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Date : 20200128


Dossier : IMM-2401-19

Référence : 2020 CF 155

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

BLESSING FEBOKE

PREYE FEBOKE

DAVID DOUBRA FEBOKE

PEREZIDE FEBOKE

CHRISTABEL EDIERE FEBOKE

FAITH TAMARAKHURO FEBOKE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  La nature de l’affaire

[1]  La présente affaire concerne la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a conclu que les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] au Nigéria. Il s’agit de demandeurs d’asile nigérians qui craignent d’être persécutés par les Vengeurs du delta du Niger [NDA]. Les NDA sont une partie au conflit dans le delta du Niger qui résulte des tensions opposant les compagnies pétrolières à un certain nombre de groupes ethniques minoritaires de la région. La SAR a conclu qu’Ibadan était une PRI convenable, car en déménageant dans cette ville, les demandeurs ne seraient pas exposés à un risque sérieux de persécution et la demanderesse principale, Blessing Feboke, ne subirait pas à un grave préjudice psychologique. Les demandeurs contestent ces deux conclusions. Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la présente demande.

II.  Les faits

[2]  Les demandeurs composent une famille de six personnes originaires du Nigéria : Blessing Feboke [la demanderesse principale], son époux Preye Feboke, et leurs quatre enfants. La demanderesse principale exploite une entreprise de traiteur dont elle est propriétaire. Son époux travaillait auparavant pour la Shell Petroleum Development Company du Nigéria.

[3]  Le 13 juillet 2016, alors qu’elle offrait ses services de traiteur lors d’un événement, la demanderesse a entendu par hasard trois hommes qui discutaient de faire exploser un oléoduc dans l’État d’Akwa Ibom et de lancer une autre attaque prévue au début août 2016. Elle les a alors approchés et a tenté de les dissuader de mettre ce plan à exécution. Les hommes en question l’ont réprimandée et menacée pour qu’elle se taise. Ils l’ont payée pour qu’elle garde le silence.

[4]  Par la suite, certains membres des NDA ont été arrêtés à la suite d’attaques perpétrées sur des oléoducs. Les demandeurs prétendent qu’ils ont commencé à recevoir des coups de téléphone menaçants après les arrestations. Il semblerait que les NDA accusaient la demanderesse principale de les avoir dénoncés à la police.

[5]  Compte tenu de ces menaces, les demandeurs se sont enfuis chez un cousin dans l’État de Delta, puis chez un ami à Lagos (dans l’État de Lagos). Ils ont fini par quitter le Nigéria le 11 septembre 2016 et sont arrivés au Canada où ils ont déposé des demandes d’asile. Dans son exposé circonstancié, la demanderesse principale a indiqué que sa famille n’était pas en sécurité au Nigéria en raison de la menace posée par les NDA.

[6]  En décembre 2016, un ami des demandeurs a fourni un affidavit indiquant que certains membres des NDA étaient venus chez lui à Lagos pour les chercher.

[7]  La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a refusé la demande d’asile des demandeurs à deux reprises. La première fois dans une décision datée du 23 janvier 2017, par laquelle elle a conclu que la demande d’asile était « manifestement infondée ». Dans Feboke c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 855, la Cour a jugé que la décision de la SPR était déraisonnable, car elle « vis[ait] essentiellement à formuler des conclusions fortement contestées sur le manque général de crédibilité d’éléments de preuve somme toute peu significatifs au regard du fond de la demande » (au par. 3). La demande d’asile a été renvoyée à la SPR pour réexamen, ou elle a été une fois de plus refusée, cette fois pour des motifs liés à la crédibilité. Même si elle a soulevé la question d’une PRI à Lagos, à Ibadan et à Abuja, la SPR a en fin de compte rejeté la demande d’asile pour des motifs liés à la crédibilité.

