Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20200130


Dossier : T-495-17

Référence : 2020 CF 161

Ottawa (Ontario), le 30 janvier 2020

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

9255-2504 QUÉBEC INC.

ET

142550 CANADA INC.

ET

GRAND BOISÉ DE LA PRAIRIE INC.

demanderesses

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

Table des matières

I. INTRODUCTION  2

II. CONTEXTE GÉNÉRAL  5

III. LA PREUVE ADMINISTRÉE AU PROCÈS  15

A. Le témoignage de M. Quint  16

B. Le témoignage de M. Dionne  23

C. Le témoignage de Mme Couture  27

D. Le témoignage de M. Branchaud  32

E. Les témoins de Pêches et Océans Canada  37

F. Le témoignage de Mme Bouthillier  39

IV. LES ARTICLES 80 ET 64 DE LA LOI  42

V. LA DÉSIGNATION DES DÉFENDEURS  45

VI. QUESTIONS EN LITIGE  47

VII. ANALYSE  48

A. La responsabilité civile extracontractuelle de l’État fédéral est-elle engagée en l’espèce?  48

(1) La position des demanderesses  48

(2) Principes généraux applicables  51

(3) L’absence de règlements de mise en œuvre du régime indemnitaire institué par la Loi n’engage pas, en l’espèce, la responsabilité civile extracontractuelle de l’État  56

(4) La décision de la Ministre de ne pas verser d’indemnités en raison de l’absence de règlements n’engage pas davantage la responsabilité civile extracontractuelle de l’État fédéral  75

B. Alternativement, sommes-nous en présence d’une expropriation déguisée?  82

I.  INTRODUCTION

[1]  Les demanderesses, des compagnies liées, œuvrent dans le domaine du développement immobilier. Leurs activités sont principalement concentrées sur la Rive-Sud de Montréal, notamment dans la ville de La Prairie où elles ont entrepris, en 2013, la réalisation d’un projet de développement immobilier connu sous le nom de Projet Symbiocité (identifié aussi dans la preuve tantôt comme le projet du Domaine de la nature, tantôt comme le projet du secteur du Bois de la commune). Ce projet compte six phases et sa complétion était prévue pour 2019.

[2]  Le 17 juin 2016, alors que les quatre premières phases du Projet Symbiocité sont à toutes fins utiles complétées, le gouverneur en conseil, aux termes des pouvoirs qui lui sont dévolus par le sous-alinéa 80(4)(c)(ii) de la Loi sur les espèces en péril, LC 2002, c 29 [la Loi], prend un décret d’urgence visant à protéger la rainette faux-grillon de l’Ouest, une espèce menacée aux termes de la Loi. Ce décret, qui doit entrer en vigueur le 17 juillet 2016, est suivi d’un second décret (Décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest (population des Grands Lacs/Saint-Laurent et du Bouclier canadien), DORS/2016-211 [Décret], Pièce P-1), pris quant à lui le 8 juillet 2016, mais avec prise d’effet immédiate, puisque des travaux de machinerie lourde, non attribués aux demanderesses, continuent d’être observés dans l’aire d’application du premier décret. Sauf pour la prise d’effet, le Décret est en tout point identique à celui du 17 juin 2016.

[3]  Le gouverneur en conseil estime son intervention nécessaire étant alors convaincu que cette espèce présente au Québec, surtout en Montérégie et dont la population a décliné de façon significative au cours des cinquante dernières années dans cette région, laquelle comprend le territoire de la ville de La Prairie, est exposée à des menaces imminentes à son rétablissement.

[4]  L’aire d’application du Décret s’étend aux terrains sur lesquels doivent être construites les phases 5 et 6 du Projet Symbiocité et les interdictions que le Décret met en place freinent le développement desdites phases puisqu’il n’est dès lors plus permis aux demanderesses, sous peine de sanctions sévères, de procéder aux travaux nécessaires à la réalisation des deux dernières phases de leur projet.

[5]  Tout comme au moins deux de leurs concurrents, le Groupe Maison Candiac Inc. et Habitations Îlot St-Jacques Inc., dont les terrains sont aussi touchés par le Décret, les demanderesses s’estiment lésées par la prise de celui-ci. Toutefois, contrairement à ces deux concurrents, elles ne contestent pas la validité du Décret, laquelle a été confirmée du reste par deux décisions de cette Cour (actuellement devant la Cour d’appel fédérale) dans Groupe Maison Candiac Inc. c Canada (Procureur général), 2018 CF 643 [Groupe Maison Candiac] et Habitations Îlot St-Jacques Inc. c Canada (Procureur général), 2019 CF 315 [Îlot St-Jacques].

[6]  Tenant, donc, la validité du Décret pour acquise aux fins du présent recours, les demanderesses soutiennent que la défenderesse a engagé sa responsabilité civile en faisant défaut de compenser les pertes qu’elles estiment avoir subies du fait que la réalisation des phases 5 et 6 du Projet Symbiocité est désormais à toutes fins utiles irrémédiablement compromise par la prise du Décret. Selon elles, cette faute résulterait du défaut de la défenderesse, ici représentée par le gouverneur en conseil et la ministre de l’Environnement et du Changement climatique, de mettre en œuvre le régime indemnitaire institué par la Loi, lequel autorise le versement à toute personne, et ce en conformité avec les règlements adoptés à cette fin, d’une indemnité juste et raisonnable pour les pertes subies en raison des conséquences extraordinaires que peut avoir l’application d’un décret d’urgence pris aux termes de la Loi, et d’en assurer la pleine application au cas d’espèce.

[7]  Alternativement, les demanderesses prétendent que la prise du Décret, parce qu’elle n’a pas été précédée - ou suivie - par la mise en œuvre dudit régime indemnitaire, a eu pour effet d’opérer une expropriation déguisée des terrains compris dans l’aire d’application du Décret, expropriation pour laquelle, plaident-elles, elles sont en droit d’obtenir une compensation pleine et entière.

[8]  La défenderesse conteste l’un et l’autre fondement de la réclamation des demanderesses, mais admet, après s’être entendue avec elles quelques jours avant le début du procès, que la perte subie par les demanderesses du fait de l’adoption du Décret se chiffre, à l’exclusion des frais d’experts et des honoraires extra-judiciaires qu’elles ont versés à leurs procureurs, à 22 292 473 $. Le détail de cette entente est consigné à la Pièce P-106 produite, de consentement, au procès.

II.  CONTEXTE GÉNÉRAL

[9]  La rainette faux-grillon de l’Ouest est un petit amphibien vivant en milieux humides qui, à l’âge adulte, ne mesure généralement pas plus de 2,5 centimètres et ne pèse généralement pas plus qu’un gramme. Sa vie durant, elle se déplacera rarement à plus de 300 mètres de son lieu de reproduction.

[10]  Au Canada, on la retrouve maintenant essentiellement dans le sud de l’Ontario et dans le sud-ouest du Québec, principalement en Montérégie et en Outaouais. En Montérégie, plus particulièrement, cette espèce n’occuperait plus que 10 % de l’aire de répartition qu’elle occupait il y a 50 ans. L’une des six métapopulations de rainettes faux-grillon de l’Ouest répertoriées en Montérégie se trouve dans la région de La Prairie, aux limites des municipalités de Candiac et de Saint-Philippe. Il s’agit là de la deuxième plus grande métapopulation de la région.

[11]  Selon la preuve au dossier, la plus grande menace qui pèse sur cette espèce provient du fait que son habitat se trouve souvent sur des terres jugées d’intérêt pour le développement urbain ou agricole. L’assèchement et le remblaiement des terres qui en résultent s’avèreraient en effet fatals pour plusieurs individus en plus de modifier de façon importante la qualité de l’habitat essentiel de l’espèce (Pièce D-1).

[12]  Le 23 février 2010, la rainette faux-grillon de l’Ouest, population des Grands-Lacs/Saint-Laurent et du Bouclier canadien, est désignée, par décret du gouverneur en conseil, « espèce menacée » au sens de la Loi, c’est-à-dire une espèce sauvage susceptible de devenir une espèce en voie de disparition si rien n’est fait pour contrer les facteurs menaçant de la faire disparaître (Décret modifiant l’annexe 1 de la Loi sur les espèces en péril, DORS/2010-32, Pièce D-3).

[13]  Tel que j’en ai fait état dans Groupe Maison Candiac, la désignation d’une espèce en tant qu’espèce menacée résulte généralement d’une évaluation menée par un comité d’experts indépendants, le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada [COSEPAC], constitué en vertu de la Loi et dont la mission est, notamment, d’évaluer la situation de toute espèce sauvage qu’il estime en péril et de signaler, ce faisant, au ministre responsable – ici le/la ministre de l’Environnement et du Changement climatique (ou le/la ministre fédéral de l’environnement) – les menaces réelles ou potentielles pesant sur elle (Groupe Maison Candiac aux paras 58-60).

[14]  En l’espèce, dans un rapport daté d’avril 2008 (Pièce D-1), le COSEPAC note qu’au Québec, en raison notamment de l’expansion suburbaine, l’habitat et les sites de reproduction de la rainette faux-grillon de l’Ouest subissent des pertes continues, ce qui entraine des pertes de population et l’isolement des parcelles d’habitat restantes. Il en conclut que l’espèce est menacée. S’en suivent une recommandation du ministre fédéral de l’environnement pour que la rainette faux-grillon de l’Ouest, population des Grands-Lacs/Saint-Laurent et du Bouclier canadien, soit inscrite sur la liste des « espèces menacées », tel que définies à la Loi, et, la prise du décret de désignation mentionné ci-haut (Pièce D-3).

[15]  Depuis 2001, la rainette faux-grillon de l’Ouest est aussi classée « espèce faunique vulnérable » aux termes de la loi québécoise sur les espèces menacées ou vulnérables (Loi sur les espèces menacées ou vulnérables, RLRQ c E-12.01) et fait l’objet, depuis ce temps, d’un plan de conservation (Pièce D-89) rédigé sous la gouverne de cette loi et destiné à mettre un terme au déclin de la population de l’espèce. Une mise à jour de ce plan est effectuée en 2008 à partir d’une revue des principes de conservation menée l’année précédente (Pièce D-64).

[16]  En mai 2008, la ville de La Prairie, qui en avait fait la demande en décembre 2005, obtient du gouvernement du Québec un certificat d’autorisation émis aux termes de l’article 22 de la loi québécoise sur la qualité de l’environnement (Loi sur la qualité de l’environnement, RLRQ c Q-2; Pièce P-26). Ce certificat autorise des activités de remblayage de zones humides (marécages et marais) sur les terrains sur lesquels on projette de construire ce qui deviendra le Projet Symbiocité. En contrepartie, il est assorti d’un certain nombre de mesures visant à atténuer les impacts environnementaux de ces activités. La preuve révèle que les demanderesses sont parties prenantes aux démarches visant à obtenir ce certificat, mais comme la ville de La Prairie est, à l’époque, propriétaire de plus de la moitié des terrains de l’aire où le développement du futur projet Symbiocité est envisagé, c’est à son nom que le certificat est émis.

[17]  Le 11 juillet 2012, les demanderesses signent avec la ville de La Prairie un protocole d’entente (Pièce P-2) visant le développement du Projet Symbiocité. Comme suite audit protocole, les demanderesses et la ville procèdent à un échange de terrains. Plus particulièrement, les demanderesses achètent de la ville la majeure partie des terrains sur lesquels les phases 5 et 6 du Projet Symbiocité doivent être construites. Cette transaction est constatée devant notaire le 6 juin 2013 (Pièce P-23).

[18]  Quelques semaines avant que cette transaction se cristallise, soit à la mi-mai 2013, un groupe de défense de l’environnement, Nature Québec, requiert formellement du ministre fédéral de l’environnement en poste à l’époque, Peter Kent, la prise d’un décret d’urgence aux termes de l’article 80 de la Loi afin de protéger l’habitat de la métapopulation de la rainette faux‑grillon de l’Ouest du secteur où l’on prévoit construire le Projet Symbiocité. Nature Québec estime que ce projet menace ce qui reste de la métapopulation de ce secteur et signale au ministre l’existence d’un avis public émis par l’Équipe provinciale de rétablissement de cette espèce en 2010, lequel « réitère la faiblesse des outils légaux en place au Québec pour protéger les habitats fauniques sur terres privées » constatée dans un premier avis rendu public en 2007 (Pièce D-7).

[19]  Le 27 mars 2014, la successeure du ministre Kent au portefeuille de l’Environnement, la ministre Leona Aglukkaq, refuse de recommander au gouverneur en conseil l’adoption du décret d’urgence recherché, estimant que même si le déclin de la rainette faux-grillon de l’Ouest dans tout le sud du Québec et de l’Ontario peut être qualifié de grave d’un point de vue biologique, la portée des travaux envisagés sur le site visé par la mise en demeure de Nature Québec ne menace pas la possibilité de la présence de l’espèce ailleurs en Ontario et au Québec (Pièce P-119).

[20]  Nature Québec n’en reste pas là. Elle conteste devant cette Cour la décision de la ministre Aglukkaq. Se joint à elle un autre groupe de défense de l’environnement, le Centre québécois du droit de l'environnement.

[21]  Le 22 juin 2015, le juge Luc Martineau, même s’il refuse d’ordonner à la ministre de recommander au gouverneur en conseil la prise d’un décret d’urgence, casse la décision de ne pas faire une telle recommandation, qu’il juge déraisonnable, et renvoie l’affaire à la ministre pour qu’elle reconsidère ladite décision dans un délai de six mois (Centre québécois du droit de l'environnement c Canada (Environnement), 2015 CF 773 [Centre québécois du droit de l'environnement]). Pour l’essentiel, le juge Martineau reproche à la ministre d’avoir « écarté d’une manière arbitraire et capricieuse l’opinion scientifique des experts de son ministère » et d’avoir adopté une interprétation indûment restrictive de l’article 80 de la Loi en restreignant son application aux seuls cas où une espèce est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement sur une base nationale (Centre québécois du droit de l'environnement aux paras 77-78).

[22]  Le 5 décembre 2015, la nouvelle ministre de l’Environnement et du Changement climatique Canada, Catherine McKenna [Ministre], faisant suite au jugement du juge Martineau, annonce qu’elle se propose de recommander au gouverneur en conseil l’adoption d’un décret d’urgence, étant d’avis que le Projet Symbiocité, notamment, menace la viabilité à court terme de la métapopulation de la rainette faux-grillon de l’Ouest du secteur de La Prairie, que cette métapopulation est nécessaire au rétablissement de l’espèce au Canada et qu’en conséquence, il existe une menace imminente à ce rétablissement (Pièce D-14).

[23]  Trois options sont présentées au gouverneur en conseil par la Ministre :

  1. Prendre un décret d’urgence qui protégerait une partie des habitats convenables de la métapopulation du secteur visé et qui couvrirait les terrains des phases 5 et 6 du Projet Symbiocité, mais non ceux des phases 1 à 4, déjà aménagées;
  2. Prendre un décret d’urgence qui protégerait l’ensemble des habitats convenables de la métapopulation du secteur visé et qui couvrirait l’ensemble des terrains associés au projet Symbiocité; ou
  3. Ne pas prendre de décret d’urgence;

[24]  C’est finalement la première option qui est retenue par le gouverneur en conseil. L’étude d’impact faite en marge du Décret précise ceci quant aux enjeux ayant mené à son adoption :

Alors qu’il y a un déclin continu de la population de rainette faux-grillon de l’ouest (GLSLBC), des menaces à la connectivité et à la viabilité des métapopulations existantes et l’absence de mesures adéquates pour protéger son habitat, la ministre de l’Environnement a conclu en décembre 2015 que la rainette faux-grillon de l’ouest (GLSLBC) était exposée à une menace imminente pour son rétablissement en raison de la menace que présente le projet résidentiel Symbiocité pour la métapopulation de La Prairie et, par conséquent, qu’une intervention immédiate est requise.

La conclusion de la ministre est basée sur une évaluation scientifique qui tient compte de la meilleure information disponible. L’étude conclut que les phases prévues du projet de développement résidentiel à La Prairie, telles qu’on les comprend actuellement, entrainerait la perte de connectivité entre les populations restantes de la métapopulation de la Prairie et la perte directe d’habitat, incluant des étangs de reproduction. Il est peu probable que les zones restantes après ces phases puissent assurer la viabilité de la métapopulation à long terme. Ainsi, les objectifs établis dans le programme de rétablissement de la rainette faux-grillon de l’ouest (GLSLBC) ne pourront vraisemblablement pas être atteints sans intervention immédiate. Par conséquent, en vertu du paragraphe 80(2) de la [Loi], la ministre a recommandé au gouverneur en conseil de prendre un décret d’urgence pour contrer la menace imminente pesant sur la rainette faux-grillon de l’ouest (GLSLBC). Le gouverneur en conseil a accepté la recommandation de la ministre et a pris le Décret d’urgence visant la protection de la rainette faux-grillon de l’ouest (population des Grands Lacs/Saint-Laurent et du Bouclier canadien).

[25]  Tout en délimitant précisément son aire d’application, le Décret comporte les interdictions suivantes :

  1. Retirer, tasser ou labourer la terre;
  2. Enlever, tailler, endommager, détruire ou introduire toute végétation, notamment les arbres, les arbustes ou les plantes;
  3. Drainer ou ennoyer le sol;
  4. Altérer de quelque façon les eaux de surface, notamment modifier leur débit, leur volume ou le sens de leur écoulement;
  5. Installer ou construire une infrastructure ou procéder à toute forme d’entretien d’une infrastructure;
  6. Circuler avec un véhicule routier, un véhicule tout-terrain ou une motoneige ailleurs que sur la route ou les sentiers pavés;
  7. Installer ou construire des ouvrages ou des barrières qui font obstacle à la circulation, à la dispersion ou à la migration de la rainette faux-grillon de l’Ouest;
  8. Verser, rejeter, déposer ou immerger toute matière ou substance, notamment de la neige, du gravier, du sable, de la terre, des matériaux de construction, des eaux grises ou des eaux de piscine; et
  9. Utiliser ou épandre tout engrais au sens de la Loi sur les engrais ou tout produit antiparasitaire au sens de l’article 2 de la Loi sur les produits antiparasitaires;

[26]  Il prévoit aussi que toute contravention à ces interdictions constitue une infraction visée à l’article 97 de la Loi, lequel stipule que commet une infraction quiconque contrevient, notamment, « à toute disposition d’un règlement ou décret d’urgence précisée par ce règlement ou ce décret ».

[27]  Le 13 juillet 2016, les demanderesses adressent une mise en demeure à la Procureure générale du Canada en lien avec l’adoption du Décret, lequel a pour effet, selon elles, d’empêcher la réalisation des phases 5 et 6 du Projet Symbiocité. Elles lui demandent plus précisément de confirmer par écrit, dans les 10 jours, qu’il est de l’intention du gouvernement du Canada de les indemniser pour les préjudices résultant du Décret, lequel ne prévoit aucune forme de compensation (Pièce P-17).

[28]  Pour l’essentiel, cette mise en demeure reste lettre morte, si bien que le 3 avril 2017, les demanderesses intentent la présente action. Comme je l’ai indiqué d’entrée de jeu, elles ne contestent pas la validité du Décret. Elles s’attardent plutôt à ses effets pour lesquels elles recherchent compensation. Elles estiment qu’en faisant défaut d’assurer la mise en œuvre du régime indemnitaire institué à l’article 64 de la Loi, notamment en n’adoptant pas les règlements requis à cette fin, la défenderesse a commis une faute d’omission engageant sa responsabilité civile. Alternativement, elles estiment que la prise du Décret, sans le versement d’une indemnité permettant d’essuyer les pertes occasionnées par celle-ci, équivaut à une expropriation déguisée des terrains destinés à la construction des phases 5 et 6 du Projet Symbiocité.

[29]  Comme j’ai eu l’occasion de le dire également, la défenderesse conteste l’action des demanderesses. Elle soutient plus particulièrement que l’omission d’adopter un règlement ou encore de rendre une décision aux termes de l’article 64 de la Loi, ne constitue pas une faute et qu’au mieux, cela donne ouverture à un recours en révision judiciaire. Elle plaide qu’à tout événement, il n’y a pas ouverture à un recours en responsabilité civile dans les circonstances de la présente affaire puisque les demanderesses doivent être considérées comme ayant, en toute connaissance de cause, assumé un risque d’affaires en planifiant un développement immobilier dans un secteur situé au cœur de l’habitat d’une espèce en péril. Selon elle, les demanderesses savaient – ou devaient savoir qu’il était possible qu’une instance gouvernementale intervienne pour protéger cette espèce et contrecarre ainsi, en tout ou en partie, la réalisation dudit développement. La réalisation de ce risque doit être entièrement supportée par les demanderesses, conclut-elle.

