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Dossier : T-863-18

Référence : 2020 CF 215

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 février 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

THAI TRAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Thai Tran est né au Vietnam et est arrivé au Canada en avril 1990. Il a obtenu la citoyenneté canadienne, mais elle a été révoquée, parce qu’il a été conclu qu’il l’avait obtenue au moyen d’une fausse déclaration, ayant intentionnellement dissimulé un fait essentiel, à savoir en omettant de divulguer le fait qu’il avait été accusé d’une infraction criminelle avant d’avoir terminé le processus pour obtenir sa citoyenneté. Il cherche maintenant à faire annuler cette décision.

[2]  Cette affaire a un historique assez long, et il est nécessaire de l’examiner de façon quelque peu détaillée. Les questions en litige, en l’espèce, tournent autour des répercussions juridiques de plusieurs faits clés; ces questions seront examinées, une fois la chronologie revue.

[3]  De plus, le demandeur a présenté une requête préliminaire pour solliciter la divulgation de documents pour lesquels le secret du Cabinet avait été invoqué. La requête visant la divulgation additionnelle a été rejetée, et les présents motifs explicitent la brève décision que j’ai rendue de vive voix à l’audience.

I.  Le contexte

[4]  Le demandeur est né au Vietnam en mars 1971. Il est arrivé au Canada en avril 1990 et y a obtenu le statut de résident permanent. En octobre 1995, il a demandé la citoyenneté canadienne et a obtenu une attestation d’absence de casier judiciaire ainsi qu’une attestation de sécurité en décembre 1995.

[5]  Le 2 mars 1996, le demandeur a été accusé de trafic de cocaïne. Le 11 juin 1996, il a été interrogé par un juge de la citoyenneté au sujet de sa demande de citoyenneté. Comme le demandeur ne savait ni lire, ni écrire, ni parler l’anglais, il a reçu l’aide d’un traducteur. Au cours de l’entrevue, il a déclaré n’avoir fait l’objet d’aucune procédure criminelle depuis le dépôt de sa demande de citoyenneté. Le demandeur affirme que cela était dû à une erreur du traducteur, et ce dernier a souscrit un affidavit le confirmant.

[6]  Bien que l’avis de convocation pour prêter le serment de citoyenneté précise que la citoyenneté ne sera pas accordée à quiconque est accusé d’un acte criminel au moment de prêter serment, et exige que ce fait soit divulgué à un agent de la citoyenneté, le demandeur n’a pas indiqué qu’il faisait l’objet d’une accusation criminelle. Le juge de la citoyenneté a approuvé sa demande, et, le 17 juin 1996, le demandeur a prêté le serment de citoyenneté et est devenu citoyen canadien.

[7]  Le 4 avril 1997, le demandeur a été reconnu coupable de trafic de stupéfiants en violation du paragraphe 4(1) de la Loi sur les stupéfiants. Il a été condamné à purger deux ans d’emprisonnement et à payer une amende.

[8]  À la lumière de ce qui précède, le 14 décembre 2000, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) a avisé le demandeur de son intention de présenter un rapport au gouverneur en conseil demandant la révocation de sa citoyenneté, du fait qu’il l’avait obtenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, en violation de l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c 29 [la Loi]. Après une première tentative infructueuse, un huissier a réussi à signifier l’avis au demandeur le 30 mai 2001.

[9]  Le 17 juillet 2001, l’avocat du demandeur a demandé que l’affaire soit renvoyée devant la Cour fédérale, conformément à l’article 18 de la Loi. Deux ans plus tard, soit le 2 juillet 2003, le demandeur et le ministre ont convenu de régler l’affaire devant la Cour fédérale par la voie d’un jugement sur consentement. Comme nous le verrons plus loin, le demandeur conteste l’admissibilité de l’entente de règlement. Pour les besoins de la chronologie, il suffit de noter que la question a été résolue et qu’une ordonnance a été rendue déclarant que le demandeur avait obtenu sa citoyenneté par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Cela n’a pas eu pour effet de révoquer sa citoyenneté, parce que, pour ce faire, le ministre doit prendre des mesures additionnelles, notamment demander un décret.

[10]  Le demandeur a présenté une demande de certificat de citoyenneté canadienne (preuve de citoyenneté) le 20 avril 2005, et celui-ci lui a été délivré en octobre 2005. Le 23 juin 2009, le ministre a tenté de communiquer avec le demandeur, par l’intermédiaire de l’avocat de ce dernier, afin de lui signifier un rapport préliminaire au gouverneur en conseil demandant la révocation de sa citoyenneté. L’avocat a indiqué qu’il n’avait pas été en mesure de communiquer avec le demandeur, et un huissier n’avait pas non plus réussi à le localiser. Le ministre a demandé l’aide de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) en novembre 2009, mais celle-ci n’a pas eu plus de succès. En septembre 2010, la GRC a cessé ses recherches.

[11]  Le 17 mars 2011, le demandeur a déposé un nouveau formulaire de demande pour obtenir un autre certificat de citoyenneté canadienne (preuve de citoyenneté), formulaire sur lequel figurait son adresse résidentielle. Les services d’un huissier ont été retenus pour signifier l’avis au demandeur, mais il n’a pas été en mesure de le faire. L’huissier a souscrit un affidavit portant que l’adresse résidentielle fournie par le demandeur était celle d’un immeuble commercial vide.

[12]  Le 7 mars 2012, le ministre a signé le rapport du ministre au gouverneur en conseil demandant la révocation de la citoyenneté du demandeur. Au moyen d’un décret daté du 31 mai 2012, la citoyenneté du demandeur a été révoquée pour la première fois. Le 14 janvier 2013, le passeport du demandeur a été saisi à son arrivée au Canada; il a indiqué aux agents de l’Agence des services frontaliers du Canada qu’il ne savait pas que sa citoyenneté avait été révoquée.

[13]  Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire pour contester la décision révoquant sa citoyenneté. L’affaire a été réglée sur consentement; le ministre a accepté un jugement sur consentement annulant la révocation, et ce, parce que le rapport du ministre n’avait pas été inclus dans le dossier déposé devant la Cour, puisqu’il avait été traité comme un document confidentiel du Cabinet. Le ministre a convenu que, sans ce rapport, la Cour ne serait pas en mesure de procéder à un contrôle judiciaire valable de la décision. Par conséquent, la décision révoquant la citoyenneté du demandeur a été annulée le 20 décembre 2013.

[14]  Le processus de révocation a repris le 23 janvier 2014, lorsque le ministre a expédié par courrier recommandé au demandeur le rapport préliminaire du ministre au gouverneur en conseil. La lettre a été retournée à l’expéditeur parce qu’elle n’avait pu être livrée au destinataire. Les efforts visant à signifier le rapport au demandeur par l’intermédiaire de l’avocat inscrit à son dossier ont également échoué, parce que ce dernier ne représentait plus le demandeur. Un huissier n’a pas été en mesure de localiser le demandeur.

[15]  Le 14 mars 2014, le demandeur a de nouveau demandé un certificat de citoyenneté canadienne (preuve de citoyenneté), au titre de l’article 3 de la Loi. Dans cette demande, il a indiqué que son adresse était la même que celle de son représentant.

