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Date : 20191005


Dossier : IMM-5945-19

Référence : 2019 CF 1655

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 octobre 2019

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

ROLANDO HERNANDEZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur sollicite un sursis à son renvoi au Guatemala, prévu le 7 octobre 2019.

[2]  Le 17 septembre 2019, il a reçu de l’Agence de services frontaliers du Canada (ASFC) un avis lui indiquant que son renvoi était prévu le 7 octobre suivant; mais ce n’est que le 27 septembre 2019 qu’il a déposé une demande de report administratif du renvoi. Cette demande a été rejetée le 2 octobre 2019.

[3]  Le 3 octobre 2019, le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, ainsi qu’une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. Cette requête a été instruite en fin de journée le 4 octobre 2019. Voici les motifs pour lesquels j’ai décidé de rejeter la requête.

I.  Contexte

[4]  Le demandeur, un citoyen du Guatemala, est entré illégalement au Canada au cours de l’année 2010. Avant d’arriver ici, il a été expulsé des États-Unis, après avoir été déclaré coupable de viol (agression sexuelle, au Canada), infraction pour laquelle il a purgé une peine de 36 mois.

[5]  Le demandeur a présenté une demande d’asile en 2011. En 2012, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu qu’il ne pouvait pas présenter de demande, au motif de grande criminalité, en raison de sa déclaration de culpabilité antérieure. Le demandeur n’a pas sollicité le contrôle judiciaire de cette décision. Il n’a pas non plus quitté le Canada dans la période prescrite, après le rejet de sa demande d’asile; la mesure d’interdiction de séjour prise à son encontre est donc devenue une mesure d’expulsion.

[6]  En 2013, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Cette demande a été rejetée en mai 2015. Malgré cela, le demandeur n’a pas quitté le Canada.

[7]  En 2019, il a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), qui a été rejetée le 4 juin 2019; la décision lui a été communiquée le 5 juillet 2019. Il n’a pas sollicité le contrôle judiciaire de cette décision.

[8]  Le 17 septembre 2019, le demandeur s’est présenté à une entrevue durant laquelle il s’est vu remettre une mesure d’interdiction de séjour à laquelle étaient joints un itinéraire détaillé et des instructions indiquant que son renvoi du Canada était prévu le 7 octobre suivant. Le 27 septembre 2019, il a présenté une demande de report administratif de son renvoi, affirmant ce qui suit : (i) sa sécurité personnelle serait exposée à un grave danger à son retour au Guatemala; (ii) il est dans l’intérêt supérieur de sa fille née au Canada que son renvoi soit reporté, étant donné qu’elle souffre d’un grave problème de santé et que son prochain rendez-vous médical est prévu le 1er novembre 2019; (iii) il a déposé une nouvelle demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire; (iv) il n’est pas apte à voyager, psychologiquement, émotionnellement et physiquement.

[9]  Cette demande de report a été rejetée le 2 octobre 2019. Le demandeur a introduit une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire relativement à cette décision, ainsi qu’une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.

II.  Questions en litige

[10]  Deux questions se posent en l’espèce : a) dois-je exercer mon pouvoir discrétionnaire de ne pas instruire la demande, étant donné qu’elle a été présentée à la « dernière minute »? Le cas échant, b) un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi doit-il être accordé dans les circonstances?

III.  Analyse

A.  Le pouvoir discrétionnaire de refuser d’instruire une demande « de dernière minute »

[11]  La Cour a déclaré qu’elle pouvait refuser d’instruire les demandes de sursis de dernière minute lorsque aucune explication ne vient justifier leur présentation tardive. Un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est un recours extraordinaire dont l’examen doit reposer sur la meilleure preuve disponible, dans un délai approprié à cette fin.

[12]  Le défendeur cite la décision rendue par le juge Pinard dans Matadeen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), IMM-3164-00, 22 juin 2000) : « les requêtes de “dernière minute” pour surseoir à l’exécution d’une mesure obligent le défendeur à répondre sans y être adéquatement préparé, elles ne facilitent pas le travail de la Cour et ne font pas en sorte que justice soit faite; un sursis est une mesure extraordinaire qui mérite un examen approfondi ».