[30]  La défenderesse plaide enfin que les conditions d’ouverture des règles de l’expropriation déguisée, en supposant qu’elles n’aient pas été écartées par le régime indemnitaire institué par la Loi, ne sont pas satisfaites en l’espèce. Elle avance, à cet égard, que la prise du Décret ne s’est pas traduite par l’appropriation, par la Couronne fédérale, d’un intérêt dans la propriété des demanderesses assujettie au Décret, ou encore par la suppression de toutes les utilisations de ladite propriété, celle-ci étant toujours capable d’utilisations raisonnables malgré les interdictions prévues au Décret.

[31]  Je note que les demanderesses, après avoir pris connaissance du jugement dans Groupe Maison Candiac ont produit une demande de contrôle judiciaire visant à forcer le gouverneur en conseil à adopter la réglementation prévue au paragraphe 64(2) de la Loi et la Ministre, à exercer les pouvoirs qui lui sont dévolus en vertu du paragraphe 64(1) de la Loi (Grand Boisé de la Prairie et autres c Sa Majesté la Reine et autres, dossier T-1374-18 [Grand Boisé II]). Elles disent avoir posé ce geste pour protéger leurs droits. Après le dépôt de cette procédure, elles en ont demandé la suspension jusqu’à ce que jugement soit rendu dans la présente affaire.

[32]  En réponse à ce recours subsidiaire, le Procureur général en a demandé le rejet, par le biais d’une requête en radiation. Il plaide que ledit recours en contrôle judiciaire est incompatible avec les règles et principes régissant le contrôle judiciaire devant cette Cour en ce que, notamment, il vise deux processus décisionnels distincts relevant de deux offices fédéraux distincts, ne précise pas de motifs à l’appui des conclusions recherchées, contraint la Cour à identifier elle-même la décision à contrôler afin qu’elle puisse exercer sa compétence et constitue, par ailleurs, un abus de droit dans la mesure où, entre autres, une demande de contrôle judiciaire ne peut servir de police d’assurance, en quelque sorte, au cas où elle se pourrait se révéler plus tard utile.

[33]  La requête du Procureur général était toujours en délibéré devant la protonotaire Alexandra Steele au moment où s’est conclu le procès dans la présente affaire. Depuis, soit le 29 novembre 2019, la protonotaire Steele a accueilli ladite requête et a radié, par conséquent, le recours subsidiaire des demanderesses, le jugeant, essentiellement pour les motifs invoqués par le Procureur général, incomptable avec les règles et principes régissant le contrôle judiciaire devant cette Cour.

[34]  Tel que le permet la règle 51 des Règles des Cour fédérales, DORS/98-106 [Règles], l’ordonnance de la protonotaire Steele a été portée en appel devant un juge de cette Cour. Toutefois, le 18 décembre 2019, la protonotaire Tabib a, à la demande des demanderesses et avec le consentement de la défenderesse, suspendu cet appel jusqu’au prononcé du présent jugement.

III.  LA PREUVE ADMINISTRÉE AU PROCÈS

[35]  La présente affaire a été entendue entre les 11 septembre et 3 octobre 2019, à Montréal.

[36]  Les demanderesses ont fait entendre un seul témoin, M. Theodore Quint, leur principal dirigeant et actionnaire. Pour sa part, la défenderesse a fait entendre six témoins, soit Mark Dionne et Marie-Josée Couture, tous deux fonctionnaires à Environnement et Changement climatique Canada (ou Environnement Canada), Alain Branchaud, anciennement de ce ministère, Alain Guitard et Dominic Boula, tous deux fonctionnaires au ministère fédéral des Pêches et Océans, et Lyne Bouthillier, qui est fonctionnaire pour le compte du ministère québécois des Forêts, de la Faune et des Parcs.

[37]  Ces témoignages ont servi, notamment, au dépôt d’un total de 160 pièces, dont certaines ont fait l’objet d’objections qui ont toutes été soit réglées, soit tranchées lors du procès.

[38]  Il est à noter qu’une ordonnance de confidentialité, dont l’émission n’a ultimement pas été contestée par les demanderesses, a aussi été rendue dans ce dossier. Cette ordonnance vise à garantir la confidentialité de renseignements personnels (noms, adresses postales, numéros de téléphone, adresses courriel) concernant des personnes physiques étrangères au présent litige contenus dans les Pièces D-46 et D-54 produites par la défenderesse au procès. Aucun tel renseignement ne se retrouve dans les présents motifs de jugement si bien qu’il n’y a pas lieu d’en émettre aussi une version confidentielle.

A.  Le témoignage de M. Quint

[39]  M. Quint, personnellement ou par l’entremise de compagnies qu’il contrôle, œuvre dans le domaine de la construction et du développement immobilier depuis la fin des années 60. Pour ne pas alourdir inutilement ce résumé de témoignage, je vais référer à M. Quint, même si, la plupart du temps, il a agi par l’entremise d’une ou de plusieurs des compagnies dont il est le principal dirigeant.

[40]  Les activités de M. Quint, donc, sont concentrées sur la Rive-Sud de Montréal. À l’époque, il construit des résidences de même que des bâtisses commerciales et industrielles. Notamment, il commence à construire des maisons sur le territoire de la ville de La Prairie au milieu des années 70.

[41]  Dans les années 80, il délaisse la construction pour se concentrer à ses activités de promoteur immobilier, devenues plus prenantes en raison de nouvelles exigences imposées par les municipalités. À ce titre, il dit avoir développé « presque tous les secteurs résidentiels » à La Prairie (Transcriptions, 11 septembre 2019 à la p. 46). Notamment, c’est lui qui développe le Projet Grand Boisé, situé en bordure nord du Projet Symbiocité.

[42]  Ses activités de promoteur immobilier, poursuit-il, consistent à trouver et se porter acquéreur de terrains « développables », à s’assurer de la capacité portante de ces terrains de manière à ce qu’on puisse effectivement construire ce que l’on prévoit y construire, à procéder, au besoin, à la décontamination desdits terrains, à discuter et à négocier avec les autorités municipales les ententes nécessaires à la réalisation du développement immobilier projeté, à obtenir les autorisations environnementales requises des autorités gouvernementales concernées, à réaliser les travaux d’infrastructures nécessaires (rues, services d’aqueduc et d’égouts, services d’utilités publiques, etc.) et à vendre à des constructeurs les terrains ainsi desservis, tels que lotis.

[43]  M. Quint dit s’être porté acquéreur des terrains qui serviront éventuellement au développement du Projet Symbiocité en 1987. Certains des terrains sont par la suite cédés à la ville de La Prairie qui souhaite y aménager un parc industriel. L’opposition citoyenne a toutefois raison du projet. Ce secteur sera donc un quartier résidentiel, abritant école, garderie et aréna, explique M. Quint.

[44]  La planification du projet Symbiocité prend sa forme à peu près définitive, poursuit le témoin, en juillet 2012, quand il signe, pour le compte des demanderesses, le protocole d’entente, dont j’ai déjà fait état, avec la ville de La Prairie (Pièce P-2). Ce protocole est l’aboutissement de deux années de négociation, dit-il, au cours desquelles le projet subit des modifications au niveau de sa densité résidentielle, notamment. Ce document prévoit aussi les échanges et cessions de terrains entre les demanderesses et la ville, nécessaires à la mise en œuvre de toutes les phases du projet. Ces échanges et cessions, rappelle M. Quint, se concrétisent devant notaire en juin 2013 et ouvrent la porte au début des travaux, prévus pour l’automne de la même année.

[45]  Même si le protocole n’en fait pas état, ces travaux comprennent, explique M. Quint, la réalisation des mesures de compensation stipulées au certificat d’autorisation émis à la ville en mai 2008 aux termes de la loi québécoise sur la qualité de l’environnement (Pièce P-26), et à ceux, complémentaires, émis au cours de l’année 2014, et portant, notamment, sur le plan quinquennal d’aqueduc et d’égouts lié au projet (Pièces P-38, P-39 et P-41). Ces mesures, à la charge des demanderesses, nous précise M. Quint, comprennent un agrandissement de l’ordre de 5 millions de pieds carrés du parc de conservation existant, le contournement d’un ruisseau traversant l’aire du projet Symbiocité et l’aménagement de quatre étangs de reproduction pour la rainette faux-grillon de l’Ouest. Toutes ces mesures sont réalisées, poursuit M. Quint, à l’exception de l’aménagement des deux étangs de reproduction devant border les phases 5 et 6 du Projet Symbiocité, que le Décret rend caduc.

[46]  Les certificats d’autorisation émis en marge du Projet Symbiocité obligent aussi les demanderesses à n’effectuer aucuns travaux pendant la période de reproduction de la rainette faux-grillon de l’Ouest, soit entre mars et juillet.

[47]  Le protocole d’entente dicte aussi, poursuit le témoin, le rythme que doit suivre le développement des six phases du Projet Symbiocité. M. Quint souligne, à cet égard, que cette entente lui fait obligation, sous peine de pénalités monétaires, d’assurer la construction de 125 unités par année. Elle l’oblige aussi à faire affaire, du moins pour la réalisation des quatre premières phases du projet, avec un minimum de six entrepreneurs. Quant aux phases 5 et 6, ce chiffre est réduit à deux, étant donné qu’elles sont destinées à n’accueillir qu’un seul type d’habitation, soit des maisons unifamiliales. Les entrepreneurs sont choisis en 2015 et les négociations pour la réalisation desdites phases s’amorcent avec eux à l’automne de la même année et se poursuivent au printemps 2016. M. Quint précise que le plan de match est de procéder à la vente des terrains desservis à ces deux entrepreneurs à temps pour que la construction des habitations puisse débuter à l’été 2018. Cela est admis par la défenderesse (Pièce P-105).

[48]  Questionné sur le risque d’affaires associé au Projet Symbiocité, M. Quint précise qu’à partir du moment où il avait, sur le plan environnemental, toutes les autorisations requises de la ville et de la province pour entreprendre le projet, celui-ci ne présentait plus de risque, du moins sur ce plan. Pour un promoteur, dit-il, avoir un certificat en vertu de l’article 22 de la loi québécoise sur la qualité de l’environnement, « c’est le feu vert pour avancer un projet » (Transcriptions, 11 septembre 2019, à la p. 110). D’ailleurs, souligne-t-il, si la réalisation du projet présentait toujours un risque, il n’aurait pas investi 15 millions de dollars dans la construction des infrastructures, dont 2.5 millions sont consacrés au surdimensionnement des infrastructures des phases 1 à 4, lequel est nécessaire à la réalisation des phases 5 et 6.

[49]  Il ajoute qu’il n’y avait pas, à sa connaissance, d’opposition citoyenne à ce projet, du moins pas d’opposition significative. Quant à la présence de la rainette faux-grillon de l’Ouest dans le secteur visé par le Projet Symbiocité, il dit en être bien évidemment au courant puisqu’il en est question avec les autorités municipales et québécoises aux fins de l’émission des certificats et autorisations requis pour lancer le projet et qu’il en est aussi question dans les certificats obtenus aux termes de la loi québécoise sur la qualité de l’environnement, lesquels imposent des mesures de compensation pour limiter les impacts du développement du projet sur l’espèce.

[50]  Quant aux démarches entreprises au printemps 2013 par Nature Québec afin de forcer le ministre fédéral de l’environnement à recommander la prise d’un décret d’urgence aux termes de la Loi, M. Quint dit n’en savoir rien jusqu’à ce que des procédures en injonction provisoire et interlocutoire (Pièce P-8) lui soit signifiées par Nature Québec et le Centre québécois du droit de l’environnement à l’été 2015, dans la foulée du jugement du juge Martineau. L’objectif derrière ces procédures est de préserver les effets utiles dudit jugement pendant que la ministre Aglukkaq reconsidère sa décision de ne pas recommander au gouverneur en conseil la prise d’un tel décret, et de faire cesser, à cette fin, les travaux en cours du Projet Symbiocité.

[51]  Au même moment, poursuit M. Quint, les autorités d’Environnement et Changement climatique Canada, par le biais d’une lettre signée par Marie-Josée Couture, l’un des témoins de la défenderesse dans la présente cause, entrent en contact avec lui (Pièce P-7). On recherche de l’information sur la situation de la rainette faux-grillon de l’Ouest et sur les activités pouvant avoir un impact sur elle, en l’occurrence le Projet Symbiocité. M. Quint note que la lettre qu’il reçoit de Mme Couture ne fait aucunement référence au jugement du juge Martineau.

[52]  Le 14 octobre 2015, M. Quint, par le biais de ses procureurs, écrit à la ministre Aglukkaq (Pièce P-10) afin de la convaincre de maintenir sa décision de ne pas recommander la prise d’un décret d’urgence tout en rappelant l’effet potentiellement désastreux que la prise d’un tel décret aurait pour les demanderesses et le Projet Symbiocité. Suite à l’élection du gouvernement de Justin Trudeau à l’automne 2015, la même lettre est acheminée à la Ministre.

[53]  M. Quint relate ensuite les rapports que lui et ses procureurs auront avec les autorités d’Environnement Canada à la suite de la décision de la Ministre, au début décembre 2015, de recommander au gouverneur en conseil la prise d’un décret d’urgence dans le secteur du Projet Symbiocité. Il précise que ce ministère s’intéresse particulièrement, à ce moment, aux effets socio-économiques potentiels de la prise d’un décret d’urgence et requiert de lui de l’information de cette nature. M. Quint commande alors une étude de la firme KPMG sur les pertes économiques qu’engendrerait la prise d’un tel décret (Pièce P-15). Cette étude est livrée aux autorités du ministère le 5 avril 2016.

[54]  Cette demande particulière lui donne à penser qu’une indemnité lui sera versée par le gouvernement si un décret d’urgence devait être adopté. D’ailleurs, lors de rencontres tenues en janvier et en mars 2016 en marge des travaux menés par la Ministre en vue de parfaire sa recommandation au gouverneur en conseil, M. Quint s’enquiert des mesures compensatoires envisagées dans l’éventualité où un tel décret serait pris. Ultimement, précise-t-il, on l’informera, pour l’essentiel, qu’en l’absence des règlements prévus au paragraphe 64(2) de la Loi, la Ministre n’a aucune autorité pour verser des indemnités.

[55]  M. Quint affirme que les terrains des phases 5 et 6 du Projet Symbiocité n’ont maintenant plus aucune valeur et qu’il est illusoire de penser qu’ils peuvent faire l’objet d’autres utilisations raisonnables que celle pour laquelle ils étaient destinés. Il se dit d’ailleurs prêt à les céder au gouvernement fédéral s’il reçoit pleine compensation pour les dommages subis du fait de la prise du Décret.

[56]  Le représentant des demanderesses a conclu son témoignage en affirmant qu’en bon citoyen, il ne s’oppose pas à la protection des espèces en péril, comme en font foi les investissements qu’il a consentis pour mitiger les impacts du Projet Symbiocité sur la rainette faux-grillon de l’Ouest. Toutefois, il ne s’explique pas que la prise du Décret, qui a ni plus ni moins eu pour effet de dévaluer à presque rien les terrains des phases 5 et 6 de son projet, n’ait pas été accompagnée de mesures compensatoires, surtout que la Loi a prévu que cela puisse être le cas.

[57]  Questionné sur les raisons qui l’ont motivé à prendre le présent recours plutôt que d’attaquer, en contrôle judiciaire, l’inaction du gouverneur en conseil à mettre en place des règlements de mise en œuvre du régime indemnitaire prévu à l’article 64 de la Loi ou la décision de la Ministre de se juger sans autorité, faute de règlements, pour exercer son pouvoir d’indemnisation, M. Quint a indiqué qu’à l’âge de 74 ans, le temps jouait maintenant contre lui et que la façon la plus rapide d’être indemnisé, dans les circonstances, était d’intenter ce recours en dommages.

B.  Le témoignage de M. Dionne

[58]  Ce témoin, le premier appelé à la barre par la défenderesse, travaille au Service canadien de la faune depuis 2004. Ce service est une branche administrative d’Environnement et Changement climatique Canada. Le témoin est biologiste de formation. Il est appelé à contribuer aux travaux qui mèneront éventuellement, suite au jugement du juge Martineau, à la décision de la Ministre et à la prise subséquente du Décret.

[59]  Après avoir expliqué sommairement la procédure menant, aux termes de la Loi, à la désignation d’une espèce menacée et la vocation du Registre des espèces en péril en tant qu’outil de publicisation de certains gestes (recommandations, décisions, rapports) posés en vertu de la Loi, M. Dionne décrit les obligations qui s’imposent suite à une telle désignation, à savoir l’identification de l’habitat essentiel de l’espèce, la préparation d’une proposition de plan de rétablissement de l’espèce pour fins de consultation, la cristallisation du plan de rétablissement et la mise en place d’un plan d’action.

[60]  Dans le cas de la rainette faux-grillon de l’Ouest, rappelle M. Dionne, la proposition du programme ou plan de rétablissement (Pièce D-44) est publiée, pour fins de consultation, en juillet 2014. Il précise, carte postale référant à ladite proposition à l’appui (Pièce D-45), que parmi les personnes et organismes consultés se trouvent les propriétaires fonciers dont les propriétés abritent de l’habitat essentiel de l’espèce et que parmi ces propriétaires fonciers, extraits de la liste d’envoi desdites cartes postales à l’appui (Pièce D-46), se trouvent deux des trois demanderesses, Grand Boisé de La Prairie Inc. et 142550 Canada Inc. Quant à la version finale du programme ou plan de rétablissement (Pièce D-6), elle est publiée, poursuit le témoin, le 1er décembre 2015.

[61]  Revenant à son implication dans le dossier du suivi du jugement du juge Martineau, M. Dionne affirme être impliqué à un certain nombre de niveaux. Il travaille d’abord, dit-il, à la collecte de l’information nécessaire au processus de reconsidération imposé par ce jugement. Il s’agit ici de mettre à jour les connaissances que possède Environnement et Changement climatique Canada sur la rainette faux-grillon de l’Ouest et sur ce qui la menace. Il participe également aux activités des différents comités chargés de produire des rapports d’évaluation devant servir à la reconsidération de la décision de ne pas recommander la prise d’un décret d’urgence.

[62]  M. Dionne explique que trois rapports sont nécessaires à cette fin, un premier sur la situation de l’espèce (Pièce D-5), un second sur la protection dont elle fait l’objet (Pièce D-12) et un troisième sur la menace à laquelle elle est confrontée (Pièce D-13). Un certain nombre d’études et rapports, provenant de diverses sources gouvernementales, fédérales et provinciales, et non gouvernementales sont considérés aux fins de cet exercice. Le témoin en énumère quelques-uns, dont le rapport du COSEPAC de 2008 sur la situation de l’espèce, lequel a servi à la désignation de la rainette faux-grillon de l’Ouest en tant qu’espèce menacée (Pièce D-1), le bilan du rétablissement de l’espèce pour la période de 1999 à 2009 préparé par le Ministère des Ressources naturelles et de la Faune du Québec et rendu public en avril 2010 (Pièce D-4), le plan de conservation soumis à la ville de La Prairie en juin 2008 par l’Équipe provinciale de rétablissement de la rainette faux-grillon de l’Ouest mise sur pied par le ministère des Ressources naturelles et de la Faune (Pièce D-64), de même que le bilan dégagé par l’organisme Ciel et Terre sur la situation de la rainette faux-grillon de l’Ouest dans le secteur de La Prairie, notamment, pour la période, cette fois, de 2004 à 2014 (Pièce D-48).

[63]  Ces rapports, souligne le témoin, concluent, entre autres, que depuis 1992, dans le secteur de La Prairie, la rainette faux-grillon de l’Ouest accuse des pertes d’habitat de l’ordre de 60 %, et qu’il s’agit là des plus grandes pertes observées en Montérégie. On y conclut aussi, toujours selon le témoin, qu’il existe d’importantes lacunes, au Québec, au niveau de la protection de l’habitat essentiel de cette espèce, notamment parce que la législation pertinente ne trouve pas application, dans la plupart des cas, à l’égard des terres privées alors que la majorité des habitats s’y trouvent.

[64]  Son implication, poursuit M. Dionne, ne s’arrête pas là puisqu’une fois prise la décision de recommander la prise d’un décret d’urgence en décembre 2015, il est appelé à participer à des inventaires de terrains en vue de délimiter ce que pourrait comprendre l’aire d’application d’un éventuel décret de même qu’aux rencontres d’information organisées par son ministère à l’intention des personnes susceptibles d’être visées par la prise d’un tel décret.

