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Date : 20200115


Dossier : IMM-2651-19

Référence : 2020 CF 53

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 15 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Barnes

ENTRE :

FAN ZHANG

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

APRÈS avoir entendu la présente demande de contrôle judiciaire à Vancouver (Colombie-Britannique) le mercredi 8 janvier 2020;

ET APRÈS avoir entendu les avocats des parties et examiné les documents produits;

ET APRÈS avoir sursis au prononcé de la présente décision;

ET APRÈS avoir établi que la demande doit être accueillie pour les motifs qui suivent :

[1]  Il s’agit de la seconde demande de contrôle judiciaire présentée par Fan Zhang en réponse aux refus par des agents des visas d’accepter sa demande de permis de travail autorisant son emploi réservé à Vancouver à titre d’aide familiale. La première décision de refus a été annulée sur consentement des parties.

[2]  La décision qui fait l’objet de la présente demande a été rendue par un agent des visas non identifié (l’agent) le 27 mars 2019. Après avoir mené une entrevue avec madame Zhang, l’agent a rejeté sa demande pour deux motifs :

  • a) La demanderesse a omis d’établir qu’elle était en mesure de s’acquitter des tâches requises;

  • b) À la lumière de l’objet de son séjour au Canada, la demanderesse représentait un risque de séjour prolongé sans autorisation.

Les notes accompagnant la décision de l’agent font état des préoccupations additionnelles qui suivent :

[traduction]

À la lumière de votre manque d’expérience rémunérée à titre d’aide familiale, des raisons que vous avez fournies pour expliquer pourquoi vous voulez travailler comme aide familiale au Canada, et du plan que vous avez décrit, je ne suis pas convaincu que vous répondez aux critères pour la délivrance d’un permis de travail. Je ne suis pas convaincu que vous êtes une véritable travailleuse temporaire. Par conséquent, je suis porté à rejeter votre demande. [J’estime qu’être une aide familiale, c’est une relation entre vous et votre employeur. Je veux travailler pour un employeur pendant 2 ans. Si cela ne fonctionne pas, je devrai me chercher un autre employeur. Après quelques années, si je veux me perfectionner, c’est naturel. Se perfectionner, c’est naturel.] D’après notre conversation et l’information qui m’a été présentée, je ne suis pas convaincu que vous êtes une véritable travailleuse temporaire au Canada. Je ne suis pas convaincu non plus que vous avez démontré les capacités voulues pour exécuter les tâches requises pour l’emploi qui vous a été offert au Canada. Votre demande est rejetée. Avez-vous des questions?

[3]  Mme Zhang soutient que la décision de l’agent était déraisonnable parce qu’elle ne prenait pas en compte des éléments de preuve dignes de foi selon lesquels elle était tout à fait qualifiée pour effectuer les tâches requises et elle ne représentait pas un risque de séjour prolongé sans autorisation à l’expiration du visa demandé.

[4]  Les questions déterminantes soulevées par la demanderesse sont fondées sur la preuve et doivent être appréciées selon la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] ACS no 65 (QL), la Cour suprême du Canada a récemment affirmé que le contrôle judiciaire porte essentiellement sur les motifs fournis par le décideur à l’appui de sa conclusion. Cela n’autorise généralement pas à soupeser et à apprécier à nouveau les éléments de preuve qu’a pris en compte le décideur, notamment en raison de la position avantageuse qu’occupe le décideur (voir le par. 125). Par ailleurs, « [l]e caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » ou que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait (voir le par. 126).

[5]  L’équilibre à trouver entre les obligations de déférence respectueuse et les « motifs adaptés aux questions et préoccupations soulevées » est examiné plus en profondeur aux par. 127 et 128 :

[127] Les principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties. Le principe suivant lequel la ou les personnes visées par une décision doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position est à la base de l’obligation d’équité procédurale et trouve son origine dans le droit d’être entendu : Baker, par. 28. La notion de « motifs adaptés aux questions et préoccupations soulevées » est inextricablement liée à ce principe étant donné que les motifs sont le principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a effectivement écouté les parties.

[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.

[6]  Les préoccupations de l’agent au sujet des intentions de Mme Zhang sont, selon notre examen, imprécises. L’agent peut avoir eu des réserves au sujet du plan d’emploi de Mme Zhang, mais la question essentielle qu’il devait trancher était celle de savoir si elle présentait un risque de demeurer au Canada sans autorisation légitime. Mme Zhang a clairement exprimé l’intention d’obtenir le statut de résident permanent, si c’était possible, mais le fait d’avoir un double objectif ne suscite pas une préoccupation. De plus, les réserves quant au bien-fondé des choix en matière d’emploi d’un demandeur n’équivalent pas directement à un risque de séjour prolongé sans autorisation. Il ressort clairement du dossier que Mme Zhang répondait à toutes les exigences de l’emploi proposé et avait conclu un contrat de travail. Il n’y a rien dans le dossier ou dans les motifs de l’agent qui laisse entendre que la demanderesse n’avait pas l’intention de remplir ses obligations en matière d’emploi ou qu’il était peu probable qu’elle les remplisse. En fait, si son objectif ultime était d’obtenir la résidence permanente, il était peu probable qu’elle contrevienne aux conditions de son entrée initiale au Canada à titre de travailleuse temporaire.

