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Date : 20200207


Dossier : IMM-4690-18

Référence : 2020 CF 217

Ottawa (Ontario), le 7 février 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

YASSIR BENCHERY

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Yassir Benchery, le demandeur, est arrivé au Canada le 19 janvier 2017 avec une autorisation d’y rester pour une période de six mois. Il a obtenu une prolongation de son statut de visiteur jusqu’au 30 novembre 2017. Il n’a pas quitté le Canada ni renouvelé son autorisation de séjour après cette date.

[2]  En septembre 2018, le demandeur a été arrêté par la police, qui a contacté l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) parce que le demandeur n’avait pas de statut au Canada.

[3]  Le demandeur fut arrêté par un agent de l’AFSC le 12 septembre 2018 et, suite à une entrevue, un rapport aux termes de l’article 44 de la Loi sur l’immigration et de la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR] a été émis. Le même jour, un autre agent a émis une mesure de renvoi à l’encontre du demandeur, après une deuxième entrevue.

[4]  Le 14 septembre 2018, le demandeur était devant la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) pour une audience en révision de sa détention. À ce moment, la SI a nommé une représentante désignée dans le dossier du demandeur.

[5]  Le demandeur sollicite contrôle judiciaire à l’encontre de la mesure d’exclusion.

II.  Questions en litige et norme de contrôle

[6]  Le demandeur affirme que la mesure d’exclusion doit être annulée par cette Cour, parce que : (i) les agents n’ont pas vérifié la compétence du demandeur à comprendre la nature de la procédure, tel que requis par l’alinéa 228(4)b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR]; et (ii) il y a eu atteinte au droit à l’assistance d’un avocat garanti par le paragraphe 10(b) de la Charte canadienne des droits et libertés,, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [Charte].

[7]  D’après une certaine jurisprudence, la première question doit être traitée selon la norme de contrôle de la décision raisonnable, parce que c’est une question de l’exercice discrétionnaire de l’agent dans l’interprétation de sa loi habilitante. La décision récente de la Cour suprême dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] confirme qu’il y a une présomption à l’effet que la norme de contrôle qui s’applique est celle de la raisonnabilité.

[8]  Par contre, le demandeur prétend que le défaut des agents d’avoir effectué les démarches nécessaires afin d’établir la compréhension du demandeur selon l’alinéa 228(4)b) est un bris d’équité procédurale. J’accepte l’argument du demandeur que l’alinéa 228(4)b) a le but de protéger les personnes dans un état de vulnérabilité, et qu’il faut adopter une interprétation large et libérale d’une telle protection. Dans les circonstances de l’affaire en l’espèce, je conviens que c’est une question qui doit être traitée comme une question d’équité procédurale. La deuxième question traite, aussi, de l’équité procédurale.

[9]  La Cour d’appel fédérale a récemment expliqué la façon d’approcher les questions d’équité procédurale dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [Canadien Pacifique]. Selon cette décision, la Cour n’applique pas de norme de contrôle à une question d’équité procédurale : « elle doit plutôt se demander si le processus suivi était juste et équitable, en portant attention à la nature des droits en jeu et aux conséquences pour les individus touchés » (Farrier c Canada (Procureur général), 2018 CF 1190 au para 29; Canadien Pacifique au para 54).

III.  Analyse

A.  Application de l’alinéa 228(4)b) du RIPR

[10]  Le demandeur prétend que les agents n’ont pas exercé convenablement leurs compétences parce qu’ils n’ont pas fait de vérification adéquate afin de déterminer si le demandeur comprenait la nature des procédures, tel que requis par l’alinéa 228(4)b).