[8]  Le 6 juillet 2018, les demandeurs ont interjeté appel de la décision devant la SAR et contesté les conclusions de la SPR en matière de crédibilité. Dans une lettre datée du 1er février 2019, la SAR leur a donné la directive de présenter des observations concernant les PRI à Lagos, à Ibadan et à Abuja, attendu que la SPR ne s’était pas prononcée sur cette question. Deux semaines plus tard, les demandeurs ont déposé des éléments de preuve et des observations, faisant valoir que les NDA avaient la capacité de les retrouver dans les PRI proposées, lesquelles ne constituaient pas des options raisonnables pour la demanderesse principale en raison d’un manque de services adéquats en santé mentale. La demanderesse a fait valoir que sa crainte subjective de retourner dans n’importe quelle région du Nigeria où elle pourrait être exposée à un risque de préjudice fait en sorte qu’elle ne dispose d’aucune PRI dans ce pays.

III.  La décision sous contrôle

[9]  Le 18 mars 2019, la SAR a rejeté les demandes d’asile des demandeurs. Elle a reconnu que l’analyse de la crédibilité effectuée par la SPR était « tatillonne[...] et déform[ait] certains éléments de preuve », mais elle n’a tiré elle‑même aucune conclusion à ce chapitre; la SAR n’a pas non plus abordé la question de savoir si les demandeurs étaient exposés à un risque aux termes des articles 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], indépendamment de sa conclusion quant à l’existence d’une PRI viable. Quoi qu’il en soit, je reconnais que la question de savoir s’il existe ou non une PRI fait partie intégrante du processus d’examen aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR (Amadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1166, aux par. 41 et 42). Par conséquent, la seule question déterminante examinée par la SAR était de savoir si Ibadan constituait une PRI viable.

[10]  En ce qui concerne le premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a estimé que les NDA ne présenteraient pas de risque à Ibadan, car leurs activités « ne s’étendent […] pas à l’État d’Oyo, où se trouve Ibadan » et parce que la preuve attestant qu’ils seraient motivés à rechercher les demandeurs à l’extérieur de la région de Delta était négligeable. Pour ce qui est du second volet du critère, la SAR a estimé qu’il n’était pas déraisonnable de s’attendre à ce que des demandeurs déménagent à Ibadan, en partie parce que les préoccupations de la demanderesse en matière de santé mentale pouvaient être prises en charge dans cette ville.

IV.  L’historique procédural

[11]  Les demandeurs ont sollicité une prorogation du délai de dépôt de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Le défendeur ne s’y est pas opposé. La juge Kane a fait droit à la demande.

V.  La question à trancher

[12]  La seule question à trancher en l’espèce est de savoir si la décision de la SAR était raisonnable.

VI.  La norme de contrôle applicable

[13]  Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Je suis du même avis (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au par. 23 [Vavilov]). Suivant cette norme, « [l]a Cour de révision n’est plutôt appelée qu’à décider du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif — ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu » (Vavilov, au par. 83).

VII.  Analyse

[14]  La question de savoir s’il existe une PRI est une composante essentielle du système de protection des réfugiés. Le concept de PRI découle de la définition de réfugié au sens de la Convention et permet de s’assurer que le droit international relatif aux réfugiés supplée la protection nationale lorsque celle‑ci est inadéquate (Dejo Dillon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 381, au par. 8; James C. Hathaway et Michelle Foster, The Law of Refugee Status, 2e éd. (Cambridge : Cambridge University Press, 2014), aux p. 332 et 333; Principes directeurs de l’UNHCR sur la protection internationale : « La possibilité de fuite ou de réinstallation interne » au sens de l’article 1A(2) de la Convention de 1951 et/ou du Protocole de 1967 relatif au statut des réfugiés, HCR/GIP/03/04, 23 juillet 2003, au par. 6 [Principes directeurs de l’UNHCR]; Jamie Chai Yun Liew et Donald Galloway, Immigration Law, 2e éd. (Toronto : Irwin Law, 2015), aux p. 341 et 342). Le concept de PRI permet essentiellement de s’assurer que les individus persécutés s’adressent d’abord à leur propre pays avant de chercher à obtenir une protection par l’intermédiaire du système international de protection des réfugiés (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 CSC 689, 1993 CanLII 105 (CSC)).