[16]  Après une tentative en mars 2014, le rapport préliminaire a été signifié le 25 avril 2016. À cette date, un certificat de citoyenneté canadienne a également été délivré au demandeur. Le 25 mai 2016, l’avocat du demandeur a présenté des observations au ministre au sujet du rapport préliminaire, faisant valoir qu’il s’agissait là d’un abus de procédure de la part du ministre que de poursuivre le processus de révocation et que l’affaire ne devrait pas aller plus loin, en raison de la période de six ans écoulée entre le moment où il avait été établi, en 2003, que de fausses déclarations avaient été faites et le début du processus de révocation en 2009.

[17]  Le ministre déclare que ces observations ont été examinées, puis rejetées. Le ministre a jugé qu’il ne s’agissait là que de la deuxième révocation de la citoyenneté du demandeur, notant que la première avait été annulée sur consentement, à la lumière du règlement amiable qui avait été négocié avec le demandeur et son représentant. Selon l’entente de règlement, rien n’empêchait le ministre de rétablir la procédure de révocation de la citoyenneté intentée contre le demandeur. Le ministre a également rejeté l’argument du temps écoulé, parce que le demandeur n’avait pas démontré en quoi la période de six ans lui avait été préjudiciable.

[18]  Le rapport mentionne que le demandeur demandait au ministre de ne pas appliquer les dispositions de la Loi « qui sont expressément conçues pour veiller à ce que les candidats à la citoyenneté canadienne disent l’entière vérité sur eux-mêmes pendant le processus de demande, pour que les personnes qui ne répondent pas aux exigences de la [Loi] ne se voient pas accorder la citoyenneté, et pour maintenir l’intégrité du programme de citoyenneté du Canada ».

[19]  Après avoir examiné les observations formulées, le ministre a conclu en recommandant que la citoyenneté du demandeur soit révoquée. Aux termes de l’entente de règlement de 2003 qui, selon le ministre, a toujours force exécutoire, le demandeur deviendrait un résident permanent du Canada, si sa citoyenneté était révoquée, et serait donc assujetti aux dispositions de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Le ministre a également fait remarquer qu’aux termes de l’entente de règlement, le demandeur ne pouvait faire l’objet d’un rapport pour fausse déclaration, en vertu de l’article 44 de la LIPR, à moins qu’après le 18 août 1999, il n’ait été déclaré coupable d’une infraction à une loi du Parlement.

[20]  Le 1er décembre 2017, un décret révoquant la citoyenneté du demandeur a été pris conformément à la Loi, selon la version en vigueur en date du 27 mai 2015. Ce décret constitue le fondement de la demande de contrôle judiciaire.

II.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[21]  Le demandeur et le défendeur sont largement d’accord sur les questions soulevées par la présente affaire, bien qu’ils les aient formulées différemment. Je présenterais les questions en litige de la façon suivante :

  1. Est-ce que les modifications apportées au processus de révocation de la citoyenneté par la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, LC 2014, c 22 [la LRCC], s’appliquent en l’espèce et, dans l’affirmative, la décision Hassouna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 473 [Hassouna], a-t-elle une incidence sur la présente affaire?
  2. Quel est l’effet des règlements de 2003 et de 2013 sur la présente instance, et en particulier, est-ce que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée empêche le ministre d’aller de l’avant avec la révocation?
  3. Faut-il surseoir à l’instance en raison de délais déraisonnables constituant un abus de procédure?
  4. L’apatridie potentielle du demandeur a-t-elle une incidence sur la présente instance?

[22]  En outre, le demandeur a présenté une requête préliminaire visant à obtenir la divulgation de documents qui, selon le défendeur, constituaient des documents confidentiels du Cabinet; cette question est abordée plus loin.

[23]  La norme de contrôle applicable à l’égard des questions de fond est la décision raisonnable : Valenzuela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 879, aux par. 15 à 20; Oberlander c Canada (Procureur général), 2018 CF 947, [2019] 1 RCF 652, au par. 81 [Oberlander 2018]; Almuhaidib c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1543 [Almuhaidib]. Lorsque la présente affaire a été plaidée, la décision qui faisait autorité en ce qui concerne le contrôle selon la norme de la décision raisonnable était l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9. Depuis lors, la Cour suprême du Canada a mis à jour et clarifié le cadre d’analyse dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[24]  Je conclus que l’arrêt Vavilov confirme que la norme de contrôle qui s’applique en l’espèce est la décision raisonnable. Eu égard aux circonstances de l’espèce, et compte tenu en particulier du paragraphe 144 de cet arrêt, il n’est pas nécessaire de demander d’autres observations sur la norme de contrôle ou son application. Comme l’a conclu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, au par. 24 : « [i]l n’en résulte aucune injustice, car la norme de contrôle applicable et le résultat auraient été les mêmes selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Dunsmuir ».

III.  La question préliminaire – la divulgation de documents confidentiels du Cabinet

[25]  Dans les documents à communiquer qui ont été transmis à la Cour et aux parties conformément à l’article 17 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22 [les Règles en matière de citoyenneté], le greffier adjoint du Conseil privé a fourni des copies du décret du 1er décembre 2017, qui révoquait la citoyenneté du demandeur, ainsi que du rapport du ministre au gouverneur en conseil. La lettre d’accompagnement des documents à communiquer se termine par la déclaration suivante du greffier adjoint : [traduction« Veuillez noter que notre dossier contient également des documents soumis au gouverneur en conseil qui constituent des documents confidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada et qui, à ce titre, ne peuvent être divulgués en raison de leur nature confidentielle. »

[26]  Le demandeur a présenté une requête pour accéder à ces documents. La requête initiale a été déposée au titre de l’article 152 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], qui aborde la question des documents confidentiels, et il a été proposé qu’elle soit traitée par écrit. Le demandeur a également demandé l’ajournement de l’audience, afin que la requête puisse être traitée et que les parties puissent déposer des observations supplémentaires sur le bien-fondé de l’affaire, si nécessaire, à la lumière des documents additionnels divulgués. Après discussion, les parties ont convenu que la requête serait traitée au début de l’audience, à la date qui avait été fixée.

[27]  À l’audience, le demandeur a précisé qu’il demandait une ordonnance de divulgation, au titre de l’article 17 des Règles en matière de citoyenneté. Il serait alors loisible au défendeur de s’appuyer sur l’article 152 des Règles, s’il souhaitait invoquer la confidentialité, comme il est expliqué plus en détail plus loin.

[28]  Le demandeur a fait valoir que la divulgation était requise aux termes de l’article 17 des Règles en matière de citoyenneté :

Production du dossier du tribunal administratif

Obtaining Tribunal’s Record

17 Dès réception de l’ordonnance visée à la règle 15, le tribunal administratif constitue un dossier composé des pièces suivantes, disposées dans l’ordre suivant sur des pages numérotées consécutivement :

17 Upon receipt of an order under Rule 15, a tribunal shall, without delay, prepare a record containing the following, on consecutively numbered pages and in the following order:

a) la décision, l’ordonnance ou la mesure visée par la demande de contrôle judiciaire, ainsi que les motifs écrits y afférents;

(a) the decision or order in respect of which the application for judicial review is made and the written reasons given therefor,

b) tous les documents pertinents qui sont en la possession ou sous la garde du tribunal administratif,

(b) all papers relevant to the matter that are in the possession or control of the tribunal,

c) les affidavits et autres documents déposés lors de l’audition,

(c) any affidavits, or other documents filed during any such hearing, and

d) la transcription, s’il y a lieu, de tout témoignage donné de vive voix à l’audition qui a abouti à la décision, à l’ordonnance, à la mesure ou à la question visée par la demande de contrôle judiciaire,

(d) a transcript, if any, of any oral testimony given during the hearing, giving rise to the decision or order or other matter that is the subject of the application for judicial review,

dont il envoie à chacune des parties une copie certifiée conforme par un fonctionnaire compétent et au greffe deux copies de ces documents.

and shall send a copy, duly certified by an appropriate officer to be correct, to each of the parties and two copies to the Registry.

