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Date : 20200130


Dossier : T‑1073‑18

Référence : 2020 CF 177

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

LE CONSEIL DES TRAVAILLEURS DU SECTEUR MARITIME

demandeur

et

CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Vue d’ensemble

[1]  Le demandeur conteste la validité constitutionnelle des articles 509 et 510 du Règlement sur la sûreté du transport maritime, DORS/2004‑144 [le Règlement sur la sûreté]. Ces dispositions confèrent au ministre des Transports [le ministre] le pouvoir de délivrer, de refuser d’accorder, de suspendre, de rétablir ou d’annuler les habilitations de sécurité qui sont exigées pour l’exécution de certaines fonctions ou l’accès à certaines zones d’un port. Dans l’exercice de ce pouvoir, le ministre prend en considération les critères réglementaires, dont le fait que l’employé portuaire soit associé à des criminels présumés ou avérés.

[2]  Le demandeur sollicite un jugement déclaratoire portant que les dispositions en question constituent une violation des articles 2, 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 [la Charte]. Pour l’essentiel, le demandeur soutient que le Règlement sur la sûreté autorise le ministre à prendre, en matière d’habilitation de sécurité, des décisions arbitraires qui limitent les perspectives d’emploi du personnel portuaire et découragent des associations par ailleurs innocentes. Le défendeur prétend que la présente demande revient sur des questions d’ordre constitutionnel que la Cour d’appel fédérale a déjà examinées. Il ajoute qu’il serait préférable de statuer sur ces questions dans le cadre du contrôle judiciaire de décisions rendues dans des dossiers individuels, étant donné que les dispositions du Règlement sur la sûreté sont des dispositions neutres qui ne dictent aucun résultat particulier.

[3]  Pour les motifs exposés ci‑après, je rejetterai la demande. La contestation de la validité constitutionnelle formulée par le demandeur à l’encontre du Règlement sur la sûreté sur le fondement des articles 2 et 7 de la Charte est semblable à celle déjà examinée par les Cours fédérales et elles ont donc déjà été tranchées. Le demandeur n’a pas réussi à me convaincre que la jurisprudence postérieure à ces décisions des Cours justifie de reconsidérer ces dernières.

[4]  En outre, la contestation fondée sur l’article 7 doit aussi échouer, parce qu’elle repose sur un intérêt strictement économique qui n’a rien à voir avec le droit à la liberté et à la sécurité garanti par la Constitution.

[5]  Je rejette la contestation du demandeur fondée sur l’article 15, parce que le Règlement sur la sûreté ne crée aucune discrimination motivée par l’état matrimonial ou de la situation familiale. Au contraire, ce règlement établit des distinctions qui reposent sur le « degré de proximité » entre un membre du personnel portuaire et ses relations (ses fréquentations). Or, le degré de proximité ne fait pas partie des motifs de discrimination contre lesquels le paragraphe 15(1) de la Charte prévoit une protection.

[6]  Enfin, il n’est pas nécessaire de traiter de l’article premier de la Charte.

II.  Contexte

[7]  En 2004, le Règlement sur la sûreté a été adopté en vertu de l’article 5 de la Loi sur la sûreté dans le transport maritime, LC 1994, c 40 [la Loi]. L’article 5 de la Loi autorise le gouverneur en conseil à régir, par règlement, la « sûreté du transport maritime ». L’adoption du Règlement sur la sûreté visait entre autres à assurer le respect par le Canada des obligations que lui imposent la Convention internationale pour la sauvegarde de la vie humaine en mer et le Code international pour la sûreté des navires et des installations portuaires. Ces instruments traitent de la sûreté des navires marchands et des ports. Le Règlement sur la sûreté est l’une des mesures prises par le Canada pour répondre au besoin croissant d’assurer la sécurité des transports dans la fouée de l’attentat à la bombe à bord du vol 182 d’Air India et de ceux qui ont été perpétrés le 11 septembre 2001 contre le World Trade Center (Renvoi relatif au Règlement sur la sûreté du transport maritime (CA), 2009 CAF 234, au par. 11 [le Renvoi]; Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c Jagjit Singh Farwaha, 2014 CAF 56, aux par. 12 et 122 [Farwaha]).

[8]  La partie 5 du Règlement sur la sûreté met en œuvre le Programme d’habilitation de sécurité en matière de transport maritime [le Programme], qui assujettit le personnel maritime occupant des postes névralgiques pour la sécurité des ports au Canada à des vérifications d’antécédents et des évaluations de sécurité. Ces mesures visent à protéger les ports canadiens contre les menaces à la sécurité qui nuisent aux intérêts économiques du Canada et au commerce international (Renvoi, au par. 66; Farwaha, aux par. 12 à 19), et en particulier, à assurer la protection de ces ports contre les risques de sécurité venant « de l’intérieur », comme la corruption, les éléments subversifs internes et la manipulation psychologique du personnel portuaire (Renvoi, aux par. 23, 24 et 36; Farwaha, aux par. 17 à 19 et 69).

[9]  Dans le cadre du Programme, les employés portuaires visés doivent fournir des renseignements sur leur identité et celle de leur époux ou conjoint de fait (articles 506 et 507 du Règlement sur la sûreté). Les renseignements en question sont ceux qui sont normalement exigés dans le cadre de toute demande d’habilitation de sécurité. En ce qui touche la famille, les renseignements demandés se limitent à ceux qui concernent l’époux ou conjoint de fait actuel ainsi que les époux ou conjoints récents. Aucune information n’est demandée au sujet des anciens époux ou conjoints de fait lorsque plus de cinq années se sont écoulées entre la fin de la relation et le dépôt de la demande d’habilitation (article 506 du Règlement sur la sûreté). Le Règlement sur la sûreté exige aussi la communication de renseignements d’identité de base : nom, date de naissance, sexe, taille, poids, couleur des yeux et des cheveux, certificat de naissance, lieu de naissance, point d’entrée et date d’arrivée au Canada, citoyenneté ou résidence permanente, ou preuve du statut d’immigration autre (en cas de naissance à l’étranger), numéro du passeport, empreintes digitales et image du visage, adresses des endroits où le demandeur a demeuré au cours des cinq années précédentes, les noms et adresses des employeurs et des établissements d’enseignement post‑secondaire fréquentés au cours des cinq dernières années et les détails des voyages de plus de 90 jours à l’extérieur du Canada et des États‑Unis (article 506 du Règlement sur la sûreté).