[15]  Les décisions Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706, et Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, ont établi un critère en deux volets qui doit être appliqué pour trancher la question de savoir s’il existe une PRI : (i) il ne doit exister aucune possibilité sérieuse que l’intéressé soit persécuté dans la région de la PRI (selon la prépondérance des probabilités); et (ii) les conditions dans la PRI proposée doivent être telles qu’il ne serait pas déraisonnable, dans toutes les circonstances, que l’intéressé y cherche refuge (Reci c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 833, au par. 19; Titcombe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1346, au par. 15). Les deux volets doivent être remplis pour pouvoir conclure que le demandeur d’asile dispose d’une PRI. Ce critère en deux volets assure la conformité du Canada aux normes internationales en ce qui touche les PRI (Principes directeurs de l’UNHCR, aux par. 7, 24 à 30).

[16]  Les demandeurs contestent l’analyse effectuée par la SAR quant à ces deux volets. En ce qui concerne le premier, ils font valoir que la SAR a commis deux erreurs susceptibles de contrôle lorsqu’elle a conclu que les NDA n’avaient ni la capacité ni la motivation pour retrouver la demanderesse principale à Ibadan. Pour ce qui est du deuxième volet, ils soutiennent que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a apprécié dans quelle mesure les préoccupations liées à la santé mentale de la demanderesse principale affectaient le caractère raisonnable de la PRI.

A.  Le premier volet du critère relatif à la PRI : La crainte liée aux Vengeurs du delta du Niger

[17]  Les demandeurs font valoir que la SAR a commis deux erreurs susceptibles de contrôle dans son analyse du risque associé aux NDA, en particulier dans son appréciation de la preuve.

[18]  La première erreur alléguée concerne la capacité des NDA et la conclusion de la SAR portant que ce groupe ne mène généralement pas d’opération en dehors de la région du delta du Niger. Les demandeurs contestent le fait que la SAR a tiré cette conclusion selon la prépondérance des probabilités, tout en reconnaissant du même coup que les NDA étaient allés à leur recherche à Lagos.

[19]  La SAR déclare ce qui suit dans sa décision :

En ce qui concerne la portée et la sophistication des NDA, je reconnais que les NDA sont relativement sophistiqués dans leurs actions, puisque la réponse de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada à la demande d’information indique que le groupe est relativement petit, mais que ses activités montrent un niveau élevé de sophistication. Toutefois, je n’accepte pas le fait que les NDA exercent leurs activités à l’extérieur de la région du delta du Niger et, en particulier, à Ibadan, selon la prépondérance des probabilités. Tout d’abord, comme je l’ai mentionné ci‑dessus, je n’accepte pas comme nouveaux éléments de preuve les articles de presse des appelants sur les attaques des NDA qui sont antérieurs à l’audience relative à leur demande d’asile; par conséquent, je n’en tiens pas compte en l’espèce. Ensuite, les autres éléments de preuve mentionnés par les appelants indiquent que les NDA sont actifs dans les états suivants : Rivers, Ondo, Delta, Bayelsa, Cross River, Akwa Ibom et qui sont plus actifs dans l’État du Delta. Ces régions sont généralement confinées à la région du Delta ou au sud du Nigéria et ne s’étendent certainement pas à l’État d’Oyo, où se trouve Ibadan. Par conséquent, je ne conclus pas, selon la prépondérance des probabilités, que la portée et la sophistication des NDA s’étendent à Ibadan, dans l’État d’Oyo.

[Renvois omis; non souligné dans l’original.]

[20]  Les six États désignés comme des zones d’activité des NDA sont tous situés dans la région du delta du Niger au sud du pays, le long de la côte du Nigéria où se trouvent de nombreuses raffineries de pétrole.

[21]  Les demandeurs contestent la conclusion de la SAR portant qu’Ibadan échappe à l’influence des NDA et, plus particulièrement, ils soutiennent qu’elle est erronée, car elle ne tient pas compte du fait que les NDA les ont poursuivis dans une région qui se trouve en dehors des États énumérés (citant Ikechi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 361 [Ikechi] et Zablon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 58 [Zablon]).

