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Date : 20050512

Dossier : IMM-5-04

Référence : 2005 CF 675

Halifax (Nouvelle-Écosse), le 12 mai 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE

ENTRE :

KADIR ALCI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE O'KEEFE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), à l'égard d'une décision datée du 3 décembre 2003 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a décidé que le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger.

[2]                Le demandeur demande à la Cour fédérale d'infirmer la décision de la Commission et de renvoyer l'affaire en vue d'une nouvelle décision par un tribunal différemment constitué conformément aux directives qu'elle juge opportunes.

Les faits à l'origine du litige

[3]                Kadir Alci (le demandeur) est un citoyen de la Turquie qui a demandé l'asile conformément à l'article 96 et au paragraphe 97(1) de la LIPR en se fondant sur sa race et sa nationalité (nationalité kurde).

[4]                Le demandeur a grandi dans le village de Yazicayir, situé dans la province de Konya, une région entièrement kurde. Après avoir terminé son service militaire en février 1998, il est retourné à Kolu, où il a travaillé comme berger avec son père.

[5]                En février 2001, un groupe d'hommes armés s'est approché du demandeur et de son ami alors qu'ils faisaient paître leurs animaux près de leur village. Ces hommes leur ont demandé de partager leur nourriture avec eux; le demandeur et son ami l'ont fait, puis les soldats sont repartis. Deux jours plus tard, un contingent de soldats se sont adressés à eux pour savoir s'ils avaient vu des guérilleros dans la région.

[6]                Lorsque le demandeur et son ami ont répondu non, ils ont été détenus et agressés et n'ont été libérés qu'après que leurs pères eurent versé un pot-de-vin. Le mois suivant, des militaires se sont rendus à leur village et ont interrogé les jeunes gens quant à leur connaissance des guérilleros. Le demandeur a commencé à penser à quitter le pays; il s'est procuré un passeport et a renouvelé sa carte d'identité.

[7]                Le 26 mars 2001, des membres des forces paramilitaires ont arrêté le demandeur et son père et ont vérifié leurs cartes d'identité. N'ayant pas pu répondre aux questions qui leur ont été posées, le demandeur et son père ont été maltraités et amenés au poste militaire.

[8]                À la fin du mois de mars, le demandeur s'est rendu à Istanbul pour prendre les mesures nécessaires afin de quitter le pays. Il a communiqué avec un passeur, qui lui a obtenu un passeport et un visa américain. Le demandeur a choisi le Canada puisque l'un de ses frères vit ici. Il est arrivé au Canada le 26 juin 2001 et a présenté sa demande d'asile le même jour.

[9]                La demande d'asile a été entendue le 28 novembre 2003 et rejetée le 3 décembre 2003. La présente demande de contrôle judiciaire vise cette décision.

Les motifs de la décision de la Commission

[10]            La demande d'asile est fondée sur un incident qui serait survenu en février 2001. La Commission a conclu que la principale question à trancher dans la demande concernait la crédibilité.

[11]            La Commission a fait remarquer que, dans son exposé circonstancié, le demandeur a déclaré qu'en février 2001, un groupe d'hommes armés s'est approché de son ami et de lui alors qu'ils faisaient paître leurs animaux. Ces hommes leur ont demandé de partager leur nourriture avec eux, ce qu'ils ont fait. Deux jours plus tard, un contingent de soldats s'est approché d'eux et leur a demandé s'ils avaient vu des gens armés. Lorsqu'ils ont répondu non, les soldats ont commencé à les battre.

[12]            Cependant, au cours de son témoignage, le demandeur a mentionné que six ou sept soldats s'étaient approchés de son ami et de lui et leur avaient demandé de la nourriture. Il a expliqué qu'il s'agissait de membres des équipes spéciales puisqu'il les a reconnus à leurs uniformes rougeâtres et brunâtres; ils ont mangé la nourriture qui leur a été offerte, ils n'ont rien dit et ils sont partis. Il a réitéré que ces hommes étaient des membres des équipes spéciales et non des guérilleros et que cela ne s'était jamais produit auparavant parce que le PKK n'avait aucune présence dans cette région. Le demandeur a ajouté que, deux jours plus tard, le même groupe d'hommes est revenu et leur a demandé s'ils avaient vu des gens avec des fusils; lorsque son ami et lui-même ont répondu non, ils ont été insultés et agressés. Le demandeur n'a pu fournir d'explication lorsqu'il s'est fait demander pourquoi les équipes spéciales retourneraient deux jours après avoir partagé leur nourriture pour les accuser d'avoir des renseignements sur des guérilleros kurdes.

