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Date : 20200204


Dossier : IMM-2921-19

Référence : 2020 CF 190

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 février 2020

En présence de monsieur le juge Barnes

ENTRE :

WIDLENE ALEXIS

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

APRÈS avoir entendu la présente demande de contrôle judiciaire à Vancouver (Colombie-Britannique) le lundi 13 janvier 2020;

ET APRÈS avoir entendu les avocats des parties et examiné les documents produits;

ET APRÈS avoir mis en délibéré cette décision;

ET APRÈS avoir conclu que la présente demande devait être accueillie pour les motifs suivants :

[1]  Widlene Alexis est une mineure de quatorze ans qui vit actuellement en République dominicaine et qui, depuis dix ans, est sous la garde de fait de Vaden Earle, lequel est citoyen canadien. Il essaie depuis ce temps de faire venir Widlene au Canada en vertu d’un permis de séjour temporaire (PST), mais sans succès. Il a présenté une demande de PST à deux reprises, mais a obtenu un refus à chaque fois. Le plus récent refus, qui date du 12 avril 2019, est celui qui est contesté dans le cadre de la présente demande.

[2]  Pendant un certain nombre d’années, M. Earle a poursuivi l’idée d’adopter Widlene. La mère de Widlene était décédée, mais son père biologique haïtien était apparemment vivant. Ce fait, entre autres, y compris les doutes sur la nationalité de Widlene, a créé des obstacles à l’adoption et, au moment où la demande sous-jacente de PST a été présentée le 16 décembre 2017, M. Earle avait abandonné toute idée d’adoption. Dans une lettre écrite en son nom, il est mentionné qu’un PST était requis, [traduction] « car [Widlene] N’est PAS admissible au parrainage parce que nous ne pouvons obtenir une ordonnance d’adoption d’aucun pays. Widlene est née dans un pays qui ne reconnaîtra pas sa citoyenneté de naissance [la République dominicaine], et certaines circonstances exceptionnelles échappant au contrôle des familles l’empêchent effectivement d’être adoptée par le pays de son ascendance [Haïti] » : voir le dossier de la demanderesse, aux p. 158-172.

[3]  La demande de PST de M. Earle reposait essentiellement sur des motifs d’ordre humanitaire et mentionnait la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909. Dans cette demande de PST, il était indiqué que Widlene était alors âgée de 12 ans, qu’elle considérait les Earle comme ses parents et que c’étaient eux qui s’occupaient d’elle. Il semblerait qu’elle n’avait aucun lien en Haïti qu’elle ne possédait pas de statut lui permettant de rester en République dominicaine. Elle ne connaissait pas son père biologique et il n’avait jamais été présent dans sa vie. Sa grand‑mère biologique et sa sœur aînée étaient en accord avec la demande et le déménagement de Widlene au Canada. En République dominicaine, Widlene avait un accès précaire à l’éducation parce qu’elle ne disposait pas d’un droit de résidence protégé dans ce pays. La demande de dispense résumait sa situation de la façon suivante :

[traduction]

Que Widlene puisse revendiquer la citoyenneté haïtienne ou non, des éléments de preuve convaincants donnent à penser que son rapatriement en Haïti aurait des répercussions significatives et négatives sur son développement social et émotionnel, et romprait les liens la seule famille que Widlene ait jamais connue. Le fait de rester en République dominicaine aurait également des répercussions négatives, puisque la crainte d’être expulsé pèse lourdement sur les enfants qui y vivent. Widlene n’est en sécurité qu’avec ses parents de fait, et leur sécurité est considérablement compromise qu’ils soient en République dominicaine ou en Haïti.

Widlene demande que le ministre Hussen reconnaisse ses droits à la sûreté et à la sécurité, qu’il reconnaisse les conditions inhumaines et les violations des droits de la personne bien documentées en République dominicaine et en Haïti, en particulier dans les camps frontaliers qui ont été créés en conséquence directe de lois racistes en République dominicaine.

Widlene demande au ministre de reconnaître qu’elle a passé de nombreuses années à attendre que le processus d’adoption aboutisse, malgré le fait que, selon elle, une adoption n’aura aucune incidence sur son appartenance à une famille. Le fait qu’un prestataire canadien de services d’adoption et un avocat en Haïti leur aient dit que cette adoption n’était pas possible importe peu à Widlene. Pour elle, ils forment une famille.

