIPR ne confère pas à l’agent le pouvoir discrétionnaire de reporter une mesure de renvoi parce que la qualité de la vie est meilleure au Canada; il n’incombait pas non plus à cet agent de procéder à une analyse exhaustive des motifs d’ordre humanitaire.

[51]  L’agent a fait remarquer que le demandeur n’était pas autorisé à travailler au Canada. Par conséquent, dit le défendeur, il était raisonnable de la part de l’agent de conclure que le demandeur serait davantage en mesure de travailler légalement en Italie et dans d’autres pays de l’Union européenne grâce à sa citoyenneté italienne. De plus, le défendeur fait valoir que l’agent n’a pas commis d’erreur en concluant que le demandeur s’exprimait couramment en italien.

[52]  Enfin, le défendeur allègue qu’il ressort clairement de la jurisprudence qu’un renvoi occasionne forcément des difficultés, dont de l’incertitude sur le plan de l’emploi et la séparation de la famille (Tesoro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CAF 148; Melo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16251 (CF)).

C.  La réplique du demandeur

[53]  En ce qui concerne la décision sur la recevabilité (étape 1), le demandeur fait valoir que son avocate est entrée en contact avec un superviseur du Réseau national d’IRCC, qui l’a informée le 18 juillet 2019 que, pour ce genre de dossier, le délai de traitement est d’environ 12 mois, de sorte qu’on l’examinerait vraisemblablement aux environs du 9 mai 2020.

[54]  Le demandeur convient avec le défendeur qu’il n’y a pas de délai fixe pour rendre une décision en matière d’immigration. Cependant, soutient‑il, les renseignements que le superviseur a donnés sont semblables aux délais de traitement qui sont indiqués en ligne pour une demande de parrainage conjugal au Canada, soit un délai de 12 mois. Le demandeur ajoute que rien n’indique que l’agent a pris en considération ces renseignements du superviseur. C’est donc dire que cet agent a entravé son pouvoir discrétionnaire en refusant d’accorder un report de renvoi pour une période indéterminée.

[55]  Par ailleurs, le demandeur précise qu’il n’a jamais déclaré que son dossier avait été transféré à Edmonton en raison d’un arriéré; c’était sa demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire qui avait nécessité ce transfert. Cependant, soutient‑il, son dossier avait pour date déterminante le 6 avril 2018, et il n’a été transféré que le 9 mai 2019, ce qui dépasse le délai de traitement indiqué de 12 mois. Cette situation dénote l’existence d’un arriéré, et l’agent aurait dû prendre ces facteurs en considération.

VIII.  ANALYSE

[56]  La situation du demandeur est regrettable, mais elle n’est pas extrêmement difficile. Rien n’empêche sa conjointe et lui de poursuivre une demande de parrainage conjugal s’il se trouve à l’étranger. De plus, il ressort du dossier que le demandeur n’a pas été aussi diligent qu’il aurait pu l’être pour ce qui est de légitimer son statut au Canada.

[57]  Le demandeur dit que l’agent a entravé de manière déraisonnable son pouvoir discrétionnaire, mais la décision de ce dernier et la preuve ne donnent pas à penser que c’est le cas. Pour ce qui est du par. 48(2) de la LIPR, le pouvoir discrétionnaire qu’a un agent de renvoi de reporter une telle mesure est des plus restreints.