[13]            La Commission a conclu que cette confusion quant à l'identité des personnes qui lui ont apparemment demandé de la nourriture et l'absence d'explication quant à la question de savoir pourquoi les équipes spéciales se sont soudainement présentées dans son village avaient un effet défavorable sur la crédibilité du demandeur. De l'avis de la Commission, il est invraisemblable que l'événement de février 2001 ait eu lieu et cet événement a plutôt été fabriqué à l'appui de la demande d'asile.

[14]            Le demandeur a déclaré qu'il avait été interrogé avec d'autres jeunes gens de son village le mois suivant. Une fois de plus, des questions lui auraient été posées au sujet de l'endroit où se trouvaient les guérilleros. Lorsqu'il s'est fait demander si cela s'était produit auparavant, le demandeur d'asile a répondu non.

[15]            Selon la Commission, il appert de la preuve documentaire que les équipes spéciales ont été déployées pour lutter contre les guérilleros dans le sud-est de la Turquie et que ces équipes relevaient de la compétence de l'armée, de la police ou des gendarmes et aidaient à lutter contre le Parti des travailleurs du Kurdistan, appelé le PKK. Bien que l'Association de défense des droits de la personne de la Turquie nie l'allégation, les autorités militaires turques et les observateurs internationaux prétendent que les équipes spéciales se sont complètement retirées du sud-est depuis 2000.

[16]            La Commission a conclu que la preuve documentaire permet de dire que l'état d'urgence qui existait entre 1984 et 1989, période pendant laquelle le gouvernement a déplacé un nombre important de personnes des villages du sud-est, a pris fin en 1999. Depuis ce temps, quelque 58 000 personnes sont revenues et 400 villages et hameaux ont été rouverts avec l'aide de l'État. La Commission a mentionné que, par conséquent, il était invraisemblable que les équipes spéciales, qui n'avaient pas été présentes dans le village du demandeur dans le passé, aient choisi d'effectuer des descentes sur ce village et de viser le demandeur et son père sans raison apparente en 2001.

[17]            La Commission a ajouté que, selon le demandeur, le PKK n'avait eu aucune présence dans son village auparavant et le demandeur n'avait jamais été interrogé ou détenu auparavant. Il n'a pu expliquer pourquoi il avait été accusé d'être au fait des activités des guérilleros kurdes en février et en mars 2001. Le demandeur n'a pu préciser quels étaient les groupes ou forces de guérilleros recherchés par les équipes spéciales. Il n'a aucun profil, il est peu instruit et il n'est pas associé à des groupes politiques, sociaux ou culturels qui favorisent les droits des Kurdes. Par conséquent, la Commission a conclu que l'événement n'avait pas eu lieu et qu'il avait plutôt été fabriqué pour soutenir la demande d'asile.

[18]            La Commission a décidé qu'étant donné qu'elle avait conclu que l'événement antérieur n'était pas crédible, il n'y avait pas assez d'éléments de preuve crédibles permettant de confirmer la survenance du deuxième incident. En conséquence, elle a dit qu'elle ne croyait pas que le demandeur et son père avaient été agressés le 26 mars 2001 parce qu'ils ne savaient pas où les prétendus guérilleros kurdes se trouvaient.

[19]            La Commission a mentionné d'autres préoccupations liées à la crédibilité en ce qui concerne les documents du demandeur. Le demandeur a déclaré qu'il avait montré son ancienne carte d'identité. Cependant, sa nouvelle carte d'identité a été délivrée le 14 mars 2001. Le demandeur a expliqué qu'il avait dû présenter son ancienne carte pour la faire renouveler. Néanmoins, lorsqu'il a été interrogé au sujet de l'événement survenu le 26 mars 2001, il a déclaré qu'il avait montré aux autorités son ancienne carte d'identité et a expliqué que le passeur a obtenu sa nouvelle carte qui est datée du 13 mars 2001, bien qu'il ne l'ait reçue qu'après le 26 mars 2001. La Commission a jugé que l'explication n'était pas crédible et a tiré une conclusion négative de cette confusion et de cette contradiction.

