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Date : 20200127


Dossier : IMM-2119-19

Référence : 2020 CF 132

Ottawa (Ontario), le 27 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

CÉLINE ANDRÉE ALZINE BRAUD

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La demanderesse, Madame Céline Andrée Alzine Braud, est citoyenne française. Arrivée au Canada comme étudiante en 2008, elle est maintenant interdite de territoire pour criminalité en vertu de l’article 36 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. La raison de cette interdiction est la suivante. En 2016, elle a commis à trois reprises des voies de fait contre un bébé de sept mois dont elle avait la garde, et a proféré des menaces de mort et de lésions corporelles à son endroit. Suite à un plaidoyer de culpabilité aux deux chefs d’accusation déposés contre elle, le juge lui a imposé une peine de six mois de détention ferme pour les voies de fait, et de deux ans de probation pour les menaces.

[2]  En 2018, après sa condamnation, Mme Braud a présenté une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire [Demande CH], en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR. Cette disposition donne au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [Ministre] le pouvoir discrétionnaire de dispenser les ressortissants étrangers des exigences habituelles de la LIPR s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient. Dans une décision datée du 15 mars 2019 [Décision], un agent d’immigration [Agent] a refusé la Demande CH de Mme Braud, estimant qu’elle n’avait pas établi que sa situation personnelle justifiait l’octroi d’une dispense discrétionnaire fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et la levée de son interdiction de territoire au Canada.

[3]  Mme Braud s’adresse à la Cour pour obtenir le contrôle judiciaire de la Décision. Elle allègue que la Décision est déraisonnable pour trois principaux motifs : 1) l’Agent aurait erronément analysé son état de santé et la question des traitements de fécondation in vitro qu’elle requiert; 2) l’Agent aurait commis des erreurs dans l’évaluation de sa criminalité, notamment en extrapolant certains aspects de son dossier criminel et en minimisant sa réhabilitation; et 3) l’Agent aurait omis d’évaluer certains éléments de preuve qu’elle a soumis. Mme Braud demande à la Cour d’annuler la Décision de l’Agent et d’ordonner qu’un autre agent d’immigration réexamine sa Demande CH.

[4]  La seule question à trancher est celle de savoir si la Décision de l’Agent est raisonnable.

[5]  Pour les motifs qui suivent, je vais rejeter la demande de contrôle judiciaire de Mme Braud. Compte tenu des conclusions de l’Agent, de la preuve qui lui a été présentée et du droit applicable, je ne vois aucune raison d’infirmer la Décision, que ce soit quant à l’évaluation des traitements de fécondation assistée ou de la criminalité de Mme Braud, ou encore quant aux conclusions tirées par l’Agent dans le cadre de son appréciation des facteurs d’ordre humanitaire en jeu. Les motifs de l’Agent possèdent les qualités qui rendent son raisonnement logique et cohérent au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Il n’existe aucun motif justifiant l’intervention de la Cour.

II.  Contexte

A.  Les faits

[6]  Mme Braud est née en France et est établie au Canada depuis 2008. Elle est titulaire d’un diplôme en éducation spécialisée du Cégep de Thetford. Lors de ses études collégiales, elle a rencontré M. Kevin Moreau, un citoyen canadien, avec qui elle a entrepris une relation amoureuse. Ils ont commencé à faire vie commune en juillet 2009.

[7]  En 2011, M. Moreau s’est engagé dans l’armée canadienne. Au cours des années suivantes, Mme Braud a déménagé avec lui au gré de ses affectations, notamment au Québec et en Ontario. En 2014, ils se sont mariés. En mai 2015, parrainée par M. Moreau, Mme Braud a déposé une demande de résidence permanente dans la catégorie des époux et conjoints de fait au Canada.

[8]  À l’hiver 2016, Mme Braud a commencé à travailler comme gardienne pour les parents d’un bébé de sept mois. Un mois après son embauche, le père a constaté, grâce à une caméra de surveillance, que Mme Braud avait posé des gestes violents envers son bébé à trois occasions, les 21, 22 et 24 mars 2016. Plus précisément, Mme Braud a été vue en train de sortir le bébé de son lit violemment, de le secouer en lui parlant sur un ton excédé, de le retourner dans son lit brusquement, de lui tenir la tête contre son gré pendant qu’il se débattait, et de lui dire qu’elle comptait l’étrangler parce qu’il ne s’endormait pas. Les parents ont porté plainte à la police et, en janvier 2018, Mme Braud a plaidé coupable aux deux chefs d’accusation déposés contre elle en vertu du Code Criminel, LRC 1985, c C-46, soit voies de fait et proférer des menaces de mort et de lésions corporelles. Elle a reçu une peine de six mois de détention ferme pour le premier chef, et de deux ans de probation pour le second.

[9]  Au moment où ont eu lieu ces événements, Mme Braud et M. Moreau avaient entrepris des démarches pour devenir parents par le biais d’une procédure de fécondation in vitro. En raison de l’incident criminel commis par Mme Braud, la clinique de santé a suspendu leurs démarches de procréation assistée.

[10]  En janvier 2018, suite à la rédaction d’un rapport d’interdiction de territoire sous l’article 44 de la LIPR, une mesure d’expulsion a été émise contre Mme Braud.