[65]  Sa seule autre implication dans un dossier mettant en cause le secteur où sera éventuellement aménagé le Projet Symbiocité ou ses environs remonte au milieu des années 2000. Il est alors appelé à donner un avis d’expert sur une perte de milieux humides appréhendée en lien avec un projet de développement immobilier dont il ignore par ailleurs le nom.

[66]  Son ministère, qui gère la procédure d’évaluation environnementale fédérale établie suivant la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, LC 1992, c 37 est alors sollicité par Pêches et Océans Canada pour donner suite à des plaintes reçues par ce ministère en marge de ce projet. L’évaluation porte, explique M. Dionne, sur l’impact que pourrait avoir cette perte appréhendée de milieux humides sur les oiseaux migrateurs à qui de tels milieux servent d’habitat. C’est le marais Smitters, qui se situera dans l’aire d’application du Décret, qui est alors au centre des préoccupations.

[67]  Dans la préparation de son avis d’expert, on lui fournit, dit-il, une copie d’un rapport de la firme Genivar, daté de novembre 2005 (Pièce P-10E) et préparé à la demande de la ville de La Prairie en appui à la requête qu’elle soumet aux autorités québécoises en vue de l’obtention du certificat d’autorisation qui sera émis en mai 2008 aux termes de l’article 22 de la loi québécoise sur la qualité de l’environnement (Pièce P-26).

[68]  Bien que la rainette faux-grillon de l’Ouest fasse partie des préoccupations discutées dans ledit rapport, l’intérêt du gouvernent fédéral dans l’évaluation entreprise à la demande de Pêches et Océans se limite à l’habitat de poissons et aux oiseaux migrateurs puisque, comme l’explique M. Dionne, la rainette faux-grillon de l’Ouest ne profite, à l’époque, d’aucune désignation aux termes de la Loi.

[69]  En contre-interrogatoire, M. Dionne reconnait que la position de son ministère à l’époque où les demanderesses s’enquièrent, lors des séances d’information tenues en marge de la décision de la Ministre de recommander la prise d’un décret d’urgence, du versement d’une compensation advenant la prise d’un tel décret, est à l'effet qu’une telle compensation ne soit pas envisageable en l’absence de règlements. Il reconnait aussi qu’à part le Décret, tous les documents versés au Registre des espèces en péril concernant la rainette faux-grillon de l’Ouest ne sont pas contraignants. Il reconnait enfin qu’avant que Nature Québec se manifeste au printemps 2013 par l’envoi d’une mise en demeure au ministre Kent, la rainette faux-grillon de l’Ouest n’était pas encore considérée par son ministère comme faisant face à une menace imminente à sa survie ou à son rétablissement. Il précise toutefois que les évaluations permettant de porter un tel jugement n’avaient pas encore été réalisées.

C.  Le témoignage de Mme Couture

[70]  Mme Couture est fonctionnaire fédérale depuis septembre 1997. En 2015, c’est elle qui dirige le Service canadien de la faune pour la région du Québec. C’est d’ailleurs essentiellement à ce titre qu’elle témoigne au procès.

[71]  Comme M. Dionne avant elle, elle affirme que c’est le Service qui est principalement chargé de donner suite, pour le compte de la ministre Aglukkaq, au jugement du juge Martineau. C’est ainsi qu’elle signe la demande de renseignements adressée aux demanderesses en juillet 2015 (Pièce P-7). Le Service produit aussi, dans le cadre de la cueillette d’information rendue nécessaire par le jugement du juge Martineau, une demande d’accès à l’information concernant le Projet Symbiocité auprès des autorités québécoises concernées (Pièce D-8). La ville de La Prairie est également sollicitée, poursuit-elle, alors qu’on cherche notamment à connaître les mesures de protection mises en place pour protéger la rainette faux-grillon de l’Ouest de la menace que présente pour celle-ci la réalisation du Projet Symbiocité.

[72]  Mme Couture souligne que cinquante-huit individus et organisations sont contactés dans le cadre de ce processus de cueillette d’information et précise que vingt-trois réponses seront reçues par le Service, y compris la lettre des procureurs des demanderesses datée du 14 octobre 2015 (Pièce P-10) à laquelle j’ai déjà fait référence.

[73]  Le 26 novembre 2015, poursuit le témoin, la Ministre est saisie de la recommandation de son Service quant au suivi à donner au jugement du juge Martineau. Toute l’information colligée par le Service dans le cadre du processus de collecte d’information est transmise à la Ministre. Cela, selon Mme Couture, fait plus de 3000 pages (Pièce D-54, à l’exclusion des 13 premières pages). La conclusion de son Service est à l’effet que si la survie de l’espèce ne fait pas l’objet d’une menace imminente, il en va autrement de son rétablissement compte tenu de l’impact probable du Projet Symbiocité sur son habitat.

[74]  Mme Couture demeure impliquée au dossier après la décision de la Ministre de recommander au gouverneur en conseil la prise d’un décret d’urgence. Il lui faut maintenant coordonner la collecte de l’information socio-économique ayant trait aux impacts de la prise d’un décret d’urgence, laquelle information doit faire partie de ce qui doit être acheminé au gouverneur en conseil pour sa propre prise de décision. Il lui faut aussi organiser la tenue de séances d’information à l’intention de ceux qui sont susceptibles d’être affectés par la prise d’un tel décret.

[75]  Une première rencontre a lieu de 15 décembre 2015. M. Quint y est présent, raconte Mme Couture. La question de la compensation advenant la prise d’un décret d’urgence y est soulevée par M. Quint. Celui-ci est informé que bien que le versement d’une compensation soit possible en vertu de la Loi, la question est prématurée à ce stade puisque l’adoption d’un tel décret demeure hypothétique; l’on indique par ailleurs à M. Quint qu’il n’existe, pour le moment, aucun règlement permettant de procéder au versement d’une compensation (Pièce D-17).

[76]  Toujours en décembre 2015, poursuit Mme Couture, une liste de questions, préparée par les économistes d’Environnement Canada et visant à aider les personnes susceptibles d’être affectées par la prise d’un décret d’urgence à fournir l’information socio-économique recherchée, leur est transmise. Une version anglaise desdites questions est acheminée, sur demande, à M. Quint le 22 décembre 2015 (Pièce D-56J). Le même jour, les procureurs de M. Quint réitèrent auprès de Mme Couture l’intérêt de leur client pour la tenue d’une rencontre sur les impacts socio-économiques qu’aurait la prise d’un éventuel décret d’urgence (Pièce D-56K).

[77]  Mme Couture précise qu’une carte montrant l’aire d’application possible d’un tel décret de même qu’une liste non-exhaustive des activités qui pourraient être interdites dans cette zone sont aussi transmises aux personnes potentiellement visées par un décret d’urgence (Pièce D-18).

[78]  Une rencontre avec la ville et des représentants de M. Quint, y compris l’un de ses procureurs, se tient le 14 janvier 2016. Il y est de nouveau question de compensation. L’on demande aux représentants d’Environnement Canada présents à la rencontre si la Ministre a l’intention d’aussi recommander au gouverneur en conseil l’adoption d’un règlement régissant la compensation. L’on répond par la négative tout en précisant que la Ministre « s’en tiendra à ses obligations en vertu de la [Loi] » (Pièce D-19). Mme Couture et son équipe recommandent alors aux participants qui s’intéressent à cette question de soulever le point à même l’information socio-économique qu’on leur donne la possibilité de soumettre (Pièce D-19).

[79]  Le 22 janvier 2016, les procureurs de M. Quint demandent une extension de délai pour produire l’information de nature socio-économique sollicitée (Pièce P-14). Cinq jours plus tard, une carte modifiée de l’aire d’application possible d’un éventuel décret de même qu’une nouvelle série de questions à caractère socio-économique sont acheminées aux personnes concernées (Pièce D-56O).

[80]  Le 4 février 2016, poursuit Mme Couture, elle reçoit du gouvernement du Québec l’information faisant l’objet de la demande d’accès à l’information produite en juillet 2015 (Pièce D-72).

[81]  Trois nouvelles rencontres d’information se tiennent les 9, 22 et 31 mars 2016. La question de la compensation y est aussi abordée. Mme Couture réitère alors aux participants que la Loi rend possible le versement d’une compensation, mais qu’en l’absence de règlements, la Ministre n’a aucune autorité pour examiner une telle demande. Mme Couture précise toutefois que depuis la décision de cette Cour dans Groupe Maison Candiac, la position de la Ministre est à l’effet qu’elle a cette autorité, nonobstant l’absence de règlement. Elle n’a cependant pas été en mesure d’indiquer si de telles demandes avaient été adressées à la Ministre depuis ce changement de position.

[82]  Le 5 avril 2016, Mme Couture reçoit des procureurs de M. Quint, sous la forme du rapport de KPMG auquel j’ai déjà fait référence (Pièce P-15), l’information à caractère socio‑économique sollicitée des personnes susceptibles d’être affectées par la prise d’un décret d’urgence. Mme Couture nous dit qu’un sommaire de toute l’information reçue est préparé et transmis aux personnes concernées pour fins de commentaires. Aucun commentaire, dit-elle, n’est reçu.

[83]  Le 4 mai 2016, selon la preuve au dossier, M. Quint aurait rencontré des représentants du bureau de la Ministre pour leur exposer ses préoccupations face à la perspective de la prise d’un décret d’urgence qui aurait pour effet de paralyser la poursuite du Projet Symbiocité (Pièce D‑56X).

[84]  Suite à la prise du Décret, Mme Couture demeure impliquée dans le dossier dans la mesure où son équipe est chargée d’informer les personnes concernées par l’adoption du Décret de la teneur de celui-ci. Une rencontre à cet effet, à laquelle se rendent M. Quint et des représentants de la ville de La Prairie, est d’ailleurs tenue le 22 juin 2016 (Pièce D-56AA).

[85]  À la fin de son témoignage en chef, Mme Couture a affirmé que certaines activités pouvaient être exercées dans l’aire d’application du Décret sur obtention d’un permis. Elle a indiqué qu’une quinzaine de demandes de cette nature ont été reçues depuis la prise du Décret et que des permis ont été émis dans certains cas. Elle donne, à titre d’exemple, les deux permis émis à Hydro-Québec, qui dispose d’installations dans le secteur visé par le Décret, et celui octroyé à la ville de La Prairie lui permettant d’entretenir les pistes de ski de fond et la patinoire situées dans l’aire d’application du Décret. En contre-interrogatoire, on lui a demandé si son ministère avait reçu une demande de permis de la part d’un propriétaire privé. Elle a répondu par l’affirmative tout en précisant que ladite demande, qui visait l’aménagement d’un stationnement, avait été abandonnée sans toutefois qu’elle en connaisse la raison. Elle a reconnu cependant qu’une telle activité aurait été difficilement conciliable avec les interdictions énoncées dans le Décret.

[86]  On lui a aussi fait reconnaitre, en contre-interrogatoire, une série de notes internes émanant de son ministère (Pièces P-110 à P-117) et énonçant la position de la Ministre voulant qu’aucune compensation ne puisse être offerte aux personnes touchées par la prise du Décret vu l’absence de règlements à cet effet. On l’a confrontée également avec la possibilité que le type de rainette présente dans l’aire d’application du Décret puisse ne pas être la rainette faux-grillon de l’Ouest. Elle a répondu que cette question a été réglée par l’énoncé de clarification émis par le COSEPAC le 26 novembre 2015 (Pièce D-53), soit avant que la Ministre ne prenne sa décision de recommander la prise d’un décret d’urgence.

D.  Le témoignage de M. Branchaud

[87]  Ce témoin est à l’emploi d’Environnement et Changement climatique Canada de 2003 à 2015. Il est biologiste de formation. Il débute d’ailleurs sa carrière à ce ministère comme biologiste au rétablissement des espèces en péril et se retrouve membre du COSEPAC, entre 2007 et 2010. Il siège donc sur ce comité lorsque celui-ci se penche sur la rainette faux-grillon de l’Ouest et en recommande, en 2008, la désignation aux termes de la Loi en tant qu’espèce menacée. Le témoin relate les discussions du COSEPAC sur la problématique liée au type de rainette que l’on retrouve à La Prairie.

[88]  C’est lui qui signe l’avis scientifique (Pièce D-82) remis à la ministre Aglukkaq en marge de la pétition de Nature Québec de mai 2013 et de la décision que celle-ci doit prendre quant à l’à-propos de recommander la prise d’un décret d’urgence. Il en souligne les éléments clés, à savoir que le Projet Symbiocité présente une menace réelle au rétablissement de la rainette faux‑grillon de l’Ouest et que l’émission d’un décret d’urgence s’avère le seul outil disponible pour contrer cette menace.

[89]  L’essentiel du témoignage de M. Branchaud consiste toutefois en une revue de la couverture médiatique liée au sort de la rainette faux-grillon de l’Ouest face au développement immobilier qui a cours à La Prairie. Il identifie d’abord deux articles du quotidien Le Devoir publiés en 2004 en lien avec l’intervention de Pêches et Océans Canada, intervention à laquelle j’ai déjà fait allusion (« Ottawa bloque un projet de développement domiciliaire dans un marais à La Prairie », Pièce D-33; « Un plan global de protection est nécessaire pour mettre fin au saccage des boisés et des milieux humides », Pièce D-34). Le témoin précise que ces articles ne traitent pas de la rainette faux-grillon de l’Ouest, mais ajoute qu’il y est néanmoins question de la destruction de milieux humides, où vit cette espèce.

[90]  M. Branchaud traite ensuite de la couverture médiatique qui suit le premier avis de l’Équipe provinciale de rétablissement de la rainette faux-grillon de l’Ouest, rendu public en février 2007, lequel fait notamment ressortir l’absence d’outils légaux, au niveau provincial, pour protéger les habitats de cette espèce dite « vulnérable » aux termes de la législation provinciale sur les espèces menacées ou vulnérables (Pièce D-64). C’est ainsi que Le Devoir, note le témoin, s’intéresse à cet avis et publie, dans son édition du 21 décembre 2007, un compte-rendu intitulé « La rainette devient moins politique » (Pièce D-36).

[91]  Le Devoir s’intéresse aussi, note le témoin, au second avis de l’Équipe provinciale de rétablissement de la rainette faux-grillon de l’Ouest, rendu public celui-là en 2010, lequel reprend le constat de l’avis de 2007 voulant que l’inefficacité des outils légaux disponibles constitue « le nœud du problème de la protection des habitats de la rainette faux-grillon de l’Ouest » (Pièce D-90). Cet article, intitulé « Entendez-vous le cri de la rainette faux-grillon » est publié le 18 juin 2010 (Pièce D-40). Le quotidien La Presse s’intéresse aussi au second avis de l’Équipe provinciale de rétablissement de la rainette faux-grillon de l’Ouest en publiant, quelques semaines plus tôt, soit le 20 avril 2010, un article qui en fait état et qui est intitulé « Une minuscule grenouille disparaîtra du Québec » (Pièce D-37).

[92]  M. Branchaud aborde ensuite la couverture médiatique qui fait suite à la mise en demeure de Nature Québec au printemps 2013. La Presse en fait état le 16 mai 2013 dans un article intitulé « Espèce menacée à La Prairie : Nature Québec demande à Ottawa d’intervenir » (Pièce D-38). Elle en traite de nouveau le 11 juin 2013 dans un article intitulé « Milieux humides : Nature Québec craint le scénario « Laval » à La Prairie », dans lequel La Presse revient sur la démarche de Nature Québec (Pièce D-39).

[93]  Le 26 février 2014, poursuit le témoin, La Presse publie un article intitulé « Milieux humides : des écologistes pressent Québec d’agir » (Pièce D-41), dans lequel certains intervenants dénoncent la décision du ministère québécois de l’environnement d’autoriser le Projet Symbiocité. Le 1er avril 2014, La Presse rend compte de la décision de la ministre Aglukkaq de ne pas intervenir au dossier du Projet Symbiocité dans un article intitulé « Espèce menacée : Ottawa n’interviendra pas à La Prairie » (Pièce D-42). Le 12 juin de la même année, ce même quotidien rapporte la décision de Nature Québec de s’adresser aux tribunaux pour contester la décision de la ministre Aglukkaq de ne pas intervenir. Cet article est intitulé « Minuit moins une pour une espèce menacée en Montérégie » (Pièce D-43).

[94]  En février 2015, La Presse, souligne le témoin, publie une mise à jour d’un article publié initialement le 18 novembre 2014, lequel rend compte du bilan sur le rétablissement de la rainette faux-grillon de l’Ouest pour la période de 2004 à 2014 (Pièce D-48) auquel j’ai déjà fait référence et qui est rédigé pour le compte de l’organisme Ciel et Terre par une biologiste spécialiste de la faune aquatique, Isabelle Picard, s’intéressant au sort de cette espèce en Montérégie. Ce bilan, précise M. Branchaud, est une mise à jour d’un premier bilan fait en 2004 par cette même spécialiste dans le contexte d’un mouvement citoyen pour la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest. Cet article de suivi s’intitule « Le déclin s’accélère pour la rainette faux-grillon » (Pièce D-49).

[95]  Enfin, M. Branchaud réfère à des articles parus en 2013 et 2014 dans les publications locales « Roussillon Express » ou « Tout Express ». Ces articles font état des préoccupations de certains défenseurs locaux de la rainette faux-grillon de l’Ouest (Pièce D-76).

[96]  M. Branchaud a aussi témoigné en tant que résident de La Prairie. Il y réside, précise-t-il, depuis l’automne 2003 et sa résidence se situe dans le secteur du Grand Boisé, développé par M. Quint et voisin du Projet Symbiocité. Il affirme que la présence de la rainette faux-grillon de l’Ouest ne passe pas inaperçu dans son secteur résidentiel. Personne, ici, ne conteste par contre que cette espèce est présente dans le secteur du Projet Symbiocité.

[97]  En contre-interrogatoire, le témoin est confronté à un article scientifique, qu’il a co-écrit en 2015, lequel revient sur la question de la véritable identité de la rainette présente dans le secteur de La Prairie (“A “Trilling” Case of Mistaken Identity : Call Playbacks and Mitochondrial DNA Identify Chorus Frogs in Southern Québec (Canada) as Pseudacris maculata and Not P. triseriata , Pièce P-121). Questionné à savoir si les conclusions de cet article sont bien à l’effet que la rainette présente dans ce secteur est la rainette boréale, et non faux-grillon de l’Ouest, le témoin affirme que la question mérite une nuance importante, selon qu’il est question de l’espèce en termes légaux ou en termes biologiques, et que les conclusions de l’article ne changent rien à la justesse de la désignation de la rainette dans le Décret. Il rappelle à cet égard que le COSEPAC a été appelé à deux reprises à clarifier cette question. La seconde, en date du 26 novembre 2015, a donné lieu à l’émission d’un énoncé de la part de cet organisme, soit l’ « Énoncé de clarification sur les questions taxinomiques pertinentes pour la situation des rainettes faux-grillons au Canada » auquel j’ai déjà fait référence (Pièce D-53).

[98]  Pour le reste, M. Branchaud, toujours en contre-interrogatoire, est appelé à préciser le nombre de versions de la proposition du programme fédéral de rétablissement de la rainette faux‑grillon de l’Ouest qui ont précédé la version finale émise en décembre 2015 et de l’avis scientifique qu’il a signé et qui a été transmis à la ministre Aglukkaq en lien avec la mise en demeure de Nature Québec. Après vérification, il en dénombre 76 et 31, respectivement.

[99]  Il est aussi appelé à expliquer une divergence entre le texte d’une version antérieure datée du 11 décembre 2013 (Pièce D-100) et le texte de la version finale datée du 13 décembre 2013 (Pièce D-82) dudit avis scientifique sur ce qu’est prête à faire la province pour remédier aux préoccupations exprimées dans l’avis. Soulignant que ce genre de document passe entre plusieurs mains avant d’être finalisé, il explique que la version finale reflétait sa compréhension de la position du gouvernement du Québec quant à sa volonté de ne pas intervenir pour modifier les autorisations délivrées jusqu’alors pour la réalisation du Projet Symbiocité.

E.  Les témoins de Pêches et Océans Canada

[100]  Ces deux témoins, MM. Guitard et Boula, ont tous deux discuté de l’intervention de Pêches et Océans Canada en marge de plaintes de citoyens reçues par ce ministère au milieu des années 2000 à l’égard d’un projet de développement immobilier dont on appréhendait des impacts nocifs pour le marais Smitters, notamment, situé dans le secteur où sera éventuellement réalisé le Projet Symbiocité. L’un, M. Boula, a succédé à l’autre, M. Guitard, dans le traitement de ce dossier.