[7]  L’agent peut aussi avoir été préoccupé par les compétences linguistiques de Mme Zhang, et il ressort du dossier que celle-ci a eu de la difficulté à comprendre certaines questions. Par exemple, lorsque l’agent lui a demandé si elle [traduction« avait un emploi actuellement », elle lui a demandé de répéter la question. Lorsque l’agent a fini par lui demander [traduction« Est-ce que vous travaillez à l’heure actuelle? », Mme Zhang a répondu sans difficulté. Elle a aussi compris « deport » lorsque l’agent a dit « depart », a mal interprété initialement le mot « related » et a éprouvé des difficultés avec l’expression latine « bona fide ». Mme Zhang a pu répondre sans trop de problèmes lorsque l’agent a utilisé des formulations plus simples. En ce qui concerne les doutes entretenus par l’agent quant à la compétence en anglais de Mme Zhang, le problème tenait davantage à la façon dont l’agent a formulé ses questions initialement qu’aux réponses que celle-ci a données.

[8]  Les réserves émises par l’agent au sujet du risque d’un séjour prolongé procédaient essentiellement de l’échange qui suit concernant les intentions de Mme Zhang quant à l’avenir :

[traduction]

Que feriez-vous si votre emploi au Canada ne répondait pas à vos attentes? [Pardon? Pouvez-vous répéter la question?] (Question répétée.) [Je sais que cela peut sans doute se produire. Je ferai de mon mieux pour finir mon emploi. Je veux répondre aux exigences de l’employeur. Pendant longtemps, je suppose, je vais faire de mon mieux, mais si je ne peux pas répondre aux exigences de l’employeur par mes efforts, mon travail, je vais peut-être transférer dans une autre famille.] Est-ce que vous comprenez que si vous obtenez un permis de travail, ce sera pour que vous travailliez pour cet employeur en particulier au Canada? [Je vais travailler. Peut-être qu’ils ne prolongeront pas, et je vais chercher un autre employeur. Je vais modifier l’ÉIMT, étude d’impact sur le marché du travail. Je vais obtenir de l’aide de l’agence.] Peu importe ce qui arrive, vous resterez au Canada? [Oui.] Vous n’avez jamais travaillé à l’étranger. [J’étais au Royaume-Uni.] Avez-vous travaillé au Royaume-Uni? [Non.] Vous n’avez jamais travaillé à l’étranger. Je crains que vous ne partiez pas (depart) du Canada une fois que vous y serez entrée. [Deport? Pouvez-vous expliquer brièvement?] Depart. Cela signifie partir. Je crains que vous ne partiez pas du Canada une fois que vous y serez entrée. Je crains que vous ne soyez pas une travailleuse temporaire véritable (bona fide). [Oui, travailleuse temporaire au Canada. Après 2 ou 3 années, je vais continuer mes études en éducation de la petite enfance.] Où ça? Au Canada? [Peut-être près de mon lieu de travail. Oui, au Canada.] D’après les réponses que vous avez données à cette entrevue, je crains que vous ne soyez pas une travailleuse temporaire véritable qui quittera le Canada à l’issue du séjour autorisé. Il semble que vous voulez demeurer au Canada pour beaucoup plus longtemps que les deux ans du permis de travail. Si vous voulez étudier, vous auriez pu demander un permis d’études. [Je veux étudier à l’étranger, cela va coûter de l’argent. Si je travaille comme aide familiale, je peux gagner de l’argent et je peux aller à l’école. Si je demande un visa d’études, ce sera un fardeau financier pour ma famille.]

[9]  Il n’y a rien dans ces réponses qui étaye la moindre préoccupation quant à une intention secrète de demeurer au Canada sans autorisation. Chacune des réponses de Mme Zhang montrait que celle-ci prendrait les mesures voulues pour préserver un statut d’immigration légal au Canada. Les réponses de Mme Zhang traduisent une intention double, mais tout à fait légitime, d’obtenir le statut de travailleuse temporaire et, ensuite, de se prévaloir des options qui s’offrent à elle pour obtenir le statut de résident permanent. Sa situation est très semblable à celle décrite dans la décision Bondoc c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 842, [2008] ACF no 1063 (QL), au par. 29 :

Après examen de l’intégralité de la preuve que l’agente des visas avait devant elle, la Cour reconnaît avec la demanderesse que cette conclusion n’est pas autorisée par la preuve et que l’agente des visas ne pouvait pas tirer cette conclusion. En fait, la conclusion de l’agente des visas semble ignorer les liens étroits de la demanderesse avec les Philippines, y compris le fait que son mari et son jeune enfant habitaient dans ce pays. L’agente des visas a également commis une erreur en laissant de côté dans sa décision la possibilité pour les candidats au PAFR d’avoir une double intention. Il n’est pas nécessaire qu’elle soit convaincue que la demanderesse compte séjourner temporairement au Canada. Elle doit plutôt être convaincue que la demanderesse ne restera pas illégalement au Canada si sa demande de résidence permanente au titre de la catégorie des aides familiaux est rejetée.