[11]  Mme Braud est aujourd’hui interdite de territoire pour criminalité aux termes de l’alinéa 36(2)a) de la LIPR. En avril 2018, la demande de résidence permanente de Mme Braud a été refusée parce qu’elle était désormais interdite de territoire et ne cohabitait plus avec M. Moreau, étant incarcérée. Mme Braud a alors converti sa demande de parrainage en demande pour considérations d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR. Par sa Demande CH, Mme Braud cherchait à être relevée de son interdiction de territoire en invoquant principalement son degré d’établissement au Canada, la difficulté pour M. Moreau de faire reconnaître sa formation professionnelle s’il devait l’accompagner en France, le risque pour eux de devoir recommencer le processus de procréation assistée amorcé au Canada, ainsi que sa réhabilitation.

B.  La Décision

[12]  Dans la Décision rendue en mars 2019, l’Agent a refusé la demande de Mme Braud, ayant conclu qu’en raison de son dossier criminel, les motifs humanitaires invoqués par Mme Braud étaient insuffisants pour lui accorder une dispense et la relever de son interdiction de territoire. L’Agent a pris deux facteurs en considération dans son analyse des motifs d’ordre humanitaire : l’établissement de Mme Braud au Canada et les liens qu’elle y a tissés, et la criminalité. Je note que l’Agent a traité de la question des soins médicaux et de santé reliés aux traitements de fécondation assistée et d’une grossesse éventuelle sous la rubrique de l’établissement au Canada.

[13]  Au niveau de l’établissement, l’Agent a d’abord reconnu que le temps passé au Canada et le degré d’établissement au pays étaient substantiels et qu’il s’agissait là d’un facteur très positif jouant en faveur de Mme Braud. L’Agent a notamment souligné que Mme Braud vivait au Canada depuis plus de dix ans, qu’elle y a étudié et travaillé, qu’elle s’est mariée avec un citoyen canadien membre des Forces armées, qu’elle entretenait une bonne relation avec sa belle-famille et qu’elle comptait sur un cercle d’amis au pays.

[14]  L’Agent s’est ensuite penché sur les difficultés invoquées par Mme Braud et auxquelles elle serait exposée en cas de refus de sa Demande CH. Dans un premier temps, il a abordé la reconnaissance incertaine de la formation professionnelle de Mme Braud et sa réorientation de carrière en France, auquel il n’a accordé qu’un faible poids en raison du fait que, de toute manière, Mme Braud ne pourrait pas travailler dans son domaine de formation en éducation spécialisée à cause de sa condamnation criminelle. L’Agent a ensuite considéré la difficulté pour Mme Braud de rebâtir une nouvelle vie en France. Cet élément a aussi reçu un faible poids puisque toute la famille de Mme Braud habite en France et qu’au fil de ses années au Canada, Mme Braud a continué de maintenir des liens importants avec la France et avec sa famille.

[15]  En ce qui a trait à la séparation d’avec la belle-famille, l’Agent a aussi accordé un faible poids à ce facteur car les fréquents déménagements de Mme Braud et de son mari au Canada indiquaient qu’ils ne vivaient pas à proximité de leur belle-famille. L’Agent a ensuite analysé la fin de la carrière du mari de Mme Braud dans l’armée si ce dernier devait suivre Mme Braud en France, ce à quoi il a donné un certain poids tout en rappelant que les gestes criminels de Mme Braud étaient à l’origine de cette situation.

[16]  L’Agent a ensuite rapidement traité de l’impossibilité de fonder une famille au Canada mais n’a conféré qu’un très faible poids à ce facteur, entièrement attribuable aux actions de Mme Braud.

[17]  Finalement, l’Agent a considéré le processus de procréation assistée et les traitements de fertilité entrepris par le couple. L’Agent n’a pas accordé de poids à cet élément en raison de l’absence de preuve sur les conséquences réelles et précises d’un refus de la demande CH sur les traitements en cours. L’Agent a observé que Mme Braud n’avait pas indiqué à quelle étape était rendu leur processus de fécondation in vitro, et que rien ne démontrait qu’une grossesse éventuelle ne pouvait pas se poursuivre en France.

[18]  L’Agent a conclu que Mme Braud avait soulevé certaines considérations d’ordre humanitaire favorables à une réponse positive, mais qu’il devait ensuite les pondérer avec le facteur négatif de la demande de Mme Braud, à savoir sa criminalité.

[19]  Au sujet de la criminalité de Mme Braud, l’Agent a noté que les gestes de Mme Braud, soit des voies de fait répétées sur un poupon de sept mois dont elle avait la garde en plus de lui proférer des menaces de causer la mort ou des lésions corporelles, étaient particulièrement graves et répréhensibles. L’Agent a ensuite référé aux facteurs atténuants et aggravants examinés dans le jugement sur la détermination de la peine. Au niveau des facteurs atténuants, il a notamment relevé l’absence d’antécédents criminels, le stress vécu par Mme Braud au moment des événements, ses excuses et ses remords exprimés devant le juge, ainsi que le fait qu’elle ait suivi une thérapie. En revanche, au chapitre des éléments aggravants, il a souligné le nombre et la durée des gestes violents posés, le fait que Mme Braud ait été surprise à son insu par une caméra de surveillance installée par les parents, et sa formation en éducation spécialisée. L’Agent a par ailleurs conclu être satisfait que le risque de récidive de la part de Mme Braud était faible. Par contre, il a noté que la possibilité de réhabilitation était difficile à évaluer puisque les infractions étaient tout récentes.

[20]  Dans son évaluation et sa pondération des différents facteurs en cause, l’Agent a indiqué prendre en compte l’ensemble des considérations d’ordre humanitaire tout en référant plus particulièrement aux facteurs énoncés dans la décision Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI no 4 (QL), à savoir : 1) la gravité de l’infraction; 2) la possibilité de réadaptation; 3) le temps passé au Canada et le degré d’établissement au pays; 4) la présence de la famille au pays et les bouleversements que l’expulsion de Mme Braud occasionnerait à sa famille; 5) le soutien que Mme Braud peut obtenir de sa famille et de la collectivité; et 6) l’importance des difficultés qu’un retour en France causerait à Mme Braud.