[101]  Les demanderesses se sont objectées à ces deux témoignages, jugeant qu’ils étaient sans pertinence. Bien qu’ils se situent à la limite de ce qui est utile de savoir pour résoudre la présente affaire, j’ai permis ces témoignages dans la mesure où ils contribuent, à mon sens, à la mise en contexte générale du présent litige.

[102]  J’en retiens qu’après la réception de ces plaintes, la ville de La Prairie, identifiée comme le promoteur du projet en question, est avisée, à l’été 2004, que Pêches et Océans Canada considère la Loi sur les pêches, LRC (1985), c F-14, applicable à ce projet, qu’une autorisation en vertu de cette loi pourrait être nécessaire pour permettre la réalisation des travaux prévus dans la mesure où ceux-ci risqueraient d’affecter l’habitat du poisson et qu’une évaluation environnementale, menée aux termes de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, pourrait ainsi être de mise.

[103]  Même si certaines plaintes mentionnent la rainette faux-grillon de l’Ouest au titre des préoccupations exprimées, il ne revient pas à Pêches et Océans Canada de s’y attarder. M. Guitard mentionne qu’il n’a pas souvenir que son ministère ait informé Environnement Canada de l’existence de telles plaintes, bien qu’il se rappelle avoir vu une plainte concernant cette espèce adressée à ce ministère.

[104]  M. Boula prend la relève de M. Guitard en janvier 2006. Il est appelé à analyser l’impact des travaux projetés sur le poisson et son habitat. Pour ce faire, il prend notamment connaissance du rapport de Genivar, daté de novembre 2005, dont il a été question précédemment (Pièce P‑10E). Des discussions ont lieu par la suite avec les représentants de cette firme. M. Boula indique qu’ultimement, la ville de La Prairie est avisée par Pêches et Océans Canada que les travaux prévus dans un secteur précis - le secteur Casimir-Dufresne – ne seraient pas autorisés en raison de la richesse et de la rareté de ce secteur en termes d’habitat pour les poissons.

[105]  Quant aux autres secteurs compris dans l’aire du développement immobilier projeté, ils ne présentent pas de grands enjeux en lien avec l’habitat du poisson, poursuit M. Boula, bien qu’ils nécessitent la poursuite de l’analyse pour bien encadrer la prise de décision (Lettre de Pêches et Océans Canada à la ville de La Prairie datée du 20 septembre 2006, Pièce D-29D). Pour ces secteurs, indique M. Boula, des mesures de protection sont exigées sans par ailleurs qu’une autorisation formelle ne soit requise (Lettre de Pêches et Océans Canada à la ville de La Prairie datée du 27 octobre 2006, Pièce D-29E). Le témoin précise que puisqu’aucune autorisation n’est requise en vertu de la Loi sur les pêches, il n’existe plus de « déclencheur » justifiant la poursuite de l’évaluation environnementale entreprise par Environnement Canada.

[106]  En contre-interrogatoire, M. Boula n’a pu décrire la nature exacte des travaux que Pêches et Océans Canada n’a pas autorisé dans le secteur Casimir-Dufresne.

F.  Le témoignage de Mme Bouthillier

[107]  Le dernier témoin présenté par la défenderesse est à l’emploi du gouvernement du Québec depuis une trentaine d’années. Elle est actuellement fonctionnaire pour le compte du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs. L’un de ses plus gros dossiers, dit-elle, est celui du rétablissement de la rainette faux-grillon de l’Ouest. Son témoignage consiste essentiellement à faire l’inventaire des études, bilans, programmes, plans d’action, suivis et décisions prises par son ministère en lien avec le rétablissement de cette espèce.

[108]  Mme Bouthillier rappelle que la rainette faux-grillon de l’Ouest est désignée au Québec comme « espèce vulnérable » aux termes de la loi québécoise sur les espèces menacées ou vulnérables depuis 2001. L’Équipe provinciale de rétablissement de cette espèce existe déjà. Mise sur pied en 1998, cette équipe est chargée de colliger toute l’information disponible sur la rainette faux‑grillon de l’Ouest au Québec en vue de déterminer si cette espèce se qualifie à titre d’espèce susceptible d’être désignée espèce menacée ou vulnérable. Une fois l’espèce désignée, le mandat de l’Équipe de rétablissement s’élargit; elle doit désormais conseiller le ministre de la Faune sur les stratégies à adopter et les programmes à mettre en place pour assurer le rétablissement de l’espèce.

[109]  Un premier plan de rétablissement est préparé en 2001, approuvé par les instances ministérielles et publié. Il identifie, notamment, les sites de reproduction de la rainette faux‑grillon de l’Ouest à La Prairie. Parallèlement à ce plan de rétablissement, un plan de conservation de la rainette faux-grillon de l’Ouest à La Prairie, dont le témoin est co-auteure, est préparé l’année suivante (Pièce D-89) et présenté aux autorités de la ville de La Prairie. Ce plan propose un périmètre de conservation qui vise à stopper la fragmentation de l’habitat de l’espèce et à protéger une portion importante de celui-ci.

[110]  Des discussions s’en suivent avec différents intervenants, dont la ville de La Prairie. Un protocole d’entente entre la ville, la Société des Parcs et de la Faune, qui relève alors du ministre des Ressources naturelles et de la Faune, le ministère de l’environnement du Québec et un promoteur immobilier non lié à M. Quint, Arrondissement de La Prairie Inc., en émerge (Pièce P-10C). Il est daté du 17 décembre 2003. L’objectif de cette entente, du point de vue de la Société des Parcs et de la Faune, est d’assurer la création d’un parc de conservation bénéficiant, notamment, à la rainette faux-grillon de l’Ouest du secteur visé.

[111]  Mme Bouthillier poursuit en discutant de l’implication de son ministère dans l’examen des demandes de certificats d’autorisation produites aux termes de l’article 22 de la loi québécoise sur la qualité de l’environnement. Cette implication est sollicitée, précise le témoin, lorsque le ministère provincial de l’environnement juge qu’une composante faunique est touchée par le projet en cause. Dans un tel cas, son ministère prépare un avis faunique à l’intention du ministère provincial de l’environnement. Son rôle, toutefois, n’est pas de recommander l’émission du certificat. Elle indique avoir travaillé à la préparation d’un avis faunique dans le cadre de la demande de certificat produite par la ville de La Prairie en 2005 en marge du projet de développement du Bois de la Commune, rebaptisé, comme on l’a vu, Projet Symbiocité.

[112]  Cet avis, précise-t-elle, est rédigé à partir des données disponibles et de ce qu’on retrouve au rapport Genivar commandé par la ville en appui à sa demande de certificat (Pièce P-10E). L’avis recommande des modifications au plan de développement proposé de manière, notamment, à améliorer le bilan de conservation des étangs de reproduction de la rainette faux‑grillon de l’Ouest et des milieux humides en général. Le témoin fait état ensuite des engagements pris par la ville de La Prairie en marge de l’émission à venir du certificat d’autorisation (Pièce P-26) dans une lettre adressée au gouvernement du Québec en mars 2008 (Pièce P-10D.1).

[113]  Mme Bouthillier enchaîne avec le Plan de conservation de la rainette faux-grillon de l’Ouest préparé par l’Équipe provinciale de rétablissement de l’espèce et rendu public en juin 2008 (Pièce D-64). Ce plan, nous rappelle le témoin, est rédigé sur la base d’une revue des principes de conservation effectuée l’année précédente. Le témoin revient ensuite sur les trois avis émis par ladite équipe en 2007 (Pièce D-64), 2010 (Pièce D-90) et 2014 (Pièce P-120) sur la situation de la rainette faux-grillon de l’Ouest. Elle précise que ces trois avis ont fait l’objet d’une diffusion auprès de divers intervenants et ministères concernés, à l’exception de l’avis de 2014 qui lui, n’a été transmis qu’au sous-ministre du ministère québécois de la Faune.

[114]  En contre-interrogatoire, Mme Bouthillier reconnait que son ministère ne s’est pas opposé à l’émission, à la ville de La Prairie, du certificat d’autorisation de 2008 (Pièce P-26) et que le territoire développable visé par le protocole d’entente de 2003 (Pièce P-10C) est situé à l’intérieur du périmètre du parc de conservation proposé en 2002 (Pièce D-89). Questionnée au sujet des demandes spécifiques de son ministère pour la protection de la rainette faux-grillon de l’Ouest dans l’avis faunique produit en marge de la demande qui donnera lieu à l’octroi du certificat d’autorisation de 2008, elle admet que toutes les demandes de son ministère ont été satisfaites par les demanderesses ou par la ville et que le parc de conservation a été agrandi de plus de 20 hectares.

IV.  LES ARTICLES 80 ET 64 DE LA LOI

[115]  L’article 80 de la Loi confère au gouverneur en conseil, sur recommandation du ministre compétent, le pouvoir de prendre un décret d’urgence visant la protection d’une espèce désignée comme espèce menacée, notamment, lorsqu’il est satisfait que l’espèce visée est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement. Il peut y désigner tout habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce en cause dans l’aire d’application visée par le décret et y interdire toute activité qui expose l’espèce à ces menaces imminentes.

[116]  De façon plus particulière, l’alinéa 80(4)(c)(ii), aux termes duquel le Décret a été pris, habilite le gouverneur en conseil à prendre un décret d’urgence pour la protection de toute espèce ainsi désignée, quelle qu’elle soit et quelle que soit son aire de répartition. En d’autres termes, cette disposition habilite le gouverneur en conseil à prendre un décret d’urgence, que l’espèce désignée visée soit ou non une espèce aquatique ou une espèce d’oiseaux migrateurs protégés, au sens de la Loi, ou encore que son aire de répartition se trouve ou non sur le territoire domanial, la zone économique exclusive ou le plateau continental du Canada, au sens, encore une fois, de la Loi.

[117]  Pour fins de commodité, le texte de l’article 80 de la Loi est reproduit en entier en annexe au présent jugement.

[118]  Pour sa part, l’article 64 de la Loi confère au ministre compétent le pouvoir, en conformité avec les règlements adoptés à cette fin, de « verser à toute personne une indemnité juste et raisonnable pour les pertes subies en raison des conséquences extraordinaires que pourrait avoir l’application […] d’un décret d’urgence », notamment.

[119]  Ces règlements, qui n’existent toujours pas, comme on l’a vu, peuvent, notamment, fixer la marche à suivre pour réclamer une indemnité ainsi que le mode de détermination du droit à l’indemnité, de la valeur de la perte subie et du montant de l’indemnité elle-même.

[120]  L’article 64 de la Loi se lit comme suit :

Indemnisation

Compensation

64(1) Le ministre peut, en conformité avec les règlements, verser à toute personne une indemnité juste et raisonnable pour les pertes subies en raison des conséquences extraordinaires que pourrait avoir l’application :

64(1) The Minister may, in accordance with the regulations, provide fair and reasonable compensation to any person for losses suffered as a result of any extraordinary impact of the application of

a) des articles 58, 60 ou 61;

(a) section 58, 60 or 61; or

b) d’un décret d’urgence en ce qui concerne l’habitat qui y est désigné comme nécessaire à la survie ou au rétablissement d’une espèce sauvage.

(b) an emergency order in respect of habitat identified in the emergency order that is necessary for the survival or recovery of a wildlife species.

Règlements

Regulations

(2) Le gouverneur en conseil doit, par règlement, prendre toute mesure qu’il juge nécessaire à l’application du paragraphe (1), notamment fixer :

(2) The Governor in Council shall make regulations that the Governor in Council considers necessary for carrying out the purposes and provisions of subsection (1), including regulations prescribing

a) la marche à suivre pour réclamer une indemnité;

(a) the procedures to be followed in claiming compensation;

b) le mode de détermination du droit à indemnité, de la valeur de la perte subie et du montant de l’indemnité pour cette perte;

(b) the methods to be used in determining the eligibility of a person for compensation, the amount of loss suffered by a person and the amount of compensation in respect of any loss; and

c) les modalités de l’indemnisation.

(c) the terms and conditions for the provision of compensation.

V.  LA DÉSIGNATION DES DÉFENDEURS

[121]  La présente action a été dirigée, conjointement et solidairement, contre Sa Majesté la Reine, le Procureur général du Canada et la ministre de l’Environnement et du Changement climatique. Le Procureur général soutient que cette désignation est problématique, étant d’avis que, suivant l’effet combiné du paragraphe 48(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 et de l’annexe de cette loi, seule Sa Majesté la Reine peut être désignée comme défenderesse en l’instance. Son objection, poursuit-il, trouve également appui dans la doctrine (Michael H. Morris et Jan Brongers, The 2019 Annotated Crown Liability and Proceedings Act, Toronto, Carswell, 2019, à la p. 173 ; Bernard Letarte et al, Recours et procédure devant les Cours fédérales, Montréal, LexisNexis, 2013, à la p. 163 [Recours et procédure]).

[122]  Les demanderesses soutiennent que cette objection est sans portée réelle ou concrète et ne repose sur aucune disposition de la Loi sur les Cours fédérales ou des Règles, que les autorités qui la supportent n’ont pas la portée que le Procureur général leur prête et qu’à tout événement, il y a ici matière à ce que soient aussi désignés comme défendeurs le Procureur général et la Ministre.

[123]  Je ne suis pas d’accord.

[124]  D’entrée de jeu, je précise que la Cour dispose du pouvoir de modifier la désignation des parties, si elle considère que celle-ci est erronée et ce, à même les conclusions du jugement qu’elle est appelée à rendre (voir par exemple : Magy c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 722; Okonkwo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1330 au para 1). Bien que ni la Loi sur les Cours fédérales ni les Règles ne prévoient de véhicule procédural spécifique pour régler ce genre de problèmes, la Cour est fréquemment saisie de requêtes ou demandes de cette nature (voir par exemple : Bergeron c Canada (Service correctionnel), 2016 CF 235 aux paras 3 à 8). Cela fait sans aucun doute partie, à mon sens, de son pouvoir inhérent ou implicite de faire respecter la procédure régissant les recours institués devant elle (Recours et procédure, aux p. 12-13).

[125]  Il est vrai que le libellé de l’article 48 de la Loi sur les Cours fédérales, qui dispose que l’acte introductif d’instance contre la Couronne « peut suivre le modèle établi à l’annexe », laquelle identifie « Sa Majesté la Reine » comme partie défenderesse, est permissif, et non impératif. Toutefois, la jurisprudence est clairement à l’effet, selon moi, que si, dans une instance instituée, comme ici, contre l’État fédéral aux termes de l’article 17 de la Loi sur les Cours fédérales, aucune réparation n’est recherchée, à titre personnel, du Procureur général, d’un ministre ou d’un autre préposé de la Couronne, il n’est pas approprié de désigner le Procureur général, ce ministre ou cet autre préposé comme défendeur à l’action (Rodriguez c Canada, 2018 CF 1125 au para 5; Kealey c La Reine, [1992] 1 CF 195 au para 64; Federal Courts Practice 2020, Toronto, Carswell, 2019, à la p. 301 [Federal Courts Practice]).

[126]  Cette approche est davantage compatible, à mon sens, avec le droit régissant la responsabilité civile extracontractuelle de l’État fédéral selon lequel, comme nous le verrons, cette responsabilité, d’origine statutaire, ne peut être engagée, dans un cas comme le nôtre, que pour la faute des préposés de l’État. Dans un tel contexte, désigner à la fois Sa Majesté et ses préposés comme défendeurs, lorsque ceux-ci ne sont pas poursuivis à titre personnel, comme c’est le cas en l’espèce, apparait contraire à la réalité propre à ce droit.

[127]  La désignation, à titre de défendeurs, de préposés de l’État demeure bien évidemment possible, s’ils sont poursuivis à titre personnel, mais, dans un tel cas, s’ils sont assignés en Cour fédérale, la compétence de la Cour à se saisir de ces demandes n’est pas acquise (Peter G. White Management Ltd c Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2006 CAF 190; Apotex Inc c Ambrose, 2017 CF 487; Federal Courts Practice, à la p. 84).

[128]  L’intitulé de la présente cause sera donc modifié pour que seule Sa Majesté la Reine apparaisse comme défenderesse. Ce changement ne fragilise en rien, bien évidemment, le droit qu’auraient les demanderesses d’exiger – et d’obtenir - la pleine exécution d’un jugement qui serait rendu en leur faveur.

VI.  QUESTIONS EN LITIGE

[129]  La présente affaire soulève, à mon sens, les trois questions suivantes :

  1. Le fait que le gouverneur en conseil n’ait pas adopté de règlements aux termes du paragraphe 64(2) de la Loi au moment ou à la suite de la prise du Décret et que la Ministre se soit cru ainsi justifiée de ne pas exercer le pouvoir discrétionnaire d’indemnisation qui lui est dévolu aux termes du paragraphe 64(1) de la Loi, constitue t‑il, dans un cas ou dans l’autre, ou dans un cas et dans l’autre, une faute engageant la responsabilité civile de la défenderesse?
  2. En supposant que ce soit le cas, les demanderesses, en planifiant la réalisation d’un projet immobilier dans un secteur connu comme abritant une espèce en péril, doivent-elles être considérées comme ayant pris un risque d’affaires dont elles seules doivent assumer les conséquences, y compris celles constituant le fondement de leur réclamation reposant sur la responsabilité civile de l’État? En d’autres termes, si les demanderesses doivent être considérées comme ayant pris un risque d’affaires en l’instance par rapport à la présence de la rainette faux-grillon de l’Ouest dans l’aire prévue pour la réalisation des phases 5 et 6 du Projet Symbiocité, cela constitue-t-il une fin de non-recevoir ou une défense complète, comme le prétend la défenderesse, à leur réclamation fondée sur la responsabilité civile de l’État?
  3. Alternativement, la prise du Décret a-t-elle eu pour effet d’opérer une expropriation déguisée de la propriété des demanderesses comprise dans l’aire d’application du Décret?

[130]  Pour les motifs qui suivent, j’estime que la première et la troisième question doivent recevoir une réponse négative et qu’il n’est donc pas nécessaire, pas plus qu’il n’est souhaitable, de répondre à la seconde question.

VII.  ANALYSE

A.  La responsabilité civile extracontractuelle de l’État fédéral est-elle engagée en l’espèce?

(1)  La position des demanderesses

[131]  Les demanderesses soutiennent essentiellement que la défenderesse, par le fait du gouverneur en conseil d’abord, et de la Ministre ensuite, a fait défaut de respecter les obligations que lui imposait l’article 64 de la Loi. Ces obligations ne souffraient pourtant d’aucune ambiguïté, insistent-elles, dans la mesure où le gouverneur en conseil se devait, de par le libellé du paragraphe 64(2), d’adopter les règlements de mise en œuvre du régime indemnitaire institué par cette disposition, ce qu’il n’a, à ce jour, toujours pas fait, alors que la Ministre ne pouvait invoquer l’absence de tels règlements pour refuser de considérer le versement d’une indemnité en marge de la prise du Décret.

[132]  Ces omissions, tant de la part du gouverneur en conseil que de la Ministre, constituent, selon les demanderesses, de par leur effet cumulatif, une faute civile engageant la responsabilité de l’État fédéral. En particulier, les demanderesses soutiennent que le gouverneur en conseil, qui pour la première fois depuis l’adoption de la Loi, prenait un décret d’urgence visant une propriété privée, s’est ainsi placé en porte-à-faux par rapport à celle-ci, laquelle faisait pourtant de l’adoption de règlements aux termes du paragraphe 64(2) une obligation impérative.

[133]  Ce défaut d’agir a, en quelque sorte, plaident les demanderesses, stérilisé le pouvoir accordé à la Ministre de les indemniser, celle-ci s’étant sentie justifiée de ne pas agir à son tour faute de règlements. Cette situation a perduré, ajoutent-elles, malgré les prononcés clairs de la Cour dans les affaires Groupe Maison Candiac et Îlot St-Jacques voulant que l’absence de tels règlements ne pouvait avoir pour effet d’opérer une telle stérilisation. Cette situation, selon les demanderesses, est non seulement contraire à la lettre de la Loi, mais également à ses principes sous-jacents et à l’intention clairement manifestée par le législateur lors des débats qui en ont précédé l’adoption.

[134]  Il y aurait donc ici abus de droit, suivant les demanderesses, le gouvernement ne pouvant, par sa propre turpitude, nier un droit ou un bénéfice spécifiquement conféré par la oi.

