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Date : 20200127


Dossier : T‑1092‑19

Référence : 2020 CF 140

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 27 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

SANDRA MORA

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Mme Sandra Mora cherche à renverser la décision de la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale, qui a conclu que sa plainte concernant le rejet de sa demande de prestations d’assurance‑emploi ne pouvait pas être traitée parce qu’elle l’avait présentée en retard.

[2]  La division d’appel a conclu que la demanderesse n’avait pas fourni un motif valable pour avoir présenté tardivement sa demande de prestations et elle a donc décidé de ne pas proroger le délai fixé pour présenter une demande. La division d’appel a aussi conclu que la demanderesse n’avait pas prouvé que son appel avait une chance raisonnable d’être accueilli parce que ses allégations ne concordaient pas avec les éléments de preuve au dossier, raison pour laquelle elle a rejeté sa demande de permission d’en appeler de la décision de la division générale du Tribunal de la sécurité sociale.

[3]  La demanderesse prétend que la division d’appel n’a pas tenu compte de son explication de la raison pour laquelle elle avait présenté tardivement sa demande de prestations de maladie de l’assurance‑emploi ni du contexte général des différents régimes de prestations offerts en vertu de différentes lois. Elle affirme que la décision repose sur une interprétation technique plutôt que sur une compréhension des raisons pour lesquelles elle a agi comme elle l’a fait, ce qui rend la décision déraisonnable.

[4]  Pour les motifs exposés ci‑dessous, je rejette la présente demande. Même si je suis sensible à la situation de la demanderesse, je ne suis pas convaincu que la décision de la division d’appel est déraisonnable.

I.  Le contexte

[5]  Les principaux faits ne sont pas sérieusement contestés par les parties. La demanderesse s’est blessée au travail et a reçu des indemnités d’accident du travail de Work Safe British Columbia (WorkSafeBC) du 12 septembre 2016 au 17 janvier 2017. Elle a commencé un processus de retour graduel au travail en mars 2017 et a repris son emploi à temps plein en mai 2018. Elle a appris que WorkSafeBC refusait de l’indemniser pour la période allant de janvier à mars 2017. Elle a interjeté appel de la décision en question, mais l’appel a été rejeté le 29 juin 2018.

[6]  En août 2018, la demanderesse a présenté une demande de prestations de maladie de l’assurance‑emploi, mais la Commission de l’assurance‑emploi du Canada a établi qu’elle n’avait pas accumulé d’heures d’emploi assurable du 27 août 2017 au 25 août 2018, raison pour laquelle elle a rejeté la demande. La demanderesse a présenté une demande de réexamen, mais cette dernière a aussi été rejetée. Elle a interjeté appel auprès de la division générale du Tribunal de la sécurité sociale, mais celle‑ci a rejeté son appel parce que, malgré la conclusion selon laquelle la demanderesse avait un emploi assurable, il a été conclu qu’elle n’avait pas de motif valable justifiant la présentation tardive de sa demande de prestations.

[7]  La demanderesse a ensuite interjeté appel auprès de la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale, mais son appel a été rejeté. La division d’appel a cerné trois questions : i) la demanderesse a‑t‑elle présenté tardivement sa demande de permission d’en appeler de la décision de la division générale? ii) Dans l’affirmative, faut‑il proroger le délai de présentation de la demande? iii) Si le délai est prorogé, faut‑il accorder la permission d’en appeler et, plus précisément, l’appel a‑t‑il une chance raisonnable d’être accueilli?

[8]  À la lumière des faits de l’affaire, la division d’appel a conclu que la demande de permission d’en appeler avait été déposée en retard. Elle a ensuite tranché qu’il ne fallait pas proroger le délai ni accorder une permission, parce que la demanderesse n’avait pas de cause défendable ni de chance raisonnable d’avoir gain de cause. Les motifs de la division d’appel sont au cœur de la présente demande et ils sont donc analysés plus en détail ci‑après.

II.  Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[9]  La seule question soulevée en l’espèce consiste à savoir si la décision de la division d’appel est raisonnable. La demanderesse ne prétend pas qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale ni qu’une erreur de droit a été commise.

[10]  La norme de contrôle applicable est la norme de la décision raisonnable, ce qui a été établi dans des affaires antérieures (Andrews c Canada (Procureur général), 2018 CF 606, au par. 17) et qui est conforme à l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), plus particulièrement à la lumière de l’article 68 de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, LC 2005, c 34 (la Loi), selon lequel on ne peut pas interjeter appel d’une décision de la division d’appel et que le seul recours possible est une demande de contrôle judiciaire.

[11]  Il y a de nombreuses dimensions à examiner relativement à la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov et appliquée dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 (Société canadienne des postes). En l’espèce, les balises les plus importantes concernent le fait que, dans un premier temps, le contrôle doit porter sur les motifs de la décision. En outre, il faut évaluer si le décideur (en l’espèce, la division d’appel) a appliqué le droit pertinent aux faits importants de l’affaire et si le raisonnement est intrinsèquement cohérent et rationnel. Autrement dit, le droit pertinent et les faits clés de l’affaire cernent les contours de l’espace à l’intérieur duquel la décision doit être rendue (Vavilov, aux par. 85 et 99, et Société canadienne des postes, au par. 31). Si un contrôle révèle que le décideur est allé au‑delà de cet espace – en appliquant les mauvaises dispositions juridiques ou en ne tenant pas compte des principaux faits pertinents —, alors la décision peut être jugée déraisonnable.