[21]  L’Agent a considéré que la gravité de l’infraction – soit des gestes de violence posés à plusieurs reprises sur un bébé – pesait particulièrement lourd en l’espèce. Il a de plus observé que l’absence de témoignage direct et d’expression de remords de la part de Mme Braud dans le cadre précis de sa Demande CH militait un peu contre elle. Finalement, il a conclu que les considérations d’ordre humanitaire, bien que présentes au dossier, étaient insuffisantes pour surmonter l’interdiction de territoire et accorder le remède exceptionnel demandé.

[22]  L’Agent a de plus indiqué, dans un addenda à la Décision, que la lettre de M. Moreau datée du 10 février 2019, reçue après avoir rédigé les motifs de sa Décision, n’amenait aucun élément nouveau permettant de modifier ses conclusions. Il a notamment déterminé que M. Moreau n’avait pas soumis de preuve pour soutenir les difficultés qu’il y alléguait, à savoir le fait qu’il devrait rembourser ses frais de scolarité à l’armée s’il devait quitter avant de servir pendant une certaine période et que ses formations militaires ne vaudraient rien à l’extérieur des Forces armées. L’Agent a également noté que M. Moreau pourrait compléter ses études avant d’aller rejoindre Mme Braud en France, et que son baccalauréat en administration des affaires pourrait lui être utile dans ce pays. En ce qui concerne les traitements de fertilité, M. Moreau avait affirmé que le couple avait réussi à concevoir quatre embryons fécondés. L’Agent a toutefois conclu que la preuve au dossier ne démontrait pas que Mme Braud ne pourrait recevoir les embryons fécondés avant de retourner en France. L’Agent a également noté l’absence de preuve démontrant que Mme Braud ne pourrait pas obtenir en France les soins médicaux requis pour le suivi d’une éventuelle grossesse.

C.  La norme de contrôle

[23]  Le cadre d’analyse relatif au contrôle judiciaire d’une décision administrative a été récemment revu par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Ce cadre d’analyse repose désormais sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas. Cette présomption ne peut être réfutée que dans deux types de situations. La première est celle où le législateur a prescrit la norme de contrôle applicable ou a prévu un mécanisme d’appel de la décision administrative devant une cour de justice; la seconde est celle où la question faisant l’objet du contrôle tombe dans l’une des catégories de questions à l’égard desquelles la primauté du droit commande un contrôle selon la norme de la décision correcte (Vavilov aux para 10, 17; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] au para 27).

[24]  Aucune des situations justifiant de déroger à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce. La Décision de l’Agent est donc assujettie au contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Les parties ne le contestent pas. D’ailleurs, la jurisprudence avait déjà établi que la norme de contrôle applicable lors d’un contrôle judiciaire d’une décision discrétionnaire portant sur une demande présentée en application du paragraphe 25(1) de la LIPR est celle de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] aux para 44-45).

[25]  Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85; Société canadienne des postes aux para 2, 31). La cour de révision doit tenir compte « du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov au para 15). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov au para 99, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] aux para 47, 74 et Catalyst Paper Corp. c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).

[26]  Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (en italiques dans l’original) (Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87). J’observe que cette façon de voir s’inscrit dans la foulée de la directive de l’arrêt Dunsmuir voulant que le contrôle judiciaire porte à la fois sur le résultat et sur le processus (Dunsmuir aux para 27, 47-49).

[27]  L’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). Il importe de rappeler que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable tire toujours son origine du principe de la retenue judiciaire et doit encore témoigner d’un respect envers le rôle distinct conféré aux décideurs administratifs (Vavilov aux para 13, 75). La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable repose sur le « respect du choix d’organisation institutionnelle de la part du législateur qui a préféré confier le pouvoir décisionnel à un décideur administratif plutôt qu’à une cour de justice » (Vavilov au para 46). En d’autres mots, selon la majorité de la Cour suprême, Vavilov ne sonne pas le glas de la déférence envers les décideurs administratifs.

III.  Analyse

[28]  Mme Braud soumet que la Décision de l’Agent à son endroit est déraisonnable pour trois raisons. D’abord, l’Agent aurait analysé de manière déraisonnable les soins médicaux qu’elle requiert au niveau de la fécondation in vitro. Ensuite, l’Agent aurait commis des erreurs dans l’évaluation des aspects négatifs de sa criminalité, en extrapolant certaines dimensions de son dossier criminel et en minorant la place de sa réhabilitation. Enfin, l’Agent aurait omis d’évaluer certains éléments de preuve qu’elle a soumis. À l’audience devant la Cour, l’avocat de Mme Braud a surtout insisté sur les deux premiers volets.

[29]  Pour les raisons qui suivent, je ne suis pas d’accord avec les arguments avancés par Mme Braud.

[30]  J’admets qu’il soit regrettable que la criminalité de Mme Braud puisse l’empêcher de réaliser son projet de fonder une famille au Canada avec son mari, après plus d’une décennie au pays. Je ne peux cependant pas conclure que l’évaluation faite par l’Agent des motifs d’ordre humanitaire en jeu ne tient pas compte des contraintes juridiques et factuelles pertinentes, et que son exercice de pondération entre l’établissement de Mme Braud au Canada et sa criminalité n’est pas le fruit d’une analyse logique, cohérente et rationnelle. Je reconnais que je n’aurais peut‑être pas tiré la même conclusion que l’Agent mais, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, je n’ai pas à substituer mon opinion à la sienne.