[135]  En réponse à l’argument de la défenderesse voulant qu’un recours en dommages ne soit pas le recours approprié dans les circonstances de la présente affaire, les demanderesses soutiennent qu’il doit être rejeté pour trois raisons.

[136]  D’une part, c’est en toute connaissance de cause, disent-elles, que le gouverneur en conseil et la Ministre ont agi de la sorte puisque la question de la compensation a été soulevée dès la première rencontre qui a suivi, en décembre 2015, la décision de cette dernière de recommander la prise d’un décret d’urgence. Or, il n’y a toujours pas de règlements, ni de décision ministérielle, trois ans après la prise du Décret et plus d’un an après la décision de cette Cour dans Groupe Maison Candiac. Dans ce contexte, concluent les demanderesses, il serait déraisonnable d’exiger d’elles qu’elles repartent en quelque sorte à zéro en demandant le contrôle judiciaire du défaut du gouverneur en conseil d’adopter les règlements prévus au paragraphe 64(2) de la Loi et de celui de la Ministre d’exercer ses pouvoirs aux termes du paragraphe 64(1) de la Loi alors qu’ils ont eu maintenant toutes les occasions de régulariser la situation.

[137]  D’autre part, les demanderesses, empruntant au droit applicable en matière d’expropriation déguisée, soutiennent avoir le choix des recours, comme l’a rappelé tout récemment la Cour suprême du Canada dans l’affaire Lorraine (Ville) c 2646-8926 Québec Inc., 2018 CSC 35 au para 2 [Ville de Lorraine]. Alternativement, elles invoquent un autre arrêt de la Cour suprême, Irving Oil Ltd. et autres c Secrétaire provincial du Nouveau-Brunswick, [1980] 1 RCS 787 [Irving Oil], pour inviter la Cour à exercer, au lieu et place de la Ministre, le pouvoir prévu au paragraphe 64(1) de la Loi, lequel, soutiennent‑elles, est suffisamment balisé par son libellé pour permettre une telle démarche.

[138]  Enfin, elles rappellent avoir institué, dans les quelques semaines qui ont suivi le jugement rendu dans Groupe Maison Candiac, un recours en contrôle judiciaire – Grand Boisé II - à l’encontre du défaut d’agir du gouverneur en conseil et de la décision de la Ministre de ne pas exercer ses pouvoirs en vertu du paragraphe 64(1) en raison de l’absence de règlements. Elles s’expliquent mal qu’il leur soit maintenant reproché par la défenderesse d’avoir entrepris le mauvais recours alors qu’elle cherche, du même souffle, à faire radier leur demande de contrôle judiciaire. Il y a là, selon elles, un paradoxe irréconciliable dans la position de la défenderesse sur cette question.

(2)  Principes généraux applicables

[139]  Comme l’a rappelé récemment la Cour suprême du Canada, dans l’affaire Hinse c Canada (Procureur général), 2015 CSC 35 [Hinse], la responsabilité civile extracontractuelle de la Couronne fédérale prend sa source dans la Loi sur la responsabilité de la Couronne, SC 1952-53, c 30, adoptée en 1953. Jusqu’à l’avènement de cette loi, devenue la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C-50 [LRÉ], la Couronne, en common law, était, en principe, à l’abri de toute responsabilité civile extracontractuelle puisqu’on considérait qu’étant source et fontaine de justice, elle ne pouvait agir contrairement au droit. Avec le temps, il était devenu toutefois techniquement possible d’ester en justice contre elle dans un cas de responsabilité civile extracontractuelle, mais cela ne pouvait se présenter que si la faute alléguée était attribuable à l’un de ses préposés et que si elle donnait son assentiment au dépôt de la poursuite (Swanson c Canada, [1992] 1 CF 408 aux p. 418-419; Peter W. Hogg, Patrick J. Monahan et Wade K. Wright, Liability of the Crown, 4e éd, Toronto, Carswell, 2011 à la p. 9 [Liability of the Crown]; Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, La responsabilité civile, vol 1, 8e éd, Cowansville, Yvon Blais, 2014 à la p. 108 [La responsabilité civile]).

[140]  Aux termes du régime institué par la LRÉ, la Couronne fédérale [ou l’État fédéral] est désormais assimilée, en matière de responsabilité civile extracontractuelle, à une personne physique et majeure. Au Québec, suivant le paragraphe 3(a) de la LRÉ, elle est assimilée à une telle personne pour le dommage causé par ses préposés ou encore pour celui causé par le fait des biens qu’elle a sous sa garde ou dont elle est propriétaire. Dans le premier cas, celui qui gouverne la présente question en litige, on dit que la responsabilité de l’État est indirecte (“vicarious”) (Liability of the Crown à la p. 159). Autrement dit, sa responsabilité civile extracontractuelle ne peut être engagée, dans un tel scénario, que par le fait de ses préposés, et non pour ses propres faits et gestes (Hinse au para 58; La responsabilité civile à la p. 115).

[141]  Il est maintenant acquis qu’un ministre du gouvernement sera généralement considéré comme un « préposé » au sens de la LRÉ (Hinse au para 58). Il n’y a pas encore de prononcé judiciaire au même effet en ce qui a trait au gouverneur en conseil, l’organe collégial au sommet de la hiérarchie de la branche exécutive du gouvernement dont certains estiment qu’il ne peut s’agir, parce qu’il représente la Couronne elle-même, d’un « préposé » au sens de la LRÉ (Pacific Shower Doors (1995) Ltd. v Osler, Hoskin & Harcourt, LLP, 2011 BCSC 1370 au para 111). Vu, toutefois, les conclusions auxquelles j’en arrive par ailleurs, il ne sera pas nécessaire de trancher cette question.

[142]  Toujours suivant la LRÉ, la responsabilité civile extracontractuelle de l’État fédéral est régie par le droit du ressort où les actes qu’on allègue préjudiciables, ont été commis. C’est ainsi qu’au Québec, « l’État fédéral est généralement assujetti aux règles de responsabilité civile établies à l’art[icle] 1457 [du Code civil du Québec, RLRQ c CCQ-1991] » (Hinse au para 21). Cette disposition, toutefois, doit être lue concomitamment avec l’article 1376 de ce même Code, lequel, s’il rend applicable le régime de responsabilité qui y est prévu à « l’État », le fait « sous réserve des autres règles de droit qui [lui] sont applicables ».

[143]  Cela veut dire, comme l’a rappelé la Cour suprême dans l’affaire Hinse, que « des principes généraux ou des règles de droit public peuvent faire obstacle à l’application du régime général de responsabilité civile ou en modifier substantiellement les règles de fonctionnement » (Hinse aux para 22-23; voir aussi Finney c Barreau du Québec, 2004 CSC 36 au para 27 [Finney]).

[144]  Les principes relatifs à l’immunité de l’État sont du nombre. Ainsi, il est maintenant bien établi que les décisions dites de « politique générale », soit celles qui, généralement, reposent sur des considérations d’intérêt public, tels des facteurs économiques, sociaux ou politiques, bénéficient d’une immunité relative en ce sens qu’elles ne sont susceptibles d’engager la responsabilité extracontractuelle de l’État que si elles sont prises de mauvaise foi ou si elles sont irrationnelles (Hinse au para 23; voir aussi : Kosoian c Société de transport de Montréal, 2019 CSC 59 au para 107 [Kosoian]; R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42 au para 90; Just c Colombie-Britannique, [1989] 2 RCS 1228 aux p. 1239-1240; Laurentide Motels Ltd c Beauport (Ville), [1989] 1 RCS 705 [Laurentide Motels]).

[145]  Cette norme, plus exigeante que celle de la faute simple il va de soi (Hinse au para 52), englobe « les actes qui sont délibérément accomplis dans l’intention de nuire, ce qui correspond à la mauvaise foi classique, mais aussi ceux qui se démarquent tellement du contexte législatif dans lequel ils sont posés qu’un tribunal ne peut raisonnablement conclure qu’ils l’ont été de bonne foi »; on parlera alors « d’insouciance grave », de « dérèglement fondamental des modalités de l’exercice du pouvoir » et d’acte « inexplicable et incompréhensible, au point qu’il puisse être considéré comme un véritable abus de pouvoir par rapport à ses fins » (Entreprises Sibeca Inc. c Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61 aux paras 25-26 [Frelighsburg]). Ce fardeau est élevé.

[146]  Il est généralement reconnu, également, que l’exercice d’un pouvoir législatif, même délégué ou subordonné, tombe dans cette catégorie de décisions dites de « politique générale » à laquelle les principes relatifs à l’immunité de l’État s’appliquent (Frelighsburg aux para 19 à 23; Kosoian au para 107; voir aussi : Canada (Procureur général) c Hijos, 2007 CAF 20 aux para 58 à 61; Welbridge Holdings Ltd. c Greater Winnipeg, [1971] RCS 957 aux p. 967-968 [Welbridge]; A.O. Farms Inc. c Canada, 2000 CanLII 17045 (CF) au para 6 [A.O. Farms]; RNE Realty Ltd. c Dorval (Ville de), 2012 QCCA 367 au para 32; La responsabilité civile à la p. 122; Bernèche c Canada (Procureur général), 2007 QCCS 2945 au para 108 [Bernèche]).

[147]  La Cour suprême, dans l’affaire Frelighsburg, décidée dans le contexte de l’exercice du pouvoir réglementaire d’une municipalité, a rappelé, en ces termes, les fondements de ce volet particulier de l’immunité de l’État :

[24]  […] Les municipalités exercent des fonctions qui requièrent la prise en considération d’intérêts multiples, parfois contradictoires. Pour favoriser pleinement la résolution démocratique des conflits politiques, les corps publics élus doivent disposer d’une marge de manœuvre considérable. Hors d’un contexte constitutionnel, il serait inconcevable que les tribunaux s’immiscent dans ce processus et s’imposent comme arbitres pour dicter la prise en considération d’un intérêt particulier. Ils ne peuvent intervenir que s’il y a preuve de mauvaise foi. La lourdeur et la complexité des fonctions inhérentes à l’exercice du pouvoir de réglementation justifient l’incorporation d’une protection, tant en droit civil qu’en common law. Cette protection était d’ailleurs reconnue par le Code civil du Bas Canada, comme l’illustre l’arrêt Laurentide Motels, précité, même si la démarche suivie pour la reconnaître était différente. Les considérations à l’origine de la formulation de l’immunité de droit public reconnue par le droit civil régi par le Code civil du Bas Canada demeurent toujours présentes depuis l’entrée en vigueur du Code civil du Québec. […].

[148]  Par ailleurs, toujours selon les principes et règles émanant du droit public, il n’y a pas nécessairement adéquation entre le manquement d’un préposé de l’État à une obligation légale et la négligence au sens du droit de la responsabilité civile extracontractuelle. En particulier, une déclaration de nullité ou d’invalidité d’une décision discrétionnaire d’un décideur administratif ne crée pas en soi, tant en common law qu’en droit civil, une cause d’action en responsabilité délictuelle ou en responsabilité civile (Canada (Procureur général) c TeleZone Inc., 2010 CSC 62 au para 29 [TeleZone]; voir aussi : Holland c Saskatchewan, 2008 CSC 42 aux para 8-9 [Holland]; R. c Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 RCS 205 à la p. 225 [Saskatchewan Wheat Pool]; Welbridge à la p. 969; René Dussault et Louis Borgeat, Traité de droit administratif, tome III, 2e éd, Québec, Presses de l’Université Laval, 1989 à la p. 934 [Traité de droit administratif]). Ainsi, tous les préjudices financiers résultant d’un acte ou d’une omission de l’administration publique ne donne pas nécessairement ouverture à un recours de droit privé (TeleZone au para 25).

[149]  Enfin, tout comme en droit privé, le dommage allégué doit avoir été la conséquence logique, directe et immédiate de la faute (Hinse au para 132).

(3)  L’absence de règlements de mise en œuvre du régime indemnitaire institué par la Loi n’engage pas, en l’espèce, la responsabilité civile extracontractuelle de l’État

[150]  Les demanderesses, je le rappelle, plaident que l’inaction du gouverneur en conseil, qui perdure depuis plus d’une quinzaine d’années alors qu’une obligation impérative de réglementer s’impose aux termes du paragraphe 64(2) de la Loi, équivaut à un abus de pouvoir sanctionnable non seulement selon les règles du droit administratif, mais aussi suivant celles de la responsabilité civile de l’État. En d’autres termes, plaident-elles, il y a là contravention flagrante aux obligations prescrites par le Parlement, comme le juge George R. Locke (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale), l’a laissé entendre, selon elles, dans Îlot St-Jacques (Îlot St-Jacques au para 49).

[151]  Une telle conduite, précisent les demanderesses, ne peut être protégée par les principes de l’immunité de l’État puisque, même en supposant qu’il y ait absence d’intention de nuire de la part du gouverneur en conseil, sa conduite se démarque tellement du contexte législatif dans lequel elle s’inscrit qu’on ne peut raisonnablement conclure à sa bonne foi. Cela équivaut très clairement, selon elles, à une preuve circonstancielle de mauvaise foi (Frelighsburg au para 26).

[152]  J’ai deux réserves importantes face à cet argument. La première – la principale – a trait à ce que j’ai décidé dans Groupe Maison Candiac. Je rappelle que la demanderesse, dans cette affaire, recherchait une déclaration d’invalidité du Décret. Elle soutenait l’inconstitutionnalité de celui-ci, mais plaidait aussi son invalidité sur la base du concept de l’expropriation déguisée. À ce dernier égard, j’ai jugé que ce concept n’était d’aucun secours à la demanderesse en raison de la présence du régime indemnitaire institué par l’article 64 de la Loi et du fait que la Ministre ne pouvait invoquer l’absence de règlements pour légitimer son refus d’exercer le pouvoir discrétionnaire qui lui est dévolu aux termes du paragraphe 64(1) de la Loi. Je me suis exprimé en ces termes :

[204]  Tout comme le Procureur général, j’estime que les concepts d’appropriation de fait ou d’expropriation déguisée, issues de la common law et du droit civil, ne sont d’aucun secours à Groupe Candiac en l’instance. En d’autres termes, la question de la validité du Décret d’urgence ne passe pas par ces concepts puisque le Parlement a déjà prévu, en termes exprès, un mécanisme d’indemnisation pour les pertes subies du fait de l’application d’un décret d’urgence et en a délimité la portée aux « conséquences extraordinaires » qu’une telle application pourrait avoir.

[205]  Nous ne sommes pas en présence ici d’une loi justifiant l’application de la règle d’interprétation visant à protéger un propriétaire foncier d’une dépossession de ses terres sans le versement d’une indemnité. Il n’y a pas de silence à combler dans la Loi à cet égard, l’intention du Parlement ayant été clairement exprimée à l’article 64 de la Loi.

[206]  Mais qu’en est-il de l’absence de règlements liés à la mise en œuvre du pouvoir du Ministre de verser une indemnité en lien avec l’application d’un décret d’urgence? A-t-elle pour effet de stériliser l’exercice de ce pouvoir, comme le prétend Groupe Candiac, et d’enclencher, ce faisant, l’application des notions d’appropriation de fait ou d’expropriation déguisée? J’estime que non.

[207]  Il est bien établi qu’un décideur administratif ne peut invoquer l’absence d’un règlement pour ne pas agir lorsque cette inaction équivaudrait à stériliser une loi ou à contrecarrer son application. Il s’agit ici d’éviter de créer un vide juridique et d’ainsi engendrer, en quelque sorte, un abus de pouvoir en conférant au pouvoir réglementaire « une dimension qui permettrait à l’Administration de stériliser indéfiniment la volonté expresse du législateur » (Patrice Garant, Droit Administratif, 7e éd., Montréal, Yvon Blais, 2017 [Garant], aux p 215-216). Ces principes valent que l’exercice du pouvoir règlementaire soit facultatif ou, comme ici, impératif (Garant à la p 215). Ils sont particulièrement utiles lorsque l’absence de règlement, si elle était interprétée comme stérilisant l’application de la loi, aurait pour effet de priver le justiciable d’un avantage conféré par elle (Irving Oil Ltd. et autres c Secrétaire provincial du Nouveau-Brunswick, [1980] 1 RCS 787 à la p 795).

[208]  C’est ce que semble avoir compris le Ministre, en l’espèce, en abordant, par communiqué, la question du droit des propriétaires de terrains situés dans l’aire d’application du Décret d’urgence au versement d’une compensation. Je rappelle qu’il a indiqué publiquement qu’aucune compensation ne leur serait versée. Même si elle n’était pas particularisée à la situation de chaque propriétaire touché, il faut y voir là, à mon sens, une décision aux termes du paragraphe 64(1) de la Loi.

[209]  Or, cette décision, qui émane d’un décideur autre que le gouverneur en conseil, est, en soi, contrôlable judiciairement, indépendamment du décret d’urgence (Habitations Îlot St-Jacques Inc. c Canada (Procureur général), 2017 CF 535 [Îlot St-Jacques]). Bien qu’elle y soit nécessairement reliée, la décision du Ministre n’a aucune incidence sur l’exercice des pouvoirs dévolus au gouverneur en conseil aux termes de l’article 80 de la Loi. Comme le souligne le Procureur général, ce type de décision suppose la prise préalable d’un décret d’urgence.

[153]  Le juge Locke, dans Îlot St-Jacques, s’est d’ailleurs essentiellement dit en accord avec ce raisonnement (Îlot St-Jacques au para 53).

[154]  L’on sait maintenant de la preuve administrée en l’instance que la décision de la Ministre reposait sur sa compréhension qu’en l’absence de règlements, elle n’avait aucune autorité pour considérer le versement d’une indemnité aux termes du paragraphe 64(1) de la Loi. L’on sait aussi maintenant, et j’y reviendrai, que depuis le jugement dans Groupe Maison Candiac, cela n’est plus sa position.

[155]  Or, ainsi, même en supposant que le gouverneur en conseil ait engagé la responsabilité de l’État fédéral en faisant défaut d’adopter la réglementation visée par le paragraphe 64(2) de la Loi, il ne peut y avoir de lien causal entre cette « faute » et le dommage que les demanderesses estiment avoir subi, puisque cet état de fait ne pouvait servir de justification pour stériliser le régime d’indemnisation institué par la Loi.

[156]  Je rappelle que le dommage doit avoir été la conséquence logique, directe et immédiate de la faute. Ici, il ne l’est pas. C’est plutôt la décision de la Ministre de ne pas considérer le versement d’une indemnisation en raison de l’absence de règlements, si tant est que cela constitue une faute civile, qui s’avère, à mon sens, la cause directe et immédiate dudit dommage, et non le fait qu’il n’y ait toujours pas, à ce jour, de règlements articulant la mise en œuvre du régime indemnitaire prévu par la Loi.

[157]  Ma deuxième réserve, qui suppose que j’ai eu tort de conclure comme je l’ai fait dans Groupe Maison Candiac, concerne l’idée que la responsabilité civile extracontractuelle de l’État puisse être engagée, dans les circonstances de la présente affaire, par le défaut du gouverneur en conseil de légiférer. Comme on l’a vu, l’exercice du pouvoir de légiférer bénéficie de l’immunité de l’État puisqu’il implique la prise de décisions discrétionnaires dites de « politique générale ». Il s’agit là, avec l’exercice de la prérogative royale (Hinse au para 4), d’un exemple classique où les principes de l’immunité de l’État trouvent application. Les tribunaux ont reconnu jusqu’à maintenant que cette immunité s’étend même aux décisions de ne pas légiférer, y compris celles de ne pas adopter de règlements (Mahoney v Canada, [1986] FCJ No 438 à la p. 6; A.O. Farms au para 8; Kwong Estate v Alberta, [1978] AJ No 594 (QL), conf. dans Kwong c La Reine du chef de la province de l’Alberta, [1979] 2 RCS 1010). C’est la compréhension que semblait en avoir le juge Richard Wagner, maintenant Juge en Chef du Canada, dans l’affaire Bernèche, un dossier mettant en cause la responsabilité civile extracontractuelle de l’État fédéral en contexte québécois, lorsqu’il a écrit que « [l]’État ne peut être tenu civilement responsable d’avoir adopté des lois ou des règlements, qu’ils soient éventuellement déclarés ultra vires ou non », tout comme il ne peut être automatiquement tenu responsable du « défaut d’adopter certaines règles » (Bernèche au para 108).

[158]  Les demanderesses notent que dans ces décisions, où l’immunité de l’État eu égard à l’exercice du pouvoir de réglementer s’est révélée comprendre la décision de réglementer ou non, le pouvoir en cause était de nature discrétionnaire. En d’autres termes, et contrairement au paragraphe 64(2) de la Loi, le législateur n’en avait pas fait, dans ces instances, un devoir d’agir.

