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Date : 20050609

Dossier : IMM-6450-04

Référence : 2005 CF 828

Toronto (Ontario), le 9 juin 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY

ENTRE :

SENAN DAOUD

(alias SENAN MOHAMMAD DAOUD)

                                                                                                                                           demandeur

                                                                             et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                             défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                M. Senan Daoud est un Palestinien âgé de 40 ans qui vient de Jénine, en Cisjordanie. Il a sollicité le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la Commission) a statué, le 22 juin 2004, qu'il n'était pas un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger. Voici les motifs pour lesquels j'ai conclu que la demande doit être accueillie et que l'affaire doit être renvoyée à la Commission pour nouvelle décision.

[2]                M. Daoud a allégué que l'on croyait qu'il collaborait avec les Israéliens. Il était gérant d'un café Internet à Jénine et il apportait de l'aide technique aux clients. L'un de ses clients était une femme appelée Mona. Des militants palestiniens qui soupçonnaient Mona de travailler pour les Israéliens l'ont capturée. M. Daoud affirme que Mona a donné son nom aux militants pendant qu'elle était interrogée. Trois hommes armés se sont ensuite rendus au café et ont agressé M. Daoud. Il craignait donc que sa vie soit en danger; il s'est caché jusqu'à ce qu'il puisse prendre des dispositions pour se rendre en Jordanie au mois de mars 2003, et de là, aux États-Unis. Il a tenté d'obtenir un visa de visiteur pour le Canada, mais le visa lui a été refusé. Il est ensuite arrivé au Canada le 3 juillet 2003; il a demandé l'asile à la frontière.

[3]                M. Daoud voyageait en utilisant un passeport jordanien, mais il ressort clairement de la preuve qu'il n'a pas le droit de vivre en Jordanie.

[4]                La Commission a conclu que le récit de M. Daoud n'était pas crédible. Elle a conclu qu'il y avait des contradictions entre les notes prises au point d'entrée (le PDE), le Formulaire de renseignements personnels (le FRP) de M. Daoud et son témoignage de vive voix, et elle a conclu que le récit n'était pas vraisemblable.


POINTS LITIGIEUX

[5]                1.          La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que M. Daoud pouvait retourner en Jordanie?

2.          La Commission a-t-elle commis une erreur au sujet de la question de la crédibilité?

3.          La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que M. Daoud pouvait se prévaloir d'une protection étatique adéquate?

ARGUMENTS ET ANALYSE

1.          Retour en Jordanie

[6]                Dans ses observations écrites, le demandeur fait valoir que la Commission a commis une erreur en mentionnant à maintes reprises la Jordanie comme endroit où il pouvait être renvoyé sans crainte d'être persécuté. La demande du demandeur visait uniquement la Palestine, et la preuve montrait sans équivoque que le demandeur n'avait pas le droit de retourner en Jordanie, et ce, même si la Commission a conclu qu'il pouvait y retourner. Le demandeur affirme que la Commission a commis une erreur à ce sujet en donnant des motifs inadéquats, étant donné qu'elle n'a pas procédé à une analyse au sujet de la question du pays de référence.


[7]                Au cours de l'argumentation orale, on n'a pas insisté sur ce point. Selon moi, la Commission n'a pas commis d'erreur susceptible d'examen en se référant à la Jordanie puisque M. Daoud voyageait avec un passeport jordanien et qu'il était passé par la Jordanie pour se rendre aux États-Unis et de là au Canada. Si le demandeur était renvoyé du Canada, ce serait probablement d'abord vers les États-Unis, et de là, en Jordanie. La Commission pouvait à juste titre se demander si le demandeur craignait réellement d'être persécuté dans ce pays. Toutefois, le passeport jordanien du demandeur ne lui confère pas de droits en tant que ressortissant de ce pays et, selon toute probabilité, si le demandeur était renvoyé dans ce pays, il n'y séjournerait pas longtemps.

2.          Crédibilité

[8]                La Commission a tiré plusieurs conclusions d'incohérence et d'invraisemblance dans le récit de M. Daoud, lesquelles ne sont pas à mon avis étayées par la preuve. Certaines conclusions ne tirent pas à conséquence, mais elles contribuent à donner l'impression générale que la Commission ne comprenait pas vraiment la preuve.


[9]                À l'appui de la conclusion qu'elle a tirée au sujet de la crédibilité, la Commission a conclu à l'existence de contradictions entre les notes prises par l'agent d'immigration au PDE et le témoignage de M. Daoud. Les notes prises lors des entrevues qui ont eu lieu dès qu'un demandeur d'asile a la possibilité de présenter son récit au Canada peuvent bien étayer une conclusion de manque de crédibilité s'il est démontré qu'elles ne sont pas conformes aux comptes rendus que le demandeur fait par la suite dans son FRP ou dans son témoignage de vive voix.

