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Date : 20050421

Dossier : IMM-3939-04

Référence : 2005 CF 540

ENTRE :

                                                NAMAN SALEEM THAMIR

                                              SAHERA SALEM JALHOUM

                                                    ALES NAMA THAMIR

                                                 YOUSIF NAMAN THAMIR

                                                                                                                        demandeurs

ET :

                LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                     intimé

                                            MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire en vertu de l'article 74 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, d'une décision, datée du 5 avril 2004 (la décision), par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), a conclu que les demandeurs n'avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni la qualité de personnes à protéger.


[2]                Le demandeur principal (DP), Naman Saleem Thamir, est un citoyen de l'Irak âgé de 35 ans. La demanderesse, Sara Salem Jalhoum, est une citoyenne de l'Irak âgée de 39 ans. Les demandeurs mineurs, Ales Naman Thamir et Yousif Naman Thamir, sont également des citoyens de l'Irak, âgés respectivement de 3 et 6 ans. Ils prétendent tous craindre avec raison d'être persécutés du fait de leur religion et de leur appartenance à un groupe social, à savoir la communauté religieuse mandéenne. Les demandeurs prétendent également avoir la qualité de personnes à protéger puisqu'ils craignent pour leur vie.

[3]                Le DP et la demanderesse allèguent qu'en tant que membres de la religion mandéenne, ils font l'objet de discrimination depuis leur enfance. En outre, le DP prétend qu'il a été détenu en 1992, pendant six mois, à la suite d'un article publié décrivant sa présence lors d'une fête de graduation à l'université, où il dit s'être habillé en femme. À l'exception des allégations générales de discrimination et de cet incident particulier, les allégations des demandeurs sont fondées sur des expériences de discrimination vécues par d'autres membres de leur famille et non sur des incidents concernant précisément les quatre demandeurs.


[4]                En 1999, après avoir été l'objet de harcèlement continu, le DP a quitté l'Irak pour la Jordanie. Le reste de sa famille est resté en Irak jusqu'à ce que le DP revienne en 2000 et les amène en Jordanie.

[5]                Les demandeurs se sont rendus aux États-Unis en 2001 et ont présenté une demande d'asile. La demande a été rejetée au motif que le DP s'est réclamé à nouveau de la protection de l'Irak en 2000, lorsqu'il y est revenu chercher sa famille. La famille n'a pas fait appel de la décision, mais est plutôt venue au Canada et a présenté une demande d'asile en juin 2003. La Commission a rejeté cette demande le 5 avril 2004.

[6]                La Commission a conclu que le DP n'était pas crédible quant aux incidents allégués de 1992. La Commission a mentionné que le DP n'était pas en mesure de produire l'article qui aurait entraîné sa détention et a conclu que son témoignage concernant l'incident était invraisemblable.


[7]                Dans sa décision négative, la Commission a également pris note du fait que le demandeur s'est réclamé à nouveau de la protection de l'Irak pour aller chercher sa famille en 2000, du temps qu'il a pris pour quitter le pays (l'incident est survenu en 1992 et il est parti en 1999) et de l'absence de preuve documentaire à l'appui du fondement objectif des demandes présentées par les demandeurs.

[8]                La Commission a également conclu, à tort, que les Mandéens font partie d'un petit groupe religieux chrétien, s'appuyant sur les observations de l'avocate des demandeurs, laquelle décrit son erreur comme une erreur de bonne foi puisque les religions mandéenne et chrétienne sont différentes.    

[9]                La Commission a souligné que le DP prétend avoir été persécuté du fait de sa religion (le mandéisme). Le DP a produit une preuve documentaire indiquant que les mandéens font l'objet de discrimination dans le milieu scolaire ainsi que sur le marché du travail. La Commission prend note du fait que le DP a réussi à obtenir un diplôme en architecture, malgré cette discrimination alléguée.

[10]            La Commission a également procédé à une analyse de la situation des chrétiens minoritaires en Irak. La Commission a ensuite procédé à l'analyse de la condition des Mandéens dans ce pays, et ce, pour la période d'avant et d'après la guerre. Toutefois, la Commission n'a pas pris en compte la preuve documentaire du demandeur.


[11]            La Commission a conclu que, en raison du manque de crédibilité et de l'absence de crainte subjective, les demandeurs n'avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention, ni la qualité de personnes à protéger.

[12]            Le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur de droit en décidant que la preuve produite par les demandeurs n'était pas crédible. Le demandeur soutient également que la Commission a commis une erreur lorsqu'elle a qualifié les mandéens de chrétiens.

[13]            Les demandeurs soutiennent que la Commission a commis une erreur lorsqu'elle a estimé que les mandéens faisaient partie de la religion chrétienne. L'intimé a fait valoir que c'est l'avocate des demandeurs qui a dit que les religions étaient liées et qu'elle admet maintenant avoir commis une erreur de bonne foi dans ses observations. Les demandeurs font valoir qu'une analyse juste de leur demande doit être fondée exclusivement sur le mandéisme, et que le fait de les caractériser à tort de chrétiens est préjudiciable à leur demande.