[159]  D’ailleurs, à cet égard, les demanderesses ont souligné à plusieurs reprises les propos du juge Locke, dans Îlot St-Jacques, suivant lesquels l’absence de règlements aux termes de ladite disposition lui « sembl[ait] être en contravention de la [Loi] » (Îlot St-Jacques au para 49). Toutefois, il faut rappeler que le juge Locke s’est bien gardé de dire qu’il concluait définitivement sur la question (Îlot St-Jacques aux paras 49 et 52).

[160]  Certes, je suis d’accord pour dire, comme le juge Locke, que cette lacune – l’absence de règlements – devrait être comblée (Îlot St-Jacques au para 52), mais le fait qu’elle ne l’ait pas encore été en l’espèce, n’est pas, à mon sens, constitutif de faute.

[161]  Il faut remonter aux débats parlementaires qui ont précédé l’adoption de la Loi de même qu’au contexte bien particulier de mise en œuvre de son article 80, pour comprendre pourquoi.

[162]  Les débats parlementaires, je le rappelle, en autant qu’ils soient pertinents et fiables et que l’on ne leur attache pas une importance excessive, peuvent être utiles en vue de cerner ce que les instigateurs d’un projet de loi avaient en tête au moment de son adoption (Fédération des francophones de la Colombie-Britannique c Canada (Emploi et Développement Social), 2018 CF 530 au para 223). Ici, à mon avis, ils le sont et les parties ne se sont pas privées d’y recourir en portant à mon attention de nombreux passages où il est question du régime indemnitaire qu’on se proposait alors de mettre en place.

[163]  Nul doute que la mise en place d’un régime d’indemnisation au profit, notamment, des propriétaires fonciers touchés par la mise en œuvre de la Loi se voulait un volet important du projet de loi. Le gouvernement semblait soucieux de ne pas dupliquer l’expérience américaine dont la loi sur les espèces en péril, adoptée avant la Loi, ne prévoyait pas de régime indemnitaire pour ces propriétaires (Débats de la Chambre des communes, 37e parl, 1re sess, n°137 (19 février 2001) à la p. 905 (Hon David Anderson) [Débats])). Du côté de l’opposition, l’on s’inquiétait que les détails de fonctionnement du régime indemnitaire envisagé ne soient pas inscrits dans le projet de loi et que leur élaboration soit laissée au bon vouloir du gouverneur en conseil tant en termes de contenu que de délais de mise en œuvre (voir notamment : Débats, n°185 (8 mai 2002) à la p. 11412 (Bob Mills); Débats, n°202 (10 juin 2002), partie A à la p 12404 (Werner Schmidt); Débats, n°202 (10 juin 2002), partie A à la p. 12425 (Jim Abbott)).

[164]  Ce qui ressort des débats, toutefois, c’est que les précédents en la matière étaient rares, sinon inexistants, ce qui exigeait que la question de l’indemnisation soit étudiée en profondeur afin de concevoir un régime « qui fonctionne pour tout le monde » (Débats, n°143 (18 février 2002) à la p. 8910 (Karen Redman, secrétaire parlementaire du ministre de l’Environnement)). On comptait qu’il faudrait « plusieurs années d’expérience pratique » pour traiter, notamment, de cette question (Débats, n°143 (18 février 2002) à la p. 8910 (Karen Redman, secrétaire parlementaire du ministre de l’Environnement) et pour établir des « lignes directrices plus complètes […] des dispositions concernant […] [le] règlement de problèmes d’indemnisation »; on espérait ainsi en savoir « beaucoup plus long sur les méthodes à employer pour déterminer l’admissibilité d’une personne à une indemnisation, la perte subie par quelqu’un et l’indemnisation que cette perte appelle » (Débats, n°143 (18 février 2002) à la p. 8907 (John Harvard)).

[165]  Le 22 avril 2002, lors du débat en Chambre, le ministre fédéral de l’environnement de l’époque, l’honorable David Anderson, qui parrainait le projet de loi, tenait des propos au même effet :

Cela dit, le député le sait très bien, le problème auquel nous faisons face en matière d’indemnisation, c’est que nous avons fait effectuer plusieurs études que nous avons par la suite soumises à certains groupes intéressés et que, malgré des discussions très constructives entre toutes les parties, nous n’avons pas réussi à en arriver à un système d’indemnisation qui soit, dirons-nous, parfaitement acceptable. Par conséquent, au cours des prochains mois et des premières années d’application de la loi, et sur la base de l’expérience de versements d’indemnités à titre gracieux, nous avons l’intention d’élaborer une règlementation …

[166]  En d’autres termes, le gouvernement voulait « [s’]accorder une période d’essai » (Débats, n°202 (10 juin 2002), partie A à la p. 12375 (Hon David Anderson)).

[167]  Il est vrai qu’on a laissé entendre, qu’à tout le moins, un cadre général permettant le traitement au cas par cas des demandes d’indemnisation qui pourraient être soumises au gouvernement serait mis en place dès l’adoption du projet de loi. Rien de cela, toutefois, n’a été fait.

[168]  Cette inaction, tout comme celle liée à l’absence de règlements détaillés, sont-elles condamnables sur le plan de la responsabilité civile extracontractuelle de l’État? Je ne le crois pas, puisqu’il faut aussi, à mon avis, tenir compte du contexte bien particulier de la mise en œuvre de la Loi et de son article 80, plus spécifiquement. Comme j’ai eu l’occasion de le dire dans Groupe Maison Candiac, le recours à la procédure de décrets d’urgence a toujours été présenté comme une mesure de « dernier recours », un « filet de sécurité » devant servir là où les mesures déjà en place, qu’elles soient provinciales, territoriales ou citoyennes, ne permettent pas de contrer une menace imminente à une espèce en péril ou à son rétablissement (Groupe Maison Candiac aux para 104-105, 127, 132 et 181).

[169]  Or, il importe de rappeler que depuis l’adoption de la Loi, ce pouvoir a été utilisé de façon on ne peut plus parcimonieuse. En effet, comme la preuve le révèle, le gouverneur en conseil n’y a eu recours qu’à deux reprises, dont une seule fois – et c’était dans la présente affaire – à l’égard de terres privées. Il n’y a par ailleurs aucune preuve au dossier qu’une indemnité ait été versée ou que la question du versement d’une indemnité se soit posée lorsque ce pouvoir a été exercé pour la première fois. Il n’y a pas davantage de preuve au dossier que cette question se soit posée dans le contexte de l’application des articles 58, 60 ou 61 de la Loi à l’égard de laquelle le versement d’une indemnité peut aussi être envisagée aux termes de l’article 64 de la Loi, ou encore que des indemnités aient été effectivement versées dans ces autres contextes d’application de l’article 64 de la Loi.

[170]  Comme, suivant l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5, les délibérations du Cabinet sont privilégiées (voir : Babcock c Canada (Procureur général), 2002 CSC 57), il n’y a pas de preuve au dossier permettant d’expliquer précisément pourquoi, encore aujourd’hui, il n’y a toujours ni cadre général, ni cadre réglementaire détaillé lié à la mise en œuvre de l’article 64 de la Loi. Toutefois, ce contexte particulier, qui ne laisse transparaitre aucune intention de nuire, m’empêche de dire que ce retard à agir se démarque tellement du contexte législatif dans lequel il s’inscrit qu’un tribunal ne pourrait raisonnablement conclure à la bonne foi du gouverneur en conseil (Frelighsburg au para 26).

[171]  Moult facteurs peuvent expliquer ce délai à agir, mais le fait que celui-ci puisse être lié à l’utilisation parcimonieuse et exceptionnelle du pouvoir de prendre un décret d’urgence – une mesure de dernier recours – et au fait que l’on souhaitait clairement se servir des premières années d’expérience de mise en œuvre de la Loi pour définir un régime d’indemnisation acceptable pour tous dans un domaine où il n’y avait pas de véritables précédents, ne transgresse pas, à mes yeux, la norme de conduite applicable au gouverneur en conseil dans l’exercice de ses pouvoirs de nature législative, tel qu’il faut comprendre cette norme à la lumière de l’immunité relative de longue date dont il bénéficie à cet égard.

[172]  Les demanderesses s’offusquent aussi du fait que, trois ans après la prise du Décret et plusieurs mois après que jugement ait été rendu dans Groupe Maison Candiac (juin 2018) et Îlot St-Jacques (mars 2019), le gouverneur en conseil n’a toujours pas adopté de cadre réglementaire aux fins de la mise en œuvre du régime indemnitaire institué par la Loi. Il n’a maintenant plus d’excuses pour son inaction, insistent-elles, puisqu’il sait depuis que la Ministre a pris la décision de lui recommander l’adoption d’un décret d’urgence que la question de l’indemnisation se pose.

[173]  D’aucuns pourraient prétendre que le Décret n’était pas vieux de six semaines qu’il était déjà contesté de toutes parts, y compris sur le plan de l’autorité même du Parlement de confier au gouverneur en conseil le pouvoir de prendre des décrets d’urgence lorsqu’il est question de terres privées, un débat susceptible de se rendre devant le plus haut tribunal du pays, et que cela, du moins pour le moment, ne vaut pas l’investissement de ressources nécessaires au développement d’un cadre réglementaire qui s’annonce complexe compte tenu de tous les enjeux en cause.

[174]  Quoi qu’il en soit, et comme le rappelle la Cour suprême dans l’arrêt Frelighsburg, « la lourdeur et la complexité des fonctions inhérentes à l’exercice du pouvoir de réglementation justifient l’incorporation d’une protection, tant en droit civil qu’en common law » (Frelighsburg au para 24). Si cela est vrai pour une municipalité, cela l’est tout autant, sinon plus, pour le gouverneur en conseil. Celui-ci tarde-t-il à prendre les règlements de mise en œuvre du régime indemnitaire institué par l’article 64 de la Loi au point où il y a ouverture aux recours traditionnels de droit public? Peut-être. Mais même en supposant que ce soit le cas, cela ne constitue pas, dans les circonstances particulières de la présente affaire et pour les raisons que j’ai déjà évoquées, une faute au sens du droit de la responsabilité civile extracontractuelle de l’État.

[175]  Cette coexistence, en l’instance, de recours de droit public et d’un recours fondé sur la LRÉ pose, à mon sens, une difficulté supplémentaire, soit celle du choix du recours opéré par les demanderesses. Elles avaient certes le choix du recours, comme elles le clament. Toutefois, cela ne garantit pas le succès du recours entrepris, surtout compte tenu de l’attaque toujours pendante contre la validité du Décret, un élément de contexte qui ne peut, selon moi, être ignoré.

[176]  L’affaire Paradis Honey Ltd. c Canada, 2015 CAF 89 [Paradis Honey], est, à mon sens, éclairante à ce sujet. Certes, cette affaire, qui met aussi en cause la responsabilité extracontractuelle de l’État fédéral, émane d’une province de common law, mais ses enseignements, fondés sur des principes de droit public, sont, à mon avis, tout aussi utiles aux fins du présent dossier même si celui-ci émane du Québec.

[177]  Dans cette affaire, un groupe d’apiculteurs commerciaux cherchait à intenter un recours collectif contre l’État fédéral à qui il reprochait d’avoir, à partir de 2006, interdit l’importation d’abeilles en provenance des États-Unis, une matière jusque-là régie par voie réglementaire aux termes de la Loi sur la santé des animaux, LC 1990, c 21, au moyen d’arrêtés ministériels, et donc, selon eux, sans assise légale. Les demandeurs prétendaient qu’en agissant de la sorte, le gouvernement avait engagé sa responsabilité civile. Le recours des demandeurs a été rejeté par un juge de cette Cour sur présentation d’une requête en radiation par le gouvernement qui soutenait que ledit recours ne soulevait aucune cause raisonnable d’action au motif que le simple manquement à une obligation légale n’est pas en soi constitutif de négligence (Paradis Honey au para 17).

[178]  Cette décision a été infirmée par un jugement majoritaire de la Cour d’appel fédérale. Le juge Denis Pelletier aurait maintenu le jugement du juge des requêtes, sauf sur la question des dépens, mais ses deux collègues, les juges David Stratas et Marc Nadon, en ont décidé autrement, jugeant qu’il n’était pas évident et manifeste que les faits allégués par les demandeurs n’étaient pas susceptibles de servir d’assise à un recours fondé sur la négligence et la mauvaise foi.

[179]  Bien qu’il n’avait pas à le décider dans cette affaire, le juge Stratas, sur la base que ses deux collègues et lui « sembl[aient] tous être d’accord pour dire que les allégations formulées à l’appui du recours, tenues pour avérées, pourraient donner lieu à des mesures en droit administratif, ou plus généralement en droit public », a cru utile, « au profit des causes futures », d’examiner si l’attribution d’une somme d’argent fondée sur des principes de droit public pourrait constituer l’une de ces mesures (Paradis Honey au para 112).

[180]  Dans le cadre de son analyse, à laquelle a souscrit le juge Nadon, le juge Stratas estime que le temps est en quelque sorte venu de penser le droit de la responsabilité des autorités publiques autrement, c’est-à-dire à travers le prisme du droit public et non, comme il l’a toujours été, à travers celui du droit privé. Pour le juge Stratas, l’approche suivie jusqu’à maintenant a « quelque chose d’illogique » puisque les autorités publiques « sont différentes des particuliers à tellement d’égards »:

[127]  Il y a quelque chose d’illogique à la base de l’approche actuelle. Dans les affaires qui concernent les autorités publiques, nous avons eu recours à un cadre analytique établi pour des particuliers, et non pour les autorités publiques. Nous avons utilisé des concepts de droit privé pour régler des problèmes relevant du droit public. Nous avons en quelque sorte utilisé un tournevis pour tourner un boulon.

[128]  Les autorités publiques sont différentes des particuliers à tellement d’égards. Entre autres choses, elles s’acquittent d’obligations imposées par des lois, ce qui avantage inévitablement certains tout en défavorisant d’autres. En ce qui a trait à l’obligation de diligence, est‑il logique de parler d’autorités publiques qui ont à prendre en compte leurs « prochains » – le principe directeur de la jurisprudence Donoghue c. Stevenson – lorsqu’ils touchent régulièrement des milliers, des dizaines de milliers, voire des millions de personnes à la fois? En ce qui concerne la norme de diligence, comment peut‑on discerner une « pratique industrielle » qui aiderait à définir une norme de diligence compte tenu des différences importantes dans les missions, les ressources et les situations des autorités publiques? Même si ces questions obtiennent des réponses satisfaisantes, il en subsiste d’autres. Par exemple, le moyen de défense fondé sur le consentement – qui contrôle la responsabilité de nombreux particuliers – est souvent irréalisable ou impossible dans le cas des autorités publiques. De plus, contrairement au cas des particuliers, il existe de nombreuses autres voies de recours moins draconiennes pour rectifier le comportement inapproprié des autorités publiques, dont les brefs de certiorari et de mandamus.

[129]  En outre, le droit actuel en ce qui concerne la responsabilité des autorités publiques – dont la provenance et l’essence sont de droit privé – représente une anomalie en common law. Dans l’ensemble, notre common law prend acte des différences entre les sphères privées et publiques et leur applique des règles différentes. Les questions de nature privée sont régies par le droit privé et sont résolues par des sanctions de droit privé; les questions publiques sont régies par le droit public et sont résolues par des sanctions de droit public. Telle est la structure fondamentale du droit (arrêt Dunsmuir, précité; Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504; Air Canada c. Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347; [2013] 3 C.F. 605).

[181]  Cette « anomalie », conclut le juge Stratas, doit prendre fin, le droit de la responsabilité des autorités publiques devant dorénavant être régi non pas par des principes de droit privé, mais par des principes de droit public, lesquels offrent un cadre – le caractère inacceptable ou injustifiable en droit administratif de la conduite de l’autorité publique et le pouvoir discrétionnaire de réparation du juge siégeant en contrôle judiciaire – approprié pour déterminer si une mesure de réparation de nature pécuniaire fondée sur le droit public est justifiée dans un cas donné (Paradis Honey aux paras 130 et 139).

[182]  Vu sous l’angle de la LRÉ, le juge Stratas estime qu’une autorité publique qui se voit condamnée à une réparation monétaire sur la base des principes de droit public « doit être considérée comme ayant commis une « faute » (au Québec) ou un « délit civil » (dans le reste du Canada) au sens des sous-alinéas 3a)(i) et 3b)(i) de la [LRÉ] ». Il n’y a par ailleurs pas de raison, selon lui, d’interpréter l’expression « délit civil » comme si elle n’englobait que les délits reconnus en droit privé, par opposition, comme c’est le cas au Québec, à « toute faute reconnue par la loi ». L’interpréter autrement, poursuit le juge Stratas, irait à l’encontre de l’objectif que poursuivait le Parlement lorsqu’il a amendé la LRÉ en 2001, via la Loi d’harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil, LC 2001, c 4, lequel était de prévenir que la responsabilité de l’État fédéral soit régie par des règles différentes selon que le litige ait pris naissance au Québec ou ailleurs au Canada (Paradis Honey au para 140).

[183]  Plus particulièrement en ce qui a trait au pouvoir discrétionnaire d’accorder une réparation pécuniaire de droit public, le juge Stratas rappelle que ce type de réparation « n’a jamais été automatique s’il est conclu à l’invalidité de l’action gouvernementale » et qu’il faut donc des « circonstances additionnelles » pour qu’on y fasse droit (Paradis Honey au para 142). À cet égard, le juge Stratas opine qu’il faut bien garder à l’esprit « l’objectif indemnitaire de la sanction pécuniaire » si bien que dans certains cas, une telle sanction ne sera ni nécessaire, ni appropriée :

[143]  Il faut bien garder à l’esprit l’objectif indemnitaire de la sanction pécuniaire. Ainsi, dans certains cas, l’annulation d’une décision, une ordonnance ou l’interdiction d’une conduite suffira et l’indemnisation pécuniaire n’est ni nécessaire ni appropriée. Dans d’autres cas, l’annulation, l’interdiction ou l’ordonnance peut prévenir un préjudice futur et contribuer à corriger un préjudice antérieur, ce qui atténue ou élimine la nécessité d’une sanction pécuniaire. Dans d’autres cas encore, comme dans les affaires McGillivray et Roncarelli, précitées, seule une sanction pécuniaire permet de réaliser l’objectif indemnitaire.

[144]  En outre, il faut prendre en compte la qualité de la conduite de l’autorité publique parce que les ordonnances de sanction pécuniaire sont des ordonnances obligatoires enjoignant aux autorités publiques de dédommager les demandeurs. Et en droit public, il n’est possible de rendre des ordonnances impératives contre des autorités publiques que pour s’acquitter d’un devoir clair, corriger un vice administratif important, ou défendre des valeurs de droit public (voir par exemple, Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. LeBon, 2013 CAF 55, 444 N.R. 93, paragraphe 14; arrêt D’Errico, précité, paragraphes 15 à 21).

[184]  Ce jugement, qui n’a ni pour effet, selon moi, d’élargir ou de rétrécir le champ de la responsabilité civile extracontractuelle de l’État, mais qui invite à penser ce domaine du droit autrement, me lie. Ainsi, dans la mesure où il trace la voie « au profit des causes futures », ce dernier passage des motifs du juge Stratas m’apparait particulièrement important pour les fins du présent dossier puisqu’il met en relief le fait qu’une réparation de type pécuniaire peut, dans certains cas, n’être ni nécessaire ni appropriée. J’estime que c’est le cas ici, compte tenu du contexte bien précis dans lequel se présente la réclamation des demanderesses.

[185]  D’une part, comme nous l’avons vu, d’autres, avant elles, ont entrepris de contester la validité du Décret, source originelle des dommages allégués. Il s’agit là, je le répète, d’un élément contextuel qui ne peut être ignoré dans la mesure où nous sommes en présence de recours concomitants en droit public et en droit de la responsabilité civile extracontractuelle de l’État reposant sur un même fondement, soit la prise du Décret. Si celui-ci devait éventuellement être jugé ultra vires, son annulation pourrait sans contredit contribuer à corriger le préjudice que les demanderesses estiment avoir subi par une reprise du projet Symbiocité, éliminant ainsi la nécessité d’une sanction pécuniaire. Suivant la preuve (Pièce P-106), ce préjudice est principalement lié à la perte de valeur des terrains, à la perte de profits découlant de la non‑réalisation des phases 5 et 6 dudit projet, aux frais de développement déjà engagés aux fins de la réalisation desdites phases et à des pertes de revenus consécutives, au niveau des phases 1 à 4 du projet, à la non-réalisation des deux dernières phases de celui-ci. Qu’en resterait-il si le Décret devait être invalidé?