[20]            La Commission a fait remarquer que le demandeur est venu au Canada parce qu'il a un frère ici. Celui-ci l'a rencontré à l'aéroport. Dans les notes prises au point d'entrée (PDE), le demandeur a déclaré que les problèmes auxquels il a fait face en Turquie étaient attribuables à sa religion. La Commission a tiré une conclusion défavorable de la contradiction entre les notes prises au point d'entrée, l'exposé circonstancié et le témoignage du demandeur.

[21]            La Commission a ajouté que, selon la preuve documentaire, une demande d'asile ne peut pas reposer uniquement sur l'identité ethnique kurde. En conséquence, de l'avis de la Commission, le demandeur n'avait aucune raison de craindre de retourner en Turquie du fait de son identité ethnique kurde.

[22]            La Commission a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque à son retour du fait qu'il est un demandeur d'asile débouté. La preuve documentaire montre que [TRADUCTION] « L'ambassade canadienne joue un « rôle minimal » dans le renvoi des demandeurs d'asile déboutés en Turquie. Qui plus est, ce n'est que lorsque les autorités canadiennes doivent accompagner un rapatrié que le gouvernement turc est avisé » .

[23]            La Commission a fait remarquer que le Dr Devins avait produit un rapport psychologique qui était fondé sur le témoignage du demandeur. Elle a cependant décidé que, étant donné qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve crédibles démontrant que les événements traumatiques invoqués ont eu lieu, le diagnostic qui en résultait ne s'appliquait pas.

Les questions en litige

[24]            Le demandeur a proposé les questions suivantes à trancher :

            1.         La Section de la protection des réfugiés a-t-elle commis une erreur en évaluant comme elle l'a fait la crédibilité de la preuve et en omettant de présenter une analyse distincte fondée sur l'article 97 et une analyse cumulative fondée sur les articles 96 et 97?

            2.         La Section de la protection des réfugiés a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur n'était pas crédible?

Les arguments du demandeur

[25]            Question 1

            Le demandeur a soutenu que la Commission avait commis une erreur en concluant que, étant donné qu'il n'y aurait vraisemblablement aucun contact entre l'ambassade ou le gouvernement du Canada et les autorités turques à son sujet, il n'était pas exposé à un risque. Le demandeur a expliqué qu'il craignait des représailles extrajudiciaires à titre de demandeur d'asile kurde débouté qui est renvoyé en Turquie (voir Donboli c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 883, et Castaneda c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 69 F.T.R. 133).

[26]            Le demandeur a fait valoir que la Commission avait commis une erreur en concluant qu'il ne serait exposé à aucun risque à son retour en Turquie à titre de demandeur d'asile kurde débouté. La Commission n'a pas explicitement considéré de façon cumulative le demandeur comme un Kurde renvoyé en Turquie et un demandeur d'asile débouté. Elle a plutôt scindé artificiellement ces deux aspects, ce que les autorités ne feraient pas au retour du demandeur. La Commission devait évaluer ces deux aspects ensemble, de façon cumulative (voir Ozen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) 2002 CFPI 521).

[27]            Selon le demandeur, il existait des éléments de preuve crédibles montrant qu'il était un Kurde qui serait renvoyé en Turquie (pays où l'on se livre à la torture), où les conditions de détention peuvent être abusives (voir Kilic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 84). En conséquence, la Section de la protection des réfugiés a commis une erreur en omettant de fournir une analyse fondée sur l'article 97 qui serait séparée de l'analyse fondée sur l'article 96.

[28]            Question 2

            De l'avis du demandeur, la Commission a reconnu qu'il n'avait que cinq années de scolarité, ce qui était un facteur atténuant en ce qui concerne l'évaluation de la crédibilité.