[13]  D’autres décisions vont dans le même sens, notamment : Vaccarino c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 518 (juge Strayer); Carling c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 2086 (juge Blanchard); Adel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [2002] 2 CF 73 (1re inst), dans laquelle le juge Pelletier a déclaré ce qui suit, concernant les demandes de sursis de dernière minute :

[16]  Il arrive souvent que les avocats qui représentent les immigrants sont eux-mêmes consultés à la dernière minute par des clients qui vivent dans l’espoir que la date de renvoi n’arrive jamais. De plus, la Cour fédérale voit fréquemment des dossiers où il y a très peu de temps entre la convocation du demandeur et la date de renvoi. Tout ça pour dire que souvent le choix de la date d’audition de telles demandes est hors du contrôle des avocats des demandeurs. Mais il y a d’autres cas où les avocats savent à l’avance qu’ils auront à faire une demande de sursis. Dans ces cas, la Cour arrive très difficilement à comprendre pourquoi la demande de sursis est présentée le jour avant ou le jour même du renvoi.

[17]  Ceci ne rend justice ni à la partie défenderesse ni à la Cour qui doivent toutes les deux se conformer à l’échéancier du demandeur. Le défendeur se voit souvent dans l’impossibilité de déposer sa preuve devant la Cour. La Cour, pour sa part, doit décider de questions complexes à partir d’un dossier incomplet et sans bénéficier d’une période de réflection [sic]. Le demandeur réclame un sursis en faisant appel à l’équité; il doit accorder aux autres ce qu’il réclame pour lui-même. Et dans l’instance, l’équité exige que la demande soit présentée plus tôt. Il semble étonnant qu’on puisse avoir suffisamment de renseignements pour amorcer une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire mais être dans l’ignorance au sujet d’une demande de sursis.

[Non souligné dans l’original.]

[14]  Plus récemment, la Cour s’est exprimée sur son pouvoir discrétionnaire de ne pas instruire des requêtes en sursis présentées à la dernière minute en l’absence d’une explication adéquate, ou l’a exercé : voir, par exemple, Tartik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 558; Khan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1275; Beros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 325; Nsungani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1172; Feremicael c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CanLII 60606 (CF); Yang c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CanLII 82717 (CF).

[15]  En l’espèce, j’adopterais l’examen suivant des considérations pertinentes énoncées par le juge Grammond dans Beros :

[5] Lorsqu’un demandeur tarde à préparer la contestation de son renvoi, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de refuser d’entendre la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi qui n’a pas été déposée en temps opportun : El Ouardi c Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 42.

[6] Selon moi, ce pouvoir discrétionnaire devrait être exercé avec prudence, pour diverses raisons.

[7] Premièrement, dans bien des cas, les demandeurs déposent une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi parce que leur vie ou leur intégrité physique est menacée. Ces droits sont protégés par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour agit comme une « soupape de sécurité » qui garantit que personne ne sera renvoyé du Canada sans que ses droits protégés par la Charte ne soient dûment pris en compte : Atawnah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144, au paragraphe 23, [2017] 1 RCF 153. Nous hésitons à exposer une personne à des risques de cette nature simplement parce qu’elle n’a pas agi aussi rapidement pour contester la mesure de renvoi que ce à quoi nous nous serions attendus.

[8] Deuxièmement, nous sommes conscients des difficultés que les personnes faisant l’objet d’une mesure de renvoi pourraient avoir à se trouver un avocat. Il se peut que les demandeurs disposent de ressources limitées. Obtenir des services d’aide juridique peut prendre du temps. Nous ne devrions pas rejeter une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi pour des motifs qui échappent au contrôle du demandeur.

[9] Troisièmement, le droit de demander à la Cour de suspendre un processus administratif est garanti par la loi : voir l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Dans certaines circonstances, une suspension s’impose pour assurer l’efficacité du pouvoir de contrôle de notre Cour à l’égard des tribunaux fédéraux.