De plus, il y avait un certain nombre de considérations dont l’agent n’a pas tenu compte qui atténuaient le doute que la demanderesse risque de demeurer au Canada sans autorisation. Son époux et son enfant étaient restés en Chine, et elle possédait des biens familiaux dans ce pays. Cela se distinguait de la décision Pisarevic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 188, 302 ACWS (3d) 611, dans laquelle le demandeur avait rompu tous ses liens avec son pays natal. Mme Zhang avait vécu légalement en Angleterre pendant onze mois et n’avait aucun antécédent de problèmes en matière d’immigration. Elle n’avait aucun parent au Canada. Il s’agissait d’éléments que l’agent devait prendre en compte, particulièrement à la lumière de l’interprétation négative des réponses qu’elle avait données à l’entrevue.

[10]  Les préoccupations de l’agent quant à la capacité de Mme Zhang de s’acquitter des responsabilités en matière de soin aux enfants de l’emploi proposé sont tout aussi déplacées et déraisonnables. En fait, Mme Zhang était surqualifiée pour cet emploi. Elle a un diplôme universitaire et de longs états de service en tant qu’enseignante de la médecine traditionnelle chinoise. Elle a terminé avec succès un stage dans le cadre d’un programme de maternelle en Chine avec spécialisation auprès des enfants ayant une déficience. Elle a mené à bien, plus récemment, un programme d’études débouchant sur un diplôme en tant qu’aide familiale. Elle a aussi élevé son propre enfant.

[11]  L’agent a complètement omis de prendre en compte la plupart de ces réalisations. Et lorsque certaines sont mentionnées dans les motifs, elles sont rejetées pour des motifs spécieux. Le fait que l’expérience acquise par Mme Zhang dans l’exercice de tâches liées au soin des enfants était non rémunérée ne dit absolument rien quant à sa capacité à assumer la responsabilité de prendre soin d’enfants. De plus, l’argument de l’agent selon lequel les responsabilités assumées par Mme Zhang à titre de mère ne comptaient pas, en quelque sorte, quand il s’agissait de faire office de dispensatrice de soins aux enfants rémunérée est illogique : voir la décision Sibal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 159, 302 ACWS (3d) 376, aux par. 39 à 43.

[12]  L’agent avait l’obligation juridique de prendre en compte tous les éléments de preuve, et non pas de choisir à sa guise seulement ceux qui militaient en faveur d’un refus. De plus, les doutes reposant en grande partie, voire entièrement, sur des hypothèses quant aux motivations d’un demandeur ou au bien-fondé d’accepter un emploi de soin des enfants mal rémunéré ne constituent pas un fondement raisonnable pour une décision défavorable à la lumière des éléments de preuve dignes de foi dont il disposait en réalité étayant la conclusion contraire. Cette décision est déraisonnable au motif qu’elle ne tient pas compte d’une preuve abondante pertinente militant en faveur de la délivrance d’un visa : voir l’arrêt Vavilov au par. 126.

[13]  Mme Zhang soutient que, devant deux décisions déficientes, la Cour devrait maintenant donner instruction au ministre de délivrer un visa de travail. Elle souligne que sa demande a été retenue pendant deux ans et que son emploi réservé est en péril. Je n’accepte pas que la Cour doive, dans les circonstances, accorder cette forme de réparation exceptionnelle. En dépit de la solidité de la demande de visa présentée par Mme Zhang et de la faiblesse des motifs qui ont été donnés pour lui en refuser un, c’est une décision qui repose sur un contexte factuel susceptible de changer, dans lequel l’admissibilité continue de Mme Zhang n’est pas garantie. Par exemple, au fil des années, son emploi réservé a pu disparaître ou son état de santé a pu changer. Bref, la délivrance d’un visa n’est pas l’issue inévitable. Quoi qu’il en soit, à la lumière du traitement déficient de cette demande à deux reprises, je m’attends à ce que le ministre accorde la priorité au réexamen du présent dossier.

[14]  Il ne s’agit pas non plus d’une demande où l’adjudication de dépens est justifiée.

[15]  Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et la présente affaire ne soulève aucune question de portée générale.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-2651-19

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision sur le fond conformément aux présents motifs.

« R.L. Barnes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 12e jour de février 2020.

Isabelle Mathieu, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-2651-19

 

INTITULÉ :

FAN ZHANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 janvier 2020

JUGEMENT ET MOTIFS 

LE JUGE BARNES

DATE DES MOTIFS :

LE 15 JANVIER 2020

COMPARUTIONS :

Deanna L. Okun-Nachoff

POUR LA demanderesse

Daniel Nunez

POUR LE défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCrea Immigration Law

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LA demanderesse

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 POUR LE défendeur

 

 

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