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Date : 20200121


Dossier : IMM-2527-19

Référence : 2020 CF 85

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

BERTALAN ALADAR GALAMB

demandeur

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] portant que le demandeur n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

II.  Contexte

[2]  Le demandeur est un citoyen hongrois d’origine ethnique rom. Son niveau de scolarité est la huitième année et il a occupé des emplois à temps partiel. Avant de venir au Canada, il a vécu à Miskolc, en Hongrie. Il affirme avoir été victime de discrimination dans sa recherche d’emploi en raison de son origine ethnique.

[3]  En 2011, trois individus ont agressé le demandeur de sorte qu’il a eu besoin de soins médicaux. Il a reçu les soins médicaux nécessaires et a rempli un rapport de police, mais les policiers n’ont pas pu identifier ses agresseurs.

[4]  Le demandeur affirme que lorsque sa fille a donné naissance à un enfant en Hongrie, elle a été placée dans un service de maternité séparé où elle recevait peu d’attention.

[5]  Le demandeur s’est séparé de son épouse en 2014 et il a eu de la difficulté à trouver un logement par la suite. Il a vécu temporairement avec sa sœur, à Miskolc, de 2014 à 2015, mais le gouvernement les a évincés de leur logement en vue de la démolition de leur complexe d’habitation dans le cadre de la modernisation d’un stade de football situé à proximité.

[6]  Le demandeur est arrivé au Canada en 2016 et a demandé l’asile.

[7]  La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur le 20 novembre 2016, parce qu’elle a conclu que le demandeur n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger. La SPR a conclu que le demandeur d’asile n’était pas un témoin crédible, parce qu’il avait déclaré devant la SPR qu’il s’est adressé à l’ombudsman des minorités en Hongrie pour obtenir de l’aide, mais il ne l’avait pas déclaré dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA]. La SPR a conclu que cette omission importante minait sa crédibilité.

[8]  Le demandeur a interjeté appel à la SAR. Dans sa décision du 7 juin 2017, la SAR a souscrit à la conclusion défavorable quant à la crédibilité rendue par la SPR et a confirmé sa décision, au titre du paragraphe 111(1) de la LIPR [décision de la SAR de 2017].

[9]  Le demandeur a demandé le contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Dans sa décision du 6 février 2018, le juge Campbell a accueilli la demande et a renvoyé l’affaire à un tribunal différemment constitué de la SAR (Galamb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 135 [Galamb]). Le juge Campbell a conclu que la SAR avait rendu une conclusion défavorable non valable quant à la crédibilité, et il a cassé, sur ce seul fondement, la décision parce que déraisonnable.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[10]  Dans une décision rendue le 26 mars 2019, un autre commissaire de la SAR a réexaminé l’appel du demandeur conformément aux motifs de la Cour dans la décision Galamb [décision de la SAR de 2019]. La SAR a de nouveau confirmé la décision de la SPR au titre du paragraphe 111(1) de la LIPR.

[11]  La SAR a pris en considération la demande du demandeur d’admettre en preuve les documents supplémentaires suivants :

1.  Un affidavit souscrit par le demandeur d’asile le 18 avril 2018, comprenant des documents sur la situation au pays joints à titre de pièces.

2.  Un affidavit souscrit par la sœur du demandeur d’asile le 18 avril 2018, accompagné de la traduction de l’avis d’éviction de son logement, à Miskolc, jointe à titre de pièce.

[12]  La SAR a admis l’affidavit du demandeur et les documents qui y sont joints. Les documents joints portent tous des dates postérieures au 20 novembre 2016, date à laquelle la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur, et sont par conséquent admissibles conformément au paragraphe 110(4) de la LIPR.

[13]  La SAR a refusé d’admettre l’affidavit de la sœur du demandeur d’asile. L’information figurant dans l’affidavit concernait des événements survenus avant que la SPR rejette la demande d’asile du demandeur et était donc inadmissible, puisque non conforme au paragraphe 110(4) de la LIPR. La SAR a conclu que le demandeur d’asile aurait normalement pu présenter cette information à la SPR, mais qu’il ne l’a pas fait.