[10] Ainsi, lorsqu’une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi n’est pas déposée à la première occasion, elle devrait faire état d’une explication du retard, avec preuve à l’appui dans la mesure du possible.

[11] Dans les cas où ces explications ne sont pas satisfaisantes, d’importantes raisons justifient que nous exercions notre pouvoir discrétionnaire pour refuser d’entendre la requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi.

[12] En premier lieu, bien que la vie ou la sécurité du demandeur puisse être menacée, le processus demeure contradictoire et doit être équitable pour le ministre défendeur. Les requêtes en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi soulèvent des questions importantes et complexes et doivent être examinées attentivement. Lorsqu’aucune raison valable ne justifie la présentation d’une telle requête à la veille de la date prévue du renvoi, il est inéquitable de demander au défendeur de préparer une réponse satisfaisante à la hâte, en particulier la fin de semaine. Le défendeur pourrait avoir de la difficulté à réunir les documents pertinents et à préparer des observations qui tiennent compte des faits particuliers de l’affaire. De plus, il n’est pas dans l’intérêt de la justice de demander à notre Cour de trancher de telles requêtes précipitamment.

[13] En second lieu, nous ne devrions pas appliquer la loi d’une manière qui récompense le report stratégique du dépôt d’une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi. Si nous permettions le dépôt de telles requêtes à la dernière minute, les demandeurs pourraient déposer un dossier dans lequel ils omettent certains faits en espérant que le défendeur soit incapable de les découvrir rapidement. Ils pourraient tenter de créer un climat d’urgence et de donner l’impression que le risque auquel ils sont exposés n’a pas été examiné de façon approfondie. L’intérêt de la justice est mieux servi lorsque les requêtes en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi sont déposées en temps opportun, ce qui permet aux deux parties de fournir à la Cour toute l’information pertinente.

[16]  En l’espèce, le délai a commencé à courir lorsque le demandeur a reçu la décision d’ERAR défavorable. À ce moment-là, il s’était déjà vu refuser la qualité de réfugié, et sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire avait été rejetée. Il faut rappeler qu’il n’a pas sollicité le contrôle judiciaire de la décision d’ERAR défavorable, laquelle est donc devenue définitive lorsque le délai pour solliciter un tel contrôle a expiré.

[17]  La période pertinente suivante se situe entre la réception par le demandeur de l’avis de convocation du 17 septembre 2019 et la présentation de sa demande de report le 27 septembre 2019, suivie par la requête en sursis du 3 octobre 2019. Les documents du demandeur ne contiennent aucune observation à même d’expliquer ces retards.

[18]  Je note également que des aspects importants des antécédents du demandeur en matière d’immigration n’étaient pas énoncés dans ses documents. La grande criminalité n’a été révélée que dans les documents déposés par le défendeur, quelques heures avant l’audition de la requête.

[19]  Pour résumer, les documents du demandeur relatifs au sursis ont été reçus tardivement un jeudi après-midi, et concernaient un renvoi prévu très tôt le lundi suivant. Le défendeur s’est arrangé pour fournir un affidavit et des observations écrites avant l’audition de la requête, qui a été instruite vendredi soir. Il convient de répéter que la date du renvoi n’a pas pris le demandeur par surprise. Pourtant, à cause du retard que le demandeur a mis à présenter sa demande de report ou à déposer la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, le défendeur s’est retrouvé à devoir examiner ces documents et préparer les siens en 24 heures.

[20]  Le demandeur fait valoir qu’il n’y a pas eu de retard déraisonnable. Lorsqu’il a reçu l’avis de convocation, il s’est efforcé d’obtenir la nouvelle preuve dont il allait avoir besoin pour justifier une demande de report ou de sursis à l’exécution de sa mesure de renvoi. Il a obtenu une lettre du médecin de sa fille, de même que la lettre d’un psychologue concernant son état mental, et il a ensuite rapidement demandé un report. Le demandeur déclare qu’il n’a pas pu déposer plus tôt sa requête en sursis à cause du retard mis par l’agent à statuer sur cette demande de report.