[10]  Muni de ces renseignements, Transports Canada procède alors à des vérifications auprès des instances gouvernementales dans le but d’évaluer si le demandeur pose un risque pour la sûreté du transport maritime. Ces vérifications portent notamment sur le casier judiciaire, les dossiers des organismes chargés de faire respecter la loi, les fichiers du Service canadien du renseignement de sécurité le statut d’immigrant et de citoyen du demandeur (article 508 du Règlement sur la sûreté; Renvoi, au par. 24; Forget c Canada (Transport), 2017 CF 620, au par. 13 [Forget]; Randhawa c Canada, 2017 CF 556, au par. 22 [Randhawa]; Neale c Canada (Procureur général), 2016 CF 655, au par. 8 [Neale (CF)], confirmé par Neale c Canada (Procureur général), 2017 CAF 222).

[11]  Le ministre se sert ensuite de ces renseignements pour juger si l’employé portuaire pose un risque pour la sûreté du transport maritime (articles 509 et 510 du Règlement sur la sûreté). Le ministre peut accorder l’habilitation de sécurité uniquement s’il est d’avis : (i) d’une part, que les renseignements fournis par le demandeur et ceux obtenus par les vérifications sont vérifiables et fiables; (ii) d’autre part, qu’ils sont suffisants pour lui permettre d’établir, par une évaluation des facteurs énoncés à l’article 509 du Règlement sur la sûreté, que le demandeur ne pose pas un risque pour la sûreté du transport maritime (Farwaha, aux par. 67 à 69; Singh Kailley c Canada (Transport), 2016 CF 52, au par. 24 [Kailley]; Forget, au par. 14; Randhawa, au par. 23; Neale (CF), au par. 8). Une fois l’habilitation accordée, le critère du renseignement « fiable et vérifiable » cesse de s’appliquer et le ministre rend ses décisions en matière de sécurité (p. ex. décider s’il faut suspendre l’habilitation) à partir d’éléments de preuve qui peuvent provenir de n’importe quelle source (paragraphe 515(1) du Règlement sur la sûreté; Farwaha, aux par. 70 et 71).

[12]  À la deuxième étape de l’analyse fondée sur l’article 509, le ministre doit prendre en considération les facteurs énumérés à cet article. En particulier, il est tenu d’examiner les associations du demandeur afin d’évaluer si elles posent des risques pour la sûreté. Aux termes du sous‑alinéa 509b)(v) du Règlement sur la sûreté, le ministre peut tenir compte de l’association possible du demandeur avec les membres d’une organisation terroriste ou criminelle (Renvoi, aux par. 37 et 38; Neale (CF), au par. 72). L’alinéa 509c) pose la question de savoir s’il y a des motifs raisonnables de soupçonner que le demandeur est dans une position où il risque d’être suborné afin de commettre un acte ou d’aider ou d’encourager toute personne à commettre un acte qui pourrait poser un risque pour la sûreté du transport maritime (Forget, au par. 14; Neale (CF), au par. 73). L’intérêt que porte le ministre aux associations du personnel portuaire repose sur l’idée que les associations d’une personne ont le pouvoir de l’influencer et de devenir une menace pour la sécurité des installations portuaires (Neale (FC), aux par. 69 et 70; Renvoi, aux par. 23 et 24). En fait, les employés ayant des liens avec les organisations criminelles et le crime organisé sont plus susceptibles d’être ciblés et incités à déjouer les mesures de sécurité (Neale (CF), au par. 74; Farwaha, aux par. 13, 17 et 19; Renvoi, aux par. 64 à 69).

[13]  La deuxième étape de l’analyse fondée sur l’article 509 commande que le ministre établisse s’il existe des « motifs raisonnables de soupçonner » que le demandeur pose un risque pour la sûreté (Farwaha, au par. 94). Lorsqu’il examine les facteurs pouvant influer sur le risque de subornation, le ministre est guidé par la norme de l’existence de « motifs raisonnables de soupçonner » la présence d’un tel risque, comme le prescrit l’alinéa 509c) du Règlement sur la sûreté (Neale (CF), au par. 77; Farwaha, aux par. 95 à 97). La norme des « motifs raisonnables de soupçonner », qui est moins exigeante et plus souple que celle des « motifs raisonnables et probables », appelle l’exercice d’un jugement axé sur la recherche de « possibilités », et non de « probabilités » (Farwaha, au par. 96). Selon la jurisprudence, le ministre doit acquérir la certitude que la personne ne pose aucun risque pour la sûreté du transport maritime en se livrant à une « analyse prospective » de la demande et à « la formulation d’éventualités » (Farwaha, aux par. 91 et 94; Randhawa, au par. 30; Neale (CF), au par. 91). Concrètement, cela impose à l’auteur de la demande d’habilitation de sécurité le fardeau de prouver qu’il ne pose aucun risque pour la sûreté du transport maritime (Kailley, au par. 20).

[14]  Dans le cadre de l’analyse fondée sur l’article 509, le ministre est investi d’un vaste pouvoir discrétionnaire en matière d’octroi ou d’annulation d’habilitations de sécurité, selon la jurisprudence (Renvoi, au par. 36; Kailley, au par. 23; Russo c Canada (Transport), 2011 CF 764, au par. 31 [Russo]). Les cours de révision font donc preuve d’une grande retenue lorsqu’elles sont appelées à contrôler les décisions du ministre (Farwaha, aux par. 84 à 86; Randhawa, au par. 15; Sidhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 34, au par. 11 [Sidhu]; Forget, au par. 34). Ce degré de retenue est orienté par le fait que la détention d’une habilitation de sécurité n’est pas un droit, mais un privilège (Neale (CF), au par. 92).