[29]  Le demandeur fait valoir que, puisque l’article 17 prévoit que le tribunal « constitue » le dossier à divulguer, lequel doit inclure « tous les documents pertinents qui sont en la possession ou sous la garde du tribunal administratif », cela doit inclure les documents pour lesquels le secret du Cabinet est invoqué. Ceci est en contradiction avec l’article 317 des Règles, la disposition de portée plus générale qui régit la divulgation des documents du tribunal dans le cadre d’autres procédures de contrôle judiciaire, qui est formulée de manière permissive.

[30]  De plus, le demandeur a fait valoir que, sans la divulgation de ces documents, le dossier du tribunal serait incomplet et que, par conséquent, il n’aurait pas droit à une audience équitable. L’obligation d’équité procédurale est très lourde dans la présente procédure, dans la mesure où celle-ci touche les droits dévolus au demandeur en tant que citoyen canadien. Dans la décision Hassouna, la Cour a reconnu la nature fondamentale des intérêts en jeu dans une procédure de révocation de la citoyenneté et a statué que la Déclaration canadienne des droits, SC 1960, c 44 [Déclaration canadienne des droits] s’appliquait. Le demandeur prétend que le plus haut niveau d’équité procédurale est requis dans une telle procédure et que le défaut de divulguer les documents en question compromettrait la capacité de la Cour à effectuer le contrôle judiciaire.

[31]  Reconnaissant le désir vraisemblable de garder ces documents confidentiels, le demandeur a proposé que, si une ordonnance obligeant la divulgation de ceux-ci était rendue, le défendeur pourrait présenter une requête en confidentialité en vertu des articles 151 et 152 des Règles, de sorte que seuls la Cour et les avocats des deux parties auraient accès à ces documents. De cette manière, l’équité de la procédure serait assurée, et il serait satisfait aux intérêts du défendeur en matière de confidentialité.

[32]  Le défendeur a fait valoir que la requête ne pouvait être accueillie, compte tenu des dispositions régissant les renseignements confidentiels du Cabinet énoncées à l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5 [la LPC]. En ce qui a trait à la question de l’équité procédurale, le défendeur a fait valoir que la Cour et les parties disposaient de tous les éléments nécessaires pour procéder à un contrôle judiciaire valable, et que le demandeur n’avait pas été privé de son droit à une audience équitable en raison de la non-divulgation de ces documents. Dans l’arrêt Oberlander c Canada (Procureur général), 2004 CAF 213, aux par. 34 à 36 [Oberlander 2004], la Cour d’appel fédérale a statué que le rapport du ministre et le décret constituaient les motifs de la décision du gouverneur en conseil. La Cour dispose de ces documents en l’espèce, et rien de plus n’est nécessaire.

[33]  Lors de l’audience relative à la présente affaire, les parties ont présenté des observations sur cette question, et j’ai rendu de vive voix ma décision de rejeter la requête, en précisant que les motifs suivraient. Je vais maintenant exposer les motifs pour lesquels j’ai rejeté la requête visant la divulgation de documents additionnels.

[34]  Cette question a été portée devant la Cour d’une manière quelque peu inhabituelle, par rapport à d’autres demandes liées au secret du Cabinet. En l’espèce, l’obligation de divulguer le dossier du tribunal, conformément à l’article 17 des Règles en matière de citoyenneté, n’est apparue qu’une fois que l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire a été accordée. Les délais à respecter par les parties ont été fixés dans l’ordonnance faisant droit à la demande d’autorisation, en tenant compte de l’approche générale prévue dans les Règles en matière de citoyenneté, selon laquelle les affaires doivent être traitées de façon sommaire et sans délai (dans le même ordre d’idées, voir la directive énoncée à l’alinéa 72(2)d) de la LIPR concernant les demandes d’autorisation).

[35]  Le demandeur n’a appris l’existence de la demande liée au secret du Cabinet qu’au moment où la lettre du greffier adjoint lui a été remise, et à cette époque, il était assujetti – tout comme le défendeur – à des délais très serrés. Afin de pouvoir accéder aux documents, le demandeur a présenté une requête écrite, conformément à l’article 369 des Règles. Une correspondance a été établie et une téléconférence préparatoire à l’audience a été convoquée par la Cour afin de discuter de la manière de procéder.

[36]  Bien que le défendeur n’ait pas déposé d’attestation fondée sur l’article 39 de la LPC, il a indiqué qu’il était disposé à le faire ou à tenter de traiter l’affaire de manière moins formelle, comme cela avait été fait précédemment dans certains cas. Toutefois, le défendeur a également indiqué qu’une telle procédure nécessiterait du temps pour être menée à bien et que le calendrier établi dans l’ordonnance faisant droit à la demande d’autorisation devrait donc être adapté en conséquence.

[37]  En fin de compte, l’affaire a été plaidée devant moi sous forme d’une requête en divulgation, au titre de l’article 17, étant entendu que si la divulgation était ordonnée, l’audience sur le fond du contrôle judiciaire serait ajournée afin que le processus de divulgation puisse se dérouler et que les parties puissent examiner la question du dépôt d’autres documents.

[38]  L’arrêt de principe concernant la divulgation de documents confidentiels du Cabinet dans des litiges entre le gouvernement et les citoyens est l’arrêt Babcock c Canada (Procureur général), 2002 CSC 57 [Babcock]. Cet arrêt établit que l’article 39 de la LPC régit une telle divulgation et que cette disposition est constitutionnelle; il confirme également que « [l]a confidentialité des délibérations du Cabinet est essentielle au bon gouvernement » (au par. 15) et que « [l]a tradition démocratique britannique, dont s’inspire la tradition canadienne, reconnaît depuis longtemps la confidentialité des discussions tenues dans l’enceinte du Cabinet et des documents préparés en vue de ces discussions » (au par. 18).

[39]  Dans l’arrêt Babcock, il est souligné que la décision d’invoquer la confidentialité des documents du Cabinet appartient au greffier du Conseil privé ou à un ministre de la Couronne plutôt qu’aux membres de la magistrature. Il faut toutefois que l’attestation d’un document en tant que renseignements confidentiels du Cabinet soit faite correctement, selon les termes de la loi, mais, lorsque tel est le cas, la Cour doit alors apprécier l’affaire sans pouvoir examiner les documents qui sont effectivement attestés en tant que renseignements confidentiels du Cabinet (au par. 40).

[40]  Une façon de contrôler les abus de ce pouvoir est mentionnée au paragraphe 36 :

[…] Deuxièmement, le refus de divulguer des renseignements peut permettre à un tribunal de tirer une inférence défavorable. Par exemple, dans RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, le refus du procureur général de divulguer les renseignements relatifs à une interdiction de la publicité sur le tabac a mené à l’inférence que les résultats des études faisaient échec à la prétention du gouvernement qu’une interdiction moins attentatoire n’aurait pas donné un résultat tout aussi valable (par. 166, madame le juge McLachlin).