[11]  Le paragraphe 228(1) du RIPR prévoit qu’un délégué du ministre peut émettre une mesure de renvoi sans que le dossier soit référé à la SI, sauf dans les circonstances énoncées au paragraphe 228(4) :

Affaire à l’égard de certains étrangers

Reports in respect of certain foreign nationals

(4) Pour l’application du paragraphe (1), l’affaire ne vise pas l’affaire à l’égard d’un étranger qui :

(4) For the purposes of subsection (1), a report in respect of a foreign national does not include a report in respect of a foreign national who

a) soit est âgé de moins de dix-huit ans et n’est pas accompagné par un parent ou un adulte qui en est légalement responsable;

(a) is under 18 years of age and not accompanied by a parent or an adult legally responsible for them; or

b) soit n’est pas, selon le ministre, en mesure de comprendre la nature de la procédure et n’est pas accompagné par un parent ou un adulte qui en est légalement responsable.

(b) is unable, in the opinion of the Minister, to appreciate the nature of the proceedings and is not accompanied by a parent or an adult legally responsible for them.

[12]  Le demandeur soutient que cet article est une indication que le législateur a instauré des mesures de sauvegarde supplémentaires à l’endroit des personnes vulnérables. Afin de s’assurer que cette protection est atteinte, le délégué du ministre doit effectuer certaines vérifications pour confirmer que la personne en question comprend la nature des procédures. En l’instance, les agents ne les ont pas faites, malgré l’état de fragilité du demandeur au moment de son arrestation.

[13]  Le demandeur fait référence aux propos tenus par le représentant du ministre lors de l’audience en révision de détention qui a eu lieu le 14 septembre 2018, à l’effet que les agents d’immigration avaient constaté une certaine fragilité chez le demandeur. De plus, lors de l’audience en révision de détention une représentante désignée a été nommée par la SI, puisque le demandeur n’était pas en mesure de comprendre la nature des procédures. Considérant que le demandeur n’a pas eu l’opportunité de parler avec un avocat avant les entrevues, et compte tenu de son état de fragilité évidente, les agents auraient dû faire plus pour s’assurer qu’il était en mesure de comprendre la nature de la procédure, comme requis par l’alinéa 228(4)b) du RIPR.

[14]  Le défendeur affirme que les agents ont fait les évaluations nécessaires, et ils ont convenu que le demandeur a compris les procédures et que ses réponses aux questions dans les entrevues indiquaient qu’il avait les compétences nécessaires. Il s’est exprimé de façon cohérente et s’est montré coopératif.

[15]  Il n’y a pas jurisprudence qui traite de l’interprétation de l’alinéa 228(4)b) du RIPR. Dans le contexte des audiences devant la Commission, le paragraphe 167(2) de la LIPR prévoit une protection similaire pour les requérants vulnérables :

Représentation

Representation

(2) Est commis d’office un représentant à l’intéressé qui n’a pas dix-huit ans ou n’est pas, selon la section, en mesure de comprendre la nature de la procédure.

(2) If a person who is the subject of proceedings is under 18 years of age or unable, in the opinion of the applicable Division, to appreciate the nature of the proceedings, the Division shall designate a person to represent the person.

[16]  La jurisprudence sur paragraphe 167(2) ne peut pas être appliquée directement à l’interprétation de l’alinéa 228(4)b) du RIPR, compte tenu des différences entre les deux procédures. Par exemple, la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Hillary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 51 au para 41 [Hillary], a conclu que « étant donné la nature contradictoire de la procédure devant la [Section d’appel de l’Immigration (SAI)], ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles que le tribunal sera obligé d’effectuer des vérifications lorsque l’appelant est représenté par un conseil qui n’a pas soulevé la question de la capacité de son client à comprendre la nature de la procédure ». Par contre, dans le cas en l’espèce, une mesure d’exclusion ne permet pas au demandeur de faire une demande d’asile et d’aller devant un tribunal indépendant comme la SI ou la SAI.