[21]  Le défendeur fait valoir que le temps écoulé doit être calculé à partir de la réception par le demandeur de la décision d’ERAR défavorable, parce qu’il en était clairement à ce moment-là au dernier stade avant le renvoi. Il aurait pu obtenir la preuve médicale supplémentaire en juillet ou en août, et soumettre alors sa demande de report. Cela aurait évité de soumettre le défendeur à des pressions de dernière minute pour rassembler les documents nécessaires et déposer une réponse à la requête en sursis. Le défendeur fait également remarquer que la demande de report a été soumise dix jours après que le demandeur a reçu l’avis de convocation, et l’agent a statué sur cette demande et fourni sa décision à peine cinq jours plus tard. Aucun retard excessif n’est imputable à l’agent, et la date de dépôt de la demande relevait totalement du contrôle du demandeur.

[22]  En l’espèce, plusieurs considérations pertinentes militent contre l’instruction de la présente requête. Premièrement, les considérations de dates sont résumées plus haut, et n’ont pas à être répétées. Deuxièmement, le risque auquel le demandeur serait exposé et les préoccupations qu’il a exprimées quant à l’intérêt supérieur de sa fille ont récemment été appréciés. Troisièmement, il avait le temps, après la réception de la décision d’ERAR défavorable, d’obtenir la preuve supplémentaire dont il avait besoin pour soumettre une demande de report; il ne s’agit pas d’un cas où le défendeur a laissé peu de temps à l’intéressé pour se préparer au renvoi. Je souligne également que, lorsqu’il a présenté sa demande d’ERAR, le demandeur devait savoir que son renvoi du Canada était proche. De fait, le titre même de la demande – un Examen des risques avant renvoi – l’indiquait de manière évidente.

[23]  Quatrièmement, les documents déposés à l’appui de la requête en sursis ne fournissaient aucune explication à même de justifier le retard – les faits essentiels pouvaient être inférés du dossier, mais la question n’était pas soulevée dans les observations écrites. Enfin, les documents déposés par le demandeur ne décrivaient pas l’intégralité de ses antécédents en matière d’immigration.

[24]  De son côté, le défendeur a pu fournir un affidavit énonçant les antécédents en matière d’immigration, de même que ses observations concernant la requête en sursis. La Cour a eu un peu de temps pour examiner les documents, juste avant l’audience, et le dossier n’était ni trop long ni trop complexe. Le demandeur a fourni une explication relativement au dernier volet du retard, ce qui ne semblait trahir aucune tactique stratégique par laquelle il aurait tenté d’obtenir un avantage dans le litige. Enfin, il a fait valoir de graves risques auxquels lui-même et sa fille seraient exposés, et a soumis une nouvelle preuve à l’appui de ces allégations.

[25]  Dans les circonstances de la présente affaire, j’ai décidé, après réflexion, d’exercer mon pouvoir discrétionnaire d’instruire la présente demande. Je soulignerais toutefois que, si l’affaire avait été tranchée uniquement sur la base des observations écrites déposées par le demandeur et de la lettre initiale du défendeur s’opposant au dépôt tardif, elle n’aurait probablement pas été instruite, car le demandeur n’a soumis aucune observation propre à justifier le retard. Ce n’est pas un risque que les demandeurs devraient prendre – si la requête en sursis est présentée en urgence, son auteur doit en donner la raison dans les documents écrits déposés à l’appui de cette requête.

[26]  J’examinerai à présent le bien-fondé de la requête en sursis.

B.  Un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi doit-il être accordé?

[27]  Au moment de décider s’il convient d’accorder un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, la Cour applique le même critère qu’en matière d’injonctions interlocutoires. La Cour suprême du Canada a récemment reformulé le critère en ces termes :

[…] À la première étape, le juge de première instance doit procéder à un examen préliminaire du bien-fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est-à-dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée. Enfin, à la troisième étape, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée.

(R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 (CanLII), au para 12; renvois omis)

[28]  Ce critère en trois volets, bien connu, a été établi dans des arrêts antérieurs de la Cour suprême : Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd, 1987 CanLII 79 (CSC), [1987] 1 RCS 110; RJR — MacDonald Inc c Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 RCS 311. Il a aussi été appliqué dans le contexte de l’immigration dans l’affaire Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF). Bien entendu, son application est hautement contextuelle et dépend des faits.

