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Date : 20200122


Dossier : IMM‑1265‑19

Référence : 2020 CF 95

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

GURDEEP SINGH SANGHA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), à l’encontre de la décision, datée du 24 janvier 2019, par laquelle un agent des visas a refusé de délivrer un permis de travail au demandeur.

II.  CONTEXTE

[2]  Le demandeur, Gurdeep Singh Sangha, est un citoyen de l’Inde. Il est actuellement détenteur d’un permis de travail à Dubaï, aux Émirats arabes unis (EAU), où il travaille comme camionneur. Le demandeur souhaite maintenant obtenir un permis de travail afin de travailler comme conducteur de grand routier pour Rig Logistics Inc. (Rig) à Rocky View (Alberta).

[3]  Le 20 août 2018, Rig a reçu une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) d’Emploi et Développement social Canada/Service Canada, qui a conclu que l’embauche de 15 étrangers comme conducteurs de grand routier à Rocky View (Alberta) aurait une [traduction] « incidence positive ou neutre sur le marché du travail du Canada ». Dans l’EIMT, on invitait donc les étrangers en question à soumettre leurs demandes de permis de travail à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC). L’EIMT soulignait que les exigences du poste comprenaient un diplôme d’études secondaires ainsi que des compétences en anglais, tant à l’oral qu’à l’écrit.

[4]  Le 5 novembre 2018, le demandeur a signé un contrat de travail de 24 mois avec Rig. Le contrat stipulait que le demandeur devrait s’acquitter des tâches suivantes :

  charger et décharger des marchandises;

  recouvrir les marchandises d’une bâche et assurer la sécurité de celles-ci;

  effectuer des réparations d’urgence en bordure de route;

  Conduire des camions porteurs ou à châssis articulé pour transporter des marchandises et des matériaux;

  noter les renseignements sur la cargaison, les heures de service, la distance parcourue et la consommation d’essence;

  effectuer des inspections avant le départ, en cours de route et après l’arrivée, et surveiller tous les aspects du véhicule;

  surveiller l’état du véhicule et inspecter les pneus, les phares, les freins, le compartiment d’entrepôt frigorifique et autre équipement;

  recevoir et transmettre des renseignements au service central de répartition, et faire partie d’une équipe de deux camionneurs ou d’un convoi.

[5]  Quelques jours après la signature du contrat de travail, le demandeur a présenté sa demande de permis de travail à IRCC. Dans sa demande, il a noté qu’il pouvait communiquer en anglais, qu’il possédait un diplôme d’études secondaires et qu’il détenait un permis de conducteur de véhicule lourd à Dubaï depuis mai 2017. Il a également dressé la liste de ses expériences de travail pertinentes. En effet, sa demande indiquait qu’il travaillait comme camionneur à Dubaï depuis mars 2016, et avait occupé un emploi de chauffeur d’autobus scolaire à Faridkot, au Pendjab, de février 2010 à novembre 2015. Le demandeur a fourni des lettres de deux employeurs qui confirmaient son expérience de travail et son salaire actuel comme camionneur à Dubaï.

III.  LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[6]  Le 24 janvier 2019, le demandeur a reçu une lettre de l’agent des visas refusant sa demande de permis de travail. L’agent des visas a indiqué que la demande ne répondait pas aux exigences de la LIPR. Plus précisément, il a conclu que le demandeur n’était [TRADUCTION] « pas en mesure de démontrer qu[’il serait] en mesure d’effectuer adéquatement le travail » en question.