[17]  Je conviens que malgré les différences dans les procédures, la jurisprudence sur paragraphe 167(2) est utile parce que les décisions donnent des précisions sur la nature de la preuve nécessaire afin d’établir un bris d’équité procédurale. Par exemple, dans l’affaire Hillary, le fait que le demandeur était schizophrène n’était pas suffisant pour obliger la SAI à vérifier s’il y avait lieu de commettre un représentant en vertu du paragraphe 167(2) de la LIPR. La Cour d’appel a noté que « [l]e dossier de la SAI ne contenait aucun élément de preuve concernant l’état actuel de sa santé mentale, son traitement et la mesure dans laquelle cela risquait d’affecter sa compréhension de la nature de la procédure » (au para 44).

[18]  Dans l’affaire Sharma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 908, le juge Lagacé a rejeté l’argument que la Commission n’a pas respecté le paragraphe 167(2). Le juge a noté au paragraphe 23 que l’argumentation des demandeurs « repose essentiellement sur le refus de la Commission de leur avoir désigné un représentant pour l’audition en raison de leur état psychologique fragile, et non parce qu’ils n’étaient pas en mesure de comprendre ». Faute d’une preuve à l’effet que les demandeurs n’étaient pas en état de comprendre la nature de la procédure, il n’y avait pas un manque d’équité procédurale en l’instance. Voir au même effet, la décision Bisla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1059.

[19]  Je conviens que la même approche s’applique en l’espèce. Les agents ont affirmé que le demandeur semblait, au moment de son arrestation et durant les entrevues, capable de comprendre la nature de la procédure. Il a répondu aux questions et il n’a pas indiqué qu’il était incapable de les comprendre. Il n’y a pas preuve à l’effet qu’il n’a pas compris la procédure, et le fait qu’un autre décideur ait décidé de nommer une représentante plus tard dans le processus n’est pas, en soi, suffisante pour démontrer que les agents ont manqué à leurs obligations en vertu de l’alinéa 228(4)b) du RIPR.

[20]  Je suis d’accord avec le demandeur que les agents et les délégués ministériels ont une obligation de prendre les mesures nécessaires afin de respecter la procédure établie par l’alinéa 228(4)b). En l’instance, compte tenu de la preuve incluant les affidavits des agents de l’ASFC, je suis d’avis que les agents n’ont pas manqué à leurs responsabilités de s’assurer que le demandeur était en mesure de comprendre la nature de la procédure.

B.  Droit à un avocat

[21]  Le demandeur soutient que la mesure d’exclusion doit être écartée parce qu’il y a eu atteinte à son droit à l’assistance d’un avocat, un droit garanti par l’article 10 de la Charte. À partir du moment où le demandeur a été arrêté par l’ASFC, il avait le droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat. Le droit à l’avocat implique d’offrir une possibilité raisonnable de communiquer avec un avocat.

[22]  En l’instance, le demandeur affirme que les agents de l’ASFC ne lui ont pas offert une possibilité raisonnable de consulter un avocat. L’avocate nommée par la SI en tant que représentante désignée pour le demandeur a affirmé que l’agente qui a rédigé le rapport de l’article 44 du LIPR a indiqué que l’agent ayant procédé à l’arrestation du demandeur lui avait offert le droit à l’avocat, mais que ce n’était pas faisable dans le contexte de la prison. Alors que l’agente a ajouté qu’elle a offert au demandeur d’appeler un avocat quand il est arrivé au bureau de l’ASFC, le demandeur affirme qu’elle ne lui a pas fait part de son droit.

[23]  Le demandeur soutient que ceci n’est pas suffisant. Chaque cas doit être considéré à la lumière des circonstances, et dans ce cas le demandeur n’était pas en mesure de contacter un avocat quand il était en prison. Compte tenu de la situation, les agents avaient l’obligation de lui faire part à nouveau de son droit à l’assistance d’un avocat. Leur défaut de répéter ce renseignement a privé le demandeur de ses droits fondamentaux et a violé l’équité procédurale.