A.  La question sérieuse

[29]  Dans de nombreuses affaires, le volet du critère lié à la question sérieuse n’est pas très exigeant. Cependant, lorsque le sursis est sollicité après le refus d’une demande de report, il est établi qu’un critère plus exigeant trouve à s’appliquer, ce qui requiert que le demandeur établisse l’existence d’« arguments assez solides » ou la « vraisemblance que la demande sous-jacente [d’autorisation et de contrôle judiciaire] soit accueillie » (Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] 3 CF 682; Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 FCR 311, au para 67; Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, aux para 51 à 56; Forde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1029).

[30]  Cela doit également être examiné à la lumière du libellé du paragraphe 48(2) de la LIPR, qui régit l’exercice par l’agent du pouvoir discrétionnaire de reporter un renvoi. Les principes pertinents ont récemment été résumés de manière concise par la juge Walker dans Toney c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1018, au para 50, et j’adopterais ce raisonnement dans son intégralité :

[50]  Le trio de décisions Baron, Lewis et Forde établit ce qui suit :

1.  Le pouvoir discrétionnaire que peut exercer un agent d’exécution de la loi pour reporter un renvoi est très limité et, en dernier ressort, l’agent est tenu d’exécuter la mesure de renvoi conformément au paragraphe 48(2) de la LIPR (Baron, par. 51 et 80; Lewis, par. 54; Forde, par. 36);

2.  Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, un agent ne peut pas reporter un renvoi à une date indéterminée (Baron, par. 80; Forde, par. 36, 37 et 43);

3.  Le pouvoir discrétionnaire d’un agent n’est pas seulement limité dans le temps, mais il est également axé sur des difficultés graves à court terme liées à la sécurité d’un demandeur, à sa capacité de voyager, à des problèmes de santé réels, à une naissance ou un décès imminent et, dans le cas des enfants, d’autres facteurs comme la possibilité de terminer l’année scolaire, les dispositions qui ont été prises pour leurs soins s’ils demeurent au Canada ou le besoin de soins médicaux spéciaux au Canada (Baron, par. 51; Lewis, par. 55 et 83; Forde, par. 36). Selon le libellé souvent cité de la décision Baron (par. 50), qui régit le ton de l’examen, le report du renvoi devrait être réservé aux cas où le défaut de le faire exposerait le demandeur à « un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain »;

4.  L’existence d’une demande CH ou d’une demande de conjoint au Canada n’empêche pas le renvoi, à moins qu’il n’existe des considérations spéciales. Le moment du dépôt et l’imminence de toute décision sur la demande sont des facteurs importants pour un agent (Baron, par. 51 et 80; Lewis, par. 55 à 58 et 80; Forde, par. 35 à 40). Comme il a été établi dans la décision Forde (par. 36), même « dans de telles “situations spéciales”, comme le montre l’analyse ci-après, il y a des limites temporelles importantes quant au pouvoir discrétionnaire de l’agent de renvoi de reporter l’exécution d’une mesure de renvoi ».

[31]  Comme nous le verrons clairement plus loin, ce type d’affaires se caractérise souvent par un chevauchement considérable entre les volets « question sérieuse » et « préjudice irréparable » du critère.

[32]  En l’espèce, la demande de report du demandeur reposait sur quatre arguments : (i) sa sécurité personnelle serait exposée à un grave danger s’il retournait au Guatemala; (ii) il est dans l’intérêt supérieur de sa fille née au Canada que le renvoi soit reporté, étant donné qu’elle souffre d’un grave problème de santé et que son prochain rendez-vous médical est prévu le 1er novembre 2019; (iii) il a déposé une nouvelle demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire; (iv) il n’est pas apte à voyager, psychologiquement, émotionnellement et physiquement.

[33]  Je ne suis pas convaincu que le demandeur a satisfait au seuil élevé de la « question sérieuse » à l’égard de la demande sous-jacente de contrôle judiciaire visant le refus de reporter le renvoi.