[7]  Les notes de l’agent des visas fournissent des motifs plus détaillés pour justifier le refus de la demande de permis de travail. L’agent des visas a d’abord reconnu les points suivants dans ses notes : (1) le demandeur possède un permis de conducteur de véhicule lourd; (2) il détient deux ans et demi d’expérience de travail comme camionneur aux EAU; et (3) il est titulaire d’un diplôme d’études secondaires. Cependant, l’agent des visas a aussi soulevé plusieurs préoccupations, notamment le fait que le demandeur n’avait pas fourni les éléments suivants :

  1. Résultats à l’examen du Système international de tests de la langue anglaise (IELTS).

  2. Relevés bancaires confirmant le salaire qu’il reçoit comme camionneur aux EAU.

  3. Preuve de la réussite d’une formation officielle de camionneur.

[8]  En conséquence, l’agent des visas a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il [TRADUCTION] « poss[édait] les compétences nécessaires pour exercer adéquatement l’emploi proposé au Canada de manière à protéger la sécurité des Canadiens ». La demande de permis de travail a donc été refusée.

IV.  LES QUESTIONS À TRANCHER

[9]  Les questions à trancher en l’espèce sont les suivantes :

  1. La décision de l’agent des visas a‑t‑elle porté atteinte au droit du demandeur à l’équité procédurale?

  2. L’agent des visas a‑t‑il évalué de façon erronée les compétences linguistiques du demandeur?

  3. L’agent des visas a‑t‑il resserré à tort les exigences du poste quand il a analysé la capacité du demandeur à exercer l’emploi proposé?

V.  LA NORME DE CONTRÔLE

[10]  La présente demande a été débattue avant que la Cour suprême du Canada ne rende les récents arrêts Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] et Bell Canada c Canada (Procureur général), 2019 CSC 66. Le jugement de notre Cour a été mis en délibéré. Les observations des parties sur la norme de contrôle étaient donc fondées sur le cadre prévu par l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]. Cependant, compte tenu des circonstances de l’espèce et des directives énoncées par la Cour suprême du Canada au paragraphe 144 de l’arrêt Vavilov, notre Cour a conclu qu’il n’était pas nécessaire de demander aux parties de présenter des observations supplémentaires sur la norme de contrôle. En effet, j’ai appliqué le cadre établi par l’arrêt Vavilov à mon analyse de la demande, et ce cadre ne change rien à la norme de contrôle à employer, ni à mes conclusions.

[11]  Aux paragraphes 23 à 32 de l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont tenté de simplifier la façon dont le tribunal détermine la norme de contrôle qui s’applique à l’égard des questions dont il est saisi. Les juges majoritaires se sont écartés de l’approche contextuelle et catégorielle adoptée dans l’arrêt Dunsmuir afin d’instituer une présomption selon laquelle la norme de la raisonnabilité est celle qui s’applique. Toutefois, ils ont signalé que cette présomption pouvait être réfutée : (1) dans le cas d’une intention claire du législateur de prescrire une autre norme de contrôle (Vavilov, aux paragraphes 33 à 52); et (2) dans certaines situations où la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte, par exemple dans le cas de questions constitutionnelles, de questions de droit générales d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et de questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, aux paragraphes 53 à 64).

[12]  Le demandeur et le défendeur ont tous deux fait valoir que la norme de contrôle applicable à la question de l’équité procédurale était celle de la décision correcte, alors que la norme de contrôle s’appliquant à l’évaluation, faite par l’agent des visas, de la demande de permis de travail présentée par le demandeur était celle de la raisonnabilité.

[13]  Certains tribunaux ont récemment conclu que la norme de contrôle applicable à une allégation de manquement à l’équité procédurale est celle de la « décision correcte » (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61 [Khosa]). L’arrêt Vavilov de la Cour suprême du Canada ne traite pas de la norme de contrôle qui s’applique aux questions d’équité procédurale (Vavilov, paragraphe 23). Cependant, une approche plus judicieuse sur le plan doctrinal veut qu’aucune norme de contrôle ne s’applique à la question de l’équité procédurale. Voici comment la Cour suprême du Canada s’est exprimée à ce sujet dans l’arrêt Moreau‑Bérubé c Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11 :

[L’équité procédurale] n’exige pas qu’on détermine la norme de révision judiciaire applicable. Pour vérifier si un tribunal administratif a respecté l’équité procédurale ou l’obligation d’équité, il faut établir quelles sont les procédures et les garanties requises dans un cas particulier. [Moreau‑Bérubé, paragraphe 74.]