[22]  Les demandeurs soulignent en particulier que la SAR a reconnu que les NDA étaient allés les chercher à Lagos, et ils soutiennent que l’incident survenu dans cette ville (située hors des États où il est avéré que les NDA exercent leurs activités) démontre que le groupe a la capacité d’agir à l’extérieur de ces régions, notamment à Ibadan — une possibilité que la SAR n’a pas suffisamment envisagée.

[23]  Le défendeur fait valoir que l’analyse par la SAR du premier critère relatif à la PRI était raisonnable et que les demandeurs n’ont pas fourni suffisamment d’éléments de preuve attestant que les NDA étaient, depuis décembre 2016, disposés à les rechercher, ou en mesure de le faire, à l’extérieur de la région du delta du Niger. Il ajoute que les sources citées à l’appui de l’argument avancé par les demandeurs peuvent être écartées en l’espèce (Ikechi et Zablon).

[24]  Les demandeurs m’ont fourni par ailleurs une carte de la région, et ont fait valoir qu’Ibadan est plus proche (à vol d’oiseau) que Lagos de la périphérie de la zone où les NDA sont actifs à l’est. Même s’ils ne prétendent pas que la SAR devait nécessairement conclure au vu du dossier que les NDA pouvaient les retrouver à Ibadan, les demandeurs soutiennent que cette dernière ne pouvait pas inférer qu’ils ne couraient aucun risque à Ibadan du simple fait de la distance qui sépare Ibadan du territoire d’activités connu des NDA, alors qu’elle a admis par ailleurs que ce groupe les avait recherchés plus loin qu’Ibadan, c’est-à-dire à Lagos.

[25]  Ayant lu la décision de la SAR, je ne crois pas que celle-ci a considéré la distance comme un facteur déterminant dans sa décision, à part de mentionner qu’Ibadan se trouve dans l’État d’Oyo (qui n’est pas l’un des États où il est avéré que les NDA sont actifs). Quoi qu’il en soit, je ne vois pas comment une comparaison des distances en lignes droites pourrait à elle seule avoir une grande incidence sur la détermination du niveau de risque associé à un groupe d’agresseurs. La preuve documentaire n’explique pas pourquoi les NDA sont actifs dans une région plutôt que dans une autre, sauf pour dire qu’ils se concentrent sur les régions de production pétrolière.

[26]  Rien ne nous permet de conclure que les NDA ont la motivation, la volonté, la capacité et la détermination nécessaires, selon la prépondérance des probabilités, pour étendre leurs activités à Ibadan simplement parce que la distance en ligne droite entre cette ville et la périphérie de leur territoire connu est analogue à celle qui les sépare de Lagos. Une comparaison en ligne droite est franchement trop simpliste et ne tient pas compte d’autres conditions, comme la distance de conduite, l’infrastructure du réseau routier, la densité de la forêt, et la sphère d’influence de l’agent de persécution, etc.

[27]  Dans la décision Ikechi, l’agent d’examen des risques avant renvoi [ERAR] avait rejeté la nouvelle preuve établissant que la sœur de la demanderesse avait été enlevée, car l’enlèvement n’était pas survenu dans le territoire précis de la PRI. Le juge Shore a estimé que cette détermination était déraisonnable, car elle donnait à penser que les agents de persécution étaient « capable[s] de […] retrouver [la demanderesse] dans d’autres régions du Nigéria et qu’[ils] inclin[ent] le faire » (Ikechi, au par. 34). Dans la même affaire, le juge Shore a noté en particulier qu’une analyse plus approfondie était requise pour déterminer si la PRI était encore viable :

[35] Il fallait examiner davantage la question de l’enlèvement pour justifier la conclusion qu’il ne réfutait pas la décision relative à la PRI. Par exemple, il pourrait être raisonnable, par exemple, d’inférer de l’endroit où il a eu lieu (sur la route entre Umuahia et Orie Akpu) qu’Abuja et Benin City demeuraient des PRI viables. Si l’enlèvement s’est produit loin de ces villes ou à un endroit que la belle‑famille associe à la demanderesse, il peut être raisonnable de penser qu’il n’existe pas de possibilité sérieuse qu’un risque soit présent à Benin City ou Abuja. Toutefois, le dossier ne renferme pas de renseignements permettant à la Cour de vérifier s’ils pourraient étayer la conclusion de l’agent d’ÉRAR sur ce point (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au para 15).