[14]            Les demandeurs font valoir que la Commission a également commis une erreur ne tenant pas compte de la preuve documentaire produite à l'appui de leur demande. L'intimé rétorque que la Commission a traité de cette preuve dans sa décision. L'intimé affirme que la Commission a agi de façon raisonnable en rejetant la preuve documentaire.

[15]            Le DP fait valoir que la conclusion de la Commission, à savoir qu'[traduction] « il est improbable que des diplômés universitaires de premier cycle et de cycles supérieurs, qui sont chrétiens, fassent de telles choses [comme s'habiller en femme] » , est absurde et qu'il n'est pas réaliste de croire qu'un diplômé universitaire ne puisse pas faire des choses ridicules à l'occasion d'une soirée de graduation. L'intimé fait valoir que le DP n'a pas produit l'article qui aurait entraîné sa détention et soutient que la conclusion de la Commission quant à l'absence de vraisemblance était raisonnable.

[16]            Le DP poursuit en faisant valoir que le fait qu'il ne dispose pas d'une copie de l'article ne peut pas être utilisé contre lui, puisqu'il est loin d'être facile d'obtenir un article datant de 1992 en Irak.


[17]            Les demandeurs font également valoir que la Commission a commis une erreur en considérant le retour du DP en Irak en 2000 lui permettait de conclure qu'il s'était réclamé à nouveau de la protection de l'État. Le DP fait valoir qu'il faut plus qu'une simple présence pour conclure qu'il cherchait à nouveau à être protégé par l'État. L'intimé fait valoir que les conclusions de la Commission, à savoir que le DP ne retournerait pas chercher sa famille s'il craignait pour sa vie en Irak, étaient raisonnables.

[18]            Le DP fait valoir que le temps qu'il lui a fallu pour quitter l'Irak était attribuable à des considérations purement économiques, et que cela ne devrait pas être utilisé pour attaquer sa crédibilité. Il affirme qu'il a dû payer un prix prohibitif pour obtenir des documents de voyage pour toute sa famille, d'où le temps écoulé avant son départ (de l'incident de 1992 à son départ en 1999). L'intimé fait valoir que la conclusion de la Commission, à savoir que l'explication du DP concernant les raisons purement économiques n'était pas plausible, est raisonnable.

[19]            Les demandeurs font valoir que si les erreurs de la Commission sont insuffisantes, de façon individuelle, pour équivaloir à une décision déraisonnable, l'effet cumulatif des erreurs justifie le renvoi de l'affaire pour un nouvel examen devant un tribunal différemment constitué.


[20]            La Commission fonde principalement sa conclusion sur l'observation erronée de l'avocate des demandeurs. Malgré toute l'expertise qu'est est censée avoir, la Commission a été incapable de relever l'erreur, ni pendant le témoignage ni avant de rédiger la décision. La Commission était censée avoir une connaissance spécialisée de la situation qui règne dans le pays d'origine du demandeur. Cependant, comme elle n'a pas relevé l'erreur commise par l'avocate des demandeurs relativement à la religion mandéenne, et comme elle n'a pas traité de l'erreur dans sa décision, son analyse de la situation des mandéens en Irak n'appelle qu'une déférence minimale. Il n'est pas permis à la Commission, un tribunal censément spécialisé, de conclure que les mandéens sont des chrétiens, étant donné l'expertise apparente de la Commission en ce qui concerne le pays d'origine des demandeurs.

[21]            L'avocate des demandeurs a dit que les mandéens étaient [traduction] « une sorte de sous-secte » de la religion chrétienne en Irak (dossier du tribunal, p. 373), et a invité la Commission à examiner l'affaire au regard d'une autre décision de la Section de la protection des réfugiés touchant la persécution des religions minoritaires en Irak. C'est ainsi que la Commission a examiné d'abord la situation des chrétiens minoritaires en Irak (décision de la Commission, p. 9 et 10), puis la situation propre aux mandéens en Irak, y compris la preuve documentaire produite par les demandeurs, qu'elle a écartée (décision de la Commission, p. 11 à 15).


[22]            L'erreur que la Commission a commise en considérant le mandéisme comme une sous-secte de la religion chrétienne, et en fondant principalement son analyse sur le traitement réservé aux chrétiens, constitue une erreur susceptible de révision. En outre, le rejet complet de l'ensemble de la preuve documentaire a été décidé sans raisonnement valable. Les documents ont été rejetés comme suspects quant à leur neutralité et leur objectivité du fait qu'ils provenaient d'Internet.