[14]  En ce qui a trait à la norme de contrôle qui s’applique à l’évaluation de la demande de permis de travail faite par l’agent des visas en l’espèce, rien ne permet de réfuter la présomption selon laquelle la norme de raisonnabilité est celle qui trouve application. L’application de la norme de la raisonnabilité à cette question est également conforme à la jurisprudence qui existait avant que la Cour suprême du Canada ne rende l’arrêt Vavilov. En effet, avant l’arrêt Vavilov, il était bien établi que la norme de raisonnabilité était celle qui s’appliquait. Voir les décisions Toor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1143, au paragraphe 6, Baran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 463, aux paragraphes 15 et 16, et Bui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 440, aux paragraphes 22 et 23.

[15]  Lorsque le contrôle d’une décision est effectué selon la norme de la raisonnabilité, l’analyse s’attachera à déterminer si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au paragraphe 99). La norme de la raisonnabilité est une norme de contrôle unique qui « s’adapte au contexte », lequel varie (Vavilov, au paragraphe 89, citant la décision Khosa, au paragraphe 59). Ces contraintes d’ordre contextuel « cernent les limites et les contours de l’espace à l’intérieur duquel le décideur peut agir, ainsi que les types de solution qu’il peut retenir » (Vavilov, au paragraphe 90). Autrement dit, la Cour doit intervenir seulement si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au paragraphe 100). La Cour suprême du Canada a énuméré deux types de lacunes fondamentales qui rendent une décision déraisonnable, savoir : (1) un manque de logique interne dans le raisonnement d’un décideur; et (2) le caractère indéfendable d’une décision « compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision » (Vavilov, au paragraphe 101).

VI.  DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[16]  Voici les dispositions de la LIPR applicables à la présente demande de contrôle judiciaire :

Visa et documents

Application before entering Canada

11 (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

11 (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document may be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

[…]

Règlements

Regulations

32 Les règlements régissent l’application des articles 27 à 31, définissent, pour l’application de la présente loi, les termes qui y sont employés et portent notamment sur :

32 The regulations may provide for any matter relating to the application of sections 27 to 31, may define, for the purposes of this Act, the terms used in those sections, and may include provisions respecting

a) les catégories de résidents temporaires, notamment les étudiants et les travailleurs;

(a) classes of temporary residents, such as students and workers;

[…]

[17]  La disposition suivante du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement), est également pertinente à l’égard de la présente demande de contrôle judiciaire :

200 (3) Le permis de travail ne peut être délivré à l’étranger dans les cas suivants :

200 (3) An officer shall not issue a work permit to a foreign national if

a) l’agent a des motifs raisonnables de croire que l’étranger est incapable d’exercer l’emploi pour lequel le permis de travail est demandé;

(a) there are reasonable grounds to believe that the foreign national is unable to perform the work sought;

[…]

VII.  ARGUMENTS

A.  Demandeur

[18]  Le demandeur fait valoir que la décision de l’agent des visas de refuser sa demande de permis de travail porte atteinte à son droit à l’équité procédurale et que, en tout état de cause, elle était déraisonnable. Par conséquent, il demande à la Cour de casser la décision et de la renvoyer à un autre agent des visas pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

(1)  Manquement à l’équité procédurale

[19]  Le demandeur soutient que l’agent des visas a violé son droit à l’équité procédurale, car celui-ci ne lui a pas permis de répondre à la conclusion déguisée sur la crédibilité qu’il avait tirée quant au contenu de la lettre d’emploi. Le demandeur affirme que l’inférence négative tirée par l’agent des visas du fait qu’il n’a pas fourni de relevés bancaires confirmant son salaire équivaut à une conclusion sur la crédibilité, car la lettre d’emploi fournie comprenait une ventilation de son salaire.