[28]  Cependant, contrairement à la situation qui prévalait dans Ikechi, la SAR a apprécié en l’espèce la preuve en tenant compte du risque associé à la PRI. Elle a ainsi conclu, après avoir examiné la preuve soumise par les demandeurs (c.‑à‑d., les affidavits de l’ami datés de décembre 2016 et des articles de journaux moins récents) que celle‑ci était insuffisante, parce qu’elle n’établissait pas un risque continu de persécution à Ibadan. En d’autres mots, la SAR a examiné la preuve pertinente et en a déterminé le caractère persuasif.

[29]  De plus, dans Ikechi, la Cour a estimé que si la demanderesse vivait dans un endroit où ses agresseurs ne songeraient pas à aller la chercher, un tel lieu pourrait constituer une PRI raisonnable. Cela renvoie à la raison pour laquelle les NDA étaient allés chercher les demandeurs à Lagos. Il était raisonnable qu’ils les recherchent dans cette ville étant donné que les demandeurs s’y étaient enfuis après que les menaces avaient commencé; aussi, l’ami chez qui ils sont demeurés vivait encore à Lagos, d’où le lien raisonnable établi avec les demandeurs. En fait, rien ne donne à penser qu’Ibadan poserait le même risque d’association avec eux.

[30]  Enfin, selon l’interprétation de la décision Ikechi retenue par les demandeurs, la SAR serait en quelque sorte tenue d’énoncer les motifs pour lesquels Ibadan est une PRI fiable. Je ne souscris pas à cette interprétation. Une fois qu’une PRI fiable est identifiée par le décideur, le fardeau est transféré au demandeur qui doit alors montrer, selon la prépondérance des probabilités, pourquoi cette option n’est pas viable. C’est ce que les demandeurs ont omis de faire, aux yeux de la SAR. En l’espèce, la SAR a examiné la preuve et simplement conclu qu’Ibadan était une PRI fiable.

[31]  Les demandeurs citent également Zablon pour faire valoir que, lorsque la zone d’influence dépassant le territoire autrement connu d’un groupe d’agresseurs n’est pas bien documentée, il est déraisonnable pour la SAR de conclure que le premier volet du critère relatif à la PRI est rempli.

[32]  Je ne peux convenir que Zablon appuie la position des demandeurs. Même si en l’espèce, des disparités ont été relevées dans les documents quant à l’influence des NDA dans tout le sud du Nigéria, rien ne donne à penser que leurs activités s’étendaient à Ibadan, même en donnant à la preuve l’interprétation la plus favorable. De plus, contrairement à la situation qui prévalait dans Zablon, un nombre considérable de renseignements contenus dans la preuve documentaire ont été examinés au sujet des zones d’activité des NDA. Par conséquent, il ne s’agit pas d’un cas dans lequel la SAR a fait fi de la preuve au dossier pour parvenir à une conclusion qui ne peut se justifier au regard des faits de l’affaire (Zablon, au par. 22).

[33]  Les NDA se sont dirigés à Lagos, non pas parce qu’ils menaient normalement des opérations dans cette ville, mais parce qu’ils savaient que s’y trouvait une personne chez qui les demandeurs avaient séjourné après avoir fui leur village et avant de se rendre aux États‑Unis et au Canada. Bien que cela puisse laisser entendre que les NDA ont dans une certaine mesure la capacité de rechercher des personnes dans des zones où ils ne sont pas normalement actifs, ils doivent savoir où effectuer leurs recherches, qu’ils soient ou non encore motivés à le faire.

[34]  D’autre part, il convient d’établir une distinction entre capacité et activité. Bien que la SAR ait admis que les NDA avaient peut-être la capacité de rechercher les demandeurs à Lagos (même s’ils ne menaient pas d’opérations dans cette région), rien n’indiquait que de telles préoccupations étaient encore fondées même à Lagos. D’un point de vue temporel, bien que les NDA aient pu avoir une certaine capacité de rechercher les demandeurs en dehors de leur zone d’activités habituelle, rien n’indique qu’ils l’aient fait après 2016.