[12]  De plus, le processus d’analyse doit démontrer que la décision est justifiée, ce qui comprend la question de savoir si une cour de révision peut suivre la logique interne de la décision et comprendre de quelle façon le décideur est arrivé à sa conclusion (Vavilov, aux par. 81 et 85). Une façon de décrire ce processus a été énoncée par le juge Rennie dans la décision Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, au paragraphe 11, lorsqu’il a déclaré qu’une décision raisonnable est une décision qui permet à la cour de révision de « relier les points sur la page [de sorte que] les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées ». S’il n’y a pas de tels points ou si la direction n’est pas claire, alors il peut être conclu que la décision est déraisonnable.

[13]  Le contexte qui précède ayant été établi, je vais maintenant examiner les arguments de la demanderesse contre la décision de la division d’appel.

III.  Analyse

[14]  Le principal argument de la demanderesse consiste à dire que, au moment de rendre sa décision, la division d’appel n’a pas tenu compte de son explication de la raison pour laquelle elle a présenté tardivement sa demande de prestations d’assurance‑emploi, parce qu’elle a trop mis l’accent sur les détails précis et la chronologie du dossier. La demanderesse a affirmé qu’elle pensait devoir demander une indemnisation à WorkSafeBC relativement à son accident de travail, ce qu’elle a fait avant de présenter une demande de prestations d’assurance‑emploi. Elle a procédé ainsi parce qu’elle croyait que c’était la bonne chose à faire. En outre, elle ne voulait pas se rendre coupable de [traduction« cumul » en demandant les deux types de prestations en même temps. Il s’agissait d’une approche raisonnable et éthique, et la division d’appel aurait dû l’accepter.

[15]  De plus, à l’audience, la demanderesse a fait valoir ne pas avoir reçu la décision de la division générale lorsqu’elle lui a été envoyée pour la première fois. Elle a téléphoné pour se renseigner à ce sujet, et c’est à ce moment‑là qu’on lui a remis une copie de la décision. Elle a ensuite déposé ses documents d’appel dans les jours qui ont suivi. Elle n’a pas été en mesure de citer des éléments de preuve précis dont la division d’appel avait été saisie à ce sujet, et il ne peut pas être reproché à la division d’appel de ne pas avoir tenu compte de renseignements auxquels elle n’avait pas accès à l’époque. En l’absence d’éléments de preuve à ce sujet, je ne pousserai pas mon analyse de ce point plus loin.

[16]  Je vais maintenant revenir à l’argument principal. La demanderesse prétend que la décision de la division d’appel ne tenait pas compte de sa principale explication du retard. Dans le cadre de la présente affaire, il y a deux périodes de retard pertinentes : (i) la période allant de l’envoi initial de la décision de la division générale à la demanderesse (21 janvier 2019) au moment où la demanderesse a présenté sa demande de permission d’en appeler à la division d’appel (23 mai 2019); (ii) la période allant de l’arrêt de travail de la demanderesse en raison de son accident de travail (septembre 2016) jusqu’à la présentation de sa demande de prestations d’assurance‑emploi (août 2018). La division d’appel a abordé ces périodes tour à tour.

[17]  En ce qui concerne le dépôt tardif des documents d’appel, la division d’appel a examiné s’il y avait lieu d’exercer son pouvoir discrétionnaire de proroger les délais et a appliqué les facteurs énoncés dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Larkman, 2012 CAF 204. Elle tentait principalement de savoir si la demanderesse avait démontré qu’elle avait une cause défendable ou si la demande avait un mérite potentiel. Comme la division d’appel l’a souligné, cette évaluation s’apparente au critère qui sert à établir s’il faut accorder une permission d’en appeler énoncé au paragraphe 58(2) de la Loi, selon lequel elle doit rejeter la demande de permission : « si elle est convaincue que l’appel n’a aucune chance raisonnable de succès ».

[18]  Le moyen d’appel sur lequel la demanderesse s’est fondée était que la division générale avait tiré « une conclusion de fait erronée […] de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance » (al. 58(1)c) de la Loi). La division générale a rejeté l’appel de la demanderesse après avoir conclu que cette dernière n’avait pas prouvé qu’elle avait de bonnes raisons de présenter tardivement sa demande de prestations de maladie de l’assurance‑emploi. Pour sa part, la demanderesse a fait valoir que la décision ne tenait pas compte d’éléments de preuve importants. Premièrement, elle était une professionnelle des ressources humaines pleinement qualifiée qui comptait de nombreuses années d’expérience au sein de grandes sociétés et elle avait informé de nombreux employés de leurs droits en vertu du régime d’assurance‑emploi : elle connaissait donc ses droits. Deuxièmement, elle avait consulté le site Web de Service Canada pour obtenir son propre relevé d’emploi ainsi que des renseignements sur ses prestations d’assurance‑emploi. Troisièmement, elle avait communiqué avec des agents de Service Canada en juillet 2018, et ces derniers lui avaient dit que tous les formulaires dont elle avait besoin pour présenter une demande d’assurance‑emploi étaient accessibles en ligne. Par conséquent, elle avait pris des mesures raisonnablement rapides pour connaître ses droits et présenter sa demande.