[20]  Étant donné que l’agent des visas n’a pas mentionné les lettres d’emploi du demandeur ni la raison pour laquelle les relevés bancaires étaient essentiels à l’évaluation de sa demande, le demandeur fait valoir que la seule conclusion logique qui s’impose est que l’agent des visas ne jugeait pas crédibles les renseignements contenus dans les lettres. Le demandeur laisse entendre que ce dernier croyait peut‑être qu’il n’avait même jamais travaillé pour une entreprise de camionnage à Dubaï.

[21]  Le demandeur soutient que la Cour a conclu, à de nombreuses reprises, que l’obligation d’équité procédurale exige qu’un agent des visas donne à un demandeur l’occasion de répondre aux préoccupations concernant la crédibilité des renseignements présentés. Le demandeur cite à cet effet la décision du juge Mosley dans l’affaire Hassani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1283 :

[24]  Il ressort clairement de l’examen du contexte factuel des décisions mentionnées ci‑dessus que, lorsque les réserves découlent directement des exigences de la loi ou d’un règlement connexe, l’agent des visas n’a pas l’obligation de donner au demandeur la possibilité d’y répondre. Lorsque, par contre, des réserves surgissent dans un autre contexte, une telle obligation peut exister. C’est souvent le cas lorsque l’agent des visas a des doutes sur la crédibilité, l’exactitude ou l’authenticité de renseignements fournis par le demandeur au soutien de sa demande, comme dans Rukmangathan, ainsi que dans John [John c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 257, 26 Imm. L.R. (3d) 221 (C.F. 1re inst.)] et Cornea [Cornea c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 257, 30 Imm. L.R. (3d) 38 (C.F.)], deux décisions citées par la Cour dans Rukmangathan, précitée.

[Non souligné dans l’original.]

[22]  Le demandeur ajoute que le juge Zinn a réitéré cette conclusion dans la décision Madadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 716, au paragraphe 6.

[23]  Étant donné que l’agent des visas n’a pas donné au demandeur l’occasion de répondre à ces préoccupations concernant sa crédibilité, le demandeur conclut qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale.

(2)  Évaluation concernant les compétences linguistiques du demandeur

[24]  Le demandeur soutient également que l’agent des visas a évalué de façon déraisonnable la question de ses compétences linguistiques, car il n’a pas analysé de quelle façon ces compétences se répercuteraient sur sa capacité à exercer l’emploi proposé.

[25]  Le demandeur cite le guide opérationnel d’IRCC qui prévoit ce qui suit :

Pour décider s’il est nécessaire de présenter des preuves de la capacité linguistique, les notes de l’agent doivent faire référence aux exigences prévues dans l’EIMT, aux conditions de travail décrites dans l’offre d’emploi et aux exigences établies dans la CNP pour le type de poste précis, dans la détermination du niveau exact des compétences linguistiques nécessaires pour effectuer le travail prévu. Les notes inscrites dans le système doivent indiquer clairement l’évaluation linguistique effectuée par l’agent et, dans les cas où la demande est rejetée, elles doivent présenter clairement l’analyse portant sur la manière dont le demandeur n’a pas réussi à convaincre l’agent qu’il serait capable d’effectuer le travail souhaité.

[26]  Le demandeur fait ainsi valoir que l’EIMT exigeait seulement des compétences orales et écrites en anglais, et qu’aucune des tâches énumérées dans le contrat de travail n’exigeait un niveau d’anglais élevé. De plus, il souligne que l’agent des visas n’a pas tenu compte du fait que Rig avait déjà vérifié que les compétences linguistiques du demandeur correspondaient à celles exigées pour le poste. Par conséquent, le demandeur soutient qu’en exigeant la production des résultats à l’examen IELTS, l’agent des visas avait déraisonnablement [traduction] « introduit comme condition un niveau d’anglais qui n’est pas nécessaire pour le poste », ce qui est analogue à la conclusion de la Cour dans la décision Tan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1079, aux paragraphes 41 et 42 [Tan], et contraire au guide opérationnel d’IRCC.