[24]  Le défendeur affirme que les agents ont respecté le droit à l’avocat. L’agent qui a arrêté le demandeur affirme qu’il a expliqué au demandeur son droit à l’avocat, et qu’il pourrait avoir accès à un avocat lorsqu’il serait dans les locaux de l’ASFC. Il a aussi indiqué au demandeur que le consulat ou l’ambassade de son pays de citoyenneté pouvait être avisé, mais que le demandeur a refusé. De plus, l’agent a constaté que le demandeur ne comprenait pas bien le français, et donc il a tout traduit en arabe, pour s’assurer qu’il avait compris.

[25]  L’agente qui a rédigé le rapport selon l’article 44 du LIPR affirme qu’elle a aussi offert au demandeur d’appeler un avocat, mais qu’il a refusé. Le défendeur est d’avis que, dans les circonstances, le droit du demandeur à un avocat a été respecté.

[26]  La décision dans l’affaire Dragosin c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2003 CFPI 81 [Dragosin] a établit les règles qui s’applique en l’instance :

[16]  À mon avis, en l’espèce, le droit du demandeur à l’assistance d’un avocat est né au moment où une mesure a été prise afin qu’il soit retenu au centre correctionnel régional. Les agents d’immigration qui ont pris des dispositions afin qu’il soit retenu avaient l’obligation suivant le paragraphe 103.1(14) de l’informer qu’il avait droit à l’assistance d’un avocat et de l’aider à obtenir cette assistance. L’omission à cet égard constitue une erreur de droit et, sans trancher définitivement l’affaire, il appert que l’omission d’avoir aidé le demandeur à obtenir l’assistance d’un avocat dans les circonstances ne respectait pas le droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat en cas de détention qui est un droit garanti à chacun au Canada, y compris au demandeur, suivant l’article 10 de la Charte.

[27]  Je suis d’accord avec le demandeur que chaque cause doit être considérée à la lumière des circonstances, et qu’une fois que le droit à un avocat est applicable, les agents doivent prendre des mesures raisonnables afin de s’assurer que le demandeur puisse contacter un avocat. Comme décrit dans Dragosin au paragraphe 16, les agents ont l’obligation « de l’informer qu’il avait droit à l’assistance d’un avocat et de l’aider à obtenir cette assistance » (voir Rodriguez Chevez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 709).

[28]  Il y a un conflit dans la preuve sur cette question. La représentante désignée du demandeur jure que l’agente qui a écrit le rapport aux termes de l’article 44 de la LIPR n’a pas avisé le demandeur de son droit à l’avocat quand il est arrivé aux bureaux de l’ASFC. L’agente jure qu’elle a répété l’offre, et l’agent ayant fait l’arrestation jure qu’il a avisé le demandeur qu’il pouvait contacter un avocat une fois arrivé au bureau pour son entrevue. Le demandeur ajoute que les notes des agents ne mentionnent pas qu’ils l’ont avisé de son droit. Les agents indiquent qu’ils ont suivi leur pratique habituelle.

[29]  Je ne suis pas persuadé que les droits du demandeur ont été brimés dans les circonstances de l’espèce. L’agent ayant procédé à l’arrestation indique qu’il avait avisé le demandeur de ses droits, et qu’il est allé plus loin en traduisant ces renseignements afin d’assurer que le demandeur les comprenne. La deuxième agente dit qu’elle a aussi avisé le demandeur de son droit à un avocat aux bureaux de l’ASFC. Il n’y a pas de preuve directe du demandeur contredisant cette preuve, et l’affidavit de sa représentante désignée ne contredit pas la preuve que l’agent ayant procédé à l’arrestation a avisé le demandeur de son droit à l’avocat.

[30]  Dans les circonstances du cas en l’espèce, et considérant l’ensemble de la preuve, je ne suis pas convaincu que le droit du demandeur à un avocat a été brimé.

IV.  Conclusion

[31]  Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM-4690-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4690-19

INTITULÉ :

YASSIR BENCHERY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL, QUÉBEC

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 AVRIL 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

PENTNEY J.

DATE DES MOTIFS :

LE 7 FÉVRIER 2020

COMPARUTIONS :

Me Stéphanie Valois

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Sherry Rafai Far

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stéphanie Valois

Avocate

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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