A.  Le cadre juridique

[31]  Je m’arrête d’abord sur le cadre juridique de la présente affaire. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a insisté sur l’importance des contraintes juridiques qui pèsent sur un décideur administratif, incluant le régime législatif dans lequel s’inscrit la décision, dans l’évaluation du caractère raisonnable que doit faire la cour de révision (Vavilov au para 106). Dans le cas de Mme Braud, deux dispositions statutaires de la LIPR sont concernées : d’une part, l’alinéa 36(2)a) qui prévoit que, pour un ressortissant étranger, la criminalité emporte une interdiction de territoire; d’autre part, le paragraphe 25(1) qui permet au ressortissant étranger interdit de territoire pour criminalité de bénéficier d’une dispense et d’obtenir la résidence permanente au Canada pour des considérations d’ordre humanitaire.

(1)  La criminalité

[32]  L’une des conditions dont le législateur a assorti le droit d’un non‑citoyen de demeurer au Canada est qu’il ne doit pas avoir été déclaré coupable de certains actes criminels. C’est ce que prévoit l’article 36 de la LIPR. Il a été mentionné à maintes reprises que le paragraphe 36(1) de la LIPR portant sur les interdictions de territoire pour « grande » criminalité définit une forme de « contrat social » (Gill c Canada (Citoyenneté et immigration), 2019 CF 772 aux para 11-12; Gannes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 499 [Gannes] aux para 17-18) : en échange de la possibilité de résider au Canada, les résidents permanents (et les ressortissants étrangers) ne doivent pas commettre d’infractions criminelles graves. La LIPR reconnaît que « le succès de l’intégration des résidents permanents implique des obligations mutuelles pour les nouveaux arrivants et pour la société canadienne », notamment l’obligation des premiers d’éviter la grande criminalité (Tran c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50 aux para 1-2).

[33]  Un constat similaire s’applique en regard des infractions criminelles visées par le paragraphe 36(2), et dont le degré de gravité est considéré moindre. On parle alors de criminalité qu’on pourrait qualifier de « simple », par opposition aux cas de « grande » criminalité du paragraphe 36(1). Encore là, cette disposition établit une forme de contrat social : les ressortissants étrangers ont l’obligation d’éviter la « simple » criminalité pour ne pas être interdit de territoire. Je souligne que, parmi les objectifs de la LIPR en matière d’immigration, deux se rapportent à la criminalité. Ainsi, le législateur a jugé bon « de protéger la santé et la sécurité publiques et de garantir la sécurité de la société canadienne » et « de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité » (LIPR, alinéas 3(1)h) et i)). Les objectifs explicites de la LIPR révèlent donc une intention de donner priorité à la sécurité. Comme la Cour d’appel fédérale l’a affirmé dans une affaire de « simple » criminalité, le « législateur a clairement montré qu’il se préoccupait beaucoup de la criminalité des non‑citoyens » (Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Cha, 2006 CAF 126 au para 24).

[34]  Aussi, lorsqu’un ressortissant étranger commet une infraction criminelle (au sens de la LIPR), ce manquement au contrat social peut se traduire non seulement par la peine que lui a infligée la cour criminelle, mais aussi par la perte de recours aux termes de la LIPR et par l’expulsion du Canada. C’est là l’objet de ces dispositions de la LIPR sur la criminalité.

[35]  Cela dit, l’application uniforme de ces principes peut parfois mener à une injustice ou à une iniquité, et le paragraphe 25(1) de la LIPR se veut une mesure de protection pour éviter cela (Gannes au para 18).

(2)  Les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire

[36]  Le paragraphe 25(1) autorise ainsi le Ministre à accorder une dispense à un ressortissant étranger qui demande le statut de résident permanent, mais qui est interdit de territoire ou ne se conforme pas à la loi, s’il « estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient ». Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême a retenu une approche ancrée sur les objectifs d’équité qui sous-tendent cette disposition (Kanthasamy au para 33). Le pouvoir discrétionnaire fondé sur les considérations d’ordre humanitaire que prévoit le paragraphe 25(1) « se veut donc une exception souple et sensible » pour atténuer les effets d’une application rigide de la LIPR dans les cas appropriés (Kanthasamy au para 19).

[37]  Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême a précisé le critère juridique que les représentants du Ministre doivent utiliser pour évaluer les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Ainsi, la Cour suprême a établi que la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] DSAI no 1 [Chirwa] avait énoncé un principe directeur important, qui doit dorénavant régir l’évaluation des demandes fondées sur des considérations humanitaires : « la série de dispositions ‘d’ordre humanitaire’ formulées en termes généraux dans les différentes lois sur l’immigration [a] un objectif commun, à savoir offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont ‘de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne’ (Chirwa, p. 364) » (Kanthasamy au para 21).

[38]  Ainsi, il ne suffit plus d’examiner les considérations d’ordre humanitaire selon l’unique perspective des difficultés, et les agents d’immigration ne doivent plus utiliser les termes « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » de manière à limiter leur capacité de prendre en compte et d’examiner toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes dans une affaire précise (Kanthasamy au para 25). La cour de révision doit plutôt être convaincue que l’approche identifiée dans l’arrêt Kanthasamy se dégage des motifs du décideur administratif et que, dans son analyse, le décideur a adéquatement tenu compte non seulement des difficultés, mais aussi de toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes au sens large.