[10]            En l'espèce, les notes prises par l'agent lors de l'entrevue au PDE n'étayent pas les conclusions de la Commission. Il ressort de la lecture de ces notes dans leur ensemble que la question de savoir si M. Daoud pouvait se réclamer de la protection étatique en Jordanie a été éclaircie au cours de l'entrevue. En outre, la mention par l'agent du fait que Mona avait été torturée par les Israéliens plutôt que par des militants palestiniens est manifestement erronée, comme le montre le contexte dans lequel cette remarque s'inscrit.

[11]            M. Daoud a témoigné ne pas avoir fait les déclarations que l'agent lui avait attribuées dans les notes prises au PDE. Ainsi, il n'a pas dit que Mona était sa [traduction] « petite amie » . Il a déclaré que l'interprète, à l'entrevue, parlait arabe avec un fort accent soudanais et qu'il avait de la difficulté à le comprendre, ce qui est une explication qui semble raisonnable. La mauvaise communication peut facilement se produire dans la même langue en présence de dialectes et d'accents différents. La Commission n'a pas tenu compte de cette explication, ce qu'il lui était loisible de faire, mais à mon avis elle a commis une erreur en acceptant comme elles étaient rédigées les notes de l'agent pour conclure à l'existence de contradictions qui ne sont pas étayées par la preuve dans son ensemble.


[12]            La transcription de l'audience indique que le commissaire a soulevé des questions non pertinentes comme la question de savoir si Mona était jolie. La preuve de M. Daoud montrait clairement qu'il s'agissait d'une relation d'affaires plutôt que d'une relation personnelle.

[13]            La Commission a conclu à l'existence d'une contradiction au sujet de la question de savoir comment les interrogateurs avaient obtenu le nom de Mona :

Il a témoigné qu'ils n'ont jamais été vus ensemble à l'extérieur du café étant donné qu'ils n'étaient pas autorisés socialement à se fréquenter. Compte tenu du fait que leur relation était strictement professionnelle et qu'ils n'entretenaient aucun autre lien, le tribunal a demandé au demandeur d'asile pourquoi Mona aurait mentionné son nom aux militants palestiniens. En guise de réponse, le demandeur d'asile a d'abord témoigné que les militants palestiniens connaissaient son nom parce que Mona leur avait dit qu'il était un collaborateur. Il s'est ensuite contredit en déclarant que les militants avaient peut-être obtenu son nom et son numéro de téléphone à partir d'un téléphone cellulaire.

À l'audience, la Commission a invité M. Daoud à faire des conjectures au sujet de ce que croyaient les interrogateurs et au sujet de la façon dont ceux-ci avaient obtenu son nom. M. Daoud pouvait uniquement relater ce qu'on lui avait dit. Ses réponses n'étaient pas contradictoires, mais il s'agissait de deux conjectures possibles qui n'étaient pas mutuellement exclusives.


[14]            La Commission a conclu qu'il était invraisemblable que Mona ait le numéro d'affaires de M. Daoud sur son téléphone cellulaire. On n'a pas demandé à M. Daoud pourquoi Mona avait son numéro sur son téléphone cellulaire. M. Daoud a de fait témoigné que Mona avait un ordinateur chez elle et qu'elle appelait au café pour lui demander de l'aide au sujet de son fonctionnement. Mona se rendait au café plusieurs fois par semaine pour utiliser Internet, étant donné que le coût du service à domicile était beaucoup plus élevé. Il n'était pas raisonnable d'inférer que Mona n'aurait pas eu, sur son téléphone cellulaire, le numéro de téléphone de M. Daoud.

[15]            La Commission a fait les remarques suivantes au sujet du fondement de la demande du demandeur :

Le tribunal lui a demandé pourquoi on le rechercherait aujourd'hui alors qu'il n'a pu fournir aucun renseignement à l'Autorité palestinienne ou aux militants palestiniens. Le demandeur d'asile a répondu que les militants et l'Autorité palestinienne l'interrogeraient de nouveau et allègue qu'ils se sont une fois de plus informés de ses allées et venues auprès de sa famille. Compte tenu de l'incapacité du demandeur d'asile de fournir des renseignements à ces personnes qui soi-disant le poursuivaient, et en l'absence d'éléments de preuve crédibles et fiables démontrant qu'il est effectivement recherché, le tribunal conclut que le témoignage du demandeur d'asile à ce sujet n'est pas crédible.     [Non souligné dans l'original.]