Les Earle demandent au Canada de les aider à remplir l’engagement qu’ils ont pris envers leur fille, de les aider à faire valoir ses droits et libertés et de lui donner une nation où il n’y a pas de confusion quant à son appartenance à la société canadienne.

Widlene Alexis Earle est l’exception à la règle. Elle mérite une protection en raison de son sexe et de sa race. Pourtant, elle ne correspond à aucune catégorie d’immigration, ce qui rend sa situation extrêmement unique et digne d’une intervention ministérielle. Ses parents et sa famille biologique ont fait tout ce qui était en leur pouvoir légal pour assurer son avenir. Ils ont maintenant besoin de l’aide du Canada.

[4]  En dépit de la nature pressante de la demande de PST présentée par M. Earle, celle-ci a été refusée pour les motifs qui suivent :

[Traduction]

Après un examen attentif et bienveillant de la demande, y compris une évaluation des motifs d’ordre humanitaire et de l’intérêt supérieur de l’enfant et de tous les renseignements à l’appui de cette demande ainsi que votre demande antérieure de permis de séjour temporaire et pour l’obtention de la citoyenneté en vertu des dispositions de la Loi sur la citoyenneté, j’ai le regret de vous informer que votre demande est rejetée.

Un permis de séjour temporaire est délivré dans des circonstances exceptionnelles pour permettre l’entrée au Canada de personnes qui ne satisfont pas à une exigence ou plus de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. J’ai conclu que la délivrance d’un permis de séjour temporaire n’est pas justifiée dans les circonstances. Cette décision est fondée sur les motifs suivants :

  Dans la documentation soumise au soutien de votre demande, il est indiqué qu’en tant que personne née en République dominicaine d’une mère haïtienne, qui n’a aucun statut juridique, et d’un père inconnu, vous êtes apatride. Les pièces présentées à l’appui de votre demande de citoyenneté comprenaient un certificat de naissance délivré en 2006 et un passeport haïtien délivré en 2009, qui indique Dumolex Alexis comme votre père biologique. IRCC a vérifié auprès des autorités haïtiennes en octobre 2017 et de nouveau en août 2018 que ces deux documents sont authentiques. Cela signifie que vous êtes une citoyenne haïtienne et que votre père biologique a des droits parentaux et qu’il devrait consentir à votre adoption.

  La documentation soumise au soutien de la demande indique qu’il n’y a plus d’étude de domicile valide pour la province de l’Ontario. Cela serait nécessaire pour une adoption valide.

  La documentation soumise indique que la province de l’Ontario affirme ne pas avoir la compétence nécessaire pour délivrer une lettre de non‑opposition concernant votre adoption.

  Je ne suis pas convaincue que l’entente de tutelle signée par votre grand-mère soit valide sur le plan juridique, pour les motifs suivants :

  Le document a été préparé en anglais par un notaire haïtien et signé en République dominicaine. Il est très habituel [sic] qu’une troisième langue qui n’est pas comprise par votre grand-mère ait été utilisée.

  Le document attestant de la traduction qui a été signé par votre grand-mère arbore une marque de trois croix alors que la procédure normale pour quelqu’un qui ne peut pas signer est d’utiliser une empreinte du pouce.

  Le document ne semble pas avoir été enregistré auprès d’un tribunal pour en faire un document juridique.

  J’ai examiné votre demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, en tenant compte de l’intérêt supérieur de l’enfant. Selon l’examen de tous les documents au dossier et des renseignements fournis, il ne semble pas y avoir de motifs suffisants pour justifier l’approbation.

Par conséquent, je rejette votre demande de permis de séjour temporaire.

[5]  Les notes au dossier de l’agente comprennent de plus amples détails sur son évaluation des motifs d’ordre humanitaire de la demande de dispense de Widlene. Voici un résumé des principales questions qu’elle a examinées et de ses constatations connexes :

  • a) Des preuves insuffisantes ont été produites pour prouver que Widlene était [traduction] « orpheline » ou [traduction] « apatride ».

  • b) Il n’existait pas de consensus selon lequel Widlene peut être adoptée. Elle avait également un père biologique inscrit sur son certificat de naissance haïtien et il [traduction] « pourrait avoir » des droits parentaux potentiels.