[35]  D’après ma lecture de la décision de la SAR, aucun élément de preuve ne donnait à penser que les NDA savaient qu’il fallait rechercher les demandeurs à Ibadan, ni même que c’est ce qu’ils feraient maintenant. Je ne vois rien de déraisonnable dans cette conclusion.

[36]  Il incombait aux demandeurs de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’Ibadan n’était pas une solution sûre. Ils ont exprimé leur inquiétude quant au fait que, si les NDA pouvaient les rechercher jusqu’à Lagos, ils pouvaient aussi parvenir à Ibadan, mais ils n’ont présenté d’autre part aucune preuve établissant qu’ils couraient un risque à Ibadan. Ainsi, pour la SAR, aucun élément de preuve raisonnable ne laissait penser que les NDA rechercheraient les demandeurs à Ibadan aujourd’hui, d’où la conclusion portant qu’ils n’étaient exposés à aucun risque dans cette ville. Cette conclusion n’a rien de déraisonnable.

[37]  Il ne s’agit pas d’une situation, comme dans Ikechi, où la preuve n’a pas été analysée, mais aurait dû l’être, pour établir s’il existait une autre PRI. En l’espèce, l’analyse a été effectuée, mais la preuve était tout simplement insuffisante pour mettre en doute le caractère raisonnable de la conclusion portant qu’Ibadan était une PRI fiable.

[38]  La seconde erreur alléguée concerne les motivations des NDA et la conclusion de la SAR selon laquelle, en dépit de la preuve par affidavit indiquant qu’ils avaient recherché les demandeurs à cinq reprises – jusqu’en mars 2017 – dans la région du delta du Niger, rien ne prouvait qu’ils avaient essayé de les retrouver hors des frontières de cette région (notamment à Lagos) après décembre 2016.

[39]  Après avoir conclu que la preuve par affidavit soumise par les demandeurs n’établissait pas qu’ils étaient exposés à un risque à Ibadan au titre des articles 96 ou 97, la SAR a fait remarquer ce qui suit :

[…] l’élément de preuve ne tient pas compte de la situation actuelle des appelants, même à Lagos. Je remarque que cet affidavit a été obtenu avant la première audience des appelants devant la SPR, puisqu’il est daté du 28 décembre 2016. Avant leur deuxième audience, les appelants ont obtenu des affidavits mis à jour indiquant que les NDA continuaient de les chercher avec la famille dans la région du Delta, mais aucun affidavit mis à jour n’a été obtenu de [leur ami], et aucune information mise à jour n’a été obtenue de [leur ami] avant le présent appel. À la lumière de ces faits, je conclus que, bien que les NDA puissent être intéressés à poursuivre la recherche des appelants dans la région du Delta, ils n’ont exprimé aucune volonté ni capacité de chercher les appelants à l’extérieur de cette région depuis décembre 2016. Par conséquent, je conclus que le fait que les NDA aient cherché les appelants, une fois, à Lagos, en 2016, n’établit pas un risque au titre des articles 96 ou 97 pour eux à Ibadan sur une base prospective.

[Renvois omis; non souligné dans l’original.]

[40]  Les demandeurs soutiennent que la conclusion de la SAR selon laquelle il n’existe pas de risque continu à Ibadan repose sur le manque de preuve par affidavit attestant que les NDA ont fait des recherches en dehors de la région du delta du Niger après décembre 2016.

[41]  Les demandeurs sont d’avis que la SAR s’est concentrée sur une fausse piste. Selon eux, les dates auxquelles les NDA ont réellement tenté de les retrouver sont dépourvues de pertinence; la question pertinente est de savoir si ce groupe est suffisamment motivé et s’il dispose de moyens adéquats pour les retrouver dans la PRI proposée.

[42]  Les demandeurs soutiennent en outre que la SAR leur impose effectivement le lourd fardeau de démontrer que les persécuteurs ont continué de s’intéresser à eux, alors qu’ils n’ont pas vécu dans la PRI proposée.