[41]  En l’espèce, le demandeur a soutenu que la divulgation devrait être ordonnée, parce que l’article 17 l’exige et que l’équité le demande. Il a fait valoir que l’article 17 avait préséance sur la procédure prévue à l’article 39 de la LPC, mais que cette disposition n’exigeait pas forcément de renoncer entièrement à la confidentialité, parce que le défendeur pouvait demander, en vertu de l’article 152, une ordonnance de confidentialité qui limiterait la divulgation des documents aux avocats et à la Cour. Ne s’appuyant sur aucune source pour appuyer cette proposition, le demandeur a fondé sa prétention sur la nécessité d’assurer l’équité de la procédure.

[42]  Cet argument ne me convainc pas. Il est difficile de comprendre pourquoi le défaut de divulguer les documents crée une situation qui empêche la Cour de procéder au contrôle judiciaire, ou prive le demandeur de son droit à une audience équitable. Cela n’a pas empêché les contrôles judiciaires antérieurs de décisions de révocation de la citoyenneté dans le cadre de l’ancienne procédure. Contrairement au contrôle judiciaire antérieur en l’espèce, qui a été annulé sur consentement, parce que des documents clés n’avaient pas été présentés à la Cour, ici, le défendeur a déposé à la fois le décret et le rapport du ministre au gouverneur en conseil. Ces documents comprennent les « motifs » de la décision (Oberlander 2004, au par. 36; Montoya c Canada (Procureur général), 2016 CF 827, au par. 17 [Montoya]).

[43]  De plus, le demandeur a pu déposer d’autres documents relatifs à la présente demande, y compris tout document qui avait été précédemment fourni au ministre. Il est également significatif que le demandeur n’ait pas contesté l’affirmation selon laquelle les documents étaient effectivement des documents confidentiels du Cabinet et n’ait pas fait valoir un quelconque but inapproprié eu égard à la demande du défendeur.

[44]  Plus important encore, compte tenu de l’avertissement formulé dans les arrêts Babcock et RJR-MacDonald c Canada (Procureur général), [1995] 3 RCS 199, selon lequel une conclusion défavorable pouvait être tirée à l’endroit du défendeur relativement à tout document non divulgué, il est difficile de comprendre en quoi, en l’espèce, le fait d’affirmer qu’il s’agit de documents confidentiels du Cabinet équivaut à un déni d’équité procédurale. Comme je l’ai déclaré lors de l’audience, le demandeur avait la possibilité d’expliquer pourquoi une telle inférence défavorable devrait être tirée en l’espèce, en s’appuyant sur les circonstances particulières de l’affaire. En fin de compte, aucune demande en ce sens n’a été formulée.

[45]  Pour tous ces motifs, j’ai rejeté la requête en divulgation au titre de l’article 17 des Règles en matière de citoyenneté.

[46]  Un autre commentaire s’impose. Une conséquence regrettable de la manière dont la Cour a été saisie de l’affaire est que le défendeur n’a présenté aucun élément décrivant la nature des documents pour lesquels le secret du Cabinet était invoqué. Contrairement à ce qui est observé lorsque l’attestation prévue à l’article 39 est déposée, il n’y avait pas d’autres renseignements sur les documents, mis à part la simple déclaration figurant dans la lettre du greffier adjoint (pour une analyse des exigences de divulgation aux termes de l’article 39, voir l’arrêt Babcock, au par. 28, et l’arrêt Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128). Comme je l’ai fait remarquer lors de l’audience, cette situation était regrettable et non nécessaire; une meilleure description des documents aurait dû être fournie.

IV.  Analyse

A.  Est-ce que les modifications apportées au processus de révocation de la citoyenneté par la LRCC s’appliquent en l’espèce et, dans l’affirmative, la décision Hassouna a-t-elle une incidence sur la présente affaire?

[47]  Le demandeur fait valoir que la décision de révoquer sa citoyenneté est nulle et sans effet, parce que, juridiquement, les dispositions de la LRCC s’appliquent à son égard, mais ces dernières ont été déclarées inopérantes au titre de la Déclaration canadienne des droits dans la décision rendue par la Cour dans l’affaire Hassouna. Le demandeur soutient que la tentative du défendeur de suspendre l’affaire avant l’entrée en vigueur des dispositions applicables de la LRCC est nulle et non avenue. En l’espèce, le demandeur prétend que la date pertinente est soit la date de la lettre du ministre à l’intention du gouverneur en conseil (1er décembre 2017), soit celle à laquelle le défendeur l’a invité à présenter ses observations (26 avril 2016). Dans les deux cas, les dispositions de la LRCC s’appliquent à la révocation, parce qu’elles sont entrées en vigueur le 28 mai 2015. Toutefois, ces dispositions ont été déclarées inopérantes par la décision Hassouna. Par conséquent, la décision de révoquer la citoyenneté ne peut être maintenue.

[48]  Le défendeur soutient que les dispositions transitoires de la LRCC précisent que la présente affaire doit être traitée conformément à la législation antérieure. Le processus de révocation de la citoyenneté du demandeur a débuté en 2000, et, en 2003, la Cour fédérale a rendu une ordonnance sur consentement qui déclarait que le demandeur avait obtenu sa citoyenneté par fraude. La première décision du gouverneur en conseil révoquant la citoyenneté du demandeur a été rendue en 2012, et a été annulée sur consentement en 2013. Le processus de nouvelle décision a commencé en janvier 2014 et s’est poursuivi jusqu’à ce que la décision en cause ici soit rendue. Cette chronologie fait en sorte que la présente affaire est carrément visée par l’article 32 de la LRCC, qui prévoit que, dans les cas où le ministre « pouvait établir ou avait établi un rapport » à l’intention du gouverneur en conseil aux fins de révocation en vertu de l’article 10 de l’ancienne loi, l’affaire « se poursuit sous le régime de cette loi, dans sa version antérieure » à l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions. Cela fait partie d’un ensemble élaboré de règles transitoires destinées à régir ce type de cas.

[49]  De plus, le ministre se réfère à l’article 33 de la LRCC, qui précise que la loi antérieure s’appliquera aux affaires qui ont fait l’objet d’une ordonnance de la Cour fédérale infirmant et renvoyant une décision de révocation de la citoyenneté pour nouvelle décision. C’est le cas en l’espèce, et il n’est pas pertinent que l’affaire ait été infirmée par jugement sur consentement. La révocation antérieure de 2012 avait été infirmée et renvoyée pour nouvelle décision, dont le processus était en cours lorsque les modifications sont entrées en vigueur.

[50]  En réponse, le demandeur soutient qu’aucune de ces dispositions ne s’applique. Le ministre ne « pouvait établir […] un rapport » en vertu de l’article 32, parce que la révocation avait été annulée et que le rapport antérieur était donc frappé de nullité juridique. L’article 33 ne s’applique pas non plus, parce qu’il n’y avait pas d’ordonnance qui renvoyait l’affaire pour nouvelle décision; l’ordonnance de la Cour annulait simplement la décision précédente.

[51]  Le demandeur fait également valoir qu’il s’est vu refuser une audience et que les nouvelles dispositions de la LRCC, ainsi que la Déclaration canadienne des droits, visent clairement à exiger qu’une audience soit être tenue avant que les droits de citoyenneté d’une personne ne soient révoqués. Si les règles transitoires s’appliquent de manière à empêcher la tenue d’une audience, elles doivent être déclarées inopérantes, conformément à la décision Hassouna.