[14]  L’information figurant dans l’affidavit de la sœur du demandeur concernant des événements survenus après le 20 novembre 2016, à savoir que le fils de celle‑ci a obtenu le statut de réfugié au Canada en 2018, était conforme au paragraphe 110(4) de la LIPR. Cependant, la SAR a conclu que l’information n’était pas pertinente en ce qui concerne la demande d’asile du demandeur, puisque chaque demande d’asile est tranchée selon les faits qui lui sont propres. Par conséquent, l’information était inadmissible au motif qu’elle n’était pas pertinente (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96, au par. 38 [Singh]).

[15]  La SAR n’a pas examiné la question de savoir si la conclusion de la SPR quant à la crédibilité était incorrecte, soulignant que « le juge Campbell de la Cour fédérale a effectivement statué que tel était le cas ». Par conséquent, la SAR a estimé que tout le témoignage du demandeur était véridique. Cependant, de l’avis de la SAR, ce n’est pas parce que le demandeur a été considéré comme un témoin crédible qu’elle est tenue d’accepter tous les éléments de preuve présentés par celui‑ci comme étant véridiques, car le témoignage du demandeur d’asile concernant certaines questions peut refléter ses perceptions plutôt que la vérité objective.

[16]  La SAR a examiné les aspects de la vie du demandeur d’asile à l’égard desquels il aurait été victime de discrimination en raison de son origine rom. Les éléments de preuve ont établi que le demandeur a été victime de discrimination en matière d’emploi et de logement ainsi que de manière générale, mais qu’il n’a pas été victime de discrimination en matière d’éducation, de soins de santé ou de sécurité sociale. Après avoir tenu compte de la différence entre la discrimination et la persécution, décrite dans le Guide du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [le Guide du HCR], la SAR a conclu que le traitement dont a fait l’objet le demandeur au chapitre de l’emploi et du logement ainsi que de manière générale était discriminatoire et très regrettable, mais qu’il n’équivalait pas à de la persécution.

[17]  Enfin, la SAR a examiné la question de savoir s’il y avait une possibilité sérieuse que le demandeur soit victime de persécution, en Hongrie, en raison de son profil en tant que Rom. La SAR a adopté dans sa décision l’analyse relative à la protection de l’État qui figure dans la décision de 2017, compte tenu de sa profondeur, sa clarté et son exactitude. Cependant, puisque l’analyse date de 2017, la SAR a vérifié si au moins l’un des documents plus récents présentés par le demandeur a une incidence sur l’analyse en matière de protection de l’État.

[18]  La SAR a survolé les documents supplémentaires et a conclu que ces nouveaux documents, comme ceux examinés par le précédent tribunal de la SAR, étaient contradictoires. La SAR a conclu que rien n’indiquait que le discours discriminatoire du premier ministre hongrois avait entraîné à une augmentation de la discrimination ou de la persécution contre les Roms hongrois, ou une diminution du degré de démocratie en Hongrie.

[19]  Par conséquent, la SAR a conclu qu’il n’y avait aucune possibilité sérieuse que le demandeur soit persécuté s’il retournait en Hongrie, estimant, selon la prépondérance des probabilités, que celui‑ci ne subirait pas de préjudice au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR.

IV.  Questions à trancher

[20]  Les questions à trancher sont les suivantes :

  • (1) La SAR a‑t‑elle commis une erreur en rejetant l’affidavit souscrit par la sœur du demandeur d’asile?

  • (2) La SAR a‑t‑elle commis une erreur au moment d’évaluer, de façon prospective, si l’accumulation des expériences de discrimination vécues par le demandeur équivaut à de la persécution?

  • (3) L’analyse de la protection de l’État effectuée par la SAR était‑elle raisonnable?

V.  Norme de contrôle

[21]  Les parties ont déposé leurs mémoires avant que la Cour suprême du Canada ne rende ses arrêts dans les affaires Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] et Bell Canada c Canada (Procureur général), 2019 CSC 66.

[22]  Dans leurs premières observations, les parties ont convenu que la norme de contrôle applicable à toutes les questions soulevées est la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, au par. 35 [Huruglica]).