[19]  La division d’appel a conclu que la division générale avait tenu compte de certains des renseignements susmentionnés au moment de rendre sa décision, notamment le fait que la demanderesse avait de nombreuses années d’expérience comme professionnelle des ressources humaines et qu’elle avait eu accès à des formulaires en ligne. Rien ne permettait de conclure que de tels éléments de preuve avaient été ignorés.

[20]  La division d’appel a également conclu que la demanderesse n’avait pas présenté d’éléments de preuve au sujet de ses interactions avec Service Canada en juillet 2018, de sorte que la division générale ne pouvait pas en avoir fait fi : il n’y avait tout simplement aucun élément de preuve à l’appui de telles interactions.

[21]  De plus, la division d’appel a conclu que la demanderesse n’avait pas expliqué l’écart entre sa dernière date de travail en septembre 2016 et ses efforts pour obtenir des prestations de maladie de l’assurance‑emploi à compter de juillet 2018. La demanderesse n’avait pas prouvé qu’elle avait eu un motif valable tout au long de la période du retard.

[22]  La demanderesse soutient que la décision de la division d’appel est déraisonnable parce qu’elle n’a pas tenu compte de l’explication globale de sa conduite. Elle essayait d’adopter la bonne approche et elle pensait qu’elle devrait d’abord demander une indemnisation à WorkSafeBC avant de présenter une demande de prestations d’assurance‑emploi. Plutôt que de reconnaître les efforts de la demanderesse pour éviter tout cumul de prestations, la division d’appel semble l’avoir pénalisé parce qu’elle n’a pas agi plus rapidement. La demanderesse soutient qu’une telle décision est déraisonnable.

[23]  Je ne peux pas conclure que la décision de la division d’appel est déraisonnable. Les contrôles judiciaires fondés sur la norme de la décision raisonnable consistent à établir si le décideur a appliqué le droit pertinent aux faits essentiels et si sa décision reflète un raisonnement logique et cohérent. La décision s’inscrivait‑elle dans le bon contexte juridique et factuel et décrivait‑elle, de façon rationnelle et cohérente, la façon dont le décideur en est arrivé au résultat final? En appliquant ce critère à l’affaire dont je suis saisi, je conclus que la décision est raisonnable.

[24]  La division d’appel a appliqué les bons critères juridiques, et ce, tant pour la demande de prorogation de délai que pour la question de savoir s’il fallait accorder une permission d’en appeler. Elle a tenu compte des faits dont elle disposait et a souligné que certains éléments de preuve sur des points clés n’avaient tout simplement pas été présentés à la division générale. L’analyse de la division d’appel est claire et cohérente.

[25]  Même si je comprends les raisons pour lesquelles la demanderesse estime que la décision ne tient pas compte de son approche globale – qui consistait à demander d’abord une indemnisation à WorkSafeBC avant de présenter une demande de prestations d’assurance‑emploi –, il faut se rappeler que les délais fixés dans le cadre du régime d’assurance‑emploi servent d’importants objectifs stratégiques et qu’on ne pas peut pas en faire fi. Comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Beaudin, 2005 CAF 123, au paragraphe 6 : « une saine et équitable administration du système requiert que la Commission se livre à une vérification rapide et la plus contemporaine possible des événements et des circonstances qui génèrent la demande de bénéfices ». Même si la demanderesse a expliqué les raisons pour lesquelles elle pensait qu’il était approprié d’attendre avant de présenter une demande de prestations de maladie de l’assurance‑emploi, elle n’a pas suivi les règles établies par la loi.

[26]  Les arguments de la demanderesse ne démontrent pas que la décision de la division d’appel est déraisonnable.

IV.  Conclusion

[27]  Pour tous les motifs qui précèdent, je rejette la demande de contrôle judiciaire.

[28]  Le défendeur n’a pas réclamé de dépens, de sorte qu’aucuns ne sont adjugés.

[29]  Je tiens à exprimer ma gratitude à la demanderesse et à l’avocate du défendeur pour leurs observations utiles et leur approche professionnelle et courtoise dans le cadre de la présente affaire.

[30]  Comme convenu à l’audience, l’intitulé est par les présentes modifié, et la modification prend effet immédiatement afin de supprimer du dossier le ministre de la Justice à titre de défendeur.


JUGEMENT dans le dossier T‑1092‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

  3. L’intitulé est par les présentes modifié, et la modification prend effet immédiatement afin de supprimer du dossier le ministre de la Justice à titre de défendeur.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 13e jour de février 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1092‑19

INTITULÉ :

SANDRA MORA c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 JANVIER 2020

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 27 JANVIER 2020

COMPARUTIONS :

Sandra Mora

LA DEMANDERESSE

 

Gwen McIsaac

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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