[15]  En raison de l’étendue du pouvoir discrétionnaire accordé au ministre et des renseignements qui doivent être communiqués, le Règlement sur la sûreté suscite la controverse. Les diverses charges menées par les syndicats contre le Règlement sur la sûreté ont finalement abouti à un renvoi devant la Cour d’appel fédérale, qui a été priée de se prononcer sur la constitutionnalité de ses dispositions. Dans le Renvoi, la Cour d’appel fédérale a jugé que la preuve ne lui permettait pas de conclure que le Règlement sur la sûreté portait atteinte à la liberté de religion, de pensée, de croyance, d’expression et d’association garantie aux employés des ports par la Charte (article 2) ou à leur droit à la liberté protégé par l’article 7 de la Charte (Renvoi, aux par. 30 à 47). En outre, la Cour d’appel fédérale a conclu que le Règlement sur la sûreté ne violait pas le droit à la vie privée que leur garantit l’article 8 de la Charte et ne créait pas de discrimination fondée sur l’état matrimonial et contraire à l’article 15 (Renvoi, aux par. 48 à 72). Ainsi, la Cour d’appel fédérale a jugé que le Règlement sur la sûreté ne portait pas atteinte aux droits que la Charte garantit aux syndiqués (Renvoi, au par. 74). Du fait de la nature de l’instance, le Renvoi a porté sur le texte même de ce règlement, plutôt que sur une décision particulière prise en vertu de ses dispositions.

[16]  À la suite du Renvoi, de nombreux travailleurs maritimes ont obtenu une décision concernant leur demande d’habilitation de sécurité. Ces décisions ont un effet direct sur les perspectives de travail du personnel portuaire : les employés à qui on refuse l’habilitation de sécurité n’ont pas accès aux zones portuaires critiques pour la sécurité et risquent donc de se voir offrir moins d’heures de travail (Renvoi, au par. 25).

[17]  Pour tenter d’éviter les conséquences associées au refus ou à la révocation d’une habilitation de sécurité, plusieurs employés portuaires ont contesté devant les cours fédérales la décision reçue dans leur dossier (Russo; Farwaha; Sidhu; Kailley; Neale (CF); Forget; Randhawa; Dhesi c Canada (Procureur général), 2018 CF 519 [Dhesi]). Toutefois, aucun d’eux n’a contesté les dispositions mêmes du Règlement sur la sûreté en invoquant la Charte. Ces affaires qui ont suivi le Renvoi relevaient du droit administratif et visaient des décisions rendues dans des dossiers particuliers d’habilitation de sécurité.

[18]  Or, la jurisprudence postérieure au Renvoi montre que ce dernier a échoué à calmer la controverse entourant le Règlement sur la sûreté et à circonscrire l’étendue du pouvoir discrétionnaire qu’il confère. Selon le demandeur, les affaires qui ont suivi le Renvoi témoignent du caractère varié, vaste et flou de ce qui est susceptible de satisfaire au critère des soupçons raisonnables. Les opposants au Programme lui reprochent d’empiéter sur la vie privée des employés des ports, d’accorder au ministre un pouvoir discrétionnaire trop important et de porter atteinte aux droits garantis par la Charte aux personnes assujetties à ce programme (Renvoi, aux par. 4 à 9; Farwaha, au par. 111). C’est ce dernier reproche qui constitue le point focal de l’affaire dont je suis saisi.

III.  Les questions en litige

[19]  La présente demande soulève une série de questions d’ordre constitutionnel visant les articles 509 et 510 du Règlement sur la sûreté. La demande ne se fonde sur aucune situation factuelle particulière ni aucune décision à caractère individuel prise sous le régime des articles en cause. Les questions constitutionnelles qui se posent sont les suivantes :

  • (1) Le Règlement sur la sûreté porte‑t‑il atteinte au droit à la liberté d’association garanti par l’alinéa 2d) de la Charte?

  • (2) Le Règlement sur la sûreté porte‑t‑il atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne garanti par l’article 7 de la Charte?

  • (3) Le Règlement sur la sûreté porte‑t‑il atteinte au droit à l’égalité garanti par l’article 15 de la Charte?

[20]  C’est à la partie qui allègue des violations de la Charte, en l’occurrence le demandeur, qu’il incombe d’en faire la preuve. Une fois que l’existence d’une telle violation est établie, la Cour doit déterminer si, au regard de l’article premier de la Charte, la disposition contestée peut échapper à une déclaration d’inconstitutionnalité.

[21]  Dans ses observations écrites ainsi qu’en ouverture de sa plaidoirie, le défendeur a émis certaines réserves quant à la qualité du demandeur pour agir en justice. Le demandeur, un regroupement de syndicats représentant 6 820 employés portuaires touchés par le Règlement sur la sûreté, fonde sa demande sur sa qualité pour agir dans l’intérêt public ainsi que sur l’intérêt économique qu’il détient dans l’issue de la cause (il invoque à cet effet Thorson c Procureur Général du Canada, [1975] 1 RCS 138, 1974 CanLII 6 (CSC); Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 RCS 524; Manitoba Metis Federation Inc c Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623, au par. 43). Il serait donc le mieux placé pour mener une contestation fondée sur la Charte à l’encontre du Règlement sur la sûreté.

[22]  Le défendeur prétend que le demandeur n’a pas qualité pour agir, parce qu’il n’a pas été mandaté pour le faire par les syndiqués représentés et qu’il n’est pas directement touché par l’application du Règlement sur la sûreté. Selon lui, comme il n’y a aucune preuve d’atteinte aux droits garantis par la Charte, de sorte que je suis en fait appelé à me prononcer dans l’abstrait sur la validité constitutionnelle des dispositions susmentionnées. Toutefois, au cours de l’audience, l’avocat du défendeur a indiqué qu’il ne contestait plus la qualité pour agir du demandeur, ajoutant qu’il souhaitait que la Cour se penche sur le bien‑fondé des questions constitutionnelles sans se soucier de celle de la qualité du demandeur. Compte tenu de l’abandon de cet argument, je ne traiterai pas des observations des parties portant sur la qualité pour agir du demandeur.