[34]  Premièrement, les risques auxquels il serait exposé à son retour au Guatemala ont récemment été évalués par l’agent d’ERAR, de même que par l’agent ayant examiné la demande de report, et le demandeur n’a pas soumis de preuve attestant l’émergence de nouveaux risques. L’agent ayant examiné la demande de report a pris en compte des renseignements concernant les conditions globales dans le pays, ainsi qu’une alerte récente aux voyageurs concernant certaines régions du Guatemala. Cette analyse n’a pas été sérieusement contestée.

[35]  Deuxièmement, le demandeur a affirmé que l’agent n’avait pas adéquatement considéré l’intérêt supérieur de sa fille. Il s’agissait du principal argument avancé à l’appui de l’élément du critère relatif à la question sérieuse. Le demandeur affirme que le grave problème de santé dont souffre sa fille ne pourrait être adéquatement surveillé ou traité si elle devait être renvoyée au Guatemala, et il mentionne qu’elle devrait l’accompagner s’il était renvoyé, étant donné qu’il est la seule source de revenus pour la famille.

[36]  Je conviens avec le défendeur que la preuve n’appuie pas cette prétention. Les filles du demandeur sont citoyennes canadiennes, et ni elles ni sa conjointe de fait ne sont visées par cette mesure de renvoi. Le renvoi du demandeur affectera probablement leur situation économique, mais aucune preuve n’explique pourquoi elles devraient partir avec lui et, compte tenu des problèmes médicaux de la fille, tout porte à croire que la mère et les enfants resteraient au Canada pour que ses contrôles et ses traitements se poursuivent ici.

[37]  En outre, la preuve médicale concernant l’affection de la fille indique qu’elle en est atteinte depuis la naissance, et qu’elle fait l’objet de contrôles constants. Elle a des rendez-vous réguliers prévus en novembre 2019, ainsi qu’en janvier et en mars 2020. Rien n’indique que son état a récemment connu des changements, ou qu’elle a besoin d’un traitement médical urgent. Son médecin traitant déclare que le système médical au Guatemala [traduction« pourrait ne pas être équipé » pour traiter ou surveiller son affection, mais il n’y a aucune information indiquant comment il en est venu à former cette opinion.

[38]  Ensuite, le demandeur affirme que son renvoi devrait être retardé, parce qu’il a récemment déposé une nouvelle demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Le dossier montre que cette demande lui a été retournée, en raison du fait qu’elle était incomplète; il affirme qu’une nouvelle demande complète a été soumise, mais le système du défendeur ne confirme pas qu’elle a été reçue. Cela dit, la jurisprudence établit clairement que le dépôt d’une demande de mesures fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’est pas un obstacle au renvoi, en l’absence de circonstances spéciales. Aucun motif spécial en l’espèce ne justifie d’accorder un sursis pour cette raison.

[39]  Enfin, le demandeur soutient qu’il n’est pas apte à voyager psychologiquement, émotionnellement et physiquement. Il a déposé, à l’appui de cet argument, une lettre datée du 27 septembre 2019 et rédigée par un psychologue agréé. La lettre indique que l’évaluation était basée sur [traduction« une longue séance de counseling/entrevue ». Il y est déclaré que le demandeur [traduction« est confronté à une dépression/anxiété et à un stress considérable liés à son expulsion potentielle […] »; la lettre passe ensuite en revue les motifs déclarés par le demandeur pour craindre de retourner au Guatemala. La lettre se termine ainsi : [traduction« Je ne doute guère qu’il serait dans l’intérêt supérieur [du demandeur] de rester au Canada. Je suggère fortement de l’autoriser à rester dans ce pays pour son propre bien-être et celui de sa famille ».