[29]            Le demandeur a ajouté que la Commission avait mal interprété le rapport médical déposé au soutien de la demande d'asile et qu'elle ne lui avait pas accordé l'importance qu'il méritait. Le Dr Devins n'a pas confirmé que le demandeur avait vécu les expériences qu'il a décrites, ce que la Commission semble avoir compris. Il était plutôt d'avis que le demandeur avait subi une expérience traumatique qui continuait à être la cause des symptômes observés chez lui. Ainsi, la façon de témoigner du demandeur a été considérablement touchée, ce qui a une importance majeure pour l'évaluation de la crédibilité. Le demandeur aurait du mal à comprendre les questions et ne serait peut-être pas en mesure de formuler une réponse cohérente ou de se rappeler certains détails du passé.

[30]            Il n'était pas loisible à la Commission de rejeter le diagnostic du médecin. Selon ce diagnostic, le demandeur ne serait pas en mesure de répondre normalement et son témoignage serait considérablement touché.

[31]            Il était loisible à la Commission de conclure que l'expérience traumatique n'était pas celle que le demandeur avait décrite, mais non que le demandeur n'avait subi aucune expérience traumatique. De plus, le rapport n'était pas fondé uniquement sur le témoignage du demandeur. Il reposait également sur l'observation de la conduite du demandeur pendant l'évaluation faite par le Dr Devins.

[32]            De l'avis du demandeur, les conclusions que la Commission a tirées au sujet des contradictions (notamment entre les notes prises au point d'entrée et le rapport circonstancié - la conclusion principale concernant les équipes spéciales et la question de savoir si elles étaient déguisées ou non lors de la première rencontre) ainsi qu'au sujet de la carte d'identité sont touchées par l'erreur capitale, soit la mauvaise interprétation de la preuve médicale.

[33]            Le demandeur a ajouté que la Commission avait mal interprété la preuve qu'il a présentée. La Commission a conclu que la version qu'il avait racontée était invraisemblable, étant donné qu'il a soutenu qu'il craignait les équipes spéciales, une unité de la gendarmerie turque, qu'il a rencontrées près de son village en 2001. Le demandeur habitait en Anatolie centrale. Selon la Commission, le témoignage du demandeur n'était pas digne de foi parce que les équipes spéciales s'étaient retirées du sud-est. La Commission a commis une erreur en concluant qu'étant donné que les équipes spéciales s'étaient retirées du sud-est, elles ne pouvaient s'être trouvées en Anatolie centrale, située dans la province de Konya.

[34]            De l'avis du demandeur, en concluant qu'il n'avait aucun profil, la Commission n'a pas examiné la question sous l'angle de l'agent de persécution. Dans Hilo c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991), 15 Imm L.R. (2d) 199 (C.A.F.), la Cour d'appel fédérale a conclu que la Commission avait commis une erreur quant à la façon dont elle avait évalué l'opinion politique, vu qu'elle avait mis l'accent sur les activités que le demandeur exerçait au sein de son groupe politique. Dans Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, la Cour suprême du Canada a reconnu qu'une opinion politique non exprimée en toutes lettres est imputée à la personne en cause en raison des activités et du comportement de celle-ci et que la persécution peut être fondée sur une opinion politique attribuée à tort à une personne.

[35]            Selon le demandeur, la Commission a commis une erreur en rejetant la preuve qu'il avait présentée au sujet du fait que son père et lui-même avaient été battus en raison de la prétendue invraisemblance de l'événement antérieur. Il n'y avait aucun lien logique entre les deux événements.

[36]            Le demandeur a soutenu que la Commission a commis une erreur en disant qu'il avait été confronté à la contradiction qu'elle avait observée entre l'exposé circonstancié, selon lequel il avait été approché par des guérilleros, et son témoignage au cours duquel il a dit qu'il croyait qu'il s'agissait de militaires.

[37]            En fait, le demandeur n'a jamais été confronté à cette contradiction. La Commission a commis une erreur en omettant de confronter le demandeur et a également commis une erreur de droit en tirant une conclusion fondée sur l'incapacité du demandeur d'expliquer la contradiction. Aucune question n'a été posée au demandeur au sujet de cette contradiction et, par conséquent, le dossier ne renferme aucune explication à ce sujet.