(3)  Resserrement des exigences du poste

[27]  Enfin, le demandeur soutient qu’il était déraisonnable pour l’agent des visas d’exiger une formation officielle de camionneur pour pouvoir obtenir le permis de travail, alors que l’EIMT et la Classification nationale des professions (CNP) pertinente n’exigent qu’un diplôme d’études secondaires.

[28]  Même si la CNP pertinente prévoit que la « réussite d’un programme de formation accrédité pour camionneurs d’une durée de jusqu’à trois mois […] peut être exigée », le demandeur fait valoir que le mot « peut » indique clairement qu’il ne s’agit pas d’une exigence obligatoire.

[29]  Par conséquent, le demandeur affirme que l’agent des visas a manifestement resserré les exigences du poste par rapport aux exigences contenues dans l’EIMT et la CNP, sans pour autant justifier pourquoi le demandeur devait y satisfaire afin de pouvoir exercer adéquatement l’emploi proposé au Canada, ce qui a rendu la décision déraisonnable. Le demandeur avance plutôt que son expérience de camionneur et son diplôme d’études secondaires suffisent en l’espèce.

B.  Défendeur

[30]  Le défendeur soutient que l’agent des visas n’a aucunement violé le droit à l’équité procédurale du demandeur, et qu’il a mené une analyse approfondie et raisonnable de la demande de permis de travail. Ainsi, la décision de l’agent des visas devrait être confirmée.

(1)  Atteinte à l’équité procédurale

[31]  Le défendeur fait valoir qu’il n’y a eu aucune atteinte à l’équité procédurale en l’espèce, dans la mesure où l’agent des visas n’a formulé aucune conclusion sur la crédibilité. De fait, le défendeur cite les notes de l’agent des visas montrant que celui-ci croyait et acceptait que le demandeur possédait une expérience de travail en tant que camionneur aux EAU.

[32]  Le défendeur soutient qu’il s’agit plutôt d’un cas dans lequel le demandeur n’a tout simplement pas démontré qu’il satisfaisait aux exigences de la LIPR et du Règlement. Le défendeur déclare qu’il est bien établi que c’est au demandeur qu’incombe le fardeau de convaincre l’agent des visas qu’il respecte toutes les exigences imposées par la loi relativement à l’octroi du permis de travail demandé.

[33]  En fait, le défendeur souligne que la Cour a conclu à maintes reprises que, si un demandeur ne fournit pas suffisamment d’éléments de preuve pour convaincre l’agent des visas qu’un permis de travail doit lui être accordé, l’agent des visas n’a pas l’obligation de donner au demandeur une occasion de fournir des renseignements supplémentaires. Le défendeur indique que ce principe est énoncé succinctement comme suit dans la décision Pacheco Silva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 733 [Pacheco Silva] :

[20]  Je suis d’avis qu’il n’y a pas eu atteinte en l’espèce aux principes d’équité procédurale. Il incombe au demandeur de fournir tous les documents d’appui pertinents et de présenter suffisamment d’éléments de preuve crédibles au soutien de sa demande. Dans sa lettre de décision, l’agente a déclaré bien clairement que le demandeur ne s’était pas acquitté de ce fardeau. Il incombe au demandeur de présenter la meilleure preuve possible (se reporter à Lam c. Canada (M.C.I.) (1998), 152 F.T.R. 316 (1re inst.). Il n’y a pas eu déplacement vers l’agente du fardeau de preuve, et le demandeur n’a pas droit à une entrevue personnelle si la demande est ambiguë ou s’il n’a pas fourni de documents à l’appui de sa demande. En l’espèce, l’agente n’avait nulle obligation de réunir ou chercher d’autres éléments de preuve ni de demander d’autres renseignements.