[23]  La Cour a transmis une instruction aux parties pour leur donner l’occasion de présenter des observations écrites supplémentaires sur la norme de contrôle et son application. Le 10 janvier 2020, les avocats des parties ont fait des observations supplémentaires concernant l’arrêt Vavilov.

[24]  Suivant l’arrêt Vavilov, lorsqu’une cour de justice contrôle une décision administrative au fond, la norme de contrôle applicable est présumée être celle de la décision raisonnable (Vavilov, précité, au par. 23). La Cour suprême a établi deux types de situations où cette présomption peut être réfutée (Vavilov, au par. 32). Ni l’une ni l’autre des deux situations ne s’applique en l’espèce. La présomption d’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique aux questions dont la Cour est saisie.

[25]  Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable « doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au par. 83).

[26]  Une décision raisonnable doit « être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85).

[27]  Le paragraphe 110(4) de la LIPR définit les éléments de preuve admissibles devant la SAR dans le cadre d’un appel :

110(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

VI.  Analyse

A.  La SAR a‑t‑elle commis une erreur en rejetant l’affidavit souscrit par la sœur du demandeur?

[28]  Devant la SAR, le demandeur a eu le droit de présenter des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande d’asile par la SPR, ou des éléments de preuve qu’il n’aurait pas normalement présentés au moment du rejet (LIPR, par. 110(4)). Pour être admissibles, les éléments de preuve doivent également être crédibles et pertinents (Singh, précité, aux par. 38 à 49).

[29]  En ce qui concerne l’information antérieure à l’audience de la SPR qui figure dans l’affidavit de sa sœur, le demandeur affirme qu’il n’aurait pas normalement présenté cette information à l’audience de la SPR. Le demandeur semble alléguer que, lors du premier contrôle judiciaire devant la Cour, le juge Campbell a conclu que la SPR et la SAR n’avaient pas de motifs valides de douter de sa crédibilité et d’exiger des éléments de preuve corroborants concernant certains aspects de sa demande d’asile. Pour appuyer sa demande d’asile, le demandeur a fourni son témoignage, l’exposé circonstancié de son formulaire FDA et des éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays. Étant donné qu’il a présenté ces éléments de preuve, il était déraisonnable de s’attendre à ce qu’il fournisse également des éléments de preuve corroborants venant de sa sœur. Par conséquent, en refusant d’admettre l’affidavit souscrit par cette dernière à l’appui de ces aspects, la SAR a en effet exigé du demandeur qu’il présente des éléments de preuve corroborants.

[30]  Dans son argumentation, le demandeur confond le critère de la crédibilité et la règle relative à l’admission de nouveaux éléments de preuve devant la SAR. Les éléments de preuve antérieurs au rejet par la SPR de sa demande d’asile lui étaient raisonnablement accessibles, mais il a décidé de ne pas présenter l’affidavit de sa sœur à ce moment‑là, même s’il lui incombait de démontrer le bien‑fondé de sa demande. Si le demandeur pensait que l’affidavit de sa sœur l’aiderait à établir le bien‑fondé de sa demande d’asile, il l’aurait normalement présenté devant la SPR. À l’examen des nouveaux éléments de preuve, la SAR n’est pas tenue de fournir au demandeur la possibilité de compléter une preuve déficiente devant la SPR (Singh, au par. 54).

[31]  La SAR a également conclu que l’information qui est postérieure à l’audience de la SPR n’est pas pertinente, donc irrecevable. En particulier, la SAR a conclu que le fait que le fils de la sœur du demandeur a obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention, au Canada, le 23 mars 2018, n’était pas pertinent pour la demande d’asile du demandeur. Même si le fils de la sœur du demandeur a aussi eu de la difficulté à trouver un emploi et qu’il a aussi été évincé du logement de la sœur du demandeur à Miskolc, la SAR a conclu que le lien avec la situation du demandeur était insuffisant pour faire en sorte que sa demande d’asile soit pertinente pour celle du demandeur.