[38]            La Commission a rejeté la preuve du demandeur, concluant plutôt que celle-ci était contredite par la preuve documentaire. Cependant, elle n'a pas expliqué pourquoi elle préférait la preuve documentaire au témoignage que le demandeur a présenté sous serment, ce qui constitue une erreur de droit (voir Okyere-Arosay c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] A.C.F. no 411, et Cotinho c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1037).

[39]            Le demandeur allègue que la Commission a commis une erreur de droit en tirant certaines déductions négatives fondées sur l'incapacité du demandeur d'expliquer la conduite des autorités, alors qu'il ne pouvait donner d'explication à ce sujet (voir Lenji c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1996] A.C.F. no 1294).

Les arguments du défendeur

[40]            Pour sa part, le défendeur a soutenu que les arguments du demandeur constituent des arguments concernant la valeur probante de la preuve. Il est bien établi que la Commission a le droit de se fonder sur la preuve documentaire objective de préférence au témoignage d'un demandeur. De plus, elle a également le droit d'accorder plus de poids à la preuve documentaire, même si elle estime que le témoignage du demandeur est digne de foi et crédible (voir Zhou c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 1087 (C.A.F.)).

[41]            La Cour d'appel fédérale a décidé que les conclusions négatives au sujet de la crédibilité d'une personne sont valables tant et aussi longtemps que le tribunal motive ses conclusions en « termes clairs et explicites » . Une conclusion devrait être appuyée par des exemples qui ont incité la Commission à mettre en doute la version du demandeur (voir la décision Hilo, précitée).

[42]            De l'avis du défendeur, la Commission a formulé en termes clairs et explicites sa conclusion selon laquelle il n'y a pas suffisamment d'éléments de preuve crédibles ou dignes de foi. La Commission a déterminé que le demandeur avait fabriqué l'incident de février 2001 pour soutenir la demande d'asile. De plus, elle a relevé des contradictions et des invraisemblances dans le témoignage du demandeur.

[43]            L'incident de février 2001 aurait précipité le départ du demandeur de la Turquie. La Commission a tenu compte du faible niveau de scolarité du demandeur, mais elle n'a pas cru qu'il aurait confondu l'identité de ceux qui l'avaient approché.

[44]            Selon le défendeur, la Commission s'est demandé si le demandeur serait exposé à un risque du fait qu'il avait présenté une demande d'asile au Canada. La Commission a manifestement reconnu que le demandeur était d'origine kurde et a examiné le sort qui l'attendait en tant que demandeur d'asile débouté. Les documents que le demandeur a produits semblent porter sur la situation en Europe et non sur la situation au Canada. Dans la présente affaire, il appert du dossier que le demandeur avait un passeport en main à son départ et qu'il avait complété son service militaire.

[45]            Le défendeur a fait valoir que la Commission avait invoqué des motifs clairs à l'appui de sa conclusion selon laquelle le demandeur n'était pas un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger. De l'avis du défendeur, compte tenu des nombreuses conclusions au sujet de la preuve du demandeur et de la documentation objective concernant la situation au pays, les motifs sont suffisants.

[46]            La Commission a mentionné clairement dans ses motifs qu'elle avait examiné le niveau de scolarité du demandeur et le rapport préparé par le Dr Devins. Aux fins de son rapport, le Dr Devins a accepté les événements que le demandeur avait décrits dans son exposé circonstancié. Étant donné que la Commission n'a pas cru le demandeur et qu'elle a accordé peu d'importance à l'évaluation du Dr Devins pour décider si le demandeur était un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger, le diagnostic devient hors de propos (voir Syed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2000 A.C.F. no 597).

[47]            Le défendeur a ajouté que, même si la Commission n'a pas confronté en toutes lettres le demandeur au sujet de la contradiction entre la preuve écrite qu'il a présentée et son témoignage, elle lui a donné l'occasion de clarifier sa preuve. Elle n'était pas tenue d'aller plus loin. La contradiction en l'occurrence était évidente. De plus, elle a été mentionnée dans la plaidoirie finale de l'agent chargé de la revendication (ACR).