(2)  Évaluation des compétences linguistiques du demandeur

[34]  Le défendeur souligne qu’il incombe au demandeur de convaincre l’agent des visas qu’il satisfait à toutes les exigences de la loi en vue d’obtenir le permis de travail visé. En l’espèce, le demandeur n’a pas fourni d’éléments de preuve démontrant qu’il possédait les compétences en anglais, à l’oral et à l’écrit, nécessaires pour pouvoir exercer adéquatement l’emploi en question, même si l’EIMT ne mentionnait pas en toutes lettres ces exigences linguistiques. De plus, le défendeur signale qu’on ne pouvait s’attendre à ce que l’agent des visas mène une analyse détaillée des compétences linguistiques du demandeur par rapport aux exigences de l’emploi concerné, car l’agent des visas n’avait tout simplement été saisi d’aucun élément de preuve à analyser de la sorte.

[35]  Le défendeur soutient que la présente affaire se distingue de l’affaire Tan, précitée, en ce que l’agent des visas, en l’espèce, n’a pas resserré les exigences linguistiques, mais a plutôt cherché à appliquer les exigences énoncées dans l’EIMT. Le défendeur cite à ce propos les décisions Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 360, aux paragraphes 12 et 13, et Singh Grewal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 627, au paragraphe 17, qui confirment toutes deux qu’un demandeur doit s’acquitter du fardeau de démontrer qu’il satisfait aux exigences linguistiques.

[36]  De plus, le défendeur signale que l’agent des visas a l’obligation d’examiner les éléments de preuve dont il dispose pour déterminer si un demandeur est en mesure d’exercer adéquatement l’emploi en question. Même si le demandeur fait valoir que Rig était d’avis qu’il satisfaisait les exigences linguistiques du poste, la Cour a reconnu, au paragraphe 12 de la décision Chen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1378, qu’un agent des visas n’est pas lié par les déclarations d’un employeur au sujet des exigences linguistiques ou de la suffisance des compétences linguistiques d’un demandeur.

(3)  Resserrement des exigences du poste

[37]  Enfin, le défendeur soutient que les exigences du poste qui sont énoncées dans l’EIMT n’ont pas d’effet déterminant sur la façon dont un agent des visas devrait exercer son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il évalue une demande de permis de travail. Le défendeur invoque la décision Sluice c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1132, dans laquelle la Cour a confirmé que l’agent des visas a l’obligation de mener une évaluation indépendante de la capacité du demandeur à exercer l’emploi recherché.

[38]  Le défendeur cite également la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 115 [Singh (2015)], où la Cour s’est penchée sur une affaire similaire. Dans Singh (2015), le demandeur comptait 10 ans d’expérience de travail comme camionneur en Italie, et avait présenté une lettre d’emploi et une preuve de la possession d’un permis valide. Néanmoins, même s’il respectait les exigences énoncées dans l’avis relatif au marché du travail, la demande de permis de travail du demandeur a été rejetée parce que l’agent des visas n’était pas convaincu que le demandeur pouvait exercer adéquatement l’emploi en question. Le défendeur souligne que la Cour a reconnu, dans cette affaire, que les exigences de l’avis relatif au marché du travail n’avaient pas d’effet contraignant sur l’évaluation, par l’agent des visas, de la question de savoir si un demandeur est en mesure d’exercer adéquatement l’emploi visé (Singh 2015, précitée, au paragraphe 20).

VIII.  ANALYSE

[39]  Comme la décision le précise, la demande de permis de travail du demandeur a été refusée parce qu’il n’avait pas été en mesure de démontrer qu’il serait en mesure d’exercer l’emploi qu’il souhaitait avoir au Canada.

[40]  Le paragraphe 200(3) du Règlement dispose qu’un agent des visas ne doit pas délivrer de permis de travail à un étranger s’il y a des motifs raisonnables de croire que l’étranger est incapable d’exercer l’emploi pour lequel le permis de travail est demandé.

[41]  Les notes de l’agent des visas indiquent qu’il n’était [TRADUCTION] « pas convaincu que [le demandeur] poss[édait] les compétences nécessaires pour exercer adéquatement l’emploi proposé au Canada de manière à protéger la sécurité des Canadiens ».