[52]  L’analyse de cette question comporte deux volets : (i) quel était le statut juridique de l’affaire relative à la révocation de la citoyenneté du demandeur au moment de l’entrée en vigueur de la LRCC? (ii) dans ce contexte, comment les dispositions transitoires de la LRCC s’appliquent-elles? En termes simples, cette affaire doit-elle être traitée sous le régime des dispositions de l’ancienne loi ou de la LRCC? Si la LRCC s’applique, est-ce que la décision doit être annulée, compte tenu de Hassouna?

[53]  Le litige entre les parties concernant le statut juridique de la révocation de la citoyenneté du demandeur porte sur l’effet juridique des deux règlements antérieurs et des ordonnances de la Cour qui en découlent. À cet égard, le demandeur soutient que les modalités de l’entente de 2003 sont inadmissibles, ou à tout le moins inapplicables, car il s’agit d’une procédure de révocation entièrement nouvelle. Il affirme avoir conclu l’entente en 2003, parce qu’il croyait que l’affaire serait traitée en temps opportun. Cela n’a pas été le cas. Le processus de révocation régi par le règlement de 2003 a été annulé par l’ordonnance de la Cour de 2013, et la présente affaire concerne un processus de révocation entièrement nouveau, qui a été lancé en 2014. Selon le demandeur, les modalités du règlement antérieur ne sont pas pertinentes.

[54]  Je ne suis pas convaincu. L’historique des procédures quelque peu long décrit précédemment n’efface pas le fait qu’il existe deux ordonnances valables de la Cour concernant les procédures de révocation de la citoyenneté à l’encontre du demandeur. Ces ordonnances restent en vigueur et n’ont jamais été infirmées à l’issue d’un appel ou par une autre décision judiciaire. Bien que les modalités du règlement de 2003 ne soient pas déterminantes en ce qui a trait à cette question, elles demeurent un facteur pertinent à considérer, parce qu’elles fournissent un contexte pour l’ordonnance rendue par la Cour en 2013.

[55]  Il est important de rappeler la chronologie des faits. Le ministre a informé le demandeur de son intention de recommander la révocation de sa citoyenneté, comme l’exige la Loi. L’avocat du demandeur a demandé que l’affaire soit portée devant la Cour, comme le permet l’article 18 de la Loi. Cela aurait permis de tenir une audience en bonne et due forme sur les faits de l’affaire (voir la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Houchaine, 2014 CF 342, aux par. 10 à 16, pour un résumé du rôle de la Cour dans ces types de procédures). Cependant, l’affaire a été résolue par consentement, et aucune audience n’a donc été tenue. Au lieu de cela, une ordonnance de la Cour a été rendue par le juge Luc Martineau le 28 juillet 2003, indiquant que le ministre avait présenté une requête par écrit demandant une ordonnance au titre de l’alinéa 18(1)b) de la Loi, avec le consentement du demandeur, et précisant ensuite que « M. Thai Tran avait obtenu sa citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels ».

[56]  En concluant cette entente et en consentant à une ordonnance selon ces modalités, le demandeur aurait dû savoir que cette ordonnance était définitive et sans appel, conformément au paragraphe 18(2) de la Loi.

[57]  Bien que le demandeur ait contesté la recevabilité du procès-verbal de règlement qui a donné lieu à cette ordonnance sur consentement, le dernier rapport du ministre, qui est contesté ici, fait amplement référence à ce procès-verbal. Ce rapport indique également que le ministre continue à être lié par les modalités de l’entente qui sont favorables au demandeur. Le demandeur n’a pas fourni de fondement juridique justifiant le rejet de ce procès-verbal et, dans les circonstances de l’espèce, je ne trouve aucune raison de le faire.

[58]  Il n’est pas nécessaire de citer le procès-verbal de règlement dans son intégralité. Le point essentiel à retenir est qu’il fait état de l’accord intervenu entre les parties. Le demandeur admet que, lorsqu’il a obtenu sa citoyenneté, il n’a pas révélé un fait essentiel, à savoir qu’il avait été déclaré coupable de trafic illicite de cocaïne. Il consent également à [traduction« une décision de la Cour, au titre de l’alinéa 18(1)b) de [la Loi], selon laquelle le défendeur, Thai Tran, a obtenu la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels (l’ordonnance de la Cour) ».

[59]  De plus, le demandeur reconnaît qu’à la réception de l’ordonnance de la Cour, le ministre peut présenter un rapport au gouverneur en conseil recommandant la révocation de sa citoyenneté.

[60]  L’avantage de ce règlement pour le demandeur est l’entente conclue avec le ministre, selon laquelle, si sa citoyenneté était révoquée et qu’il recouvrait ainsi le statut de résident permanent, au titre du paragraphe 46(2) de la LIPR, le demandeur « ne serait pas visé par un rapport au titre du paragraphe 44(1) de la [LIPR] relativement à sa déclaration de culpabilité pour trafic de stupéfiant du 4 avril 1997, à moins qu’il soit reconnu coupable d’une autre infraction prévue par une loi fédérale après le 18 août 1999 ».

[61]  Le demandeur soutient que ce règlement et l’ordonnance qui en découle ne concernent que la tentative antérieure de révocation de sa citoyenneté, qui a été infirmée par une ordonnance de la Cour le 20 décembre 2013. La disposition clé de cette ordonnance précise simplement que « [l]a décision du gouverneur en conseil, datée du 31 mai 2012, a été annulée ». Selon le demandeur, cela rend le règlement antérieur caduc.

[62]  L’élément central de l’argument du demandeur est qu’il est injuste de révoquer sa citoyenneté, étant donné qu’il n’a jamais eu droit à une audience ni eu l’occasion d’expliquer que la fausse déclaration était, en fait, une erreur de traduction commise de bonne foi. Le défendeur répond que le demandeur a eu la possibilité de bénéficier d’une audience en bonne et due forme, mais qu’il a plutôt choisi de régler l’affaire sur consentement.

[63]  Je suis d’accord avec le défendeur. Le demandeur a conclu un règlement et a consenti à une ordonnance de la Cour, qui déclarait qu’il avait obtenu sa citoyenneté par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, en violation de l’alinéa 18(1)b) de la Loi. Le demandeur était représenté par un avocat, et cet avocat a signé le procès-verbal de règlement détaillé. Conformément à la Loi en vigueur à l’époque, l’ordonnance de la Cour ne pouvait pas avoir pour effet de révoquer la citoyenneté du demandeur; elle visait plutôt à rendre une décision factuelle au regard de la législation. Cette décision – ou admission – n’a jamais été infirmée ou affectée par une ordonnance ou une décision ultérieure de la Cour, ou par tout autre processus juridique. Qui plus est, elle va à l’encontre de l’affirmation qu’avance maintenant le demandeur selon laquelle la fausse déclaration était en fait une erreur innocente (voir, dans le même ordre d’idées, la décision Montoya, au par. 49).

[64]  L’ordonnance de 2013 infirmant la décision du gouverneur en conseil subséquente de révoquer la citoyenneté du demandeur n’annule pas la valeur juridique de l’ordonnance de 2003. J’examinerai plus loin si elle entraîne d’autres conséquences juridiques. À ce stade-ci, je constate simplement que les conclusions factuelles tirées dans l’ordonnance de 2003 restent en vigueur et continuent d’avoir une valeur juridique.

