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Date : 20200120


Dossier : IMM‑2980‑19

Référence : 2020 CF 77

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 20 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

ROHANKUMAR JAYESHBHAI PATEL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, M. Patel, sollicite le contrôle judiciaire du refus de sa demande de permis d’études, auquel je ferai droit en raison des lacunes fatales que comporte la décision.

[2]  M. Patel est un citoyen indien de 23 ans. En 2017, il a obtenu un diplôme de commerce en Inde. Il a ensuite travaillé pendant une courte période comme comptable, puis il a été accepté dans un programme d’un an en administration des affaires à la Vancouver Island University [VIU], à la condition qu’il termine au préalable, dans la même université, un programme d’anglais langue seconde [ESL]. M. Patel a alors demandé un permis d’études, qui lui a été refusé pour la première fois en 2018. La lettre de refus précisait qu’il pouvait présenter une nouvelle demande s’il pensait pouvoir combler ses lacunes et remplir toutes les exigences du programme.

[3]  En avril 2019, M. Patel a présenté une deuxième demande de permis d’études. Son dossier de demande contenait une lettre de présentation dans laquelle son avocat décrivait les faiblesses relevées dans la demande précédente et confirmait que M. Patel i) avait l’intention de quitter le Canada à la fin de son séjour, et ii) qu’il était disposé à fournir une garantie d’exécution conformément à l’article 45 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [Règlement]. Le dossier contenait également la « déclaration d’intention » détaillée que M. Patel avait déposée à la VIU à l’appui de sa demande d’admission au programme de commerce, dans laquelle il expliquait pourquoi il avait opter pour un programme de commerce de deuxième cycle, dans quelle mesure le programme pouvait lui offrir des possibilités et en quoi les études en question et l’expérience qu’il en tirerait lui seraient profitables lorsqu’il retournerait en Inde à la fin du programme.

[4]  Dans une décision en date du 3 mai 2019 [décision], un agent du Centre de traitement des demandes à Ottawa [l’agent] a refusé la demande. Ce refus fait l’objet du présent contrôle.

[5]  L’essentiel des motifs de refus figure dans les notes du Système mondial de gestion des cas [SMGC] :

[traduction]
Le DP n’a pas fourni ses résultats à l’IELTS. Comme il peut suivre des cours d’anglais localement pour bien moins cher, je ne suis pas convaincu qu’il soit raisonnable pour lui d’accroître ses compétences en anglais au Canada, moyennant une telle dépense. Tout bien considéré, le demandeur ne m’a pas convaincu que le programme d’études est raisonnable, étant donné le coût élevé que supposent des études internationales au Canada par rapport aux avantages que ces études peuvent lui offrir en matière de carrière/d’emploi, à la possibilité qu’il a de faire des études semblables localement, à son parcours scolaire/professionnel et à sa situation personnelle.

[6]  L’agent a conclu sur la base de ces motifs que i) M. Patel n’était pas un véritable étudiant au Canada, et ii) qu’il ne quitterait pas le Canada à la fin de son séjour, comme l’exige l’alinéa 216(1)b) du Règlement.

II.  Questions à trancher et analyse

[7]  M. Patel conteste deux aspects de la décision. Il soutient que l’agent i) a porté atteinte à son droit à l’équité procédurale, et ii) qu’il a commis une erreur en concluant qu’il ne respectait pas le Règlement. Les parties ont convenu des normes de contrôle applicables à ces questions et je suis d’accord avec eux. La première question – celle de l’équité procédurale – est assujettie à la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au par 79), ce que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] n’a pas modifié, comme la Cour suprême l’a confirmé au paragraphe 23 de ses motifs. S’agissant de la question de l’équité, je dois me demander si, compte tenu de la nature des droits substantiels concernés et des conséquences pour M. Patel, un processus juste et équitable a été suivi (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au par 54 [CP]).

[8]  La deuxième question – celle de savoir si l’agent a eu tort de conclure que M. Patel ne se conformerait pas au Règlement qui l’oblige à quitter le Canada à la fin de la période de séjour autorisée – est assujettie à la norme du caractère raisonnable, puisque je suis chargé d’évaluer le bien-fondé de cette décision administrative (Vavilov, au par 23). La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable établie dans l’arrêt Vavilov n’est pas réfutée, en ce que le législateur n’a pas indiqué que la norme de la décision correcte trouvait à s’appliquer dans ce contexte, et qu’aucune des trois exceptions liées à la règle de la primauté du droit n’est applicable – c’est‑à‑dire que la présente affaire ne soulève pas de questions constitutionnelles, de questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble ou de questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov, au par 69).

[9]  Au moment d’évaluer le caractère raisonnable, la Cour se demande « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au par 99). Elle doit être intrinsèquement cohérente et rationnelle (Vavilov, au par 85). Ainsi, la décision sera déraisonnable si les motifs, lus en corrélation avec le dossier, ne permettent pas à la Cour de comprendre le raisonnement du décideur sur un point central (Vavilov, au par 103).