[42]  Le demandeur ne prétend pas que l’agent des visas a commis une erreur susceptible de révision lorsqu’il a tenu compte de la sécurité des Canadiens. Le paragraphe 200(3) du Règlement ne prescrit pas un niveau de compétence ou de sécurité en particulier, mais, dans le cas d’un conducteur de grand routier, la sécurité doit assurément être une exigence primordiale pour établir la compétence. À cet égard, la jurisprudence est claire : c’est au demandeur d’un permis de travail que revient le fardeau de fournir des éléments de preuve suffisants pour démontrer sa compétence; un agent des visas possède un large pouvoir discrétionnaire pour trancher l’affaire; et il faut faire preuve d’un haut niveau de déférence à l’égard de sa décision. Voir, par exemple, la décision Taipur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 25, aux paragraphes 19 et 20, et Khosa, précité, aux paragraphes 4 et 46.

[43]  En l’espèce, l’agent des visas a mentionné expressément l’expérience et les qualifications portées à sa connaissance par le demandeur. Il a cependant clairement indiqué que les éléments présentés n’étaient pas suffisants pour le convaincre que le demandeur serait en mesure d’exercer l’emploi de manière à protéger la sécurité des Canadiens.

[44]  En fin de compte, dans la mesure où son évaluation est raisonnable et fondée sur les éléments de preuve présentés, c’est évidemment l’agent des visas, et non la Cour, qu’il fallait convaincre. Il est très courant que, dans le cas de demandes de contrôle judiciaire concernant des permis de travail, les demandeurs soient en désaccord avec un agent des visas et affirment croire qu’ils satisfaisaient aux exigences. Cependant, un tel désaccord ne constitue pas un motif justifiant un contrôle judiciaire.

[45]  En l’espèce, le demandeur fait par exemple valoir les points suivants :

  • a) Dans la décision, l’agent des visas a introduit un niveau de compétence linguistique en anglais plus élevé que le niveau exigé pour l’emploi et [traduction] « n’a pas évalué les compétences linguistiques au regard des lignes directrices énoncées dans la politique pertinente, des tâches énoncées dans la CNP et du contrat de travail ».

  • b) L’agent des visas a introduit une exigence d’emploi inexistante en demandant une preuve de réussite d’une formation officielle en camionnage;

  • c) L’agent des visas a violé son droit à l’équité procédurale en exigeant des copies de relevés bancaires indiquant son salaire, plutôt que de se fier aux lettres de son employeur qui confirmaient son emploi et son salaire (cette question a été retirée à l’audience).

[46]  Or, l’agent des visas a pris note du contenu de la demande et indiqué clairement que les principales préoccupations tenaient aux questions de savoir :

  1. Si le demandeur possédait les compétences nécessaires pour être un conducteur de grand routier au Canada. À cet égard, l’agent des visas a noté que [traduction] « [le demandeur] n’a pas fourni de preuves démontrant qu’il a reçu une formation officielle en camionnage. Il est noté que [le demandeur] travaille depuis 2,5 ans comme camionneur aux EAU ».

  2. Si le demandeur détenait les compétences linguistiques nécessaires pour l’emploi. À cet égard, l’agent des visas a noté que [traduction] « [le demandeur] n’a pas fourni de résultats à l’examen IELTS ».

[47]  L’agent des visas a également signalé que le demandeur [traduction« n’a[vait] pas fourni de relevés bancaires démontrant le salaire reçu pour son emploi de camionneur aux EAU ». Dans ses observations écrites, le demandeur a fait valoir que cette déclaration soulevait un problème d’équité procédurale, parce qu’elle démontrait que l’agent des visas remettait en question la véracité de ce que lui et d’autres personnes avaient dit au sujet de son emploi aux EAU. Toutefois, à l’audience de la présente demande devant la Cour, le demandeur a retiré ce motif de contrôle. À mon avis, il était judicieux de le faire, parce que l’agent des visas était en droit de chercher à obtenir une confirmation objective de ce que le demandeur avait déclaré au sujet de son emploi aux EAU, et les relevés bancaires ont été mentionnés seulement à titre d’indication quant à la façon de le faire. Il s’agissait là d’une question de documentation adéquate, et non de crédibilité, et elle ne nécessitait pas que l’agent des visas donne au demandeur une autre occasion de l’aborder. C’est au demandeur qu’il incombe de présenter la meilleure preuve possible dans sa demande. L’agent des visas n’est pas tenu de fournir une aide dans le processus en communiquant avec un demandeur et en le conseillant sur les lacunes à combler (Pacheco Silva, précitée, paragraphe 20).