IV.  Analyse

[23]  Le principal argument du demandeur est que le Règlement sur la sûreté accorde au ministre un pouvoir discrétionnaire trop important et qu’il entraîne des décisions arbitraires en matière d’habilitations de sécurité. Avant d’aborder l’examen des préoccupations d’ordre constitutionnel du demandeur, je me propose de présenter les garanties intégrées au Règlement sur la sûreté et d’expliquer le rôle que joue le contrôle judiciaire dans un tel contexte.

A.  Les garanties intégrées à la partie 5 du Règlement sur la sûreté

[24]  La partie 5 du Règlement sur la sûreté pose plusieurs limites quant à la nature des décisions que le ministre peut rendre sur le fond ainsi qu’à la façon de prendre ces décisions.

[25]  La première de ces limites prend la forme d’un critère réglementaire applicable à la prise de décisions ministérielles. Plus précisément, le ministre doit suivre un processus décisionnel axé sur les risques posés à la sûreté du transport maritime. Il n’y a de place pour aucune autre considération. Ce constat est évident à la lecture de l’article 509 du Règlement sur la sûreté, qui prévoit que le ministre peut accorder une habilitation de sécurité uniquement dans les cas où « les renseignements fournis par le demandeur et ceux obtenus par les vérifications sont vérifiables et fiables et s’ils sont suffisants pour [permettre au ministre] d’établir » si « le demandeur pose un risque pour la sûreté du transport maritime ». Les articles 509 et 510 dressent une liste de facteurs ayant pour effet de focaliser encore davantage l’attention du ministre sur les risques touchant le transport maritime, à savoir ceux figurant aux alinéas 509a) à e) ainsi que la prise en considération des accusations criminelles, laquelle est prévue à l’article 510. Le ministre ne peut pas ignorer les facteurs énumérés, les remplacer par d’autres ou fonder sa décision sur des considérations qui n’ont aucun rapport avec la sûreté du transport maritime. Ces balises s’appliquent aux demandes d’habilitation de sécurité comme à la suspension, à l’annulation ou au rétablissement d’une habilitation et aux décisions ayant trait à sa durée (articles 512 et 515 du Règlement sur la sûreté; Renvoi, au par. 20; Farwaha, aux par. 24 à 26).

[26]  L’article 509 impose une contrainte supplémentaire au ministre dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en l’obligeant à trancher les demandes d’habilitation de sécurité en se fondant sur des éléments de preuve « vérifiables et fiables ». Pour des raisons liées à la sûreté dans les transports, le ministre n’est pas autorisé à accorder une habilitation de sécurité si les renseignements produits ne sont pas vérifiables ni fiables (Farwaha, aux par. 67 à 69).

[27]  Lorsqu’il évalue la question des risques posés à la sûreté du transport maritime, le ministre doit appliquer la norme des « motifs raisonnables de soupçonner » l’existence de tels risques. Cette norme se déduit du libellé des alinéas 509b) et c) du Règlement sur la sûreté. Comme l’explique le juge Stratas au paragraphe 78 de l’arrêt Farwaha, les « motifs raisonnables de soupçonner » doivent être fondés sur des « faits discernables et non sur des intuitions ou des conjectures – que le titulaire de l’habilitation de sécurité doit se voir à partir de ce moment‑là interdire l’accès à des secteurs névralgiques du port par application des alinéas 509b) et c) ». La norme des « motifs raisonnables de soupçonner » n’est pas arbitraire; elle « limite l’éventail des options dont dispose le ministre » à celles qui répondent aux critères réglementaires, excluant ainsi les décisions qui reposent sur de simples opinions personnelles ou des éléments factuels insuffisants (Farwaha, aux par. 93 et 97).

[28]  Par ailleurs, le Règlement sur la sûreté prévoit une procédure de réexamen permettant aux demandeurs et aux titulaires de contester une décision relative à une habilitation de sécurité. Selon ce qui est prévu à l’article 517, le travailleur doit d’abord présenter une demande de réexamen (paragraphe 517(1)] comportant « tout nouveau renseignement qu’il désire que le ministre examine » (alinéa 517(2)b)). Lorsqu’il reçoit la demande de réexamen, le ministre doit accorder à son auteur la possibilité de présenter des observations (paragraphe 517(3)). Puis, en s’appuyant sur ces observations et sur les critères de l’article 509, le ministre confirme ou modifie la décision d’origine (paragraphe 517(4); Farwaha, au par. 77). Enfin, il doit aviser par écrit l’auteur de la demande de sa décision (paragraphe 517(6)).

[29]  Le Règlement sur la sûreté prévoit aussi des garanties procédurales faisant en sorte que les employés des ports soient informés des décisions du ministre et obtiennent la possibilité d’y répondre. Les demandeurs d’habilitation de sécurité peuvent être interrogés si le ministre nourrit des doutes ou si la vérification des fichiers des services du renseignement génère des résultats préoccupants (Renvoi, aux par. 24 et 38; Farwaha, au par. 50). Suivant l’article 511, le ministre doit aviser par écrit le demandeur de son intention de refuser d’accorder l’habilitation de sécurité en motivant sa position. Le demandeur peut alors présenter au ministre des observations écrites. Le ministre ne peut refuser d’accorder l’habilitation de sécurité avant d’avoir pris en considération les observations qui lui parviennent dans le délai indiqué (paragraphe 511(3)). En cas de refus consécutif à cet examen, le ministre doit en aviser le demandeur (paragraphe 511(3)). De même, s’il décide de suspendre ou d’annuler une habilitation de sécurité, le ministre doit fournir un avis motivé de sa décision (paragraphes 515(2) et (5)). L’employé de port dont l’habilitation de sécurité est suspendue ou annulée se voit alors accorder la possibilité de présenter des observations par écrit (paragraphes 515(3), (5) et (6)). Il peut présenter une nouvelle demande d’habilitation de sécurité si un changement est survenu dans les circonstances ayant entraîné le refus ou l’annulation (alinéa 516b)). Dans l’ensemble, ce processus offre à l’employé la possibilité de répondre aux préoccupations soulevées par le ministre (Farwaha, au par. 118).