[48]            Le défendeur a fait valoir qu'il était loisible à la Commission de demander au demandeur pourquoi les équipes spéciales se rendraient dans son village, étant donné qu'il avait dit au cours de son témoignage qu'il n'y avait aucune présence de la part du PKK. Le témoignage du demandeur était incompatible avec la preuve documentaire concernant le déploiement des équipes spéciales.

[49]            Même si le village du demandeur n'est pas situé dans le sud-est de la Turquie, la preuve documentaire montre que les équipes spéciales étaient déployées dans le sud-est pour lutter contre le PKK et qu'elles ont été démantelées en 2000. Il n'y avait aucune présence du PKK dans le village du demandeur. La Commission pouvait donc conclure que l'incident de février 2001 n'était pas survenu.

[50]            Le défendeur a ajouté qu'il était raisonnablement loisible à la Commission de rejeter le récit du demandeur selon lequel son père et lui-même avaient été arrêtés par des paramilitaires le 26 mars 2001. Au cours de son témoignage, le demandeur a dit qu'il avait remis son ancienne carte d'identité aux paramilitaires; cependant, sa nouvelle carte d'identité a été délivrée le 14 mars 2001. Pour obtenir une nouvelle carte, il est nécessaire de remettre l'ancienne. De plus, dans son exposé circonstancié, le demandeur a déclaré qu'il avait reçu sa nouvelle carte avant l'incident survenu le 26 mars.

[51]            Le défendeur a ajouté qu'il était loisible à la Commission de tirer une déduction négative de la contradiction entre l'entrevue au point d'entrée, au cours de laquelle le demandeur a dit que les problèmes qu'il avait en Turquie étaient attribuables à sa religion, et la preuve écrite qu'il a déposée, selon laquelle ces problèmes étaient imputables à son origine ethnique.

Les dispositions législatives pertinentes

[52]            Les expressions « réfugié au sens de la Convention » et « personne à protéger » sont définies respectivement à l'article 96 et au paragraphe 97(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés :

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention - le réfugié - la personne qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

. . .

. . .

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n'a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s'il y a des motifs sérieux de le croire, d'être soumise à la torture au sens de l'article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d'autres personnes originaires de ce pays ou qui s'y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes - sauf celles infligées au mépris des normes internationales - et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l'incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

Analyse et décision

[53]            La norme de contrôle

            La norme de contrôle à appliquer aux questions de crédibilité est la décision manifestement déraisonnable.

[54]            Question 1

            La Section de la protection des réfugiés a-t-elle commis une erreur en évaluant comme elle l'a fait la crédibilité de la preuve et en omettant de présenter une analyse distincte fondée sur l'article 97 et une analyse cumulative fondée sur les articles 96 et 97?

            Le demandeur craignait d'être la cible des autorités turques à son retour en Turquie parce qu'il est un demandeur d'asile débouté. La Commission a mentionné notamment que, d'après la preuve documentaire, [TRADUCTION] « L'ambassade canadienne joue « un rôle minimal » dans le renvoi de demandeurs d'asile déboutés en Turquie. Qui plus est, ce n'est que lorsque les autorités canadiennes doivent accompagner un rapatrié que le gouvernement turc est avisé » . En se fondant sur cette preuve, la Commission a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque à son retour du fait qu'il est un demandeur d'asile débouté.

[55]            Cependant, la preuve documentaire dont la Commission était saisie comportait les remarques suivantes :

[TRADUCTION]

Le demandeur d'asile débouté qui est kurde risque davantage d'être maltraité que le rapatrié turc à son retour. S'il n'a pas de documents de voyage, il sera fouillé à fond, d'abord à l'aéroport puis, si une enquête plus poussée semble nécessaire, au quartier général bien connu de la police politique/antiterroriste à Vatan Caddesi. Il est probable qu'il sera torturé, dans un endroit comme dans l'autre. Ce ne sont pas les activités hostiles à l'État en Turquie ou en Europe qui exposent le rapatrié à un risque. C'est un danger plus large qui découle, par exemple, du fait qu'il est soupçonné d'avoir des opinions hostiles à l'État ou de s'être livré à des activités hostiles à l'État; de plus, le lieu de naissance du rapatrié ou les activités des membres de sa famille peuvent l'exposer à un risque de torture.

