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Date : 20200121


Dossier : IMM‑6298‑18

Référence : 2020 CF 84

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

ELIANA MARIA CALLE HENAO et SARA HOYOS CALLE

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse principale, Eliana Maria Calle Henao, et sa fille mineure sont des citoyennes colombiennes. Elles prétendent craindre avec raison d’être persécutées en Colombie par les Urabeños, un groupe néo‑paramilitaire très impliqué dans le trafic de drogue. Le groupe aurait tenté d’extorquer de l’argent aux parents de l’ex‑époux de la demanderesse principale. Comme ils n’ont pas payé ce qui leur était demandé, ils ont été assassinés chez eux, à Cartago, en juillet 2017. Le groupe a alors porté son attention sur la demanderesse principale, son ex‑époux et leur fille.

[2]  Craignant pour leur sécurité, les trois ont fui la Colombie pour les États‑Unis en août 2017. Après un bref séjour dans ce pays, les demanderesses ont présenté une demande d’asile au Canada, à Fort Erie, en Ontario, parce que la sœur de la demanderesse principale vivait déjà au Canada. L’ex‑époux de la demanderesse principale a présenté sa propre demande d’asile, séparément, aux États‑Unis.

[3]  L’audience des demanderesses devant la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada s’est déroulée le 12 septembre 2018. Pour des motifs datés du 6 décembre suivant, la SPR a rejeté les demandes d’asile. La question déterminante tenait à l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [PRI]. Le commissaire de la SPR a rejeté les demandes d’asile, car il était convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que les demanderesses disposaient d’une PRI en Colombie.

[4]  Comme elles n’ont pas le droit d’interjeter appel de cette décision devant la Section d’appel des réfugiés (voir le sous‑alinéa 110(2)d)(i) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]), les demanderesses en sollicitent à présent le contrôle judiciaire au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Elles affirment que la décision de la SPR portant qu’elles disposaient d’une PRI est déraisonnable.

[5]  Comme je l’explique dans les motifs qui suivent, je ne suis pas d’accord. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[6]  Il est bien établi que l’appréciation d’une PRI par un décideur, laquelle soulève des questions de fait et de droit, est contrôlée selon la norme de la décision raisonnable : voir Tagne c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 273, au par. 19, ainsi que les décisions qui y sont citées.

[7]  Le caractère approprié de cette norme a été confirmé par l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], dans lequel les juges majoritaires de la Cour ont énoncé un cadre d’analyse révisé permettant de déterminer la norme de contrôle applicable quant au fond d’une décision administrative (au par. 10). Suivant l’arrêt Vavilov, rien ne justifie de déroger à la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique à la décision de la SPR en l’espèce.

[8]  Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires se sont également efforcés de clarifier les modalités d’application de la norme du caractère raisonnable (au par. 143). Les principes sur lesquels ils ont insisté proviennent, dans une large mesure, de la jurisprudence antérieure, en particulier de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]. Bien que la présente demande ait été instruite avant la publication de l’arrêt Vavilov, le fondement sur lequel les parties ont fait valoir leurs positions respectives quant au caractère raisonnable de la décision de la SPR est conforme au cadre d’analyse de l’arrêt Vavilov. C’est celui que j’ai appliqué pour conclure que la décision de la SPR est raisonnable; cependant, l’issue aurait été la même suivant le cadre de l’arrêt Dunsmuir.

[9]  Comme il est énoncé dans l’arrêt Vavilov, l’exercice de tout pouvoir public « doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au par. 95). Pour ce motif, le décideur administratif est tenu « de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée » (Vavilov, au par. 96). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). L’appréciation du caractère raisonnable d’une décision doit obéir à une approche sensible et respectueuse, mais aussi rigoureuse (Vavilov, aux par. 12 et 13). En l’espèce, il incombe aux demanderesses de démontrer que la décision de la SPR est déraisonnable. Avant qu’elle ne puisse être infirmée pour ce motif, je dois être convaincu que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100).

[10]  Le critère relatif à une PRI est bien connu : voir Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA); Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA); Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), [2001] 2 CF 164 (CA) [Ranganathan] (entre autres décisions). Le décideur qui rejette une demande d’asile au motif qu’il existe une PRI doit tirer deux conclusions. Premièrement, il doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’existe aucune possibilité sérieuse que le demandeur d’asile soit persécuté dans la PRI proposée. Deuxièmement, compte tenu de toutes les circonstances, y compris la situation propre au demandeur d’asile, les conditions dans la PRI proposée sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge.