[39]  Cela dit, ce n’est pas parce que les agents d’immigration doivent tenter de « soulager les malheurs » d’un demandeur qu’ils doivent automatiquement faire droit à une demande de dispense pour motifs d’ordre humanitaire. Les termes utilisés dans les décisions Chirwa/Kanthasamy ne commandent pas un résultat donné. L’approche appelle un certain état d’esprit et une certaine disposition de la part des agents d’immigration, et elle leur impose une certaine voie à suivre dans leur analyse de la preuve de façon à refléter l’objectif des dispositions relatives aux considérations d’ordre humanitaire. Les agents d’immigration conservent toutefois leur pouvoir discrétionnaire d’évaluer la preuve, en utilisant l’expertise spécialisée qu’ils possèdent dans le domaine de l’immigration. Autrement dit, l’approche adoptée dans les décisions Chirwa/Kanthasamy à l’égard des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire établit le chemin qui doit être emprunté dans l’analyse, mais elle ne prescrit pas le résultat auquel les décideurs peuvent ultimement parvenir.

(3)  Pondération

[40]  Une demande pour motifs d’ordre humanitaire sous le paragraphe 25(1) est un exercice de pondération dans le cadre duquel un agent d’immigration est appelé à examiner des facteurs différents et parfois divergents. Lorsque, comme c’est le cas pour Mme Braud, le demandeur invoque des considérations d’ordre humanitaire à l’appui d’une demande de dispense d’interdiction de territoire pour criminalité, l’agent d’immigration doit examiner la politique d’intérêt public énoncée au paragraphe 36(2) de la LIPR en regard de la situation personnelle du demandeur, et décider si les motifs d’ordre humanitaire l’emportent sur la criminalité et justifient l’octroi d’une dispense de la règle habituelle selon laquelle un motif de criminalité entraîne l’expulsion du Canada. Autrement dit, la criminalité doit être mise en balance avec tous les facteurs d’ordre humanitaire. Il y a assurément une tension entre les deux objectifs d’ordre public de la LIPR qui sont alors en cause, et c’est à l’agent d’immigration qu’il appartient, dans les motifs de sa décision, d’examiner et d’évaluer à la fois les facteurs d’ordre humanitaire et les gestes criminels, puis de déterminer s’il est justifié de lever l’interdiction de territoire pour criminalité.

B.  Observations générales sur la Décision

[41]  Je suis satisfait, à la lecture des motifs de la Décision, que c’est exactement l’exercice auquel s’est prêté l’Agent dans la section décrivant son évaluation.

[42]  Telles qu’elles sont exposées, les conclusions de l’Agent permettent aisément aux parties et à la Cour de comprendre comment les facteurs relatifs aux considérations d’ordre humanitaire et à la criminalité ont été pris en compte et appréciés, et comment la Décision a été en définitive rendue. J’accepte que le fait d’exclure automatiquement l’octroi d’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire en raison de la simple existence d’une forme de criminalité pourrait avoir pour effet pratique d’écarter l’esprit qui anime le paragraphe 25(1) de la LIPR. Mais la Décision ne loge pas à cette enseigne. Tout au contraire, avant de conclure que la gravité des infractions criminelles de Mme Baud faisait pencher la balance en faveur d’un refus de sa Demande CH, l’Agent a soigneusement analysé toutes les considérations d’ordre humanitaire identifiées par Mme Braud et son mari. Comme l’a fait valoir le Ministre, l’Agent a dûment évalué tous les motifs humanitaires invoqués par Mme Braud, à savoir la reconnaissance incertaine de sa formation professionnelle et de celle de son mari et la réorientation de carrière en France, la fin de la carrière de son mari dans l’armée, la possibilité de rebâtir une nouvelle vie en France, la séparation avec la belle-famille, l’impossibilité de vivre le rêve de fonder une famille au Canada, et la difficulté de recommencer le processus d’aide à la procréation.

[43]  Suite à l’arrêt Vavilov, les motifs donnés par les décideurs administratifs revêtent une plus grande importance et s’affichent comme le point de départ de l’analyse. Ils constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision (Vavilov au para 81). Ils servent à « expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause », à démontrer que « la décision a été rendue de manière équitable et licite » et à se prémunir contre « la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public » (Vavilov au para 79). En somme, ce sont les motifs qui permettent d’établir la justification de la décision.

[44]  Or, dans le cas de Mme Braud, je suis d’avis que les motifs de l’Agent justifient la Décision de manière transparente et intelligible (Vavilov aux para 81, 136; Société canadienne des postes aux para 28-29; Dunsmuir au para 48). Ils démontrent que l’Agent a suivi un raisonnement rationnel, cohérent et logique dans son analyse et que la Décision est conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur le décideur et sur la question en litige (Société canadienne des postes au para 30, citant Vavilov aux para 105-107).

[45]  Après avoir examiné et apprécié toutes les circonstances de l’affaire et tous les facteurs pertinents, l’Agent pouvait certainement conclure que les facteurs d’ordre humanitaire ne l’emportaient pas sur l’interdiction de territoire de Mme Braud en raison de la gravité des voies de fait et menaces pour lesquelles elle a plaidé coupable et a été condamnée à une peine d’emprisonnement. Bien qu’il ne s’agissait pas de « grande » criminalité au sens du paragraphe 36(1) de la LIPR, les actes criminels étaient récents et impliquaient des gestes empreints de violence à l’égard d’une personne entièrement démunie et dont Mme Braud avait la garde. En bout de piste, les erreurs alléguées par Mme Braud ne m’amènent pas « à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » (Vavilov au para 123).