  • c) Widlene considérait les Earle comme ses parents et la partenaire actuelle de M. Earle comme une belle-mère.

  • d) Widlene n’avait aucun lien de fait à Haïti. En République dominicaine, elle avait un accès limité à l’éducation parce que son statut de résidence à cet endroit était fragile.

  • e) La sœur aînée et la grand-mère de Widlene avaient cédé la garde aux Earle.

  • f) Les détails sur les soins et la garde proposés de Widlene au Canada n’étaient pas clairs.

  • g) Depuis 2012, les Earle n’ont fourni aucune preuve de leurs efforts pour adopter Widlene ou officialiser leurs droits parentaux. La possibilité d’adopter Widlene à partir d’Haïti demeurait une option, ouvrant ainsi d’autres voies juridiques à Widlene pour venir au Canada.

  • h) Widlene voulait vivre au Canada avec les Earle et a eu l’occasion de faire connaître son point de vue conformément à l’article 12 de la Convention de La Haye relative aux droits de l’enfant.

  • i) Les risques connus de trafic et de violences sexuelles en République dominicaine ne sont que peu préoccupants parce que Widlene pouvait se prévaloir de la protection d’Haïti, ou, subsidiairement, d’autres membres de sa famille, y compris sa grand-mère, sa sœur ou son père, qui « vit peut-être encore dans [sic] Haïti ».

[6]  Il est entendu que cette demande doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [2019] ACS no 65 (QL) [Vavilov]. D’après l’arrêt Vavilov, la norme de la décision raisonnable doit être fondée sur la qualité des raisons données par un décideur, mesurée par la justification de la décision ainsi que la transparence et l’intelligibilité [au par. 81]. Entre autres facteurs, la Cour a déclaré que, pour être raisonnable, une décision doit avoir une cohérence interne et être justifiée par une attention appropriée au dossier de la preuve. À l’inverse, lorsqu’il y a des erreurs graves dans la logique globale, lorsque les motifs ne révèlent pas une chaîne d’analyse rationnelle, ou lorsque le raisonnement est circulaire, présente de faux dilemmes, des généralisations non fondées ou une prémisse absurde, la décision peut être annulée [aux par. 102 à 104].

[7]  Les raisons fournies par l’agente pour justifier son refus de délivrer un PST à Widlene sont, dans l’ensemble, incohérentes ou profondément incompatibles avec la preuve présentée. En effet, la décision de l’agente est principalement fondée sur des préoccupations concernant les obstacles de procédure pour l’adoption et les formalités documentaires pour l’établissement de la tutelle légale. Par contre, l’agente a presque entièrement ignoré la situation personnelle de Widlene. Nulle part dans l’analyse de l’agente, cette dernière ne prend en compte les avantages pour Widlene de jouir d’une vie familiale stable et aimante au Canada, contrairement à l’instabilité, aux risques et aux privations auxquels elle a fait face et auxquels elle serait probablement exposée en République dominicaine ou en Haïti. En effet, si elle était expulsée en Haïti, elle serait presque certainement séparée de M. Earle et n’aurait pas de source équivalente de protection.

[8]  L’idée que son père biologique pourrait un jour se manifester et que ses droits devraient prévaloir sur les souhaits et les intérêts de Widlene n’a aucun fondement historique. Le fait qu’il ait apparemment abandonné Widlene depuis sa naissance dissipe toute préoccupation quant à ses [traduction] « droits », en particulier face à l’amour et aux soins que les Earle lui prodiguent depuis 2009. De plus, contrairement à l’adoption, rien ne permettait de croire que la délivrance d’un PST à Widlene nuirait aux intérêts hypothétiques d’un père absent et inconnu.

[9]  Les préoccupations légalistes de l’agente au sujet de la forme des documents de tutelle que les Earle avaient soumis n’offraient aucun fondement solide permettant d’ignorer les souhaits déclarés de la grand-mère et de la sœur de Widlene. Toutes deux étaient en faveur de la tutelle de fait des Earle, un statut qui existait depuis dix ans. La grand-mère de Widlene a également souscrit un affidavit à cet égard devant un agent du consulat canadien à l’appui de la demande de PST.