[58]  La jurisprudence nous dit qu’une demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire ou une demande de parrainage conjugal en instance n’est pas un motif de report; par contre, si une décision sur une telle demande est imminente, un agent peut alors accorder un report jusqu’au moment où la décision sera rendue. Voir la décision Forde, aux par. 38 à 43. Dans la présente affaire, il semble que l’agent n’ait pas tout à fait saisi les procédures à suivre pour une demande de parrainage conjugal dans les cas où il est nécessaire de prendre en considération un cas de grande criminalité et des facteurs d’ordre humanitaire. L’agent a conclu que les éléments de preuve fournis par le demandeur n’étaient pas suffisants pour démontrer qu’une décision d’IRCC serait rendue [traduction] « avant le délai estimatif (mai 2020) que [celui‑ci avait] vérifié dans [sa] demande de renseignements transmise par courriel ». L’agent a fait ses propres recherches auprès d’un superviseur d’IRCC, qui l’a informé que, pour ce genre d’affaire, les délais de traitement étaient de 12 à 18 mois. Il est possible que, en fait, un délai encore plus long soit nécessaire à cause des facteurs d’ordre humanitaire et de criminalité qui entrent en jeu en l’espèce. Mais même si l’on examine simplement la conclusion de l’agent que le délai ne sera pas plus rapproché que le mois de mai 2020, cela ne veut pas dire que, dans la présente affaire, une décision était imminente au moment du dépôt de la demande. Voir la décision Forde, au paragraphe 43. Le Canadian Oxford Dictionary définit l’adjectif « imminent » (imminent) comme désignant un fait qui est [traduction] « proche » ou « sur le point de survenir ». Je ne pense pas qu’une décision qui, dans le meilleur des cas, ne pouvait être rendue que neuf mois plus tard environ soit proche ou sur le point de survenir, et le demandeur n’a signalé aucune décision jurisprudentielle qui donne à penser que cela pourrait être le cas.

[59]  À mon avis, il n’y avait rien de déraisonnable dans la conclusion de l’agent selon laquelle une décision sur la demande de parrainage conjugal n’était pas imminente, de sorte qu’il ne pouvait pas exercer son pouvoir discrétionnaire en vue d’accorder un report pour ce motif. Cela est d’autant plus vrai que le demandeur s’est déjà vu accorder un report.

[60]  Il n’y a non plus aucune preuve qui confirme qu’il y avait dans le système un arriéré qui empêchait de rendre la décision portant sur la demande de parrainage conjugal. La période en question était fonction du genre de demande que le demandeur avait déposée, ainsi que des délais de traitement qui s’appliquaient à ce moment‑là à sa situation particulière.

[61]  Le demandeur dit aussi que l’agent n’a pas traité de son analphabétisme fonctionnel en italien quand il a examiné les difficultés auxquelles il se heurterait en Italie. L’agent examine bel et bien la question des difficultés, mais il ne procède pas à un ERAR ou à une évaluation des motifs d’ordre humanitaire. Le pouvoir discrétionnaire dont jouit cet agent l’autorise seulement à accorder un report en vertu du par. 48(2) si le demandeur est exposé à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain en cas d’expulsion (voir Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81). Ce degré de difficulté n’est même pas allégué dans la demande de report ou dans la preuve du demandeur. L’agent a conclu que le demandeur n’était pas exposé à un [traduction] « préjudice irréparable », et je pense qu’il est évident qu’il voulait dire par cela que le demandeur n’était pas confronté à un risque de mort, de sanctions extrêmes ou de traitement inhumain, et qu’il ne pouvait donc pas reporter la mesure pour les raisons que le demandeur invoquait.

[62]  Le demandeur dit aussi que l’analyse relative à l’intérêt supérieur des enfants était superficielle, mais il n’y avait en réalité aucune preuve qui donnait à penser que l’intérêt supérieur à court terme des enfants exigeait un report. Le demandeur est un père aimant et soutenant pour ses belles‑filles et sa présence immédiate leur manquera certainement. Mais il n’y a rien de plus dans sa situation que les conséquences habituelles d’une expulsion (voir Melo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 188 FTR 39, [2000] ACF no 403 (QL)). Compte tenu des observations et de la preuve, l’analyse et les conclusions de l’agent étaient raisonnables.

[63]  Il est regrettable que le demandeur doive être séparé physiquement de sa nouvelle famille pendant un certain temps, mais je ne puis relever dans la présente décision aucun élément déraisonnable pouvant en justifier l’annulation.

[64]  Les avocats conviennent qu’il n’y a aucune question à certifier, et la Cour est du même avis.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4615‑19

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 19ejour de mars 2020.

Semra Denise Omer, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4615‑19

 

INTITULÉ :

FABRIZIO SALTARELLI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 JanVIER 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE Russell

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 10 FÉVRIER 2020

 

COMPARUTIONS :

Rachael J. Anderson

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Maria Green

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rachael J. Anderson

Avocate

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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