B.  Le rôle du contrôle judiciaire

[30]  Le contrôle judiciaire existe notamment pour corriger des décisions déraisonnables et des vices de procédure. Si le ministre rend une décision qui n’est pas étayée par la preuve, la partie touchée peut en demander le contrôle judiciaire. La Cour fédérale a autorisé à deux reprises ce genre de contrôle judiciaire sur le fond. Dans le premier cas, la Cour a conclu que l’annulation de l’habilitation avait été décidée sans être étayée par des faits discernables (Forget, aux par. 67 à 71). Dans l’autre cas, la demande de contrôle judiciaire a été accueillie parce que le délégué du ministre n’avait pas accordé d’importance à un élément de preuve qui contredisait la décision rendue au sujet de l’habilitation de sécurité (Dhesi, aux par. 23 à 26). Par ailleurs, les parties peuvent demander la correction d’irrégularités ou de vices procéduraux par la voie du contrôle judiciaire (Renvoi, au par. 68). En fait, les parties ont été nombreuses à tenter cette approche en s’adressant aux Cours fédérales (Russo, aux par. 48 à 71; Farwaha, aux par. 107 à 118; Sidhu, aux par. 12 à 14; Kailley, aux par. 43 à 48). En outre, les parties peuvent attaquer la constitutionnalité de décisions ministérielles rendues à titre individuel (Renvoi, au par. 60; voir p. ex. Farwaha, aux par. 119 à 122; Neale (CF), aux par. 60 à 90; Forget, aux par. 6 à 8 et 35 à 40).

[31]  Les décisions individuelles se prêtent particulièrement bien au contrôle judiciaire, car les tribunaux peuvent alors évaluer les décisions du ministre (fortement dépendantes des faits) en fonction d’un cadre factuel. La contestation de décisions individuelles permet aux tribunaux d’analyser les décisions ministérielles au cas par cas, à l’instar du ministre lorsqu’il rend une décision en matière d’habilitation de sécurité à partir d’un volume considérable d’éléments de preuve portant sur la situation d’un employé de port. À défaut de disposer de ces éléments de preuve, il peut se révéler difficile d’apprécier les questions d’ordre constitutionnel qui se rattachent aux dispositions du Règlement sur la sûreté, lesquelles sont neutres et ne dictent donc pas d’issue particulière. Du fait de leur caractère neutre, ces dispositions doivent être interprétées de manière à confirmer leur constitutionnalité, en laissant la porte ouverte aux contestations constitutionnelles de décisions individuelles (Little Sisters Book and Art Emporium c Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, [2000] 2 RCS 1120, aux par. 70 à 73 et 77, 8; 2747‑3174 Québec Inc c Québec (Régie des permis d’alcool), [1996] 3 RCS 919, 1996 CanLII 153 (CSC), au par. 71; Slaight Communications Inc c Davidson, [1989] 1 RCS 1038, 1989 CanLII 92 (CSC), aux p 1077 à 1080; Bilodeau‑Massé c Canada (Procureur général), 2017 CF 604, [2018] 1 RCF 386, aux par. 177 à 178).

[32]  Cela étant dit, je me propose maintenant d’examiner les questions d’ordre constitutionnel se rapportant précisément au Règlement sur la sûreté.

C.  Les questions constitutionnelles en litige

(1)  L’alinéa 2d) et la validité constitutionnelle des articles 509 et 510 du Règlement sur la sûreté

[33]  Le demandeur soutient que le Règlement sur la sûreté limite la capacité de l’employé portuaire de s’associer avec d’autres personnes pour s’adonner à des loisirs ou à des activités à caractère religieux, social ou communautaire. Les articles 509 et 510 obligent tout employé de port à connaître les antécédents de chaque personne appartenant à la même organisation que lui. En effet, l’employé portulaire qui est associé, même dans un cadre tout à fait innocent, à un personnel déclarée coupable d’un acte criminel ou soupçonné d’avoir commis un tel acte, risque la révocation de son habilitation de sécurité, indépendamment de la nature réelle de sa relation avec la personne, de sa vulnérabilité vis‑à‑vis des influences ou de la probabilité qu’il pose un risque à la sûreté du transport maritime. De l’avis du demandeur, cet état de fait est contraire à l’interprétation téléologique de la liberté d’association adoptée par la Cour suprême et reprise dans la jurisprudence qui a suivi la « trilogie du droit du travail », par exemple Association de la police montée de l’Ontario c Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 RCS 3; R c Advance Cutting & Coring Ltd, 2001 CSC 70, [2001] 3 RCS 209, et Libman c Québec (Procureur général), [1997] 3 RCS 569, 1997 CanLII 326 (CSC).

[34]  Le défendeur affirme que la Cour fédérale est tenue de rejeter l’argument fondé sur l’alinéa 2d) en raison du précédent que la Cour d’appel fédérale a établi dans sa décision sur le Renvoi. Selon lui, le demandeur n’a pas établi de distinction entre l’argument qu’il fonde sur l’alinéa 2d) et celui qui a été rejeté dans le Renvoi. De plus, le demandeur n’a pas produit de preuve suffisante ni démontré que le droit avait suivi une évolution suffisamment inattendue pour justifier de rouvrir le débat sur le précédent établi dans le Renvoi. Au contraire, le demandeur conseille à la Cour de confirmer la validité constitutionnelle du Règlement sur la sûreté, parce que ses dispositions ne font que prévoir un processus neutre. Le demandeur devrait plutôt chercher à faire invalider les décisions particulières qui entravent la liberté d’association – si de telles situations devaient se présenter.