[10]  La croyance de l’agente selon laquelle Widlene n’était ni [traduction] « orpheline » ni [traduction] « apatride » a peu d’importance. Selon le dossier présenté, elle serait orpheline de fait si elle quittait les soins des Earle. Le fait qu’elle aurait pu être citoyenne d’Haïti n’a pas dissipé l’inquiétude selon laquelle, sans les soins des Earle, elle courrait un risque important dans ce pays et en République dominicaine. Le fait que Widlene vivait dans la pauvreté jusqu’à l’arrivée des Earle aurait dû être une préoccupation importante, mais il a plutôt été écarté.

[11]  La fixation de l’agente à l’égard de la possibilité d’adoption laisse perplexe. Aucune évaluation raisonnable de ce dossier ne permettrait de conclure que l’adoption était une option viable en l’espèce. En effet, la demande de PST était expressément fondée sur l’incapacité des Earle à parvenir à une adoption en Haïti comme moyen d’entrée au Canada : voir la page 167 du dossier de la demanderesse.

[12]  Les préoccupations de l’agente au sujet du manque présumé de détails sur les arrangements relatifs aux soins de Widlene au Canada et sur le rôle de sa belle-mère étaient d’une importance minimale. Ce dont l’agente devait tenir compte était le fait que les Earle avaient, depuis 2009, apporté amour et soutien à Widlene en République dominicaine. Rien dans le dossier ne permettait de penser qu’une fois au Canada, les Earle cesseraient de lui prodiguer les soins si généreusement offerts depuis une dizaine d’années. Il s’agit d’une « proposition bidon » de premier ordre.

[13]  Bien que l’arrêt Kanthasamy de la Cour suprême ait été invoqué, il est évident que l’agent ne l’a pas lu. Selon cet arrêt, l’intérêt supérieur d’un enfant est déterminé par ce qui [traduction] « dans les circonstances, paraît le plus propice à la création d’un climat qui permettra le plus possible à l’enfant d’obtenir les soins et l’attention dont il a besoin » [au par. 36]. L’intérêt doit être examiné avec beaucoup d’attention eu égard à l’ensemble de la preuve [au par. 39]. Cela signifie que l’attention portée aux facteurs liés au bien-être émotionnel, social, culturel et physique de l’enfant doit être prise en considération. Diviser une telle analyse en plusieurs éléments distincts et mettre l’accent sur les aspects techniques et les formalités documentaires est loin de respecter les obligations reconnues dans la jurisprudence. Comme dans l’arrêt Kanthasamy, l’agente n’a pris en compte nulle part dans son évaluation de l’effet de la séparation possible de Widlene et de la famille Earle ou le fait que, sans un PST, la famille serait effectivement exilée en République dominicaine. M. Earle se retrouve avec le dilemme de s’occuper de Widlene en République dominicaine ou de retourner au Canada sans elle. À son immense mérite, lui, son épouse actuelle et son ancienne épouse ont agi de façon responsable et s’occupent de Widlene depuis 2009. M. Earle veut faire venir Widlene au Canada et celle‑ci le souhaite également. Le temps est venu que quelqu’un réalise un examen global et complet des motifs d’ordre humanitaire axés sur les circonstances et les besoins de Widlene. Les aspects techniques et les formalités peuvent être pertinents, mais ils ne sont certainement pas au cœur de cet examen.

[14]  Bien que je sois en accord avec l’argument du ministre selon lequel il faut limiter la compétence de délivrer un PST à des enfants vivant dans la pauvreté, la situation de Widlene est exceptionnelle. Depuis dix ans, elle vit dans une famille canadienne qui s’occupe d’elle et avec laquelle elle a créé des liens solides. Les seules options réalistes pour cette famille sont de rester en République dominicaine ou de venir vivre au Canada.

[15]  Pour les motifs susmentionnés, la décision est annulée. L’affaire doit être renvoyée à un autre décideur pour qu’il procède à un nouvel examen sur le fond conformément aux présents motifs.

[16]  Aucune des parties n’a proposé de question à des fins de certification et la présente affaire ne soulève aucune question grave de portée générale.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2921‑19

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un autre décideur pour qu’il procède à un nouvel examen sur le fond conformément aux présents motifs.

 « R.L. Barnes »

Juge


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM‑2921‑19

INTITULÉ :

WIDLENE ALEXIS c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 janvier 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BARNES

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 4 février 2020

COMPARUTIONS :

Steven Meurrens

POUR La demanderesse

Brett Nash

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Larlee Rosenberg

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR La demanderesse

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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