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Date : 20200131


Dossier : IMM-3718-19

Référence : 2020 CF 181

Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2020

En présence de l’honorable madame la juge Roussel

ENTRE :

CHERIF MAHAMAT HISSEINE ABOUBAKAR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  Le demandeur, Cherif Mahamat Hisseine Aboubakar, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 24 mai 2019 par la Section de l’immigration [SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. La SI conclut que le demandeur est interdit de territoire au Canada en vertu des alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2]  Le demandeur est né en Arabie Saoudite, pays dont il ne possède pas la citoyenneté. Il est citoyen du Tchad et d’ethnie gorane. Il vit en Arabie Saoudite jusqu’à ce qu’il soit admis comme visiteur aux États-Unis le 5 septembre 2016.

[3]  Le 11 septembre 2016, le demandeur entre au Canada et présente une demande d’asile. Une entrevue a lieu au point d’entrée et il remplit les formulaires IMM 5669 et IMM 0008.

[4]  Le 26 septembre 2016, il signe son formulaire de Fondement de la demande d’asile [FDA]. Dans son narratif, il allègue être à risque en raison des activités de son père au sein de l’Union des forces pour la démocratie et le développement [UFDD], un mouvement créé en 2006 qui visait le renversement du gouvernement tchadien. Il indique également avoir lui-même fait de la propagande de l’UFDD dans les réseaux sociaux.

[5]  Le 21 février 2017, le demandeur rencontre un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] au sujet de son implication avec l’UFDD.

[6]  Le 5 juin 2017, l’agent rédige un rapport aux termes du paragraphe 44(1) de la LIPR. Il estime que le demandeur est interdit de territoire pour des motifs de sécurité conformément aux alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la LIPR. Il note que le demandeur a déclaré dans son formulaire de FDA avoir fait de la propagande de l’UFDD dans les réseaux sociaux. De plus, lors de l’entrevue du 21 février 2017, le demandeur s’est identifié comme un membre de l’UFDD. Il a réitéré avoir fait des actions de propagande sur les médias sociaux pour l’UFDD et a indiqué avoir participé au recrutement de personnes pour combattre pour l’UFDD et pour le financement de l’UFDD. Selon l’agent, le demandeur est membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visant au renversement d’un gouvernement par la force. Ce rapport est déféré pour enquête devant la SI.

[7]  Le 24 mai 2019, après deux (2) journées d’audience, la SI conclut que le demandeur est interdit de territoire et émet une mesure d’expulsion à son encontre.

[8]  La SI conclut d’abord que les actes commis par l’UFDD à partir du mois d’octobre 2006 au Tchad constituent des actes visant au renversement du gouvernement au pouvoir à l’époque. Elle indique que le but avoué de renverser le Président du Tchad, la tentative de coup d’État du 31 janvier au 2 février 2008, les combats armés contre les forces militaires nationales dès 2006 et l’occupation de territoire par l’UFDD en association avec d’autres groupes armés ne laisse aucun doute à cet égard.

[9]  Elle détermine ensuite que le demandeur était membre de l’UFDD entre les années 2006 et 2008. Elle juge le témoignage rendu par le demandeur à l’enquête non crédible, étant d’avis que son témoignage contredit ce qu’il avait déclaré dans son formulaire de FDA, et lors de son entrevue le 21 février 2017. Elle conclut que l’implication du demandeur avec l’UFDD va bien au-delà d’avoir œuvré occasionnellement à titre d’interprète pour son père, mais inclut aussi des activités de propagande sur des réseaux sociaux, de sensibilisation auprès des jeunes goranes et de financement, dont les objectifs étaient de nature politique et militaire et avaient pour but la prise du pouvoir au Tchad.

[10]  Le demandeur demande l’annulation de cette décision. Il ne conteste pas la conclusion de la SI selon laquelle l’UFDD visait le renversement du gouvernement au Tchad entre 2006 et 2008. Il est également d’accord qu’il s’agit d’une organisation visée par l’alinéa 34(1)b) de la LIPR. Il conteste plutôt les conclusions de la SI concernant son statut de membre au sein de cette organisation.