[35]  Suivant le principe du stare decisis, une juridiction inférieure est tenue d’appliquer les décisions des juridictions supérieures aux faits dont elle est saisie (R c Comeau, 2018 CSC 15, [2018] 1 RCS 342, au par. 26 [Comeau]). Toutefois, au nombre des exceptions à ce principe, il est dit qu’un tribunal d’instance inférieure peut « réexaminer les précédents de tribunaux supérieurs dans deux situations : (1) lorsqu’une nouvelle question juridique se pose; et (2) lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve “change radicalement la donne” » (Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 RCS 331, au par. 44 [Carter]; Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 RCS 1101, au par. 42 [Bedford]). De portée restreinte, cette exception au principe du stare decisis vertical qui dépend de la preuve ne s’applique que si la nouvelle preuve change radicalement la donne pour ce qui est « de la façon dont les juristes comprennent la question juridique en jeu » (Comeau, au par. 34; Bedford, aux par. 44, 48 et 49; Carter, aux par. 44 et 47). Une autre exception au principe du stare decisis veut qu’un tribunal inférieur ne soit pas « tenu de suivre un précédent s’il est en mesure d’établir une distinction entre les faits ou le contexte juridique de l’affaire dont il est saisi et ceux qui ont donné lieu au précédent » (Céré c Canada (Procureur général), 2019 CF 221, au par. 38).

[36]  Aux paragraphes 36 à 40 du Renvoi, la Cour d’appel fédérale a rejeté, après l’avoir examiné, l’argument du Syndicat international des débardeurs et magasiniers [SIDM] fondé sur l’alinéa 2d). Essentiellement, le SIDM soutenait que l’article 509 du Règlement sur la sûreté avait une portée exagérément large et qu’il permettait au ministre de refuser d’accorder une habilitation de sécurité sur la base d’associations du demandeur à caractère innocent (Renvoi, aux par. 36 et 37). Rejetant cet argument, la Cour d’appel fédérale a expliqué que les associations innocentes « ne permettent pas normalement de justifier le refus de l’habilitation de sécurité » parce que les demandeurs peuvent être interrogés et ainsi apaiser les craintes du ministre (Renvoi, au par. 38). De plus, la Cour d’appel fédérale a jugé que le SIDM n’avait pas prouvé que le Règlement sur la sûreté avait « un effet négatif » sur la liberté d’association des employés portuaires (Renvoi, au par. 39).

[37]  Cette même analyse s’applique en l’espèce, car l’argument formulé par le SIDM dans le Renvoi est comparable à celui qui m’est présenté. Le raisonnement que la Cour d’appel fédérale applique aux demandes d’habilitation de sécurité vaut tout autant pour la révocation et l’annulation d’une habilitation de sécurité parce que ce type de décision fait intervenir les mêmes facteurs que pour une demande, soit ceux énumérés aux articles 509 et 510 du Règlement sur la sûreté, qui sont (articles 512 et 515 du Règlement sur la sûreté; Renvoi, au par. 20; Farwaha, aux par. 24 à 26). Par conséquent, je conclus que l’argument du demandeur fondé sur la liberté de l’association ne soulève pas de nouvelle question juridique.

[38]  Le demandeur ne m’a pas non plus convaincu qu’il était nécessaire de revoir le précédent établi par le Renvoi en raison d’une « modification de la situation ou de la preuve ». Sur la question de la liberté d’association, la Cour d’appel fédérale ne mentionne ni l’arrêt Delisle c Canada (Sous‑procureur général), [1999] 2 RCS 989, 1999 CanLII 649 (CSC) ni aucune autre décision infirmée. En fait, l’unique cas de jurisprudence que cite la Cour d’appel dans son analyse de cette question est Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3, un arrêt qui fait toujours jurisprudence (Renvoi, au par. 36). Ainsi, la Cour d’appel fédérale a plutôt jugé que la preuve de l’effet dissuasif du Règlement sur la sûreté n’était pas suffisante.

[39]  Le demandeur me demande de réexaminer le Renvoi à la lumière de l’évolution qu’a connue le processus depuis. À cet effet, il fait valoir que le syndicat a remarqué que la loi était appliquée de manière généralement arbitraire et injuste, ce qui correspond précisément au problème étudié par la Cour d’appel fédérale dans le Renvoi.

[40]  Or, je me trouve devant une situation très semblable à celle dont était saisie la Cour d’appel fédérale dans le Renvoi (au par. 39), en ce sens que le dossier dont je suis saisi n’étaye pas l’allégation du demandeur selon laquelle le Règlement sur la sûreté aurait un effet largement négatif sur la possibilité pour le personnel portuaire de s’associer librement. Les témoignages d’expert qui se limitent à décrire le processus d’habilitation de sécurité plutôt que son effet potentiellement dissuasif ne sont pas très utiles à la cause du demandeur. De la même façon, les exemples cités de contrôle judiciaire de décisions rendues dans des dossiers individuels d’habilitation de sécurité (de Russo à Dhesi) ne sont pas la preuve de la réalité de l’effet dissuasif provoqué par les décisions du ministre. Ces affaires nous révèlent plutôt le processus décisionnel suivi par le ministre. Ainsi, ce serait hasarder une conjecture que d’inférer l’existence d’un effet dissuasif généralisé à partir de la preuve dont je dispose.

(2)  L’article 7 et la validité constitutionnelle des articles 509 et 510 du Règlement sur la sûreté

[41]  Le demandeur soutient que le Règlement sur la sûreté, du seul fait de son application, porte atteinte aux droits à la sécurité et à la liberté des employés de port. En ce qui concerne le droit à la sécurité, le demandeur affirme que le processus d’habilitation de sécurité cause de la détresse psychologique lorsqu’il fait subir au travailleur une perte d’emploi, l’ostracisme de ses collègues et un stress financier.