Le fait qu'une personne qui affirme être persécutée du fait des opinions politiques qu'on lui impute ne peut pas révéler aux individus qui la torturent ce que ces derniers veulent entendre ne devrait pas lui être reproché dans le cadre d'une demande d'asile. De plus, la Commission ne disposait d'aucun élément de preuve contredisant le compte rendu de M. Daoud.


[16]            La Commission affirme que M. Daoud a témoigné qu'il n'avait pas cherché à se faire soigner après avoir été agressé par les trois hommes armés et elle se fonde sur cette affirmation pour tirer une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité. La Commission peut avoir fait une inférence à partir du témoignage selon lequel M. Daoud n'avait pas cherché à se faire soigner parce qu'il s'était immédiatement caché à la suite de l'incident, mais la question n'a pas été posée à M. Daoud pendant l'audience. La question des soins médicaux ne semble pas avoir été examinée. La conclusion de la Commission n'est pas fondée sur la preuve.

3.          La protection étatique

[17]            M. Daoud soutient que la Commission a commis une erreur en concluant qu'il n'avait pas présenté de preuve établissant qu'il était en danger parce que l'on estimait qu'il collaborait avec les Israéliens. À part le témoignage lui-même de M. Daoud, il existait une preuve corroborante explicite digne de foi dans la trousse de documents étatiques, dans le rapport de 2003 du Département d'État américain et dans le rapport de 2003 de Human Rights Watch World. À l'audience, l'agent de protection des réfugiés a convenu que l'Autorité palestinienne ou ses partisans justiciers traitaient sévèrement les personnes soupçonnées d'espionnage. À coup sûr, M. Daoud ne pouvait pas s'adresser aux Israéliens sans confirmer les soupçons concernant sa qualité de collaborateur. La Commission n'a pas du tout examiné cette preuve et elle a donc commis une erreur susceptible d'examen : Bains c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (1re inst.); Dirie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 153 F.T.R. 1 (1re inst.).


[18]            Le défendeur soutient qu'il n'est pas nécessaire d'examiner la preuve documentaire lorsque le fondement même de la demande n'est pas étayé par un témoignage crédible : Sheikh c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1990] 3 C.F. 238 (C.A.F.), aux paragraphes 8 et 9.

[19]            Le défendeur a raison de dire que s'il n'existe aucun fondement subjectif à l'appui d'une demande, il n'est pas nécessaire d'examiner le fondement objectif. Toutefois, il est préférable pour la Commission de procéder à une analyse complète, de façon à ce que la décision puisse néanmoins être maintenue s'il est conclu qu'elle a commis une erreur au sujet d'un volet du critère.

[20]            La seule mention que la Commission a faite au sujet d'une analyse relative à la crainte objective est faite dans le contexte d'une conclusion relative à la crédibilité :

Il n'a présenté aucun article de journal ni aucune lettre pour appuyer son opinion selon laquelle aucune protection de l'État n'est disponible. Le tribunal estime que le demandeur d'asile se laisse aller à des hypothèses et en l'absence d'éléments de preuve crédibles et fiables, le tribunal conclut que le demandeur d'asile n'est pas crédible en ce qui concerne la raison pour laquelle il n'a pas consulté de médecin ni demandé la protection de la police.

Cette déclaration va directement à l'encontre de la preuve documentaire. Selon moi, il est également troublant que la Commission reproche à M. Daoud les « hypothèses » qu'il a émises dans ce cas-ci, mais qu'elle se soit fondée sur ces hypothèses pour tirer d'autres conclusions défavorables au sujet de la crédibilité.

[21]            Somme toute, je suis convaincu que la décision dans son ensemble est manifestement déraisonnable et qu'elle doit être annulée. Aucune question de portée générale n'a été proposée et aucune question n'est certifiée.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la demande soit accueillie. L'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés pour nouvelle décision. Aucune question n'est certifiée.

                                                                          « Richard G. Mosley »                     

                                                                                                     Juge                                  

Traduction certifiée conforme

D. Laberge, LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                 IMM-6450-04

INTITULÉ :                                                                SENAN DAOUD

demandeur

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

DATE DE L'AUDIENCE :                                       LE 8 JUIN 2005

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                               LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :                                               LE 9 JUIN 2005

COMPARUTIONS :

Geraldine MacDonald                                                    POUR LE DEMANDEUR

Anshumal Juyal                                                              POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Geraldine MacDonald

Toronto (Ontario)                                                          POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                                POUR LE DÉFENDEUR

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