[48]  Je suis d’avis que, pour ce qui est des compétences de conduite, l’agent des visas n’a pas imposé la [traduction] « formation officielle » comme condition pour obtenir un permis de travail. Considérée dans son ensemble, l’approche de l’agent des visas a consisté à énumérer les éléments qui figuraient dans la demande et certains autres éléments qui manquaient. Il a mentionné l’expérience concrète de deux ans et demi du demandeur, mais il était manifestement préoccupé par le caractère suffisant de cette expérience dans un contexte canadien, étant donné que le demandeur ne possédait pas de [traduction] « formation officielle ». Cela ne signifie pas que l’agent des visas ait imposé une formation officielle comme exigence. La préoccupation globale de ce dernier tenait au fait qu’il n’était [traduction] « pas convaincu que le demandeur poss[édait] les compétences nécessaires pour exercer adéquatement l’emploi proposé au Canada de manière à protéger la sécurité des Canadiens ». Le demandeur le déplore sans doute, et il croit à l’évidence que ses deux ans et demi d’expérience comme camionneur aux EAU sont suffisants, mais l’agent des visas n’était pas de cet avis, et je ne pense pas que la Cour soit en mesure de substituer son opinion à celle de l’agent des visas sur la question, compte tenu du large pouvoir discrétionnaire dont il dispose (Vavilov, précité, au paragraphe 83; Khosa, précité, aux paragraphes 59 à 61).

[49]  En ce qui a trait aux compétences linguistiques, le demandeur a reconnu, par l’intermédiaire de son avocat à l’audience sur sa demande, qu’il n’avait pas présenté d’éléments de preuve suffisants pour démontrer qu’il possédait les compétences en anglais requises pour l’emploi. Cependant, il a soutenu qu’encore une fois, l’agent des visas avait imposé là une exigence formelle (c.‑à‑d. un résultat à l’examen IELTS) qui n’était pas nécessaire pour le poste.

[50]  Toutefois, après avoir lu la décision dans son ensemble et tenu compte de la conclusion générale de l’agent des visas au sujet des compétences nécessaires pour exercer l’emploi [traduction] « de manière à protéger la sécurité des Canadiens », je crois que l’agent des visas n’a rien affirmé de plus que le fait que le demandeur n’avait pas démontré qu’il détenait des compétences linguistiques suffisantes pour l’emploi (ce que le demandeur ne conteste pas), et qu’un résultat à l’examen IELTS était l’une des façons de démontrer pareilles compétences.

[51]  En dernière analyse, le permis de travail a été refusé parce que le demandeur n’avait pas convaincu l’agent des visas qu’il possédait l’expérience ou les compétences linguistiques nécessaires pour l’emploi. Il est possible de désapprouver cette conclusion, mais je ne puis dire qu’elle a été tirée en raison d’une erreur susceptible de révision.

[52]  Les deux parties conviennent qu’il n’y a aucune question à certifier, et la Cour est du même avis.


JUGEMENT dans le dossier no IMM‑1265‑19

LA COUR statue que :

  1. La demande est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 5e jour de février 2020.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1265‑19

 

INTITULÉ :

GURDEEP SINGH SANGHA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 8 octobre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE Russell

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

le 22 janvier 2020

 

COMPARUTIONS :

Raj Sharma

 

pour le demandeur

 

Colin J. Stephens

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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