[46]  J’ajoute qu’il n’est pas nécessaire que les motifs d’une décision soient parfaits ou même exhaustifs. Il suffit qu’ils soient compréhensibles. La norme de contrôle de la décision raisonnable ne porte pas sur le degré de perfection de la décision, mais plutôt sur son caractère raisonnable (Vavilov au para 91). Cette norme exige que la cour de révision commence par la décision et la reconnaissance du fait que le décideur administratif a la responsabilité première d’effectuer les déterminations factuelles. La cour de révision examine les motifs, le dossier et le résultat et, s’il existe une explication logique et cohérente justifiant le résultat obtenu, elle s’abstient d’intervenir.

[47]  D’autre part, après avoir analysé les motifs de l’Agent, je suis aussi convaincu que la Décision respecte l’approche élaborée dans Kanthasamy et Chirwa et que l’Agent n’a pas examiné l’affaire sous l’angle limité des difficultés. Il est vrai que, dans la Décision, l’Agent n’a pas expressément utilisé les mots « faits [...] de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne », mais les agents d’immigration ne sont pas tenus de reprendre explicitement cette formulation pour respecter l’approche de l’arrêt Kanthasamy. Il n’existe aucune formule magique ni aucun terme précis auxquels les agents doivent recourir. Il suffit que la cour de révision estime que l’approche de l’arrêt Kanthasamy ressort des motifs pour qu’elle puisse conclure que le décideur administratif a, dans son analyse, correctement tenu compte de toutes les considérations d'ordre humanitaire pertinentes, considérées dans un sens large.

[48]  J’estime que c’est manifestement le cas en l’espèce. La Décision ne contient pas de passages suggérant ou indiquant que l’Agent aurait examiné la demande de Mme Braud sous l’angle limité des difficultés, et que l’Agent se serait engagé dans cette voie étroite que les agents d’immigration sont maintenant tenus d’éviter. Au contraire, pour évaluer la situation de Mme Braud, l’Agent a plutôt adopté l’approche holistique énoncée par la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy. À mon avis, il ressort de la lecture de la Décision que l’Agent a fait preuve de compassion et de sensibilité à l’égard des malheurs de Mme Braud, et qu’il a soupesé l’ensemble des facteurs d’ordre humanitaire reliés à son établissement au Canada. Je relève que l’Agent a manifesté son empathie pour Mme Braud, en disant notamment, à deux reprises, qu’il était sensible à la question des traitements de fécondation assistée et des défis que cela posait pour une éventuelle grossesse.

[49]  Les motifs de l’Agent ne reflètent pas, à mon avis, l’attitude d’une personne insensible et indifférente aux malheurs des autres, ou encore d’une personne qui ne soit pas animée par le désir de les soulager. Pour faire une application correcte des enseignements de l’arrêt Kanthasamy, le décideur devait évaluer la situation personnelle de Mme Braud ainsi que toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. C’est précisément ce qu’a fait l’Agent. À mon avis, la question posée dans les décisions Chirwa et Kanthasamy a été prise en considération et l’Agent y a répondu en fonction du dossier, même si cette réponse n’est pas celle que Mme Braud aurait souhaité entendre.

[50]  Il importe également de ne pas perdre de vue que le paragraphe 25(1) de la LIPR demeure une exception au fonctionnement habituel de la LIPR. À cet égard, la Cour suprême a souligné dans l’arrêt Kanthasamy que « l’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considération d’ordre humanitaire suivant le par. 25(1) [...]; ce paragraphe n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle » (Kanthasamy au para 23). La dispense pour motifs d’ordre humanitaire est une mesure d’exception, discrétionnaire par surcroît (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Legault, 2002 CAF 125 au para 15). Cette dispense ne s’inscrit pas dans les catégories d’immigration normales ni dans les régimes de protection des réfugiés qui permettent aux étrangers de venir s’installer au Canada en permanence, mais elle fait plutôt office de soupape de sécurité pour les cas exceptionnels.

[51]  J’ajoute l’observation suivante. Le critère qu’une cour de révision doit appliquer lors d’un contrôle judiciaire comme celui-ci est la norme de la décision raisonnable. Si les agents d’immigration doivent désormais éviter d’évaluer les facteurs d’ordre humanitaire sous l’angle étroit des difficultés, les cours de révision doivent toujours, de leur côté, examiner les conclusions du décideur administratif sous l’angle du caractère raisonnable et de la retenue, avec une attention respectueuse aux motifs du décideur. Cette retenue judiciaire impose aux cours de révision de faire preuve de discipline. Lors d’un contrôle judiciaire, il n’appartient pas à la cour de révision de substituer son point de vue à celui du décideur, même si elle aurait pu arriver à une conclusion différente. La cour de révision doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle elle serait elle-même parvenue si elle s’était trouvée dans les souliers du décideur.

[52]  Les décisions rendues en application du paragraphe 25(1) de la LIPR sont hautement discrétionnaires, et une cour de révision ne devrait pas conclure que la décision d’un agent d’immigration est déraisonnable simplement parce que le résultat lui déplaît et qu’elle en aurait disposé autrement. Même dans des situations où le contexte factuel d’une demande peut inciter à une certaine sympathie, la cour de révision doit résister à la tentation de se prononcer sur la demande de contrôle judiciaire en se fondant sur la conclusion qu’elle aurait pu elle-même tirer si elle avait occupé la place du décideur. Il convient notamment de faire preuve d’une grande retenue à l’égard de l’appréciation des facteurs d’ordre humanitaire faite par un agent (Wang c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 705 au para 29). Dans la mesure où tous les éléments de preuve ont dûment été examinés, la question du poids à leur attribuer relève entièrement de l’expertise de l’agent d’immigration (Lopez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1172 au para 31).

[53]  En d’autres mots, le caractère raisonnable est, et demeure, la norme que je suis tenu d’appliquer dans les circonstances, même si son application peut paraître sévère aux yeux de Mme Braud.