[186]  D’autre part, je suis d’avis que les recours de droit public, dont l’issue pourrait être de forcer le gouverneur en conseil et/ou le ministre fédéral de l’environnement à exercer les pouvoirs – ou reconsidérer l’exercice des pouvoirs qui leur sont dévolus aux termes de l’article 64 de la Loi, sont mieux adaptés à la présente situation puisqu’ils permettraient, s’ils réussissent, d’assurer la mise en œuvre du régime indemnitaire institué par la Loi, mise en œuvre que recherchent indirectement les demanderesses par la voie du présent recours en responsabilité civile extracontractuelle de l’État.

[187]  Vaut mieux, il me semble, privilégier ici l’application forcée des règles d’indemnisation envisagées par le Parlement dans le contexte bien particulier de la Loi, de son objet et de ses principes directeurs, plutôt que de régler la question en s’en remettant aux règles empruntées au droit privé.

[188]  Le présent dossier montre, à mon sens, les limites du droit privé à permettre une solution appropriée en l’espèce puisque la réalisation complète du dommage subi par les demanderesses dépend en quelque sorte d’une condition suspensive, soit la confirmation de la validité du Décret, une situation qui ne semble pas avoir d’équivalent en droit privé. Tant que cette confirmation n’est pas acquise, il y a, selon moi, risque d’un enrichissement indu puisque si le Décret devait éventuellement être invalidé après qu’elles aient été indemnisées au terme du présent recours, rien, théoriquement, ne s’opposerait plus à ce que les demanderesses remettent en marche le développement des phases 5 et 6 du Projet Symbiocité, revitalisant ainsi la valeur des propriétés concernées et la perspective de profits liés à la reprise dudit développement. Cette perspective, il me semble, ne convient pas à la réalité de la responsabilité des autorités publiques dans un contexte comme le nôtre.

[189]  Les demanderesses ont d’ailleurs elles-mêmes évoqué ce spectre – celui de l’enrichissement ou de la double compensation – dans les Notes d’argumentation qu’elles ont produites lors du procès. Pour couvrir ce risque, elles offrent de céder à la défenderesse la propriété des terrains compris dans l’aire d’application du Décret, de manière à ce que, advenant l’abrogation du Décret, elle soit propriétaire de « terrain[s] ayant retrouvé une valeur marchande pour fins de développement » (Notes d’argumentation au para 193).

[190]  Enfin, je ne vois rien d’irréconciliable dans le fait que la défenderesse se soit opposée au recours en contrôle judiciaire entrepris par les demanderesses dans Grand Boisé II. En effet, la défenderesse ne plaide pas qu’un recours en contrôle judiciaire ne serait pas un recours approprié en l’espèce. Elle en a plutôt contre la manière dont ce recours a été libellé et présenté, manière qu’elle juge, comme j’en ai déjà fait état, contraire aux règles et principes régissant le contrôle judiciaire devant cette Cour et abusive, notamment parce que, selon elle, les demanderesses y contestent deux décisions résultant de deux processus décisionnels distincts, n’y précisent pas les motifs à l’appui des conclusions recherchées, font porter à la Cour le fardeau d’identifier elle‑même la décision à contrôler, et souhaitent, par ce recours, se constituer une sorte de police d’assurance advenant le rejet de la présente action.

[191]  Cette question, tranchée en faveur de la défenderesse par la protonotaire Steele, demeure en litige puisqu’elle est présentement en appel devant un juge de cette Cour. Pour l’heure, toutefois, je ne crois pas, compte tenu des motifs sur lesquels reposent la requête en radiation du Procureur général, qu’elle constitue une fin de non-recevoir au constat voulant que dans les circonstances particulières de la présente affaire, l’octroi d’une sanction pécuniaire, porté par un recours fondé sur la LRÉ, soit nécessaire ni même approprié.

[192]  Je ne vois pas non plus en quoi l’âge de M. Quint, qui semble, comme j’y ai déjà fait allusion, avoir été en facteur important dans le choix du recours opéré par les demanderesses, soit d’une quelconque pertinence ici et puisse ainsi faire échec à l’application des principes établis dans l’arrêt Paradis Honey. M. Quint est certes un justiciable pressé, mais cela ne justifie pas une dérogation au droit applicable.

[193]  En somme, j’estime que la responsabilité civile extracontractuelle de la défenderesse n’est pas engagée du fait que le gouverneur en conseil n’a toujours pas adopté les règlements de mise en œuvre du régime indemnitaire institué par l’article 64 de la Loi. En effet, même en supposant que ce défaut résulte d’une conduite fautive, les dommages qu’allèguent avoir subis les demanderesses n’en sont pas la cause directe, logique et immédiate vu le rôle et les responsabilités de la Ministre dans la mise en œuvre dudit régime.

[194]  Alternativement, j’estime que l’absence de règlements, lorsque considérée à la lumière de l’ensemble de la preuve, et particulièrement des débats parlementaires ayant précédé l’adoption de la Loi et du contexte de mise en œuvre de son article 80, ne révèle aucune preuve de mauvaise foi, qu’elle soit directe ou indirecte, dans la conduite du gouverneur en conseil. En d’autres mots, si cette conduite peut théoriquement donner ouverture à des recours et remèdes de droit public, elle n’est pas telle qu’elle justifie une réparation aux termes de la LRÉ.

[195]  Alternativement toujours, je suis aussi d’avis que l’ensemble des circonstances de la présente affaire, notamment la présence de recours concomitants de droit public et le risque d’enrichissement indu, lorsqu’analysé à la lumière des enseignements de Paradis Honey, ne milite pas en faveur d’une réparation de type pécuniaire en l’espèce, bien au contraire, puisque que d’autres types de réparation découlant du droit public pourraient contribuer à corriger le préjudice que prétendent avoir subi les demanderesses et à le faire dans la mesure voulue et souhaitée par le Parlement.

[196]  Qu’en est-il maintenant de la Ministre? A-t-elle commis une faute en refusant de considérer le versement d’une indemnité au motif que les règlements de mise en œuvre du régime indemnitaire institué par l’article 64 de la Loi n’avaient toujours pas été adoptés? Pour les motifs qui suivent, j’estime que non.

(4)  La décision de la Ministre de ne pas verser d’indemnités en raison de l’absence de règlements n’engage pas davantage la responsabilité civile extracontractuelle de l’État fédéral

[197]  Même si l’effort des demanderesses a surtout porté sur la conduite du gouverneur en conseil, qui, en faisant défaut d’adopter les règlements de mise en œuvre du régime indemnitaire institué par la Loi, aurait, selon elles, stérilisé l’exercice, par la Ministre, de ses propres pouvoirs aux termes du paragraphe 64(1) de la Loi, elles soutiennent tout de même que l’inaction de la Ministre constitue une faute, et ce à deux titres.

[198]  D’une part, disent-elles, cette inaction s’est avérée contraire à ses obligations aux termes de la Loi puisque, suivant le jugement de cette Cour dans Groupe Maison Candiac, elle ne pouvait se servir de l’absence de tels règlements pour refuser d’exercer ses pouvoirs aux termes du paragraphe 64(1) de la Loi. D’autre part, poursuivent-elles, rien n’explique son inaction depuis que ce jugement a été rendu, ce qui, en soi, est aussi constitutif de faute.

[199]  Je rappelle que même lorsque le droit privé applicable à une affaire mettant en cause la responsabilité civile extracontractuelle de l’État fédéral est celui du Québec, il n’y a pas nécessairement adéquation ou équivalence entre un manquement à la Loi et la faute (TeleZone au para 29). Encore faut-il retrouver dans la conduite que l’on dit préjudiciable, les éléments constitutifs d’une faute au sens du droit de la responsabilité civile (Saskatchewan Wheat Pool; Welbridge à la p. 969; Traité de droit administratif à la p. 934). Un préjudice découlant d’un acte ou d’une omission attribué à la Couronne ne donnera donc pas nécessairement ouverture à un recours de droit privé (TeleZone au para 25).

[200]  C’est le cas ici dans la mesure où la Ministre aurait, suivant Groupe Maison Candiac, commis une erreur de droit en prenant la position que l’absence de règlements la privait du pouvoir d’exercer sa discrétion aux termes du paragraphe 64(1) de la Loi. À mon avis, seule une preuve de mauvaise foi peut engager la responsabilité de l’État fédéral en lien avec cette erreur. Or, cette preuve n’a pas été faite.

[201]  En effet, la Ministre, dans la foulée de sa décision de décembre 2015 de recommander au gouverneur en conseil la prise d’un décret d’urgence et pressée par les demanderesses, notamment, d’offrir un éclairage sur la question de la compensation, est alors appelée à déterminer si elle peut prendre charge de cette question en l’absence de règlements, ce qui l’amènerait, le cas échéant, à définir elle-même, c’est-à-dire en lieu et place du gouverneur en conseil en quelque sorte, les paramètres, de forme mais surtout de fond, devant guider l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, une fonction propre à la prise de décisions dites de politique générale. Dans ce contexte inhabituel, elle n’agit pas, à mon avis, en simple fonctionnaire exerçant des fonctions administratives ou opérationnelles (Hinse au para 35); elle est dans l’antichambre, si l’on peut dire, de la décision de politique générale, étant appelée à décider si elle peut assumer seule cette responsabilité par ailleurs protégée par l’immunité de l’État.

[202]  Je ne peux me résoudre à penser qu’une erreur de droit commise de bonne foi, dans un tel contexte, déroge à une norme de conduite selon les standards du droit de la responsabilité civile extracontractuelle et équivaut à une faute. Comme l’a rappelé la Cour suprême du Canada dans Welbridge, « [l]’invalidité n’est pas le critère de la faute et ne devrait pas être le critère de la responsabilité » (Welbridge à la p. 969; voir aussi : TeleZone au para 29; Finney au para 31). En outre, l’erreur d’interprétation d’une loi ou d’un règlement, lorsque qu’elle est commise de bonne foi, n’est pas, en soi, constitutive de faute (Saint-Laurent (Ville) c Marien, [1962] RCS 580, aux p. 2 et 4; cité dans : Carrières TPR ltée v St-Bruno de Montarville (Ville), [1983] QJ No 342 (Demande d’autorisation d’en appeler rejetée, [1984] CSCR No 353); et : Canada c Rousseau Metal inc., [1987] FCJ No 40 (Demande d’autorisation d’en appeler rejetée, [1987] CSCR No 252)).

[203]  À mon avis, la situation de la Ministre se distingue aisément de celle qui prévalait dans l’affaire Bellechasse (Municipalité régionale de comté) c Québec (Procureure générale), 2014 QCCS 6026 [MRC Bellechasse], invoquée par les demanderesses au soutien de leurs prétentions quant au caractère fautif de la position prise par la Ministre sur la question de l’indemnisation au moment de la prise du Décret.

[204]  Dans cette affaire, la Municipalité régionale de comté de Bellechasse [MRC] poursuivait le gouvernement du Québec en vue de se faire rembourser le coût des dépenses qu’elle avait dû encourir pour corriger un état de non-conformité environnementale constaté par le ministère québécois du développement durable, de l’environnement et des parcs en lien avec l’opération de son site d’enfouissement de matières résiduelles, et plus particulièrement avec l’utilisation de d’un nouveau matériau de recouvrement journalier dudit site duquel se dégageaient des odeurs incommodantes. Elle reprochait aux fonctionnaires de ce ministère d’avoir préalablement approuvé, au moyen de la délivrance d’un certificat de conformité, l’utilisation de ce nouveau matériau sans avoir fait les analyses requises par la législation et la réglementation environnementales applicables, lesquelles auraient permis d’identifier les risques associés à cette utilisation en raison de problèmes similaires éprouvés dans un autre site d’enfouissement où la responsabilité du ministère avait pourtant été retenue (MRC Bellechasse aux paras 32 et 40).

[205]  Rappelant que les fonctionnaires de ce ministère ne pouvaient, lors de l’examen d’une demande de délivrance d’un certificat de conformité, « se contenter d’examiner le dossier soumis en se limitant aux seules assertions contenues dans la demande d’obtention du certificat et en se fiant à [leur] pouvoir d’intervention une fois les mesures mises en place à la suite de l’obtention du certificat », la Cour supérieure du Québec a jugé que le travail effectué par les fonctionnaires saisis de la demande de certificat de conformité produite par la MRC en lien avec l’utilisation de ce nouveau matériau avait été, en quelque sorte, bâclé compte tenu de ce qu’ils savaient ou auraient dû savoir des problèmes engendrés par l’utilisation de ce matériau (MRC Bellechasse aux paras 78 et 93 à 101).

[206]  La Cour a conclu que ces fonctionnaires n’avaient pas « adopté le comportement auquel on s’attend d’un représentant du gouvernement qui a l’obligation de s’assurer que la loi et les règlements sont respectés, notamment pour éviter de porter atteinte à la vie, à la santé au bien‑être ou au confort de l’être humain » (MRC Bellechasse au para 105).

[207]  Il n’y pas de doute, selon moi, que la conduite reprochée aux fonctionnaires du ministère québécois du développement durable, de l’environnement et des parcs dans cette affaire s’inscrivait clairement dans le cadre de l’exercice de fonctions dites administratives ou opérationnelles, encadré par une réglementation exhaustive et pour lequel l’immunité de l’État ne s’applique pas (Kosoian au para 108; Laurentide Motels à la p 722). Il en va tout autrement dans la présente affaire où la Ministre était appelée, je le répète, dans un contexte inhabituel, je le répète aussi, à déterminer si elle pouvait exercer elle-même la charge de tracer les paramètres devant guider l’examen des demandes d’indemnisation pouvant être présentées aux termes de l’article 64 de la Loi, pour ensuite disposer de telles demandes aux termes de la discrétion que lui confère le paragraphe 64(1) de la Loi, un exercice comportant nécessairement la mise en balance de considérations d’ordre économique, social ou politique.

[208]  Comme j’ai eu l’occasion de le dire dans Groupe Maison Candiac, il existait certes un recours fondé sur le droit administratif à l’encontre de la position de la Ministre dans la mesure où elle signifiait qu’aucune indemnité ne serait versée en marge de la prise du Décret. Pour les motifs que je viens d’évoquer, cette position ne justifiait toutefois pas aussi, en l’absence de preuve de mauvaise foi de la part de la Ministre, un recours fondé sur la responsabilité civile extracontractuelle de l’État.

[209]  Qu’en est-il maintenant de ce qui paraît être un revirement de situation de la part de la Ministre, revirement opéré dans la foulée du jugement rendu dans Groupe Maison Candiac à l’été 2018? Je rappelle que Mme Couture, qui dirige le Service canadien de la faune pour la région du Québec, a témoigné que la position de son ministère, depuis ce jugement, était à l’effet que la Ministre avait l’autorité nécessaire, même en l’absence de règlements, pour considérer une demande d’indemnisation faite aux termes de l’article 64 de la Loi.

[210]  Les demanderesses reprochent à la Ministre de ne pas leur avoir tendu la main suite à ce revirement de situation. Elles déplorent, en se basant sur l’arrêt Holland, que la Ministre aurait ainsi fait défaut d’exécuter une décision judiciaire, ce qui échapperait à la protection conférée par les principes de l’immunité de l’État (Holland au para 14).

[211]  Je ne saurais faire droit à cet argument. D’entrée de jeu, et contrairement à l’affaire Holland, le jugement rendu dans Groupe Maison Candiac n’est pas une décision judiciaire dont l’exécution s’imposait à la Ministre. Ce jugement, rendu à peine quinze mois avant la tenue du procès dans la présente affaire, rejetait une demande de contrôle judiciaire portant sur la validité du Décret; il ne contenait aucune conclusion, dans son dispositif, créant quel qu’obligation que ce soit à la Ministre. L’arrêt Holland n’a pas d’application ici.

[212]  Par ailleurs, si l’on se fie au témoignage de Mme Couture, qui occupe un poste élevé dans la hiérarchie du ministère fédéral de l’environnement, la porte est maintenant ouverte à la considération d’une demande d’indemnisation. Que la Ministre se soit dit d’avis, après qu’elle eût pris connaissance du jugement dans Groupe Maison Candiac, qu’elle peut, en l’absence de règlements, exercer le pouvoir que lui confère le paragraphe 64(1) de la Loi, n’est pas, à mon sens, constitutif de faute. Encore ici, cela relève de l’interprétation faite de bonne foi des pouvoirs que lui confère la Loi, interprétation dégagée à partir d’un prononcé judiciaire qu’elle n’était pas, au sens strict, contrainte de suivre, mais qu’elle a néanmoins décidé d’adopter.

[213]  Je ne vois pas matière, non plus, à me substituer à la Ministre (ou à son successeur), comme m’incite à le faire les demanderesses sur la base de l’arrêt Irving Oil, et à exercer, à sa place, le pouvoir prévu au paragraphe 64(1) de la Loi, en ordonnant le versement du montant de la perte liée à la prise du Décret. L’arrêt Irving Oil, il est important de le noter, a été décidé en contexte de contrôle judiciaire. La Cour suprême y a vu matière à rendre un verdict imposé, une réparation possible, mais exceptionnelle, en ce domaine (Canada (Procureur général) c Allard, 2018 CAF 85 au para 44 citant : Canada (Ministre du développement des ressources humaines) c Rafuse, 2002 CAF 31 au para 14; Hughes c Canada (Procureur général), 2019 CF 1026 au para 96). Étant saisi d’une action fondée sur la LRÉ et ayant conclu à l’absence de faute de la part de la Ministre, je n’ai tout simplement pas le pouvoir de prononcer à l’encontre de la défenderesse, pour les fautes imputées à la Ministre, la condamnation que recherchent les demanderesses.

[214]  Je suis donc satisfait que les demanderesses n’ont pas établi que la conduite de la Ministre, sur la base des faits qui lui sont reprochés, a engagé la responsabilité civile extracontractuelle de l’État. Je suis également satisfait que le cumul des reproches adressés au gouverneur en conseil et à la Ministre, n’engage pas davantage la responsabilité civile extracontractuelle de l’État. En effet, pris individuellement, ni l’un ni l’autre de ces reproches n’a été établi. Leur cumul, dans le contexte inhabituel dans lequel se présente cette affaire, ne saurait non plus se traduire par une conclusion favorable aux demanderesses puisqu’il n’en émane, à mon avis, aucune conduite teintée de mauvaise foi, qu’elle soit directe ou indirecte.

[215]  Vu ma conclusion quant à l’absence de conduite fautive en l’espèce, il n’est pas nécessaire, selon moi, de trancher la deuxième question en litige et, donc, de déterminer si les demanderesses, en projetant la réalisation d’un développement immobilier dans un secteur connu comme abritant une espèce en péril, ont pris un risque d’affaires dont elles seules doivent assumer les conséquences.

B.  Alternativement, sommes-nous en présence d’une expropriation déguisée?

[216]  Les demanderesses plaident, je le rappelle, que la prise du Décret équivaut d’une manière ou d’une autre à une expropriation déguisée des terrains destinés à la construction des phases 5 et 6 du Projet Symbiocité. Elles avancent qu’en raison de celui-ci, elles sont désormais dans l’impossibilité d’utiliser ces terrains aux fins pour lesquelles ils étaient destinés alors qu’aucune forme de compensation permettant d’essuyer les pertes associées à cet état de fait ne leur a été versée ou même proposée.

[217]  Elles rappellent, à cet égard, la présomption interprétative issue de la common law voulant que la loi ne puisse avoir pour effet de déposséder une personne de sa propriété sans juste compensation, à moins que le législateur n’en ait, en termes clairs, décidé autrement. Il y aura expropriation déguisée selon les principes de common law, poursuivent-elles, lorsque l’autorité expropriante acquiert un intérêt bénéficiaire dans le bien visé et que la mesure expropriante entraine la suppression de toutes les utilisations raisonnables de ce bien. Elles précisent qu’un intérêt bénéficiaire dans le bien visé peut prendre la forme d’un intérêt général pour le public.

[218]  Toutefois, au Québec, plaident les demanderesses, où le droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens est enchâssé à l’article 6 de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12 [Charte québécoise] et où la protection contre l’expropriation sans indemnisation est codifiée à l’article 952 du Code civil du Québec [CcQ], les règles diffèrent en ce sens qu’il suffit de démontrer, pour établir qu’il y a expropriation déguisée, que la mesure prise par l’autorité publique en cause entraine la suppression des usages raisonnables de la propriété visée par ladite mesure. Point besoin, donc, en droit civil, de démontrer, concluent-elles, qu’il découle de la mesure en cause l’acquisition d’un intérêt bénéficiaire dans ladite propriété.