. . .

Dans le contexte politique actuel, les demandeurs d'asile déboutés qui retournent en Turquie sont exposés à un risque de détention et de torture élevé [...]

(dossier du tribunal, aux pages 234 et 238)

[56]            La Commission n'a pas mentionné cette preuve dans sa décision. Dans Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1425, la Cour fédérale a formulé les remarques suivantes au sujet de l'omission d'un tribunal de la Commission de mentionner les éléments de preuve allant à l'encontre de la preuve qu'elle avait citée :

La Cour peut inférer que l'organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » du fait qu'il n'a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l'organisme. Tout comme un tribunal doit faire preuve de retenue à l'égard de l'interprétation qu'un organisme donne de sa loi constitutive, s'il donne des motifs justifiant les conclusions auxquelles il arrive, de même un tribunal hésitera à confirmer les conclusions de fait d'un organisme en l'absence de conclusions expresses et d'une analyse de la preuve qui indique comment l'organisme est parvenu à ce résultat.

Par ailleurs, les motifs donnés par les organismes administratifs ne doivent pas être examinés à la loupe par le tribunal (Medina c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1990) 12 Imm. L.R. (2d) 33 (C.A.F.)), et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve (voir, par exemple, Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.)). Imposer une telle obligation aux décideurs administratifs, qui sont peut-être déjà aux prises avec une charge de travail imposante et des ressources inadéquates, constituerait un fardeau beaucoup trop lourd. Une simple déclaration par l'organisme dans ses motifs que, pour en venir à ses conclusions, il a examiné l'ensemble de la preuve dont il était saisi suffit souvent pour assurer aux parties, et au tribunal chargé du contrôle, que l'organisme a analysé l'ensemble de la preuve avant de tirer ses conclusions de fait.

Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

[57]            Dans la présente affaire, je suis d'avis que la Commission a commis une erreur susceptible de révision en omettant de mentionner la preuve contraire et de l'accepter ou de la rejeter. Les motifs de la décision de la Commission ne me permettent pas de savoir si elle a examiné cette preuve contraire.

[58]            La Commission a également tiré une déduction négative quant à la crédibilité du demandeur en raison de la contradiction entre les renseignements figurant dans son exposé circonstancié et le témoignage qu'il a présenté au sujet des personnes qui l'ont approché pour obtenir de la nourriture. Dans son exposé circonstancié, le demandeur a décrit les personnes comme des [TRADUCTION] « militaires déguisés en guérilleros » alors que, pendant son témoignage, il a dit qu'il s'agissait de soldats. La Commission n'a pas demandé d'explication au demandeur au sujet de cette contradiction. À mon avis, avant de se fonder sur la contradiction en question pour tirer une conclusion négative au sujet de la crédibilité, la Commission aurait dû confronter le demandeur sur ce point pour qu'il puisse s'expliquer.

[59]            En raison des conclusions que j'ai exposées ci-dessus, il n'est pas nécessaire que j'examine l'autre question que le demandeur a soulevée.

[60]            En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Commission est infirmée et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué en vue d'un nouvel examen.

[61]            Étant donné que ma décision n'est pas fondée sur les conclusions que la Cour fédérale a tirées dans Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] 3 R.C.F. 501, appel [2005] A.C.F. no 1, demande d'autorisation d'interjeter appel devant la Cour suprême du Canada rejetée le 5 mai 2005, aucune partie n'a souhaité me proposer une question grave de portée générale à des fins de certification.

ORDONNANCE

[62]            La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Commission est infirmée et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission en vue d'un nouvel examen.

« John A. O'Keefe »

Juge

Halifax (Nouvelle-Écosse)

Le 12 mai 2005

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-5-04

INTITULÉ :                                        KADIR ALCI

                                                            c,

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 11 JANVIER 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LE JUGE O'KEEFE

DATE DES MOTIFS :                       LE 12 MAI 2005

COMPARUTIONS:

Michael Crane                                                   POUR LE DEMANDEUR

Bernard Assan                                                   POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Michael Crane

Toronto (Ontario)                                              POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général                          POUR LE DÉFENDEUR

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