[32]  Je conclus que la SAR a rejeté à juste titre les éléments de preuve postérieurs à l’audience de la SPR. Les éléments de preuve liés au fils de la sœur du demandeur figurant dans son affidavit concernaient seulement le fait qu’il avait été évincé de son logement, qu’il avait eu de la difficulté à trouver un emploi et qu’il avait obtenu le statut de réfugié au Canada en 2018. Même si la sœur du demandeur indique dans son affidavit avoir joint l’autorisation permettant de consulter le dossier de la demande d’asile au Canada de son fils, aucun document de la sorte n’est joint en tant que pièce. Puisque la SAR doit examiner chaque demande d’asile individuellement, elle a raisonnablement conclu que les faits concernant le fils de la sœur du demandeur n’étaient pas pertinents pour la demande d’asile du demandeur. Des éléments de preuve concernant des personnes dont la situation est similaire à celle du demandeur figurent dans les documents du cartable national de documentation [CND] et dans les éléments de preuve objectifs supplémentaires présentés par le demandeur.

[33]  Le rejet par la SAR de l’affidavit de la sœur du demandeur était raisonnable.

B.  La SAR a‑t‑elle commis une erreur au moment d’évaluer, de façon prospective, si l’accumulation des expériences de discrimination vécues par le demandeur équivaut à de la persécution?

[34]  Le demandeur présente deux principaux arguments sur cette question. D’abord, il affirme que la SAR n’a pas expliqué pourquoi la discrimination dont il a été victime n’équivalait pas à de la persécution et que, par conséquent, la décision manque de transparence. Le demandeur allègue que la SAR a simplement énoncé la différence entre discrimination et persécution, décrite dans le Guide du HCR, pour ensuite conclure que le traitement qu’a subi le demandeur n’atteignait pas le seuil de la persécution. En l’absence d’une analyse approfondie, le demandeur affirme que la SAR n’a pas expliqué pourquoi les incidents discriminatoires dont il a été victime n’équivalent pas à de la persécution.

[35]  Pris dans leur ensemble, les motifs de la conclusion de la SAR selon laquelle la discrimination qu’a subie le demandeur n’atteint pas le seuil de la persécution sont transparents et intelligibles. La SAR a examiné chaque aspect de la vie du demandeur d’asile à l’égard duquel il allègue avoir éprouvé des difficultés. La SAR a conclu que le demandeur a éprouvé de la difficulté à trouver un emploi en partie en raison de son origine ethnique rom, mais a ajouté que son faible niveau d’instruction était également un facteur. Par conséquent, même si la discrimination est un facteur à prendre en compte, le fait que le demandeur a seulement travaillé de manière sporadique au fil des ans n’est pas attribuable uniquement à la discrimination.

[36]  La SAR a également conclu que la difficulté qu’a eue le demandeur à trouver un logement était en partie attribuable à la discrimination dont il a été victime. Cependant, d’autres facteurs ont également contribué à la situation instable du demandeur à cet égard, y compris l’échec de son mariage, l’absence d’emploi stable et la décision du gouvernement de démolir le logement où vivait sa sœur.

[37]  La SAR a conclu que le demandeur n’a pas établi qu’il était victime de discrimination en matière d’éducation, de soins de santé et de sécurité sociale.

[38]  Le demandeur a présenté des éléments de preuve montrant qu’il était insulté et suivi lorsqu’il était en public, sur la présomption qu’il était un voleur, et que la police en Hongrie cible les personnes à la peau foncée. En 2011, le demandeur a été agressé par trois individus qui ont tenu des propos racistes à l’égard des Roms. La SAR a conclu que l’agression était un incident isolé qui ne s’inscrivait pas dans une tendance généralisée, mais que le demandeur avait néanmoins établi qu’il subissait généralement de la discrimination de la part des Hongrois non roms.

[39]  L’examen détaillé de chaque aspect de l’allégation de discrimination formulée par le demandeur d’asile montre que la SAR était attentive au lien entre la discrimination et la persécution, et qu’elle a tenu compte des effets cumulatifs de la discrimination dont a été victime le demandeur. Cependant, la SAR a conclu aussi que les difficultés que le demandeur avait éprouvées en Hongrie n’étaient pas attribuables uniquement à la discrimination et que le traitement que celui‑ci avait subi n’atteignait pas le seuil de la persécution. Pris dans son ensemble, l’examen de la SAR des expériences que le demandeur avait vécues en Hongrie était raisonnable.