II.  Analyse

[11]  Puisque la demande d’autorisation a été accordée avant les arrêts de la Cour suprême du Canada dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] et Bell Canada c Canada (Procureur général), 2019 CSC 66, la Cour a émis une directive le 13 janvier 2020 invitant les parties à présenter des observations additionnelles sur la norme de contrôle applicable en l’instance.

[12]  Dans Vavilov, la Cour suprême établit qu’il existe une présomption d’application de la norme de la décision raisonnable à l’égard des décisions des tribunaux administratifs. Cette présomption peut être réfutée dans deux (2) types de situations. Aucune de ces situations ne s’applique en l’espèce (Vavilov aux para 10, 16-17).

[13]  Lorsque la norme du caractère raisonnable s’applique, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov au para 100). La Cour « doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov au para 83) pour déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). Il faut accorder une attention particulière aux motifs écrits du décideur et les interpréter de façon globale et contextuelle (Vavilov au para 97). Il ne s’agit pas non plus d’une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur (Vavilov au para 102). Si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci », il n’appartient pas à cette Cour d’y substituer l’issue qui lui serait préférable (Vavilov au para 99).

[14]  S’appuyant sur la décision du juge en chef Crampton dans l’affaire B074 c Canada (Citoyenneté et Immigraton), 2013 CF 1146 [B074], le demandeur soutient que la SI a omis de traiter des trois (3) facteurs dont il faut tenir compte pour évaluer la participation d’un étranger au sein d’une organisation décrite à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR : (1) la nature des activités de l’intéressé au sein de l’organisation; (2) la durée de la participation; et (3) le degré de l’engagement de l’intéressé à l’égard des buts et objectifs de l’organisation (B074 au para 29). Selon le demandeur, la SI s’est concentrée sur le premier facteur et n’a pas analysé la durée de sa participation et son degré d’engagement. À son avis, le défaut de traiter de ces facteurs, et plus particulièrement du troisième, rend la décision de la SI déraisonnable.

[15]  Le demandeur soutient également que la décision de la SI est déraisonnable parce qu’elle fait abstraction des éléments de preuve qui, selon lui, démontraient qu’il n’avait jamais été membre de l’UFDD. Notamment, il reproche à la SI d’avoir ignoré la preuve que : (1) ses activités servaient uniquement à des fins pacifiques et étaient dissociées des activités militaires de l’UFDD; (2) seul son père s’occupait des activités de financement; et (3) il était considéré membre de l’UFDD par les autorités tchadiennes en raison des activités de son père et de son ethnie gorane.

[16]  Il n’existe pas de définition précise et complète du terme « membre » au sens de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Toutefois, il est bien établi que ce terme doit recevoir une interprétation large et que l’appartenance réelle ou officielle à une organisation n’est pas essentielle. La participation ou un soutien à l’organisation peut suffire selon la nature de cette participation ou de ce soutien (Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85 au para 27; Helal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 37 au para 27; B074 aux para 27-28).

[17]  Comme l’a précisé le juge en chef dans la décision B074, pour déterminer si un étranger est membre d’une organisation décrite à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, il y a lieu d’évaluer sa participation au sein de l’organisation en question en tenant compte des trois (3) facteurs susmentionnés (B074 au para 29). L’alinéa 34(1)f) de la LIPR n’exige pas cependant une participation active au sein de l’organisation puisqu’il y aurait redondance avec l’alinéa 34(1)b) de la LIPR (Tjiueza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1260 au para 31).

[18]  En examinant les motifs de la décision, la Cour est d’avis que la SI a appliqué le bon cadre d’analyse et qu’elle a examiné et traité des trois (3) facteurs en question même si elle ne les énumère pas comme tel.

[19]  En ce qui a trait au premier facteur, le demandeur reconnait que la SI a examiné la nature de ses activités.