[219]  Ainsi, les demanderesses soutiennent que dans la mesure où le Décret a eu pour effet d’entrainer la suppression des utilisations raisonnables des terrains visés par celui-ci, et où la Loi ne comporte aucune disposition claire et explicite écartant l’obligation d’indemniser en pareil cas, il y a expropriation déguisée desdits terrains pour laquelle elles sont en droit de recevoir, aux termes du doit commun, une pleine compensation. La possibilité que le Décret puisse être abrogé un jour, si les menaces imminentes faisant craindre pour le rétablissement de la rainette faux-grillon de l’Ouest dans le secteur du projet Symbiocité venaient à être endiguées, ne saurait constituer, clament-elles, une fin de non-recevoir à l’application des règles de l’expropriation déguisée.

[220]  Ceci étant dit, elles reconnaissent toutefois que l’article 64 de la Loi « consacre une manifestation claire de la volonté non équivoque du législateur qu’une indemnité juste et raisonnable soit versée pour tenir compte des conséquences d’un tel décret » (Notes d’argumentation au para 209). Elles vont même jusqu’à affirmer que le régime indemnitaire institué par cette disposition va plus loin que ceux issus, tant du droit civil que de la common law en matière d’expropriation déguisée, en « octro[yant] dans les faits un droit d’indemnisation beaucoup plus large que ces derniers » (Notes d’argumentation aux paras 229 à 232).

[221]  Or, c’est précisément la présence de l’article 64 de la Loi qui m’a porté à conclure, dans Groupe Maison Candiac, que les concepts d’expropriation déguisée, qu’ils soient issus du droit civil ou de la common law, n’étaient d’aucun secours à la demanderesse dans cette affaire, puisque le Parlement avait déjà prévu, en termes exprès, un mécanisme d’indemnisation pour les pertes subies du fait de la prise d’un décret d’urgence (Groupe Maison Candiac aux paras 204-205).

[222]  Il est en effet conceptuellement difficile, à mon sens, de parler d’expropriation déguisée, soit d’une expropriation effectuée en dehors du cadre des lois sur l’expropriation « pour des motifs obliques, notamment afin d’éviter le paiement d’une indemnité » (Ville de Lorraine au para 2), alors que l’acte que l’on prétend expropriateur a été posé aux termes d’une loi qui édicte un régime permettant le versement d’une indemnité en lien avec la perte résultant de cet acte.

[223]  Je rappelle que l’article 6 de la Charte québécoise garantit à toute personne le droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, sauf, cependant, dans la mesure prévue par la loi [Je souligne]. Il est bien établi que le Parlement peut déroger au droit civil lorsqu’il légifère dans un domaine relevant de sa compétence (Canada (Procureur général) c St-Hilaire, 2001 CAF 63 au para 69). Comme c’est le cas du législateur québécois, il lui est ainsi loisible de restreindre ou même d’écarter le principe établi à l’article 952 du CcQ, en autant qu’il le fasse en termes exprès (Traité de droit administratif à la p. 771).

[224]  Il m’apparaît important de souligner ici, lorsqu’il s’agit des limites au droit garanti par l’article 6 de la Charte québécoise, les propos de la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Abitibi (Municipalité régionale de comté) c Ibitiba Ltée, [1993] RJQ 1061 :

32  La protection de l’environnement et l’adhésion à des politiques nationales, est, à la fin de ce siècle, plus qu’une simple question d’initiatives privées, aussi louables soient-elles. C’est désormais une question d’ordre public. Par conséquent, il est normal qu’en la matière, le législateur, protecteur de l’ensemble de la collectivité présente et future, limite, parfois même sévèrement, l’absolutisme de la propriété individuelle (référence omise). Le droit de propriété est désormais de plus en plus soumis aux impératifs collectifs. C’est là une tendance inéluctable puisque, au Québec comme dans bien d’autres pays, la protection de l’environnement et la préservation de la nature ont trop longtemps été abandonnées à l’égoïsme individuel (référence omise). Comme l’écrivait d’ailleurs la Cour suprême dans l’affaire Bayshore Shipping Center c Nepean, [1972] R.C.S. 756, à propos du droit de propriété :

Il faut interpréter strictement les règlements qui limite ce droit. Néanmoins, il a été dit que les dispositions modernes en matière de zonage ont été adoptées pour protéger toute la collectivité et qu’il fallait les interpréter libéralement en tenant compte de l’intérêt public.

[225]  Je suis d’accord avec la défenderesse lorsqu’elle affirme qu’en adoptant l’article 64 de la Loi, le Parlement s’est trouvé à écarter le recours de droit commun en expropriation déguisée, émanant tant de la présomption interprétative issue de la common law que de l’article 952 du CcQ, « au profit d’un régime d’indemnisation statutaire spécifiquement adapté aux objectifs poursuivis par la [Loi] » (Plan d’argumentation au para 89).

[226]  La spécificité de ce régime tient, notamment, du libellé même de l’article 64 de la Loi qui, s’il parle du versement d’une indemnité « juste et raisonnable », le fait en lien avec la survenance de pertes « subies en raison des conséquences extraordinaires que pourrait avoir l’application d’un [décret d’urgence] ». Ce libellé suggère aussi que la perte et l’indemnité envisagées à l’article 64, bien que nécessairement complémentaires, sont deux notions distinctes dans la mesure où il y est fait référence au mode de détermination à la fois « de la valeur de la perte subie » et « du montant de l’indemnité pour cette perte ». En d’autres termes, l’article 64 de la Loi suggère que l’indemnité versée pourra, suivant les circonstances de chaque cas, être différente de la valeur de la perte. On peut penser aussi, comme le souligne la défenderesse, que la détermination du montant de l’indemnité à verser pourrait se faire en tenant compte du préambule de la Loi, qui fait de la conservation des espèces sauvages au Canada et du partage, dans certains cas, des frais associés à cet effort de conservation, l’affaire de tous.

[227]  Selon la défenderesse, le Parlement aurait ainsi, contrairement à ce que prétendent les demanderesses, rejeté l’idée que le régime institué aux termes de l’article 64 de la Loi permette le calcul des indemnités à être versées suivant les principes d’indemnisation applicables en matière d’expropriation déguisée, lesquels visent à compenser l’exproprié de toutes les conséquences économiques pouvant découler de l’expropriation dont sa propriété a fait l’objet. Ce régime aurait donc une portée plus restreinte.

[228]  Tout comme le texte de l’article 64 de la Loi, les débats parlementaires me semblent appuyer l’idée qu’il n’y a pas nécessairement adéquation entre la perte subie en raison des conséquences extraordinaires pouvant découler de l’application d’un décret d’urgence et l’indemnité à être versée aux termes de cet article, bien qu’il ne soit pas exclu que les circonstances particulières d’une affaire donnée justifient l’octroi d’une indemnité couvrant la totalité de la perte subie. Comme l’affirmait le ministre fédéral de l’environnement de l’époque, David Anderson le 10 juin 2002, lors d’un débat en Chambre, « il n’est pas question d’expropriation [dans l’article 64 de la Loi] », ce qui explique que les termes « juste et raisonnable » et non « juste valeur marchande » aient été employés pour parler de l’indemnité, la notion de « juste valeur marchande » étant, rappelle-t-il, une notion associée à l’expropriation (Débats, n°202 (10 juin 2002), partie A à la p. 12378 (Hon David Anderson)). J’en comprends qu’on souhaitait ne pas utiliser de termes qui assimileraient le régime d’indemnisation qu’on se proposait de mettre en place aux régimes de droit commun portant sur la protection contre l’expropriation déguisée.

[229]  Les demanderesses soutiennent toutefois que la présence de l’article 64 de la Loi ne peut avoir pour effet de les priver du droit de s’adresser à la Cour sur le fondement des principes de l’expropriation déguisée puisque, comme l’a souligné le juge Locke dans Îlot St-Jacques, « il est difficile de comprendre comment un régime qui n’existe pas peut avoir cet effet » (Îlot St-Jacques au para 49).

[230]  Invoquant l’affaire Manitoba Fisheries Ltd. c La Reine, [1979] 1 RCS 101 [Manitoba Fisheries], les demanderesses rappellent que la Cour suprême du Canada a déjà fait droit à un recours fondé sur les principes de l’expropriation déguisée malgré la présence, comme en l’espèce, d’un régime de compensation spécifique.

[231]  Dans cette affaire, la demanderesse, une entreprise manitobaine, achetait du poisson aux pêcheurs de la province pour ensuite le traiter et le vendre à des clients dans les autres provinces canadiennes et aux États-Unis. En affaires depuis une quarantaine d’années, elle a dû cesser ses opérations lorsque le Parlement a adopté la Loi sur la commercialisation du poisson d’eau douce, SRC 1970, c F-15, laquelle prévoyait la création d’un office de commercialisation du poisson d’eau douce investi du droit exclusif d’exporter hors du Manitoba du poisson pêché à des fins commerciales dans une province participante. Adoptée à la demande de plusieurs provinces, cette loi autorisait le ministre fédéral responsable de son application à conclure avec les provinces participantes des accords aux termes desquels les provinces pouvaient verser des indemnités aux propriétaires d’établissement affectés par l’entrée en vigueur de la loi, ce que le Manitoba avait refusé de faire pour la demanderesse (Manitoba Fisheries aux p. 103-104).

[232]  La Cour suprême a jugé que la présence d’un tel régime d’indemnisation, créé aux termes d’ententes entre gouvernements auxquels les propriétaires d’entreprises affectés par la création de l’office de commercialisation n’étaient pas parties, ne leur conférait aucun droit et, par conséquent, ne pouvait faire échec à un recours fondé sur les principes de l’expropriation déguisée contre l’État fédéral dont c’était la loi qui avait entrainé la cessation de leurs opérations commerciales (Manitoba Fisheries à la p. 117).

[233]  À l’évidence, le régime créé en vertu de la Loi n’est pas de cette nature : il est institué par la législation même qui autorise la prise de décrets d’urgence et on ne peut dire qu’il ne confère aucun droit à ceux qui subissent une perte en raison des conséquences extraordinaires pouvant découler de l’application de tels décrets. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, la mise en place d’un régime d’indemnisation au profit, notamment, des propriétaires fonciers touchés par la mise en œuvre de la Loi, se voulait un volet important de ce que se proposait de faire le Parlement. Encore une fois, ce régime est inscrit dans la Loi, et non dans des ententes politiques entre gouvernements portant le risque que ces propriétaires se retrouvent « coincés dans les différends politiques qui s’élèvent entre deux niveaux de gouvernement » (Manitoba Fisheries à la p. 117).

[234]  Je réitère ici, sur la base de Paradis Honey, que les recours de droit public, dont l’issue pourrait être, je le rappelle, de forcer le gouverneur en conseil et/ou la Ministre à exercer les pouvoirs – ou reconsidérer l’exercice des pouvoirs - qui leur sont dévolus aux termes de l’article 64 de la Loi, sont mieux adaptés à la présente situation puisqu’ils permettraient, s’ils réussissent, d’assurer la mise en œuvre du régime indemnitaire voulu par le Parlement, et non de régler la question en s’en remettant à des règles empruntées au droit commun.

[235]  Quoi qu’il en soit, ce débat est quelque peu théorique dans les circonstances particulières de la présente affaire puisque, comme j’ai eu l’occasion de le dire, suite au jugement dans Groupe Maison Candiac, la Ministre s’est dite prête à exercer ses pouvoirs aux termes du paragraphe 64(1) de la Loi même si les règlements de mise en œuvre du régime indemnitaire n’ont pas encore été mis en place. Ce revirement de position, dévoilé, je le répète, dans le cadre du procès de la présente affaire, n’était vraisemblablement pas à la connaissance du juge Locke lorsqu’il a rendu son jugement dans Îlot St-Jacques, jugement émis en mars 2019, soit bien avant la tenue dudit procès.

[236]  En théorie, donc, la porte est ouverte à une demande d’indemnisation de la part des demanderesses et aux recours pouvant s’en suivre. Tout, en somme, n’est pas perdu pour elles.

[237]  Ayant conclu que la présence de l’article 64 de la Loi a pour effet d’écarter le recours de droit commun en expropriation déguisée émanant tant de la présomption interprétative issue de la common law que de l’article 952 du CcQ, au profit d’un régime d’indemnisation statutaire spécifiquement adapté aux objectifs poursuivis par la Loi, et que ce régime n’est pas impraticable, comme le prétendent les demanderesses, compte tenu de la position prise par la Ministre suite au jugement Groupe Maison Candiac, il n’est pas nécessaire, selon moi, d’examiner si, dans les faits, il y a autrement eu, en l’espèce, expropriation déguisée des terrains des demanderesses visés par le Décret. La préséance doit être donnée au régime d’indemnisation institué par la Loi.

[238]  J’ajoute qu’il ne m’apparait pas souhaitable non plus que cette question soit abordée de manière à éviter que son issue, quelle qu’elle soit, puisse influer sur la décision qu’aurait à prendre le ministre fédéral de l’environnement advenant que les demanderesses lui demandent formellement d’exercer ses pouvoirs aux termes du paragraphe 64(1) de la Loi et lui fournissent ainsi une première occasion, depuis l’adoption de la Loi, de prendre une décision aux termes de cette disposition et de développer, ce faisant, les balises et principes devant guider cette prise de décision. Pour les mêmes raisons, il n’aurait pas été souhaitable que je me prononce sur la seconde question en litige en l’instance, celle portant sur le risque d’affaires.

[239]  Dans ce contexte inhabituel et nouveau, vaut mieux laisser au ministre toute la latitude nécessaire pour définir ces balises et principes et pour exercer, sur ce fondement, le pouvoir dont il est investi aux termes du paragraphe 64(1) de la Loi. La Cour sera là, si elle est sollicitée, pour contrôler la légalité de cet exercice et de l’issue qui en découle.

[240]  L’action des demanderesses sera donc rejetée. La défenderesse demande les dépens. Il est bien établi que l’octroi des dépens relève de l’entière discrétion de la Cour, en autant évidemment que cette discrétion soit exercée judiciairement (Consorzio del Prosciutto di Parma c Maple Leaf Meats Inc., 2002 CAF 417 au para 9; Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 1119 au para 6).

[241]  Le paragraphe 400(3) des Règles énumère un certain nombre de facteurs dont la Cour peut tenir compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Évidemment, le résultat de l’instance est l’un de ses facteurs, mais ce n’est pas le seul.

[242]  Ici, en raison des circonstances très particulières de la présente affaire, j’estime que les demanderesses n’ont pas à assumer les frais de la défenderesse, y compris ses frais d’experts, qui ultimement, se sont ralliés aux chiffres des experts des demanderesses quant à la valeur de la perte. Même si elle ne s’est pas soldée dans le sens souhaité par les demanderesses, la présente action soulevait des questions importantes, voire inédites, en lien avec les règles de la responsabilité civile extracontractuelle de l’État dans un contexte qui, d’aucuns pourraient dire, y prêtait flanc. La défenderesse, d’ailleurs, aurait tort d’interpréter le présent jugement comme si l’affaire était entendue, en ce sens qu’elle est réglée et ne requiert plus aucune action; elle devra, plus tôt que tard, si elle ne veut pas s’exposer à d’autres recours, trouver une façon d’aller au bout de ce que le Parlement souhaitait pour la protection des espèces en péril au Canada, ce qui comprenait la mise en place effective d’un régime indemnitaire pour les pertes résultant des conséquences extraordinaires pouvant découler de l’application d’un décret d’urgence. 

[243]  Une condamnation aux dépens ne me parait donc pas indiquée dans les circonstances.

[244]  Je m’en voudrais, en terminant, de ne pas souligner le professionnalisme, la rigueur et la civilité dont ont fait preuve les procureur(e)s des deux parties tout au long du procès.


JUGEMENT dans le dossier T-495-17

LA COUR STATUE que :

  1. L’action est rejetée, sans frais;

  2. L’intitulé de cause est modifié pour que seule Sa Majesté la Reine apparaisse comme défenderesse.

« René LeBlanc »

Juge


ANNEXE

Loi sur les espèces en péril, LC 2002, c 29

Décrets d’urgence

Emergency order

80 (1) Sur recommandation du ministre compétent, le gouverneur en conseil peut prendre un décret d’urgence visant la protection d’une espèce sauvage inscrite.

80 (1) The Governor in Council may, on the recommendation of the competent minister, make an emergency order to provide for the protection of a listed wildlife species.

(2) Le ministre compétent est tenu de faire la recommandation s’il estime que l’espèce est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement.

(2) The competent minister must make the recommendation if he or she is of the opinion that the species faces imminent threats to its survival or recovery.

(3) Avant de faire la recommandation, il consulte tout autre ministre compétent.

(3) Before making a recommendation, the competent minister must consult every other competent minister.

(4) Le décret peut :

(4) The emergency order may

a) dans le cas d’une espèce aquatique :

(a) in the case of an aquatic species,

(i) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,

(i) identify habitat that is necessary for the survival or recovery of the species in the area to which the emergency order relates, and

(ii) imposer des mesures de protection de l’espèce et de cet habitat, et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de leur nuire;

(ii) include provisions requiring the doing of things that protect the species and that habitat and provisions prohibiting activities that may adversely affect the species and that habitat;

b) dans le cas d’une espèce d’oiseau migrateur protégée par la Loi de 1994 sur la convention concernant les oiseaux migrateurs se trouvant :

(b) in the case of a species that is a species of migratory birds protected by the Migratory Birds Convention Act, 1994,

(i) sur le territoire domanial ou dans la zone économique exclusive du Canada :

(i) on federal land or in the exclusive economic zone of Canada,

(A) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,

(A) identify habitat that is necessary for the survival or recovery of the species in the area to which the emergency order relates, and

(B) imposer des mesures de protection de l’espèce et de cet habitat, et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de leur nuire,

(B) include provisions requiring the doing of things that protect the species and that habitat and provisions prohibiting activities that may adversely affect the species and that habitat, and

(ii) ailleurs que sur le territoire visé au sous-alinéa (i) :

(ii) on land other than land referred to in subparagraph (i),

(A) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,

(A) identify habitat that is necessary for the survival or recovery of the species in the area to which the emergency order relates, and

(B) imposer des mesures de protection de l’espèce, et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de nuire à l’espèce et à cet habitat;

(B) include provisions requiring the doing of things that protect the species and provisions prohibiting activities that may adversely affect the species and that habitat; and

c) dans le cas de toute autre espèce se trouvant :

(c) with respect to any other species,

(i) sur le territoire domanial, dans la zone économique exclusive ou sur le plateau continental du Canada :

(i) on federal land, in the exclusive economic zone of Canada or on the continental shelf of Canada,

(A) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,

(A) identify habitat that is necessary for the survival or recovery of the species in the area to which the emergency order relates, and

(B) imposer des mesures de protection de l’espèce et de cet habitat, et comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de leur nuire,

(B) include provisions requiring the doing of things that protect the species and that habitat and provisions prohibiting activities that may adversely affect the species and that habitat, and

(ii) ailleurs que sur le territoire visé au sous-alinéa (i) :

(ii) on land other than land referred to in subparagraph (i),

(A) désigner l’habitat qui est nécessaire à la survie ou au rétablissement de l’espèce dans l’aire visée par le décret,

(A) identify habitat that is necessary for the survival or recovery of the species in the area to which the emergency order relates, and

(B) comporter des dispositions interdisant les activités susceptibles de nuire à l’espèce et à cet habitat.

(B) include provisions prohibiting activities that may adversely affect the species and that habitat.

(5) Les décrets d’urgence sont soustraits à l’application de l’article 3 de la Loi sur les textes réglementaires.

(5) An emergency order is exempt from the application of section 3 of the Statutory Instruments Act.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-495-17

 

INTITULÉ :

9255-2504 QUÉBEC INC., ET, 142550 CANADA INC., ET, GRAND BOISÉ DE LA PRAIRIE INC. c SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LEs, 11, 12, 16, 17 et 18 septembre et les 2 et 3 octobre 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 janvier 2020

 

COMPARUTIONS :

Me Sylvain Bélair

Me Jonathan Fecteau

Me Juliano Rodriguez-Daoust

 

Pour les demanderesses

 

Me David Lucas 

Me Michelle Kellam 

Me Geneviève Bourbonnais

Me Jessica Pizzoli 

 

Pour LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DE GRANDPRÉ CHAIT S.E.N.C.R.L./L.L.P.

Avocat(e)s

Montréal (Québec)

 

Pour les demanderesses

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour LA DÉFENDERESSE

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.