[65]  La conséquence de cette conclusion est que la présente affaire doit être tranchée sous le régime de la Loi plutôt que celui de la LRCC, parce que le 28 mai 2015, lorsque les dispositions pertinentes de la LRCC sont entrées en vigueur, le ministre « pouvait établir […] un rapport » en vertu de l’article 10 de la Loi afin de recommander que la citoyenneté du demandeur soit révoquée. Il s’agit d’une conséquence inexorable de l’ordonnance de 2003 qui fait expressément référence à l’alinéa 18(1)b) de la Loi, qui permet de faire un rapport au gouverneur en conseil pour révoquer la citoyenneté, et ce, après que la Cour a conclu qu’une personne a obtenu la citoyenneté par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

[66]  Il n’est pas nécessaire de s’engager dans une longue analyse relative à l’interprétation correcte des dispositions transitoires de la LRCC. Cela a été fait dans d’autres affaires, et je me contenterai d’adopter les orientations fournies dans ces décisions concernant la bonne approche : voir la décision GPP c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 562, confirmée en appel sous la référence 2019 CAF 71; voir aussi l’analyse faite dans la décision Almuhaidib. Les règles transitoires détaillées semblent avoir envisagé exactement la situation qui se présente en l’espèce. Le processus de révocation de la citoyenneté du demandeur était en cours depuis de nombreuses années. Au moment où les modifications apportées au processus de révocation sont entrées en vigueur, le ministre avait le droit de produire un rapport pour demander au gouverneur en conseil d’approuver cette révocation.

[67]  Ni le ministre ni le demandeur n’étaient autorisés de plein droit, aux termes de la LRCC, à demander à ce que l’affaire soit traitée au moyen de la procédure modifiée. Les règles transitoires indiquent clairement que les affaires comme celle du demandeur doivent être instruites selon l’ancienne procédure énoncée dans la Loi.

[68]  Je conclus donc que la décision Hassouna n’a aucun effet sur la présente instance. Les conclusions qui y sont tirées ne s’appliquent tout simplement pas à l’ancienne procédure. Il convient de rappeler que, dans le cadre de cette procédure, le demandeur avait exercé son droit de porter l’affaire devant la Cour pour qu’elle rende une décision, ce qui aurait mené à la tenue d’une audience en bonne et due forme sur les faits, au cours de laquelle le demandeur aurait eu la possibilité de mettre à l’épreuve la preuve du ministre et de présenter sa propre preuve. Au lieu de cela, le demandeur a choisi de régler l’affaire selon les modalités exposées plus haut. Il n’y a aucune injustice pour le demandeur dans le fait que les dispositions de l’ancienne loi continuent de s’appliquer et, quoi qu’il en soit, les dispositions transitoires de la LRCC régissent la présente affaire.

[69]  Je rejette donc les arguments du demandeur qui portent que les dispositions de la LRCC s’appliquent et que la décision Hassouna a une incidence sur la présente instance.

B.  Quel est l’effet des règlements de 2003 et de 2013 sur la présente instance, et en particulier, est-ce que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée empêche le ministre d’aller de l’avant avec la révocation?

[70]  Le demandeur soutient que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée devrait empêcher le ministre de procéder à la révocation, car la tentative antérieure de révocation de sa citoyenneté a été annulée par l’ordonnance de la Cour rendue en 2013. Le demandeur renvoie à l’arrêt Angle c Ministre du Revenu National, [1975] 2 RCS 248, au par. 254, dans lequel la Cour suprême du Canada a jugé que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique lorsque : (i) la même question a été décidée; (ii) la décision judiciaire était finale; (iii) les mêmes parties sont engagées dans l’affaire. Le demandeur prétend que la révocation de sa citoyenneté a ultimement été décidée par l’ordonnance de 2013. L’effet juridique de la décision d’annuler la décision antérieure de révocation est définitif. Étant donné que la question en litige et les parties sont les mêmes et qu’une décision définitive a été rendue, la préclusion découlant d’une question déjà tranchée devrait empêcher le ministre de poursuivre l’affaire.

[71]  Le demandeur fait valoir que la présente procédure devrait être interrompue, conformément aux lignes directrices données par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44, au par. 33, qui précisent que les règles régissant la préclusion découlant d’une question déjà tranchée « ne doivent pas être appliquées machinalement ». Le demandeur prétend qu’il est dans l’intérêt de la justice de mettre fin à ce litige et que la tentative de révoquer sa citoyenneté plus de 20 ans après qu’il eut prétendument fait une fausse déclaration innocente est manifestement injuste et aura pour effet de déconsidérer l’administration de la justice.

[72]  Le défendeur soutient que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne s’applique pas aux questions qui, dans le contexte de l’immigration, n’ont pas été expressément examinées et tranchées par un tribunal dans le cadre d’un contrôle judiciaire; ces questions sont plutôt laissées, à juste titre, à l’appréciation du décideur administratif lors du processus de nouvelle décision relatif à l’affaire : Burton c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 910 [Burton]. En l’espèce, aucune conclusion sur le fond de l’affaire n’a été tirée dans l’ordonnance de 2013 – cette dernière a simplement annulé la décision. En outre, le défendeur prétend que cette ordonnance est le résultat des négociations et du règlement auxquels ont participé le demandeur et son avocat, et que rien dans les modalités de ce règlement n’empêchait le défendeur de rétablir les procédures de révocation de la citoyenneté après la délivrance de l’ordonnance de la Cour.

[73]  Le demandeur conteste cette interprétation du règlement et ajoute que l’ordonnance de la Cour ne contient aucune disposition de ce genre.

[74]  Je ne suis pas convaincu que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’applique en l’espèce. Il n’est pas nécessaire de se prononcer sur les modalités du règlement qui a précédé la délivrance de l’ordonnance de 2013, bien que je note au passage que la position du défendeur est exposée dans le rapport du ministre au gouverneur en conseil et qu’aucune preuve n’a été déposée par le demandeur pour contredire les prétentions du défendeur.

[75]  Cette question doit être tranchée en fonction de l’effet juridique de l’ordonnance de 2013. En termes simples, cette dernière a annulé la décision précédente de révoquer la citoyenneté du demandeur. Comme l’a confirmé la juge Mary Gleason dans la décision Burton, et comme cela a été confirmé dans des décisions subséquentes (voir, par exemple, Ouellet c Canada (Procureur général), 2017 CF 586, au par. 27), une demande de contrôle judiciaire fructueuse a généralement pour effet d’annuler la décision du tribunal administratif et de l’infirmer à toutes fins utiles. Cela signifie habituellement que, si l’affaire est réexaminée, le nouveau décideur n’est aucunement lié par la décision antérieure.

[76]  En l’espèce, la décision de révocation de 2012 a été annulée par l’ordonnance de 2013 de la Cour, ce qui a eu pour effet de maintenir la citoyenneté du demandeur. Cela n’a eu aucune incidence, expressément ou par déduction nécessaire, sur le pouvoir discrétionnaire du ministre en vertu de la Loi. Cela signifie que le ministre aurait pu décider de laisser tomber l’affaire après l’annulation de la révocation. Cela signifie également que le ministre pouvait exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère la loi pour rétablir la procédure de révocation.

[77]  Le « caractère définitif » de l’ordonnance de 2013 ne portait que sur la décision antérieure. L’argument du demandeur selon lequel elle empêchait également le ministre de poursuivre la révocation de sa citoyenneté n’est pas convaincant. Parmi d’autres éléments dont il faut tenir compte, les obligations du ministre à cet égard doivent être comprises comme étant continues, plutôt que limitées dans le temps. Dans ces circonstances, je conclus que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée est tout simplement inapplicable en l’espèce.