[40]  Le demandeur d’asile soutient en second lieu que la SAR a fait fi des éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays qui étayaient son allégation concernant l’existence d’un risque prospectif. Le demandeur souligne que la SAR n’a pas correctement pris en considération les éléments de preuve liés aux conditions dans le pays pour décider si sa crainte subjective de persécution était étayée objectivement par une preuve quelconque. La SAR n’a pas mentionné dans ses motifs les éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays, et n’a pas explicitement examiné l’interdépendance entre les aspects liés à la discrimination en matière d’emploi, de logement, de sécurité sociale et d’éducation.

[41]  Le demandeur affirme également que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte des éléments de preuve relatifs à la discrimination indirecte, par exemple en ce qui concerne la marginalisation de la population rom en ce qui a trait à l’emploi et la politique d’éviction du gouvernement qui discrimine indirectement le pourcentage élevé de Roms vivant dans des logements condamnés.

[42]  Le demandeur souligne en outre que la SAR a conclu qu’il n’a pas été victime de discrimination quand il cherchait un logement et que les difficultés éprouvées relevaient tout simplement de l’application d’une politique adoptée par le gouvernement. Cependant, les motifs de la SAR indiquent explicitement que l’incapacité du demandeur de trouver un logement locatif était attribuable en partie à la discrimination.

[43]  Le demandeur d’asile affirme également que la SAR a conclu que sa perception selon laquelle la plupart des agents de police se montraient racistes à l’égard des Roms n’était pas crédible, et que la SAR l’a critiqué, car il n’avait pas de connaissances spécialisées sur la discrimination systémique en Hongrie. Or, si elle a reconnu que le demandeur était un témoin crédible, la SAR a estimé que le témoignage selon lequel la plupart des agents de police se montraient racistes envers les Roms ne reflète pas objectivement la vérité, puisque le demandeur ne dispose pas de connaissances particulières ni d’éléments de preuve objectifs pour soutenir son allégation. Il s’agissait d’une observation raisonnable. Cela ne revient pas à conclure que le demandeur n’était pas crédible ou à critiquer ses connaissances.

[44]  Les deux tribunaux de la SAR ont estimé que la question déterminante dans l’analyse prospective de la crainte était celle de l’accès à la protection de l’État. Le défaut de la SAR de mentionner plus tôt dans ses motifs certains éléments de preuve objectifs ou d’examiner l’interdépendance entre les différents types de discrimination ne veut pas dire qu’elle n’a pas tenu compte des éléments de preuve objectifs en question.

[45]  J’estime que la question déterminante en l’espèce est celle de savoir si l’analyse de la protection de l’État effectuée par la SAR était raisonnable.

C.  L’analyse de la protection de l’État effectuée par la SAR était‑elle raisonnable?

[46]  Le demandeur soutient que l’analyse de la protection de l’État n’était pas raisonnable parce que la SAR a commis une erreur en rejetant l’affidavit de sa sœur, présenté en tant qu’élément de preuve, et qu’elle n’a pas effectué une évaluation indépendante du dossier en ce qui concerne la question de la protection de l’État. Puisque j’estime que la SAR a raisonnablement rejeté l’affidavit de la sœur du demandeur, il reste à trancher les questions de savoir si la SAR a omis d’effectuer une évaluation indépendante du dossier et, dans la négative, si la SAR a raisonnablement conclu que le demandeur pourrait obtenir facilement une protection adéquate de l’État s’il cherchait à s’en prévaloir.

[47]  La SAR a adopté dans sa décision l’analyse relative à la protection de l’État qui figure dans la décision de 2017, compte tenu de sa profondeur, sa clarté et son exactitude. Le demandeur soutient qu’en agissant ainsi la SAR n’a pas effectué une évaluation indépendante du dossier et qu’elle s’en est plutôt remise à la décision contestée de 2017. Le demandeur affirme que la SAR est tenue d’effectuer une analyse indépendante du dossier, étant donné son rôle de tribunal d’appel (Huruglica, précité, au par. 103).