[43]  Dans leurs arguments, les demandeurs citent abondamment la décision Nimako c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 540 [Nimako], qui ne leur est toutefois pas d’un grand secours. La SPR avait conclu dans cette affaire qu’aucune preuve convaincante, outre une visite au domicile familial de la demandeure d’asile, n’établissait que l’agent de persécution avait déployé des efforts pour la retrouver. La Cour a jugé que le raisonnement de la SPR était déraisonnable, car il n’abordait pas la question clé soulevée dans la demande d’asile de la demanderesse, qui était « de savoir [si l’agent de persécution] a les moyens et la motivation de la retrouver » (Nimako, au par. 7).

[44]  Cette conclusion est inapplicable à l’affaire dont je suis saisi. Premièrement, dans Nimako, la preuve établissait clairement un désir continu de l’agresseur de rechercher la demanderesse. Nous ne disposons pas en l’espèce d’une preuve à cet effet. Aussi, contrairement à la situation qui prévalait dans Nimako, le tribunal dans la présente affaire a évalué les efforts de recherche déployés par les NDA à Lagos ainsi que les autres éléments liés à leur capacité et à leur motivation à retrouver les demandeurs. Le tribunal a jugé ces éléments insuffisants pour étayer l’argument des demandeurs selon lequel ils étaient exposés à un risque continu de persécution.

[45]  Par conséquent, je ne vois aucune raison d’intervenir sur ce point.

B.  Deuxième volet du critère relatif à la PRI : Les préoccupations liées à la santé mentale

[46]  Les demandeurs font valoir que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle s’est penchée sur la mesure dans laquelle les problèmes de santé mentale de la demanderesse principale affectaient le caractère raisonnable de la PRI.

[47]  Au paragraphe 40 de sa décision, la SAR a évalué la viabilité de la PRI proposée en tenant compte de la situation et de la santé mentale de la demanderesse :

[…] je reconnais que la santé mentale de l’appelante principale peut rendre la réinstallation plus difficile que la moyenne. Je reconnais qu’il y a des éléments de preuve au dossier qui indiquent qu’elle souffre de trouble dépressif majeur et de trouble de stress post-traumatique et que son état pourrait se détériorer si elle était exposée à d’autres menaces de préjudice. Je reconnais également que les soins de santé mentale ne sont pas aussi complets au Nigéria qu’au Canada. Toutefois, comme j’ai conclu que les appelants ne sont pas exposés à un risque à Ibadan, je conclus que l’appelante principale n’est pas renvoyée dans un endroit où elle serait exposée à d’autres menaces de préjudice. De plus, même selon les propres observations des appelants, il existe des soins de santé mentale au Nigéria. Par conséquent, je conclus que la santé mentale de l’appelante principale ne rend pas la réinstallation déraisonnable, bien que cela puisse la rendre plus difficile que la moyenne.

[Renvois omis; non souligné dans l’original.]

[48]  En particulier, la demanderesse principale a reçu un diagnostic de trouble dépressif majeur et de trouble de stress post-traumatique. Le rapport diagnostique indique qu’elle doit recevoir des traitements de santé mentale et que son [traduction« état connaîtra une détérioration si elle est exposée à d’autres menaces de préjudice; le risque de suicide s’en trouvera augmenté ».

[49]  D’après les demandeurs, un retour au Nigéria aura pour la demanderesse principale des conséquences dommageables sur sa santé mentale. Le fait que la SAR ne se soit pas rendu compte qu’elle sera exposée à ce risque va à l’encontre de la jurisprudence de la Cour (Cartagena c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 289 [Cartagena]; Okafor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1002 [Okafor]; Haastrup c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 711 [Haastrup]; Konaté c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 703 [Konaté]; Nagarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 313 [Nagarasa]).

[50]  Le défendeur fait valoir que la SAR a tenu compte du rapport psychologique et évoqué les circonstances particulières de la demanderesse principale. Toujours d’après lui, la SAR a précisé avoir tenu compte du rapport indiquant que la demanderesse principale souffrait de problèmes de santé mentale et elle a raisonnablement conclu que cette dernière ne serait pas exposée à un risque de préjudice.