[11]  Le concept de PRI est inhérent à la définition de réfugié au sens de la Convention : voir Valasquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1201, au par. 15. S’il est objectivement raisonnable pour le demandeur d’asile de vivre ailleurs dans son pays de nationalité sans craindre d’être persécuté, il n’est pas un réfugié au sens de la Convention, même si cette crainte est fondée à l’égard d’une autre partie du pays. Lorsque la question d’une PRI est en jeu, le demandeur d’asile doit franchir un seuil élevé pour démontrer qu’une PRI proposée est déraisonnable : voir Ranganathan, aux par. 15 à 17. Comme l’explique la juge Kane dans Iyere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 67, au par. 35 :

[…] un demandeur d’asile ne peut pas solliciter l’asile dans un autre pays, tant qu’il existe un endroit dans son propre pays — même si ce n’est pas l’endroit idéal ou celui qu’il préférerait — où il serait protégé contre le risque allégué, et qui ne serait pas déraisonnable, eu égard à l’ensemble des circonstances. Il incombe au demandeur d’asile d’établir, à l’aide d’une preuve objective, que la PRI est déraisonnable, c.‑à‑d. qu’il existe une possibilité sérieuse d’être persécuté à l’endroit proposé pour la PRI ou qu’il est déraisonnable d’y déménager en raison des conditions qui y sont présentes, compte tenu de toutes les circonstances, y compris de la situation personnelle du demandeur. […]

[12]  La SPR a accepté les éléments essentiels du récit des demanderesses, bien qu’elle ait conclu, à l’égard de certains aspects de la demande d’asile, que la demanderesse principale avait tendance à exagérer et à sauter aux conclusions. (Elle croyait, par exemple, que c’étaient les Urabeños qui étaient entrés chez elle par effraction, malgré l’absence de preuve directe corroborant cette croyance (p. ex., une note ou un appel téléphonique en revendiquant la responsabilité)). Bien que les demanderesses contestent ces conclusions quelque peu accessoires, la question déterminante concerne la viabilité de la PRI. La SPR a conclu, sur la base de la preuve dont elle disposait, qu’il n’existait aucune possibilité sérieuse que les demanderesses soient persécutées par les Urabeños dans la PRI proposée et que, compte tenu de toutes les circonstances, il n’était pas déraisonnable qu’elles déménagent là‑bas. Les demanderesses affirment que les deux conclusions sont déraisonnables. Je ne suis pas d’accord.

[13]  Il n’est pas contesté que la SPR a correctement formulé le critère relatif à la PRI.

[14]  Quant au premier volet du critère, les demanderesses soutiennent que la SPR n’a pas considéré la preuve objective au sujet de l’influence et de la portée géographiques des Urabeños. La SPR a fait fi de la preuve qui atteste la présence du groupe dans la PRI proposée, ainsi que des Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum‑Seekers from Colombia [Directives d’admissibilité aux fins de l’évaluation des besoins de protection internationale des demandeurs d’asile originaire de la Colombie], publiées par le Haut‑commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [le HCNUR] en septembre 2015, et d’après lesquelles ceux qui sont pris pour cible par les Urabeños ne peuvent peut‑être pas se prévaloir d’une PRI viable en Colombie.

[15]  Je ne suis pas d’accord.

[16]  Il incombait aux demanderesses de montrer qu’elles étaient exposées à une possibilité sérieuse de persécution en Colombie. Cependant, elles n’ont fourni aucune preuve indiquant que les Urabeños avaient infiltré le pays en entier ou, en particulier, la PRI proposée. La preuve documentaire montrait effectivement que ce groupe avait, au fil des ans, étendu sa zone d’influence depuis son territoire initial dans la région d’Urabá, dans le Nord‑Ouest de la Colombie, à de nombreux autres départements, mais celui dans lequel la PRI proposée est située ne figure pas parmi ceux qui relèveraient de cette zone. Les demanderesses ne m’ont pas convaincu que la décision de la SPR à cet égard est déraisonnable, compte tenu de la preuve documentaire dont elle disposait.