A.  L’agent a porté atteinte au droit à l’équité procédurale de M. Patel

[10]  Je conviens avec M. Patel que l’agent l’a privé de son droit à l’équité procédurale en ne menant pas d’entrevue et en ne lui donnant pas la possibilité de répondre aux préoccupations soulevées quant à l’authenticité de sa demande. Même si je reconnais que le degré d’équité procédurale auquel ont droit les demandeurs de visa et de permis d’études se situe à l’extrémité inférieure du spectre (voir, p. ex., Al Aridi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 381, au par 20 [Al Aridi]), j’estime que les préoccupations soulevées au sujet de la crédibilité doivent être communiquées au demandeur, à tout le moins par écrit. D’un point de vue pratique, cela signifie que les agents des visas ne sont pas tenus d’informer les demandeurs des réserves qu’ils ont quant au caractère suffisant de la preuve ou des documents à l’appui. Mais la situation est différente lorsque l’agent conteste l’authenticité des documents ou la crédibilité du demandeur (Hassani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1283, au par 24). En l’espèce, l’agent a tiré une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité de M. Patel – et, en réalité, au sujet de la preuve que ce dernier a présentée à l’appui de sa demande, telle que sa déclaration d’intention – lorsqu’il a conclu qu’il n’était pas un véritable étudiant. Ni le dossier ni les motifs eux-mêmes ne justifient cette conclusion.

[11]  Dans Al Aridi, une affaire récente de permis d’études présentant des similitudes, l’agent a conclu que le programme d’études que la demanderesse se proposait de suivre n’améliorerait pas ses titres de compétence ni ses perspectives d’emploi, et qu’elle n’était pas une véritable étudiante. Lors du contrôle judiciaire, la juge Walker a conclu que ces déclarations étaient conjecturales et que le commentaire selon lequel les demandeurs n’étaient pas de véritables étudiants ou visiteurs traduisait « une réserve générale quant à la crédibilité des intentions formulées par [eux] » (Al Aridi, au par 29).

[12]  De même, la conclusion que l’agent a tirée en l’espèce et selon laquelle M. Patel ne serait pas un véritable étudiant traduisait une réserve quant à l’authenticité de sa demande. L’agent devait donc offrir à M. Patel la possibilité de répondre à cette préoccupation et, comme il ne l’a pas fait, il a porté atteinte au droit à l’équité procédurale de M. Patel. Il n’était certes pas nécessaire que cette possibilité prenne la forme d’une entrevue, mais M. Patel aurait dû, à tout le moins, avoir l’occasion de répondre par écrit aux préoccupations de l’agent.

[13]  Bien que cette lacune suffise pour renvoyer l’affaire en vue d’un nouvel examen, j’estime également que le raisonnement suivi par l’agent pour conclure que M. Patel ne respecterait pas les limites de son séjour autorisé au Canada pose problème.

B.  La décision de l’agent était déraisonnable

[14]  L’agent a dit douter qu’il soit raisonnable que M. Patel s’inscrive au programme de la VIU, évoquant à cet égard i) les avantages discutables en matière d’emploi d’une telle décision, ii) le fait que M. Patel pourrait faire des études semblables en Inde à un moindre coût, iii) son parcours scolaire et ses antécédents professionnels, et iv) sa situation personnelle. Cela étant, l’agent a conclu que M. Patel ne serait pas un véritable étudiant au Canada et qu’il ne quitterait pas le pays à la fin de la période de séjour prévue par son permis d’études, en contravention de l’alinéa 216(1)b) du Règlement.

[15]  À mon avis, ces quatre motifs, pris ensemble ou individuellement, ne sauraient offrir un fondement raisonnable à la conclusion de l’agent. Je sais bien que les pressions énormes qui s’exercent sur un bureau des visas qui doit rendre chaque jour un grand nombre de décisions n’autorisent pas des motifs détaillés. Ce n’est pas le caractère succinct de la décision qui la rend déraisonnable, mais plutôt le fait que ses motifs ne sont pas adaptés aux questions et préoccupations soulevées par la preuve. Aux paragraphes 127 et 128 de l’’arrêt Vavilov, cette notion est ainsi décrite :

Les principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties. Le principe suivant lequel la ou les personnes visées par une décision doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position est à la base de l’obligation d’équité procédurale et trouve son origine dans le droit d’être entendu : Baker, par. 28. La notion de « motifs adaptés aux questions et préoccupations soulevées » est inextricablement liée à ce principe étant donné que les motifs sont le principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a effectivement écouté les parties.

Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.

[Non souligné dans l’original; italiques dans l’original.]

[16]  Comme nous pouvons le constater, la Cour suprême situe la notion de motifs adaptés aux questions et préoccupations soulevées quelque part entre l’équité procédurale et le caractère raisonnable. Et c’est bien normal, car pour que ses motifs soient adaptés aux questions et préoccupations soulevées, le décideur doit combiner les notions d’équité – la partie connaissait‑elle la preuve à réfuter et a-t-elle a eu la possibilité d’y répondre? (CP, au par 41) – à une décision cohérente et justifiée prise en fonction des contraintes factuelles et juridiques pertinentes.