[42]  L’argument n’est pas nouveau. Dans l’arrêt Farwaha (qui est postérieur au Renvoi), la Cour d’appel fédérale a conclu à l’impossibilité d’inférer de la preuve que le Règlement sur la sûreté provoquait « le degré élevé de stress psychologique nécessaire pour que l’on puisse conclure à une violation du droit à la sécurité de sa personne garanti par l’article 7 » (Farwaha, au par. 122). La Cour d’appel fédérale a aussi écrit que, même si l’existence d’un stress psychologique était établie, il s’agirait d’une atteinte compatible avec les principes de justice fondamentale et devant céder le pas au droit du Canada d’assurer la sécurité (Farwaha, au par. 122). Bien que l’affaire Farwaha porte sur l’annulation par le ministre de l’habilitation de sécurité d’un employé particulier, je juge que l’analyse vaut également pour les dispositions du processus d’habilitation de sécurité, en raison du manque d’éléments de preuve propres à établir que le Règlement sur la sûreté cause un stress psychologique suffisamment élevé pour déclencher la protection conférée par l’article 7 (Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c BCGSEU, [1999] 3 RCS 3, 1999 CanLII 652 (CSC), au par. 60; Farah c Canada (Procureur général), 2016 CF 935, aux par. 45 et 46).

[43]  Comme deuxième argument, le demandeur prétend que le Règlement sur la sûreté porte atteinte au droit à la liberté des employés portuaires en accordant à Transports Canada le droit de refuser une habilitation de sécurité, sur la base de simples soupçons, à tout travailleur qui y aurait droit par ailleurs.

[44]  Cet argument non plus n’est pas nouveau. Dans le Renvoi, le SIDM a fait valoir que les employés subiraient une privation de liberté s’ils perdaient leur emploi en raison de leur incapacité à obtenir une habilitation de sécurité (Renvoi, au par. 45). La Cour d’appel fédérale a rejeté l’argument du SIDM fondé sur l’article 7, car la perte éventuelle d’un emploi (par suite du rejet d’une demande d’habilitation) est trop hypothétique et que l’article 7 « ne s’applique pas à toute éventuelle conséquence négative du refus de l’habilitation de sécurité sur l’emploi d’un employé » (Renvoi, aux par. 46 et 47).

[45]  Ainsi, puisque les deux arguments avancés ne font que reprendre des éléments que la Cour d’appel fédérale a déjà exclus, la Cour est tenue de les rejeter en l’absence d’autres considérations permettant d’écarter le principe du stare decisis vertical (Forget, aux par. 38 et 39). En raison de ces précédents, la Cour se doit de conclure que le Règlement sur la sûreté ne porte pas atteinte au droit à la sécurité et à la liberté des employés portuaires. Et comme le demandeur est incapable de s’appuyer sur l’un des motifs énumérés, il appert que le Règlement sur la sûreté pourrait porter atteinte à un droit (peut‑être d’ordre économique) ne relevant pas de l’article 7 de la Charte (Blencoe c Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 RCS 307, au par. 47; Renvoi relatif à l’art 193 et à l’al 195.1(1)c) du code criminel (Man), [1990] 1 RCS 1123, 1990 CanLII 105 (CSC), à la p. 1179; Chaoulli c Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 RCS 791, au par. 201).

[46]  Le demandeur reconnaît que le Renvoi traite déjà d’un semblable argument reposant sur le droit à la liberté, mais il fait néanmoins valoir que les nombreuses affaires portées devant la Cour fédérale montrent que les suspensions administratives et les pertes d’heures de travail, d’ancienneté et d’emploi sont bien réelles pour les employés des ports. Selon le demandeur, ces affaires témoignent du caractère erroné de l’analyse que la Cour d’appel fédérale fait du régime de l’article 7 et présentent de nouvelles situations factuelles qui devraient provoquer un réexamen de la question. De plus, le demandeur prétend que la Cour d’appel fédérale a commis une erreur de droit en concluant que le droit d’exercer une profession n’est pas protégé par l’article 7 – une conclusion à l’appui de laquelle la Cour d’appel invoque l’arrêt Mussani c College of Physicians and Surgeons of Ontario (2004), 74 OR (3d) 1, 2004 CanLII 48653 (CA ON), aux par. 41 à 43.

[47]  Ces considérations n’ont pas pour effet d’écarter le principe du stare decisis.

[48]  Comme je l’ai expliqué précédemment, le principe du stare decisis doit s’appliquer, sauf si la demande soulève une question juridique nouvelle ou distincte ou que la façon dont les juristes comprennent une question juridique a radicalement changé.

[49]  Dans le Renvoi, la Cour d’appel fédérale énonce deux motifs justifiant de rejeter l’argument du SIDM fondé sur le droit à la liberté : d’une part, l’argument est trop conjectural et, d’autre part, il repose sur une interprétation erronée de l’article 7 (Renvoi, aux par. 46 et 47). Par ailleurs, l’un ou l’autre de ces motifs, à lui seul, suffit pour rejeter l’argument. Dans l’affaire qui nous occupe, ni la jurisprudence postérieure au Renvoi (laquelle confirme, pour l’essentiel, le caractère raisonnable des décisions du ministre) ni les subtilités quant à l’interprétation qu’il convient de donner à l’article 7 n’ont pour effet de « change[r] radicalement la donne » du débat juridique (Comeau, au par. 34; Bedford, au par. 42; Carter, au par. 44).

[50]  Le rôle de la Cour fédérale n’est pas de critiquer après coup la décision de sa cour d’appel. Son rôle consiste plutôt, comme en l’espèce, à appliquer les lois et la jurisprudence établie. Le principe du stare decisis vertical ne lui commande rien de moins.

[51]  Je ne dispose d’aucune preuve d’une atteinte au droit d’un membre du syndicat à la liberté et à la sécurité. Étant donné que le demandeur n’a pas établi que le Règlement sur la sûreté portait atteinte à un droit garanti par l’article 7, il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse relative aux libertés fondamentales.

(3)  L’alinéa 2d) et la validité constitutionnelle des articles 509 et 510 du Règlement sur la sûreté

[52]  Le demandeur soutient que dans certaines situations, l’application du Règlement sur la sûreté peut entraîner une violation de l’article 15. Les articles 509 et 510 créent un régime qui désavantage les employés portuaires liés par le sang à des individus soupçonnés ou déclarés coupables d’un crime et ceux dont l’époux ou le conjoint de fait est visé par des soupçons ou une déclaration de culpabilité du même ordre. En particulier, les affaires Forget, Neale (CF) et Randhawa montreraient que les demandeurs d’habilitations de sécurité ont le fardeau de prouver qu’ils ne subissent pas l’influence des membres de leur famille et de leurs connaissances. Par ailleurs, le refus d’accorder une habilitation de sécurité en raison d’associations avec des suspects ou des criminels avérés perpétue le stéréotype voulant que les familles, conjoints et amis de condamnés soient plus susceptibles de commettre un crime. Selon le demandeur, ces conséquences illustrent comment les critères du Règlement sur la sûreté engendrent de la discrimination.