[17]  Les demanderesses font remarquer à juste titre que la SPR n’a pas expressément considéré les directives d’admissibilité du HCNUR sur lesquelles elle s’est appuyée, mais cela n’est pas fatal à la décision ultime. Les directives ne mentionnent pas la présence des Urabeños dans la PRI proposée; elles confirment plutôt simplement, et en termes généraux, la présence répandue du groupe en Colombie et dans les pays avoisinants. Au mieux, ces directives soulignent qu’au moment d’évaluer la viabilité d’une PRI, le décideur doit considérer la portée nationale des [traduction« nouveaux groupes armés » en général et des Forces armées révolutionnaires de Colombie en particulier, ainsi que leur capacité à lancer des attaques dans tout le pays. Même si la SPR n’a pas expressément mentionné les directives, elle a appliqué le même cadre analytique qui s’y trouve à la question de savoir s’il existait un risque sérieux de persécution par les Urabeños dans la PRI proposée. Bien que les directives formulent une mise en garde suivant laquelle il peut être difficile de trouver, au cas par cas, une PRI en Colombie, elles sont très loin d’établir qu’il était déraisonnable que la SPR conclue que les demanderesses n’étaient pas exposées à une possibilité sérieuse de persécution par les Urabeños dans la PRI proposée. Enfin, et c’est peut‑être le plus important, la SPR n’était pas convaincue que les demanderesses avaient établi que les Urabeños s’intéressaient encore à elles, sans parler d’être assez motivés pour les persécuter dans une région du pays dans laquelle ils n’opéraient pas.

[18]  Pour ce qui est du second volet du critère, les demanderesses soutiennent que la SPR n’a pas tenu compte de leur situation particulière, y compris l’absence de soutien familial et social dans la PRI proposée, et qu’elle n’a pas mentionné la preuve objective concernant les obstacles auxquels elles feraient face pour trouver un emploi, accéder à des services éducatifs et à des soins de santé. En outre, la SPR a omis de considérer la preuve traitant des différences qualitatives entre Cortaga et la PRI proposée. Enfin, soutiennent les demanderesses, la SPR n’a pas appliqué de manière valable la Directive numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe [les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe].

[19]  Encore une fois, je ne suis pas d’accord.

[20]  La SPR a été sensible aux objections formulées par les demanderesses à l’égard de la PRI proposée, mais elle n’était pas convaincue, compte tenu de la preuve objective, qu’elles feraient « face à de sérieux obstacles sociaux, économiques ou autres » en déménageant là. Par conséquent, la SPR a conclu, « compte tenu de toutes les circonstances dont celles qui sont propres aux [demanderesses], qu’il ne serait pas déraisonnable » pour celles‑ci de chercher refuge dans la PRI proposée. Les demanderesses me demandent effectivement de pondérer à nouveau les facteurs pertinents examinés par la SPR et de parvenir à une conclusion différente. Tel n’est pas mon rôle.

[21]  Je reconnais que la mention expresse, par la SPR, des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe a été très brève. Cependant, les demanderesses n’ont pu relever aucune faille dans son raisonnement ou dans son analyse de la preuve qui donnerait à penser qu’elle n’a pas dûment tenu compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, dans la mesure où elles s’appliquaient aux circonstances de la présente affaire. Les motifs de la SPR attestent au contraire une compréhension claire des difficultés particulières auxquelles la demanderesse principale se heurterait en tant que mère monoparentale. La SPR n’était tout simplement pas convaincue que ces difficultés étaient telles qu’il était déraisonnable pour les demanderesses de déménager dans la PRI proposée. Le raisonnement de la SPR qui appuie cette conclusion est solide et étayé par la preuve.

[22]  En résumé, les demanderesses n’ont pas démontré que la conclusion de la SPR portant qu’elles pouvaient se prévaloir d’une PRI viable était déraisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[23]  Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens qu’aucune question de ce type ne se pose.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑6298‑18

LA COUR STATUE :

  1. que la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. qu’aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 31e jour de mars 2020

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6298‑18

 

INTITULÉ :

ELIANA MARIA CALLE HENAO ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 18 juillet 2019

 

JUGeMENT ET MOTIFS :

le juge NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

le 21 janvier 2020

 

COMPARUTIONS :

Michael Brodzky

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Rachel Hepburn Craig

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Brodzky

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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