[51]  Contrairement à ce que font valoir les demandeurs dans leurs observations, la SAR n’a pas écarté la preuve psychologique pertinente (a contrario, Cartagena, au par. 11; Okafor, au par. 13; Haastrup, au par. 26; Konaté, au par23).

[52]  Le rapport d’évaluation psychologique déposé par la demanderesse principale confirme qu’elle souffre d’un trouble dépressif majeur et d’un trouble de stress post-traumatique. Le psychologue a signalé que la demanderesse principale estime qu’elle serait exposée à un grave danger si elle retournait au Nigéria. Le rapport se termine en concluant que ses problèmes de santé mentale connaîtraient une détérioration si elle était exposée à « d’autres menaces de préjudice » et que son risque de suicide s’en trouverait augmenté.

[53]  Cependant, le point soulevé par la SAR est qu’Ibadan n’est pas un lieu où la demanderesse principale serait exposée à « d’autres menaces de préjudice ».

[54]  Les demandeurs soutiennent que ce n’est pas la crainte objective de la demanderesse principale qui était en cause, mais sa crainte subjective de retourner au Nigéria. En fait, leur avocat a reconnu que la demanderesse principale, dans son état actuel, ne se sentirait nulle part en sécurité au Nigéria.

[55]  À mon sens, les décisions citées par l’avocat des demandeurs n’appuient pas sa position. Premièrement, dans Cartagena, le juge Mosley a conclu que la PRI jugée viable pour le demandeur était déraisonnable pour une variété de raisons, dont seulement une concernait son état mental. Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[56]  Dans Konaté, une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi avait été présentée. Le juge Grammond a conclu que le renvoi du demandeur du Canada lui causerait en soi un préjudice irréparable en raison de sa santé mentale. Ce n’est pas le cas en l’espèce. D’après l’évaluation psychologique, les préoccupations touchant à la détérioration éventuelle de l’état mental de la demanderesse principale sont liées à sa présence en un lieu où elle est exposée à un risque et à « d’autres menaces de préjudice ».

[57]  Bien que le rapport psychologique des demandeurs soulève des préoccupations quant au retour de la demanderesse principale au Nigéria, il n’évalue pas l’impact de son retour dans des villes particulières, loin de là où leurs vies ont initialement été menacées (Verma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 404), sauf pour dire que les inquiétudes liées à son bien‑être psychologique regardent uniquement son retour dans une région où il existe un risque continu de préjudice.

[58]  Dans les circonstances, il me semble qu’il était alors raisonnable pour la SAR d’examiner l’évaluation psychologique et de déterminer la mesure dans laquelle cette évaluation était pertinente au regard du caractère raisonnable de la PRI proposée (Iyere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 67).

[59]  Même s’il est clair que le renvoi du Canada pourrait avoir des effets psychologiques négatifs (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909, au par. 23), l’évaluation par la SAR de la preuve psychologique n’était pas déraisonnable. La SAR a évalué l’état mental de la demanderesse principale, considéré l’impact d’un déménagement à Ibadan sur sa santé mentale, et évalué le caractère suffisant des services de santé mentale à Ibadan. L’analyse de la SAR n’attestait pas un « manque flagrant de connaissance ou de sensibilité » à l’égard des problèmes de santé mentale (Nagarasa, au par. 28).

[60]  Par conséquent, je ne vois rien de déraisonnable dans cette analyse ou dans la conclusion de la SAR.

VIII.  Conclusion

[61]  Par conséquent, je rejetterai la demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2401-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question n’est à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour de mars 2020

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2401-19

 

INTITULÉ :

BLESSING FEBOKE, PREYE FEBOKE, DAVID DOUBRA FEBOKE, PEREZIDE FEBOKE, CHRISTABEL EDIERE FEBOKE et FAITH TAMARAKHURO FEBOKE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 décembre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 28 janvier 2020

 

COMPARUTIONS :

Luke Mc Rae

 

POUR LES DEMANDEURS

Nicole Paduraru

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bondy Immigration Law

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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