[20]  Quant au deuxième facteur, la SI examine la durée de la participation du demandeur au paragraphe 50 de ses motifs. À cet égard, elle réfère à un extrait de l’entrevue du demandeur le 21 février 2017 lorsque l’agent de l’ASFC lui demande les dates pour lesquelles il a fait des activités pour l’UFDD. Le demandeur répond que ses activités ont commencé au début de 2006 et se sont poursuivies jusqu’à la « révolution » de 2008. Par la suite, au paragraphe 53, la SI conclut que la preuve démontre que le demandeur « a eu des activités importantes, régulières, sur une longue période, le tout effectuées (sic) en toute conscience de cause au profit de l’UFDD et qu’il était membre de cette organisation de 2006 à 2008, soit la période pendant laquelle ce groupe armé semblait le plus actif au Tchad ». Même si le demandeur est en désaccord avec cette conclusion, il ne peut prétendre, à la lumière de ces paragraphes, que la SI n’a pas considéré la durée de ses activités pour l’UFDD.

[21]  Concernant le troisième facteur, la SI réfère dans ses motifs à plusieurs extraits de l’entrevue du demandeur le 21 février 2017 qui démontre non seulement les activités du demandeur, mais aussi son degré d’engagement avec l’UFDD. Ces extraits portent notamment sur ses activités de propagande sur les réseaux sociaux pour l’UFDD et de mobilisation, son rôle en matière de financement des activités de l’UFDD et l’objectif recherché ainsi que ses motivations personnelles. Après examen des diverses déclarations du demandeur, la SI conclut au paragraphe 52 que l’implication du demandeur allait bien au-delà d’être occasionnellement interprète pour son père et qu’au contraire, ses activités de propagande, de sensibilisation et de financement étaient de nature politique et militaire dont le but était la prise du pouvoir au Tchad. De plus, elle conclut au paragraphe 53 que les activités du demandeur ont été « effectuées en toute conscience de cause au profit de l’UFDD » durant une période où le groupe a été le plus actif militairement au Tchad.

[22]  Le demandeur aurait peut-être préféré que la SI énumère les facteurs explicitement en début d’analyse et qu’elle aborde les critères en utilisant des sous-titres. Cependant, il n’existe aucune formule magique à laquelle doit recourir la SI pour expliquer les motifs de sa décision.

[23]  Par ailleurs, la Cour ne peut souscrire à l’argument du demandeur selon lequel la SI a fait abstraction des éléments de preuve qui démontraient qu’il n’avait jamais été membre de l’UFDD. La SI note les diverses déclarations faites par le demandeur depuis son arrivée au Canada, incluant les différentes versions concernant ses activités au sein de l’UFDD. Elle préfère toutefois la version rapportée par le demandeur dans son formulaire de FDA et lors de son entrevue le 21 février 2017. Elle explique également pourquoi elle juge non crédible le témoignage du demandeur lors de l’enquête. Elle conclut que le demandeur était membre de l’UFDD entre 2006 et 2008 en se fondant sur plusieurs réponses données par le demandeur lors de son entrevue le 21 février 2017. À titre d’exemple, le demandeur a reconnu qu’il s’identifiait comme un membre de l’UFDD. Le demandeur a soutenu devant la SI qu’il était membre de facto en raison des activités de son père et de par son ethnie gorane. La SI note, avec raison, que lorsque le demandeur a été confronté lors de son entrevue du 21 février 2017 au fait de ne pas avoir spécifiquement mentionné avoir été membre de l’UFDD dans son formulaire de FDA, le demandeur n’a pas nié avoir été membre. Il a plutôt tenté de justifier cet oubli par une mauvaise maîtrise de l’anglais ou de mécompréhension. D’autres réponses données par le demandeur lors de cette même entrevue appuient la conclusion de la SI. Bien que le demandeur ne soit pas d’accord avec l’évaluation de la preuve effectuée par la SI, il ne revient pas à cette Cour de réévaluer et soupeser à nouveau les éléments de preuve pour arriver à une conclusion qui serait favorable au demandeur (Vavilov au para 125; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 61).

[24]  Pour l’ensemble de ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est donc rejetée. Aucune question de portée générale n’est certifiée.


JUGEMENT au dossier IMM-3718-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3718-19

INTITULÉ :

CHERIF MAHAMAT HISSEINE ABOUBAKAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 JANVIER 2020

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 31 janvier 2020

COMPARUTIONS :

Stéphanie Valois

Pour le demandeur

Andréa Shahin

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stéphanie Valois

Avocate

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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