C.  Faut-il surseoir à l’instance en raison de délais déraisonnables constituant un abus de procédure?

[78]  Le demandeur fait valoir que les délais dans la présente affaire constituent un abus de procédure. Conformément à l’arrêt Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, au par. 120 [Blencoe], le préjudice causé à l’intérêt public par les délais importants dans la présente affaire l’emporte sur tout intérêt public à sanctionner une fausse déclaration prétendument commise il y a plus de 20 ans. Le demandeur soutient que l’application en l’espèce des facteurs énoncés dans l’arrêt Blencoe devrait entraîner la suspension de l’instance.

[79]  Le demandeur prétend que les délais dépassent de loin les exigences inhérentes en matière de délais; il s’agit, après tout, d’une question de fait et de droit relativement simple. En outre, les délais sont en grande partie attribuables au défendeur. Tout délai encouru pour entrer en contact avec le demandeur au cours de ce processus n’est pas de la responsabilité de ce dernier, puisque le demandeur, comme les autres citoyens canadiens, n’est pas tenu d’être à la disposition du défendeur. Le demandeur fait valoir qu’il pensait que l’affaire était close, après son annulation par la Cour fédérale, et qu’il n’avait aucune raison d’en faire le suivi auprès du défendeur.

[80]  Le demandeur soutient que les délais lui ont été préjudiciables de deux façons : premièrement, il a été confronté à une incertitude et à une inquiétude prolongées et a engagé des dépenses importantes pour empêcher la révocation de sa citoyenneté. Deuxièmement, il fait valoir que les délais causés par le ministre lui ont porté préjudice, dans la mesure où, lorsque le règlement initial a été conclu en 2003, la Loi n’imposait qu’une interdiction de cinq ans avant de permettre une nouvelle demande de citoyenneté après la révocation, mais qu’aux termes de la législation actuelle, cette interdiction est maintenant de dix ans. Si le ministre avait agi avec la diligence requise, le demandeur aurait peut-être déjà recouvré sa citoyenneté. Au lieu de cela, il est condamné à attendre dix ans avant de pouvoir faire une nouvelle demande, et pendant cette période additionnelle, il est apatride et incapable de voyager pour être avec sa famille. Il s’agit là d’un préjudice important à ses intérêts, qui est entièrement attribuable aux délais causés par le ministre pour faire avancer l’affaire (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Parekh, 2010 CF 692, au par. 55 [Parekh]).

[81]  Le demandeur fait valoir que l’arrêt rendu dans l’affaire R c Jordan, 2016 CSC 27 [Jordan], s’applique, dans la mesure où il rend essentiel d’apprécier l’équité de la procédure à la lumière des délais.

[82]  Le défendeur fait valoir que, bien que l’arrêt Jordan ait sans aucun doute entraîné une sensibilité accrue à la question des délais dans le système juridique, son application se limite au contexte du droit criminel (Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 767, au par. 36). En l’espèce, le demandeur n’a pas démontré que les délais lui avaient causé un préjudice particulier et important, de sorte que l’instance constitue un abus de procédure. Le demandeur a déclaré dans un affidavit qu’il [traduction« supposait que l’affaire avait été abandonnée », quelque temps après que l’ordonnance de 2003 eut été rendue. Cette déclaration contredit son affirmation selon laquelle il a souffert d’anxiété de façon continue en raison de la nature prolongée des procédures.

[83]  Je ne suis pas convaincu qu’il faille surseoir à l’instance du fait que les délais dans la présente affaire ont causé préjudice au demandeur à un point tel que l’instance constitue un abus de procédure. Le critère relatif à l’abus de procédure dans ce contexte est de savoir si [traduction« le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures » : Parekh, au par. 24, citant Blencoe, au par. 120 (voir également Ogiamien c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 30, au par. 43; Oberlander 2018, aux par. 101 à 105; Montoya, aux par. 29 à 31).

[84]  Les délais dans la présente affaire doivent être examinés dans leur contexte global. Cela inclut l’examen des périodes particulières des délais allégués et de leurs causes, ainsi que de leurs conséquences sur le demandeur.

[85]  La chronologie commence en octobre 1995, lorsque le demandeur a déposé une demande de citoyenneté. Il a été accusé de trafic de stupéfiants en mars 1996. Il a été interrogé par un juge de la citoyenneté en juin 1996 et a obtenu sa citoyenneté canadienne le 17 juin 1996. En avril 1997, le demandeur a été déclaré coupable de trafic de cocaïne. Il a été informé par le ministre de son intention de recommander la révocation de sa citoyenneté en décembre 2000, dans un avis qui lui a finalement été signifié en mai 2001. Cette question a été réglée en juillet 2003, suivant la délivrance de l’ordonnance de la Cour qui a mis fin à la procédure intentée par le demandeur. Il s’agit là de la première période de délai.

[86]  La période suivante a été marquée par une série d’efforts visant à entrer en contact avec le demandeur afin de lui remettre le rapport préliminaire du ministre au gouverneur en conseil. Comme il a été souligné précédemment, ces efforts se sont poursuivis de juin 2009 à mars 2012, au moment où le ministre a signé le rapport au gouverneur en conseil. Il est pertinent de noter que, pendant cette période, le demandeur a demandé et obtenu un certificat de citoyenneté canadienne (preuve de citoyenneté). La décision de révocation a été annulée sur consentement, en décembre 2013. La preuve révèle que le demandeur a pu voyager à l’extérieur du Canada pour une durée inconnue au cours de cette période, puisque son passeport a été saisi à son retour au Canada en janvier 2013. Il s’agit là de la deuxième période de délai.

[87]  La dernière période de délai s’étend de janvier 2014, lorsque le processus de nouvelle décision a commencé, à avril 2015, lorsque le rapport préliminaire du ministre a été signifié avec succès au demandeur.

[88]  Contrairement à ce qui a été observé dans l’affaire Parekh, les faits en l’espèce ne montrent pas une longue période d’inaction inexpliquée de la part du ministre. Je conclus que les faits ici sont plus similaires à ceux de l’affaire Hassouna, en ce sens qu’il y a une explication aux actions qui ont eu lieu pendant les périodes visées, notamment le fait qu’à plusieurs moments au cours de celles-ci, le ministre s’efforçait de respecter les exigences d’équité procédurale en signifiant au demandeur les documents pertinents, et le demandeur prenait des mesures pour protéger ses intérêts juridiques.

[89]  En l’espèce, l’analyse des délais et de leurs causes ne permet pas de conclure à une inaction administrative inexpliquée, de sorte que la poursuite de l’instance constituerait un abus de procédure.

[90]  Le deuxième facteur est l’incidence des délais. Le demandeur fait valoir qu’un délai de plus de 20 ans est déraisonnable et injuste, et qu’il a subi un préjudice du fait qu’au cours de cette période, il s’est vu interdire de présenter une nouvelle demande de citoyenneté pendant 5 ans.

[91]  L’argument du demandeur selon lequel les délais, combinés au changement apporté à la période pour demander de nouveau la citoyenneté, constituent le type de préjudice qui peut être considéré comme préjudiciable à l’intérêt public, tel qu’il a été décrit dans l’arrêt Blencoe et la décision Parekh, a une certaine force. Toutefois, les faits en l’espèce ne permettent pas de conclure que le processus a porté préjudice au demandeur de manière à constituer un abus de procédure.