C.  Les traitements de fécondation assistée

[54]  Je me tourne maintenant vers les arguments plus précis avancés par Mme Braud. Dans un premier temps, Mme Braud soutient qu’il était déraisonnable pour l’Agent d’accorder une importance capitale au moment de l’implantation des embryons dans le processus de fécondation in vitro suivi par le couple. Mme Braud allègue que l’Agent aurait plutôt dû considérer la finalité des procédures de procréation assistée. Elle ajoute qu’il était déraisonnable pour l’Agent d’exiger la preuve du moment d’implantation d’un embryon fécondé, et que cela ne respecte pas les contraintes juridiques en matière de preuve. Mme Braud soutient également qu’il n’était pas raisonnable pour l’Agent de conclure que rien n’empêchait Mme Braud de recevoir un embryon fécondé et de poursuivre sa grossesse dans son pays d’origine. Elle soutient que ce motif ne tient aucunement compte des difficultés prévisibles pour mener une grossesse, tel que l’effet néfaste du stress inhérent à quitter le Canada où elle a vécu pendant la dernière décennie.

[55]  Je ne partage pas l’interprétation que Mme Braud fait de la Décision à cet égard.

[56]  Je suis plutôt satisfait que l’analyse de l’Agent quant aux traitements de procréation assistée reçus par Mme Braud est raisonnable. Les affidavits de Mme Braud et de son mari confirment que Mme Braud n’avait pas encore reçu les embryons et n’était pas enceinte lorsque l’Agent a rendu sa Décision en mars 2019. Dans la mesure où Mme Braud invoquait les traitements de fécondation assistée comme motif d’ordre humanitaire, il était raisonnable pour l’Agent de s’enquérir du stade où elle était rendue dans ces traitements, afin de déterminer quel serait l’impact d’un refus de sa Demande CH. Contrairement à la lecture que Mme Braud fait des motifs de la Décision, je ne suis pas convaincu que l’Agent a imposé un fardeau de preuve inapproprié à Mme Braud. Les motifs illustrent plutôt que l’Agent cherchait à comprendre en quoi un retour en France pouvait affecter les traitements de procréation assistée et une éventuelle grossesse de Mme Braud.

[57]  J’ajoute qu’il s’agissait là d’un facteur parmi plusieurs autres dans le cadre des difficultés invoquées par Mme Braud, et le poids à y accorder dépendait de la preuve soumise par Mme Braud. L’Agent a considéré que cette preuve était déficiente. Je peux comprendre que Mme Braud puisse être en désaccord avec l’évaluation faite par l’Agent et contester l’absence de poids donné à ce facteur, mais il n’appartient pas à la Cour de modifier l’importance accordée par l’Agent aux différentes considérations d'ordre humanitaire. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour n’est pas autorisée à apprécier à nouveau la preuve ou à substituer sa propre évaluation à celle de l’Agent. La déférence envers un décideur administratif inclut une déférence à l’égard de ses conclusions et de son appréciation de la preuve (Société canadienne des postes au para 61). La cour de révision doit en fait éviter « de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » (Canada (Commission canadienne des droits de la personne c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55, citant Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 64).

[58]  Dans le cas présent, les arguments soulevés par Mme Braud expriment davantage un désaccord avec l’évaluation de la preuve et avec la pondération des différents facteurs effectuée par l’Agent dans le cadre de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et de son expertise. Considérant que l’Agent a effectivement conclu que le degré d’établissement au Canada favorisait l’octroi de la Demande CH, Mme Braud invite la Cour à faire une nouvelle appréciation de la preuve et à réévaluer l’appréciation des motifs d’ordre humanitaire effectuée par l’Agent. Ce n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[59]   En outre, le contrôle judiciaire n’est pas « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34 au para 54; Vavilov au para 102). Les cours de révision doivent plutôt prêter une attention respectueuse aux motifs du décideur. En l’espèce, l’Agent a décidé de tirer des inférences défavorables de l’absence de preuve relative au stade auquel les traitements de fécondation assistée étaient rendus. Cette conclusion repose principalement sur la situation factuelle particulière de Mme Braud; elle est expliquée dans la Décision et elle est étayée par la preuve; elle possède donc tous les attributs d’une conclusion raisonnable.

[60]  Le contrôle sous la norme de la décision raisonnable vise à comprendre le fondement sur lequel repose la décision et à identifier si elle comporte une lacune suffisamment capitale ou importante ou révèle une analyse déraisonnable (Vavilov aux para 96-97, 101). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de révision que « la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov au para 100). Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême identifie deux catégories de lacunes fondamentales : le manque de logique interne du raisonnement, et le fait que la décision soit indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes ayant une incidence sur la décision (Vavilov au para 101). En l’espèce, je suis satisfait que l’on peut suivre le raisonnement de l’Agent sans buter sur une faille décisive sur le plan de la rationalité ou de la logique, et que les motifs contiennent un mode d’analyse qui pouvait raisonnablement amener le décideur administratif, en regard de la preuve et des contraintes juridiques et factuelles pertinentes, à conclure comme il l’a fait (Vavilov au para 102; Société canadienne des postes au para 31). La Décision ne souffre pas d’une lacune grave qui viendrait brider l’analyse et qui serait susceptible de porter atteinte aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence.