[17]  Encore une fois, s’il est vrai que les bureaux des visas et les agents qui y travaillent sont soumis à des contraintes opérationnelles importantes et qu’ils doivent composer avec des ressources limitées à cause des quantités énormes de demandes à traiter, ils ne sauraient être dispensés de rendre des décisions adaptées à la trame factuelle qui leur est présentée. Renoncer à ce que ces décisions soient fondamentalement adaptées à la preuve enlèverait à l’examen du caractère raisonnable l’élément de rigueur exigé par l’arrêt Vavilov, aux par 13, 67 et 72. « Caractère raisonnable » n’est pas synonyme de « motifs abondants » : une justification simple et concise fera l’affaire.

[18]  Pour revenir aux quatre motifs sur lesquels repose la conclusion en l’espèce (lesquels sont énumérés au paragraphe 14 ci‑dessus), je dirai pour commencer que les études internationales peuvent clairement comporter des avantages en matière d’emploi, en l’occurrence, pour M. Patel, celui d’améliorer ses aptitudes en anglais.

[19]  Quant au deuxième motif évoqué par l’agent, ce n’est pas parce qu’il est possible de s’inscrire à un programme d’anglais moins coûteux en Inde qu’il est déraisonnable de s’inscrire à un programme d’anglais canadien. Des étudiants du monde entier payent souvent des frais très élevés pour étudier à l’étranger et tirer profit de tous les effets bénéfiques que cette expérience peut leur procurer, notamment pour ce qui est de faire des études supérieures, d’améliorer leurs aptitudes linguistiques, d’acquérir une perspective internationale, de s’immerger dans des cultures étrangères et d’améliorer leurs perspectives de carrière.

[20]  Pour ce qui est du troisième motif mentionné dans la décision, le parcours scolaire et les antécédents professionnels de M. Patel concernent le domaine du commerce. Par conséquent, je ne vois rien de fondamentalement déraisonnable dans le fait qu’il poursuive des études dans son domaine.

[21]  Enfin, s’agissant du quatrième problème, l’agent n’a nullement expliqué – ni justifié de quelque manière que ce soit – ce que pourrait être la « situation personnelle » de M. Patel, ni en quoi il pourrait être « déraisonnable » pour lui de fréquenter l’université à cause de cette situation. L’agent n’a pas expliqué, par exemple, qu’il serait personnellement difficile pour M. Patel de quitter son pays d’origine en laissant derrière lui ses amis et sa famille, que cette décision serait lourde de conséquences sur le plan financier ou que M. Patel aurait simplement du mal à s’adapter à un nouvel environnement ou à un nouveau climat. Il se peut très bien que l’agent ait eu des raisons de conclure ainsi, mais aucune ne ressort de ses motifs. L’arrêt Vavilov nous enseigne, au paragraphe 96, qu’il n’appartient pas à la Cour de compléter les motifs de l’agent :

Lorsque, même s’ils sont interprétés en tenant dûment compte du contexte institutionnel et du dossier, les motifs fournis par l’organisme administratif pour justifier sa décision comportent une lacune fondamentale ou révèlent une analyse déraisonnable, il ne convient habituellement pas que la cour de révision élabore ses propres motifs pour appuyer la décision administrative. Même si le résultat de la décision pourrait sembler raisonnable dans des circonstances différentes, il n’est pas loisible à la cour de révision de faire abstraction du fondement erroné de la décision et d’y substituer sa propre justification du résultat : Delta Air Lines, par. 26‑28. Autoriser une cour de révision à agir ainsi reviendrait à permettre à un décideur de se dérober à son obligation de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée. Cela reviendrait également à adopter une méthode de contrôle selon la norme de la décision raisonnable qui serait axée uniquement sur le résultat de la décision, à l’exclusion de la justification de cette décision.

[22]  En l’espèce, l’agent n’a présenté aucune analyse ou explication rationnelle qui permettrait raisonnablement de conclure, au vu de la preuve, que M. Patel ne serait pas un véritable étudiant et qu’il ne quitterait pas le Canada à la fin de la période prévue par le permis d’études (Vavilov, au par 102). Ainsi, la décision n’est pas justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes (Vavilov, au par 99).

III.  Conclusion

[23]  L’agent a porté atteinte au droit de M. Patel à l’équité procédurale et a rendu une décision déraisonnable. Pour ces deux motifs, la demande sera accueillie et l’affaire sera renvoyée pour nouvel examen.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2980‑19

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La présente affaire sera renvoyée pour nouvel examen à un autre agent.

  3. Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour de janvier 2020.

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2980‑19

 

INTITULÉ :

ROHANKUMAR JAYESHBHAI PATEL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JANVIER 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 20 JANVIER 2020

 

COMPARUTIONS :

Matthew Wong

 

POUR Le demandeur

 

Bernard Assan

 

POUR Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Orange LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR Le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR Le défendeur

 

 

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