[40]  Dans ce contexte, j’accorde peu de poids à cette lettre pour plusieurs raisons. Premièrement, elle est basée sur une consultation unique; elle ne résulte pas d’une longue relation entre un médecin et son patient. Deuxièmement, elle ne contient pas réellement de diagnostic médical, mais rapporte simplement les circonstances auxquelles le demandeur [traduction« fait face ». Rien ne permet de douter que la perspective d’être renvoyé au Guatemala ait plongé le demandeur dans la dépression et l’anxiété et lui ait causé un stress considérable, mais ce n’est pas un diagnostic médical. Enfin, le médecin ne prescrit ni médicament ni traitement ou counseling immédiat, ou à court terme; au lieu de cela, une mesure en matière d’immigration est proposée en guise de solution. Ce type de démarche a récemment suscité des commentaires défavorables de la Cour, et je vais simplement reprendre et approuver ces préoccupations (voir, par exemple, Hernadi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CanLII 126350 (CF)).

[41]  Je n’accorde donc que peu de poids à ce rapport médical. Il convient de répéter que je ne doute pas que la perspective d’un renvoi au Guatemala a plongé le demandeur dans le stress, l’anxiété et la dépression. Il n’y a aucune preuve, toutefois, pour appuyer une conclusion selon laquelle cela le rend inapte à voyager ou dépasse les perturbations et les chagrins habituellement associés au fait d’être renvoyé loin de sa famille et de ses liens au Canada. C’est là une conséquence malheureuse, mais attendue et ordinaire, d’un renvoi.

[42]  Pour tous les motifs qui précèdent, je ne suis pas convaincu que le demandeur a satisfait au seuil plus élevé de démontrer une question sérieuse en rapport avec la décision relative au report. Compte tenu de ma conclusion sur cette question, il n’est pas nécessaire d’examiner en détail les deux autres éléments du critère, et je me contenterai donc de résumer les considérations les plus pertinentes.

B.  Le préjudice irréparable

[43]  Comme je le soulignais précédemment, les arguments et la preuve à l’appui des volets du critère liés à la question sérieuse et au préjudice irréparable se chevauchent considérablement en l’espèce. Pour les motifs expliqués plus haut, je ne conclus pas que le demandeur a démontré qu’il sera exposé à un préjudice irréparable à son retour au Guatemala.

[44]  Le droit exige que le préjudice irréparable soit établi sur la base de la preuve, et non d’une simple conjecture. Comme je l’ai déjà expliqué, la preuve n’établit pas un nouveau risque immédiat de préjudice, et les risques auxquels la fille est exposée en raison de son affection médicale ne sont pas établis, car elle ne fait pas l’objet d’une mesure de renvoi. Le demandeur n’a pas démontré un préjudice irréparable avec le degré de certitude exigé par la jurisprudence.

C.  La prépondérance des inconvénients

[45]  Compte tenu des conclusions précédentes, je conclus que la prépondérance des inconvénients est favorable au défendeur.

[46]  Le Canada a intérêt à ce que ceux dont les demandes d’asile n’ont pas été acceptées soient rapidement renvoyés (comme le prévoit le paragraphe 48(2), précité). Le Canada a également intérêt à respecter ses obligations au titre de la Charte canadienne des droits et libertés, en particulier du droit « à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne » énoncé à l’article 7, comme l’a établi la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2002] 1 RCS 3. En outre, le Canada a intérêt à respecter les engagements solennels qu’il a contractés en droit international, en particulier la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés. La jurisprudence résumée plus haut fournit des directives sur la manière dont ces intérêts sont conciliés et pondérés pour apprécier un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi.

[47]  En l’espèce, j’ai conclu que les risques allégués auxquels le demandeur serait exposé avaient été évalués, et que l’intérêt supérieur à court terme de ses enfants avait été pris en compte. Pour ce motif, je conclus que la prépondérance des inconvénients est favorable au défendeur.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5945-19

LA COUR DÉCLARE que la demande visant à surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi en attendant l’issue de la demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée.

« William F. Pentney »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5945-19

INTITULÉ :

ROLANDO HERNANDEZ c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 octobre 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge PENTNEY

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 5 octobre 2019

COMPARUTIONS :

Gabriel Ukueku

pour le demandeur

Galina Bining

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Comfort Law

Avocats

Calgary (Alberta)

pour le demandeur

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

pour le défendeur

 

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