[48]  L’arrêt Huruglica porte effectivement sur la norme de contrôle applicable à l’examen par la SAR des décisions rendues par la SPR, mais la SAR n’est pas pour autant empêchée d’adopter l’analyse d’un précédent tribunal pour le nouvel examen. La décision de la SAR de 2019 indique clairement que celle‑ci ne s’en remettait pas à la décision de la SAR de 2017 et qu’elle n’était pas liée par les conclusions antérieures sur la protection de l’État. Le nouveau tribunal de la SAR était plutôt « frappé par la profondeur, la clarté et l’exactitude » de l’analyse antérieure relative à la protection de l’État et l’a par conséquent adoptée dans sa décision.

[49]  La SAR a effectué une analyse indépendante, en adoptant ce qu’elle estimait être une analyse profonde des éléments de preuve objectifs dont disposait le tribunal en 2017. Tant que la conclusion défavorable non valable quant à la crédibilité n’entache pas cette analyse et que l’analyse même de la protection de l’État figurant dans la décision de 2017 est justifiée, transparente et intelligible, la SAR peut raisonnablement exercer son pouvoir discrétionnaire d’adopter le raisonnement du précédent tribunal.

[50]  En se penchant sur le fond de l’analyse relative à la protection de l’État, la SAR doit se concentrer sur « son efficacité opérationnelle, plutôt que sur les bonnes intentions, les meilleurs efforts ou les aspirations de l’État en vue de protéger ses citoyens ». (Sokoli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1072, aux par. 18 et 19). Les expériences des personnes se trouvant dans une situation similaire peuvent constituer des éléments de preuve prospectifs montrant que la protection de l’État ne sera pas facilement offerte (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689).

[51]  Je conclus que la SAR n’a pas examiné la question de savoir si les efforts du gouvernement hongrois se sont concrètement traduits en une protection adéquate de l’État et n’a pas non plus tenu compte des éléments de preuve objectifs figurant au dossier concernant les problèmes systémiques. Après avoir adopté l’analyse de la protection de l’État énoncée dans la décision de 2017, la SAR a simplement résumé les nouveaux articles de presse sans fournir d’analyse ou de conclusion concernant l’incidence de l’information contenue dans les articles sur le risque prospectif que le demandeur d’asile soit persécuté.

[52]  La SAR ne semble pas avoir non plus tenu compte des éléments de preuve figurant au dossier qui montrent que la primauté du droit en Hongrie s’est effritée (31 août 2017, CND sur la Hongrie de 2017, point 9.2). Ce rapport, en date de novembre 2016, indique que le système constitutionnel et judiciaire ne peut plus répondre efficacement aux menaces qui pèsent sur l’état de droit, en raison de l’affaiblissement systématique des contrepoids par l’État. La Cour a souligné que le texte précis mérite une analyse et un examen complets effectués par les décideurs. L’érosion systématique de la primauté du droit suppose qu’il se peut que les lois antidiscriminatoires ne soient pas suivies et que l’institution démocratique de laquelle la présomption de la protection de l’État survient pourrait être compromise (Olah c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 899, au par. 22).

[53]  Le ministre affirme que le demandeur n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve montrant qu’il est exposé à un risque prospectif de persécution en raison de son profil en tant que Rom. Le ministre s’appuie sur la récente jurisprudence de la Cour concernant le principe selon lequel « le simple fait d’être d’origine rom en Hongrie ne constitue pas, en soi, un élément suffisant pour établir qu’un demandeur est exposé à plus qu’une simple possibilité d’être persécuté à son retour au pays » (Bozik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1469). La SAR a conclu qu’il n’y avait pas eu d’augmentation de la discrimination ni de la persécution à l’égard des Roms hongrois, et que le demandeur n’a pas établi l’existence d’un lien suffisant entre les éléments de preuve documentaire et les circonstances qui lui sont propres.

[54]  La SAR a affirmé avoir accepté le témoignage du demandeur comme étant crédible, mais a précisé que ce témoignage reflétait parfois les perceptions du demandeur plutôt que la vérité objective. Cependant, en s’en remettant à l’analyse de la protection de l’État énoncée dans la décision de 2017, la SAR a adopté la conclusion selon laquelle si le demandeur retournait en Hongrie et qu’il rencontrait des problèmes en ce qui concerne l’éducation, l’emploi, les soins de santé, le logement ou l’accès à des établissements commerciaux, des recours lui seraient offerts. Cette conclusion contredit le témoignage du demandeur selon lequel il a cherché, sans succès, à obtenir de l’aide auprès de l’ombudsman des minorités par suite de la mauvaise conduite de la police. Une fois que la SAR a reconnu que le témoignage du demandeur était crédible, elle aurait dû expliquer un tant soit peu pourquoi celui‑ci aurait d’autres recours dans l’avenir, même si cela n’a pas été le cas dans le passé.