[92]  Plusieurs facteurs appuient cette conclusion. Premièrement, bien que l’ensemble des délais totalisent plus de 20 ans, toute une série de procédures a été intentée, et le demandeur a participé à plusieurs d’entre elles – il ne s’agit pas d’une situation où la procédure judiciaire n’a été engagée que récemment ni d’un cas où une longue période d’inaction inexpliquée a été observée. Deuxièmement, le demandeur a indiqué qu’il pensait que l’affaire avait été résolue en 2003, et il n’y a aucune preuve qu’il ait subi une détresse psychologique importante ou d’autres préjudices, ni aucune indication que la preuve pertinente n’est plus accessible. Troisièmement, pendant de longues périodes, le demandeur était apparemment hors du Canada ou ne vivait pas à l’adresse qu’il avait fournie aux autorités, ou encore l’adresse qu’il avait donnée n’était pas réellement celle de sa résidence. Il doit assumer une part de responsabilité pour l’ensemble des délais encourus.

[93]  Enfin, et c’est peut-être là le plus important, pendant cette période, le demandeur a conservé sa citoyenneté canadienne, bien qu’il ait reconnu en 2003 l’avoir obtenue par fausse déclaration ou en dissimulant intentionnellement des faits essentiels. De plus, depuis 2003, le demandeur sait que, si sa citoyenneté était révoquée par le gouverneur en conseil, il retrouverait le statut de résident permanent. Toutefois, il sait également que le ministre serait dans l’incapacité de produire un rapport, au titre du paragraphe 44(1) de la LIPR, tant qu’il ne serait pas déclaré coupable d’une autre infraction par la suite. Le demandeur a eu ce statut, et cette assurance, tout au long de cette période, et n’a pas démontré avoir subi le type de préjudice ou de dommage important nécessaire pour soutenir une allégation d’abus de procédure.

[94]  Pour toutes ces raisons, je conclus qu’il ne s’agit pas là du type de cas exceptionnel qui justifie de surseoir à l’instance en raison de délais assimilables à un abus de procédure.

D.  L’apatridie potentielle du demandeur a-t-elle une incidence sur la présente instance?

[95]  Le demandeur fait valoir que l’obligation d’équité procédurale doit être respectée encore plus scrupuleusement en l’espèce, car il sera apatride si sa citoyenneté est révoquée. Il souligne l’évolution de la jurisprudence sur la question de l’incidence de l’apatridie depuis le début du processus. Le défendeur prétend que le demandeur aurait dû soulever cette question dans ses observations antérieures à l’intention du ministre et qu’aucune injustice n’a été commise à l’endroit du demandeur en l’espèce.

[96]  Je ne suis pas persuadé que l’apatridie potentielle du demandeur impose une obligation d’équité procédurale plus importante en l’espèce. La révocation de la citoyenneté d’une personne est une question très sérieuse qui exige d’emblée un niveau élevé d’équité procédurale. Comme le juge Iacobucci l’a déclaré dans l’arrêt Benner c Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 RCS 358, au par. 68 : « [j]e ne puis imaginer d’intérêt plus fondamental que la citoyenneté canadienne pour quiconque veut être membre à part entière de la société canadienne » (cité avec approbation dans la décision Parekh, au par. 52). Le fait qu’une personne puisse être rendue apatride en raison de la révocation de sa citoyenneté est sans aucun doute un facteur pertinent à considérer, mais il n’augmente pas le niveau d’équité procédurale déjà élevé qui s’applique à de telles procédures (voir Oberlander 2018, au par. 76).

[97]  Comme il a été mentionné précédemment, dans le dernier rapport du ministre au gouverneur en conseil, le ministre indique clairement que, si la citoyenneté du demandeur est révoquée et qu’il devient par conséquent résident permanent du Canada, le ministre respectera l’entente de 2003 selon laquelle le demandeur « ne serait pas visé par un rapport au titre du paragraphe 44(1) de la [LIPR] relativement à sa déclaration de culpabilité pour trafic de stupéfiant du 4 avril 1997, à moins qu’il soit reconnu coupable d’une autre infraction prévue par une loi fédérale après le 18 août 1999 ». Le demandeur n’a pas démontré que cela donnait lieu d’une manière ou d’une autre à une situation d’iniquité procédurale.

[98]  Par conséquent, je rejette l’argument du demandeur sur cette question.

V.  Conclusion

[99]  Pour les motifs mentionnés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Le demandeur n’a pas démontré que la décision de révoquer sa citoyenneté était déraisonnable, à la lumière de toutes les circonstances de l’espèce.

[100]  À l’audience, le demandeur a proposé des questions à certifier relativement à la divulgation de documents confidentiels du Cabinet. D’autres observations ont été déposées par les deux parties après l’audience.

[101]  Le demandeur a proposé trois questions :

[TRADUCTION

  1. Est-ce que l’article 17 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés et l’article 151 des Règles des Cours fédérales entrent en conflit avec l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada?
  2. Le fait de prolonger considérablement la période pendant laquelle une personne est incapable de recouvrer sa citoyenneté entraîne-t-il un préjudice?
  3. Lorsqu’il reconnaît qu’une fausse déclaration a été faite, au titre de l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté, le ministre ou le gouverneur en conseil a-t-il l’obligation de prendre des mesures de bonne foi pour révoquer la citoyenneté de la personne dans un délai raisonnable?

[102]  Le demandeur a soutenu que ces questions répondent aux critères de certification pour une « question grave de portée générale », conformément à l’alinéa 74d) de la LIPR.

[103]  Le défendeur s’oppose aux questions proposées, faisant valoir que la première question ne répond pas aux critères de certification et qu’il est inapproprié d’examiner les deux dernières, parce que, lors de l’audience, le demandeur n’a soulevé la question de la certification qu’au sujet de la divulgation de documents confidentiels du Cabinet et que ces deux questions portent sur le fond du contrôle judiciaire.

[104]  Après avoir examiné les observations des parties, je ne certifierai aucune des questions proposées. Les critères de certification ont récemment été confirmés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, au par. 46 [Lunyamila] :

[…] La question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. Cela signifie que la question doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle-même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur la demande. Un point qui n’a pas à être tranché ne peut soulever une question dûment certifiée. […] Il en est de même pour une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire […]

[Renvois omis.]

[105]  En ce qui concerne la première question, je conclus qu’il ne s’agit pas là d’une question de portée générale. Lors de l’audience, l’avocat a indiqué qu’il s’agissait là de la deuxième affaire dans le cadre de laquelle la question du chevauchement de l’article 17 des Règles en matière de citoyenneté et la question des documents confidentiels du Cabinet étaient soulevées. Il est peu probable que ce problème se pose dans de nombreuses autres affaires, car le Cabinet et le gouverneur en conseil ne sont plus impliqués dans la révocation de la citoyenneté, sous le régime de la LRCC. En outre, ce n’est pas une question qui découle directement de la présente affaire.

[106]  En ce qui concerne les deux dernières questions, ce sont intrinsèquement des questions de fait, qui ne se prêtent pas à une certification (Lunyamila, au par. 46, citant Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, aux par. 15 et 35).

[107]  Je ne certifie donc aucune des questions proposées.

[108]  Dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que me confère l’article 400 des Règles et compte tenu des circonstances de l’espèce, je refuse d’accorder les dépens à l’encontre du demandeur. Chaque partie assumera ses propres frais dans le cadre de la présente instance.




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