D.  Le traitement de la criminalité

[61]  En ce qui a trait à la criminalité, Mme Braud soutient que l’Agent aurait dû accorder plus de poids à son faible risque de récidive et à sa réhabilitation. Elle allègue que l’analyse de l’Agent était contraire à l'enseignement de la Cour précisant qu’un risque de récidive minimal démontre une grande capacité de réadaptation (Thamber c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 203 FTR 169, 2001 FCT 177 (CanLII); Brar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 691 [Brar]). Mme Braud prétend également que l’Agent a outrepassé son expertise et débordé les conclusions du dossier criminel en interprétant de façon défavorable la détresse psychologique qu’elle vivait au moment des gestes criminels, son défaut d’avoir elle-même exprimé des remords dans le cadre de sa Demande CH et l’incertitude entourant sa réhabilitation.

[62]  Mme Braud soutient enfin qu’il était déraisonnable pour l’Agent d’accorder un faible poids à sa capacité de réadaptation au motif que sa période de probation était toujours en cours. S’appuyant sur la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 744 [Singh], Mme Braud souligne que l’absence d’antécédent judiciaire devait être prise en compte dans l’évaluation des considérations d’ordre humanitaire invoquées pour contrer une interdiction de territoire pour criminalité (Singh au para 21).

[63]  Encore une fois, et malgré les arguments habilement exposés par son avocat, je ne partage pas la lecture que Mme Braud fait des motifs de la Décision.

[64]  À mon avis, l’Agent pouvait raisonnablement conclure que Mme Braud aurait dû fournir son propre témoignage dans le cadre de sa Demande CH. D’une part, une demande pour considérations humanitaires est un remède exceptionnel. D’autre part, il était ouvert à l’Agent de considérer la lettre du 10 février 2019 signée par le couple comme étant insuffisante pour démontrer les remords de Mme Braud, puisqu’elle était rédigée principalement du point de vue de son mari, et non de Mme Braud elle-même. Je suis aussi satisfait qu’à tout événement, l’Agent a dûment analysé et soupesé l’ensemble des lettres soumises par Mme Braud. Je précise à nouveau que l’absence de témoignage direct de Mme Braud n’était encore là qu’un facteur parmi d’autres dans l’évaluation faite par l’Agent.

[65]  Sur la question de la réadaptation, je note d’abord que, contrairement aux prétentions de Mme Braud, l’Agent a expressément reconnu qu’elle représentait un faible risque de récidive et qu’elle n’avait pas d’antécédents criminels. Il a aussi mentionné que sa réhabilitation était un facteur positif mais que, vu le court laps de temps écoulé depuis les gestes criminels, cette réhabilitation ne pouvait pas recevoir un poids substantiel. Ce n’est donc pas une situation où, comme dans l’affaire Brar, l’agent n’a donné aucun poids à la réhabilitation malgré une longue période de temps écoulée depuis l’infraction criminelle.

[66]  Par ailleurs, je ne suis pas d’accord avec les prétentions de Mme Braud voulant que l’Agent aurait débordé son champ d’expertise et se serait substitué à d’autres acteurs impliqués dans son dossier criminel, et qu’il aurait somme toute élargi la portée de sa criminalité. Le fait que l’Agent ait accordé plus de poids à certains éléments parmi les facteurs aggravants et atténuants identifiés dans la détermination de la peine appartient à l’exercice de sa discrétion. Rien n’interdisait à l’Agent de donner plus de poids à la gravité des infractions commises et de retenir davantage certains éléments comme le caractère répété et hautement répréhensible des gestes posés par Mme Braud.

[67]  Encore une fois, les motifs de l’Agent sont fondés sur une analyse cohérente, rationnelle et justifiée en regard de la preuve au dossier, et je suis satisfait que la Décision possède la logique interne requise. Selon la norme de la décision raisonnable, les motifs doivent être lus dans leur ensemble, en combinaison avec le dossier, afin d’établir s’ils confèrent à la décision les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité requis pour que la décision soit raisonnable (Dunsmuir au para 47; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 aux para 51-53). Je conclus que c’est assurément le cas en ce qui concerne le traitement de la criminalité de Mme Braud.

E.  La preuve oubliée

[68]  Mme Braud allègue enfin que l’Agent a fait défaut de prendre en considération les photos qu’elle a soumises, démontrant sa vie avec sa famille au Canada, et qui font preuve de la détresse qu’un éventuel retour en France pourrait causer. Cet argument est entièrement sans fondement. Il est en effet bien établi qu’un décideur administratif est présumé avoir considéré toute la preuve qui était devant lui et qu’il n’est pas tenu de se référer à chaque élément qui la compose (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 aux para 14-16).

IV.  Conclusion

[69]  Pour tous les motifs exposés ci‑dessus, la décision par laquelle l’Agent a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par Mme Braud constituait une issue raisonnable fondée sur le droit et la preuve, et elle possède les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité. Selon la norme du caractère raisonnable, il suffit que la Décision s’appuie sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et soit justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. C’est le cas en l’espèce. Je dois donc rejeter la demande de contrôle judiciaire. Je le fais toutefois avec une certaine réserve parce que je n’aurais peut-être pas tiré la même conclusion que l’Agent. Mais, dans le cadre d’une demande comme celle-ci, je ne peux pas substituer mon opinion à celle de l’Agent. Si je le faisais, je ne respecterais pas le rôle qui incombe à la Cour en matière de contrôle judiciaire.

[70]  Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier. Je reconnais qu’il n’y en a pas.


JUGEMENT au dossier IMM-2119-19

LA COUR STATUE ce qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens;

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2119-19

 

INTITULÉ :

CÉLINE ANDRÉE ALZINE BRAUD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 janvier 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 janvier 2020

 

COMPARUTIONS :

Elhadji Madiara Niang

 

Pour la demanderesse

 

Guillaume Bigaouette

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Elhadji Madiara Niang

Québec (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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