[23]            Dans son témoignage, l'avocate des demandeurs a mentionné que le DP était arrivé à son bureau [traduction] « avec, littéralement, mille pages de documents » (dossier du tribunal, p. 369), parmi lesquels il a sélectionné les éléments les plus pertinents quant aux mauvais traitements réservés aux mandéens. L'avocate a fait valoir que les sociétés islamiques avaient tendance à maltraiter les mandéens, qualifiés d'infidèles et d'impurs.


[24]            Les demandeurs soutiennent, dans leur mémoire supplémentaire, que la description qu'a faite la Commission des demandeurs, à savoir qu'ils étaient [traduction] « de religion mandéenne chrétienne » , entache les motifs dans leur ensemble. Je suis disposé à me rallier à cet argument. Le demandeur a invoqué une décision où la Refugee Status Appeals Authority de la Nouvelle-Zélande a conclu que la religion mandéenne n'est pas une religion chrétienne. Bien que la présente Cour ne soit pas liée par la décision de la Nouvelle-Zélande, les faits de cette affaire sont clairs et le tribunal spécialisé en l'espèce avait commis une erreur de fait - il avait désigné les mandéens comme étant un petit groupe religieux chrétien en s'appuyant sur la preuve documentaire, et ce à deux reprises. Or la preuve documentaire n'avait jamais décrit les mandéens comme un groupe chrétien - on y parlait des chrétiens et des mandéens comme étant [traduction] « unis dans la souffrance » et cousins dans la foi » . Cette conclusion erronée constitue une erreur susceptible de révision.

[25]            La conclusion erronée de la Commission quant au mandéisme s'ajoute à son omission de prendre en considération la preuve documentaire soumise par les demandeurs. Deux des documents (figurant aux pages 191 et 195 du dossier du tribunal) soulignent la persécution subie par les mandéens tant avant qu'après la guerre en Irak. Un article intitulé « Will the Mandaeans Survive Post-War Iraq? » figure à la page 191 du dossier du tribunal. L'article daté du 24 juillet 2003 souligne qu'au moins 80 mandéens ont été tués depuis la chute de Bagdad. La Commission a complètement fait fi de la preuve de persécution pendant la période de l'après-guerre en Irak, en l'absence de preuve convaincante du contraire.

[26]            Dans la décision Akhigbe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 249, [2002] A.C.F. no 332, le juge Dawson a traité de l'appréciation de la preuve par la Commission, au paragraphe 12 :

12       Par ailleurs, parmi les principes qui régissent la façon dont la SSR doit considérer les éléments de preuve, certains trouvent application en l'espèce :

i) Quand un réquérant jure que certaines allégations sont vraies, celles-ci sont présumées ltre, à moins qu'il n'existe des raisons d'en douter. Maldonado c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1980] 2 C.F. 302 (C.A.F.);


ii) La SSR a le droit de tirer des conclusions raisonnables, se fondant en cela sur le manque de vraisemblance, le bon sens et la raison, et de rejeter des témoignages irréfutés si ceux-ci ne sont pas compatibles avec les probabilités propres à l'affaire prise dans son ensemble. Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 160 N.R. 315 (C.F.A.); Shahamati c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 415 (C.A.F.);

iii) Bien que la SSR puisse même rejeter des témoignages irréfutés, elle doit tenir compte des éléments de preuve qui expliquent les incompatibilités apparentes avant de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité. Owusu-Ansah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1989), 8 lmm. L.R. (2d) 106 (C.A.F.);

[27]            Comme la Commission ne connaissait pas la religion qui constituait un élément clé de toute l'affaire, à savoir le mandéisme, elle n'avait pas le droit de rejeter une preuve non contredite comme la preuve documentaire produite par les demandeurs, en l'absence d'une preuve contraire. La Commission a conclu que les mandéens ont fait clairement l'objet de persécution durant la période ayant précédé la guerre en Irak (décision p. 12) mais, rejetant la preuve des demandeurs, elle n'a trouvé aucune preuve de persécution durant la période suivant la guerre. Cette preuve ayant été écartée de façon déraisonnable, la décision de la Commission est déraisonnable.

[28]            Vu la conclusion erronée que les mandéens sont des chrétiens et le rejet de la preuve documentaire, je suis d'avis d'accueillir la demande de contrôle judiciaire.


[29]            La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée pour réexamen par un tribunal constitué d'autres membres.

_ Le juge Rouleau »

     JUGE

OTTAWA (Ontario)

Le 21 avril 2005

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


                                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                                       

DOSSIER :                                 IMM-3939-04

INTITULÉ:                                 Naman Saleem Thamir et al

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

LIEU DE L'AUDIENCE :         Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :       Le 12 avril 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :               Le juge Rouleau

DATE DES MOTIFS :              Le 21 avril 2005

COMPARUTIONS :                 

Me Michael Crane                       POUR LES DEMANDEURS

Me Alexis Singer                         POUR L'INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Michael Crane

Toronto (Ontario)                        POUR LES DEMANDEURS

Me John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)                         POUR L'INTIMÉ



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