[55]  La SAR a également été « frappé[e] par la profondeur, la clarté et l’exactitude » de l’analyse antérieure relative à la protection de l’État. Cependant, certaines parties de l’analyse de la protection de l’État adoptée contiennent des bouts de phrase inintelligibles (décision de la SAR de 2017, par. 50 et 51, dans la version originale, en anglais). La décision de la SAR de 2017 donne des détails sur le taux d’homicides, y compris ceux commis avec des armes à feu, en Hongrie et au Canada, mentionnant que, en 2009, le taux d’homicides commis avec des armes à feu était inférieur en Hongrie à celui du Canada. Cette comparaison n’est pas pertinente en l’espèce.

[56]  La SAR a en outre fait un commentaire sur un rapport qui indique que la discrimination envers les Roms en Hongrie persiste, en grande partie à cause des partisans du parti Jobbik. Cependant, même le parti Jobbik a « essuyé un échec » aux élections parlementaires de 2018, en raison de la tentative de modérer sa position et d’abandonner les discours xénophobes et de haine, le parti Fidesz, le parti au pouvoir, a réussi à séduire les nationalistes au moyen de discours de plus en plus racistes. Plutôt que d’établir que le parti Jobbik, lequel était précédemment soutenu par des groupes extrémistes, avait perdu le pouvoir pendant les élections de 2018, l’article décrit en fait comment le parti Fidesz, actuellement au pouvoir, a réussi à utiliser une campagne nationaliste pour attirer ces mêmes partisans.

[57]  Enfin, la décision de la SAR de 2019 ne mentionne aucun document du CND sur la Hongrie qui est postérieur à la décision de la SAR de 2017. Même si le commissaire de la SAR a bien indiqué qu’il disposait déjà de documents figurant dans le CND sur la Hongrie, aucun de ces documents n’est mentionné dans l’analyse de la protection de l’État.

[58]  La SAR a l’obligation d’examiner les renseignements les plus récents sur la situation régnant au pays, et bien qu’elle n’est pas tenue de mentionner chaque élément de preuve, elle est présumée avoir examiné tous les éléments de preuve dont elle dispose, sauf indication contraire. Ainsi, le fait que la SAR ne mentionne aucun élément de preuve contradictoire important figurant dans le dernier CND sur la Hongrie constitue une erreur susceptible de révision (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667, aux par. 14 à 17).

[59]  La SAR déclare simplement que « les nouveaux documents » sont contradictoires, et conclut qu’il n’y a aucun élément de preuve montrant une augmentation de la discrimination ou de la persécution à l’égard des Roms hongrois ou une diminution du « degré de démocratie » de l’État. Les éléments de preuve objectifs figurant dans le CND sur la Hongrie du 31 août 2017 donnent à penser que la primauté du droit en Hongrie a été systématiquement érodée par le gouvernement actuel, et la SAR a précisément conclu que le premier ministre actuel a adopté un discours discriminatoire. Par conséquent, comme dans la décision Olah, précitée, une décision raisonnablement justifiée tiendrait compte des éléments de preuve spécifiques indiquant une baisse du niveau de démocratie dans le pays, ce que la SAR n’a pas fait dans sa décision.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2527-19

LA COUR STATUE :

  1. que la demande est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour nouvel examen;

  2. qu’il n’y a aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 14ejour de février 2020.

Semra Denise Omer, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-2527-19

 

INTITULÉ:

BERTALAN ALADAR GALAMB c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 JANVIER 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 21 JANVIER 2020

 

COMPARUTIONS :

Chloe Turner-Bloom

 

Pour le demandeur

 

Meva Motwani

 

Pour lE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour lE DÉFENDEUR

 

 

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