[53]  Le défendeur présente trois arguments en ce qui a trait à la question de l’article 15 de la Charte. Premièrement, il note que la Cour d’appel fédérale s’est déjà prononcée (dans le Renvoi) sur un semblable argument reposant sur l’article 15. Deuxièmement, il soutient que le demandeur n’a pas pu établir que le Règlement sur la sûreté créait une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue, car ses dispositions prévoient uniquement la prise en compte de l’étroitesse du lien de proximité entre l’employé portuaire et certains individus. Troisièmement, il affirme que le Règlement sur la sûreté n’a pas d’effets discriminatoires et qu’il ne perpétue ni préjugés ni stéréotypes négatifs.

[54]  Le défendeur a raison de signaler que ce n’est pas la première fois qu’une partie s’appuie sur l’article 15 de la Charte pour attaquer le Règlement sur la sûreté. Dans le Renvoi, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’argument fondé sur l’article 15 soulevé par le SIDM en raison de l’absence de preuve « que le [Règlement sur la sûreté] perpétue un préjugé ou applique des stéréotypes » (Renvoi, au par. 72). La façon dont la Cour d’appel a rejeté de façon succincte l’argument fondée sur l’article 15 s’explique par l’absence de preuve quant à l’existence de préjugés ou à l’application de stéréotypes. En outre, dans le Renvoi, la Cour d’appel a axé son analyse relative à l’article 15 sur les distinctions motivées par l’état matrimonial; elle n’a donc pas abordé la question de savoir si le Règlement sur la sûreté crée des distinctions inconstitutionnelles entre personnes en fonction de leur famille.

[55]  Il me faut souligner que l’argument du demandeur échoue également à la première étape de l’analyse fondée sur le paragraphe 15(1), ce qui va dans le sens de la décision de la Cour d’appel fédérale. Cette première étape consiste à établir si la loi en question crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue (R c Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 RCS 483, au par. 17; Law c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 RCS 497, 1999 CanLII 675 (CSC); Withler c Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 RCS 396, au par. 61; Québec (Procureur général) c A, 2013 CSC 5, [2013] 1 RCS 61, au par. 185; voir aussi Miceli‑Riggins c Canada (Procureur général), 2013 CAF 158, au par. 43).

[56]  Or, que ce soit dans son texte ou par ses effets, le Règlement sur la sûreté ne crée aucune distinction fondée sur un des motifs énumérés à l’article 15 ou sur un motif analogue. Les articles 509 et 510 du Règlement sur la sûreté énoncent une série de facteurs à considérer avant de prendre une décision au sujet d’une habilitation de sécurité. L’un de ces facteurs a trait aux renseignements indiquant que l’employé d’un port est associé à un individu qui est membre d’un groupe terroriste ou d’une organisation criminelle, ou à un individu qui a participé – ou dont on soupçonne la participation – à des activités criminelles touchant à la sûreté du transport maritime (article 509 du Règlement sur la sûreté). Les dispositions ne mentionnent pas l’état civil, l’état matrimonial ou la situation de famille.

[57]  L’absence de preuve de la discrimination alléguée tient au fait que l’analyse que le ministre réalise sous le régime du Règlement sur la sûreté s’attache au lien de proximité entre l’employé de port et certains individus. Le Règlement sur la sûreté n’accorde pas d’importance à l’état civil, à l’état matrimonial ou à la situation de famille d’une personne. C’est plutôt l’étroitesse du lien de proximité qui lie le demandeur ou le titulaire d’une habilitation de sécurité à un groupe ou un individu visé aux articles 509 et 510 du Règlement sur la sûreté qui peut nuire à ses chances de détenir une habilitation de sécurité. La décision Neale (CF) offre un bon exemple de la façon dont opère le Règlement sur la sûreté. En effet, au paragraphe 88 de ses motifs, la Cour déclare que « [s]i l’individu en question n’avait pas été son conjoint, mais plutôt un parent, un colocataire ou un ami, la proximité du lien aurait soulevé autant de préoccupations ». Par conséquent, je rejette la contestation fondée sur le paragraphe 15(1), car la « proximité d’un lien » n’est pas un motif de discrimination contre lequel le paragraphe 15(1) de la Charte offre une protection.

V.  Conclusion

[58]  Le demandeur prétend que la manière dont le Règlement sur la sûreté a été appliqué depuis le Renvoi confirme que les préoccupations jugées purement hypothétiques par la Cour d’appel fédérale à l’époque et dans la présente affaire sont en fait légitimes. Pourtant, il me semble que, s’il devait y avoir des failles dans la manière dont le Règlement sur la sûreté touche les employés sur le plan individuel, celles‑ci découleraient plutôt de son application que du libellé du Règlement.

[59]  Compte tenu des considérations qui précèdent, je rejette la demande du demandeur et je conclus qu’aucune analyse fondée sur l’article premier n’est requise. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il sera désormais impossible de contester, de la manière qui convient, les décisions individuelles rendues par le ministre.


JUGEMENT dans le dossier T‑1073‑18

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande est rejetée.

  2. Le demandeur versera au défendeur la somme forfaitaire de 4 950 $ au titre des dépens.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 27e jour de février 2020

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1073‑18

 

INTITULÉ :

LE CONSEIL DES TRAVAILLEURS DU SECTEUR MARITIME c. CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 octobre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 30 janvier 2020

COMPARUTIONS :

Me Julius H. Grey

Me Isabelle Turgeon

 

Pour le demandeur

Me Bernard Letarte

Me Ludovic Sirois

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grey Casgrain s.e.n.c

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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