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Date : 20191218


Dossier : IMM-974-19

Référence : 2019 CF 1626

Ottawa (Ontario), le 18 décembre 2019

En présence de l’honorable madame la juge Roussel

ENTRE :

AGAMAN ELISIAS

MARIE YOLANDE RICHÉ

SCHUNIMAN MANCINY ELISIAS

demandeurs

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  M. Agaman Elisias [demandeur principal] et sa conjointe, Mme Yolande Riché [demanderesse] sont citoyens d’Haïti. Leur fils mineur, aussi joint à la demande, est citoyen du Brésil. Ensemble, ils sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] en date du 21 janvier 2019. Dans cette décision, la SPR conclut que les demandeurs ne peuvent avoir la qualité de réfugiés ni de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] en raison de l’application de la section E de l’article premier [l’article 1E] de la Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137 à la page 156 (entrée en vigueur : 22 avril 1954) [Convention].

[2]  Dans son formulaire de Fondement de la demande d’asile, le demandeur principal allègue avoir été menacé en 2004 par deux (2) partisans du parti Lavalas et adversaires politiques de son père. Durant les années 1980-1990, ce dernier était membre des Tontons Macoutes, une milice de réputation redoutable et responsable de plusieurs crimes contre l’humanité. Craignant d’être de plus en plus reconnu comme le fils d’un Tonton Macoute, le demandeur quitte Haïti le 8 juin 2011. Il se rend en République dominicaine et, par la suite, en Équateur où il y demeure pendant environ un (1) an. Ignorant la procédure pour demander l’asile dans ce pays, le demandeur se rend au Brésil en juillet 2012. La demanderesse, qui était toujours en Haïti, vient le rejoindre en juin 2014. Quelques mois plus tard, le père du demandeur est battu et torturé en Haïti. Il décède en novembre 2014.

[3]  En novembre 2016, les demandeurs quittent le Brésil pour les États-Unis en raison des tensions politiques engendrées par la crise économique. Ils entrent au Canada le 13 août 2017 et présentent une demande d’asile. La demanderesse fonde sa demande d’asile sur celle de son conjoint. Il en est de même pour leur fils mineur, qui allègue de plus le risque de vivre dans des conditions inusitées et inhumaines au Brésil en raison de ses origines haïtiennes et la nécessité de demeurer avec ses parents qui n’ont aucune parenté au Brésil.

[4]  Le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté [Ministre] intervient devant la SPR. Il allègue que le nom du demandeur et celui de la demanderesse, ainsi que le numéro de passeport de cette dernière, se retrouvent sur la liste des 43 871 Haïtiens qui se sont vus octroyer la possibilité de régulariser leur statut et d’obtenir la résidence permanente au Brésil en vertu d’un acte de reconnaissance signé conjointement par le ministre du Travail et le ministre de la Justice en novembre 2015 [arrêté ministériel conjoint de 2015]. Le Ministre ajoute qu’une publication au Journal officiel du Brésil en février 2014 indique que le demandeur principal s’y est fait octroyer la résidence permanente pour des raisons humanitaires. Le Ministre soumet que les demandeurs devraient être exclus en application de l’article 1E de la Convention en raison de leur résidence permanente au Brésil.

[5]  Le 21 janvier 2019, la SPR rejette les demandes d’asile au motif que l’exclusion prévue à l’article 1E de la Convention s’applique aux demandeurs. Appliquant le cadre d’analyse énoncé par la Cour d’appel fédérale dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Zeng, 2010 CAF 118 [Zeng], la SPR conclut que : (1) les demandeurs avaient un statut de résidents permanents au Brésil, ou, du moins, s’étaient vus octroyer un droit à ce statut; (2) leurs droits étaient alors comparables à ceux des citoyens brésiliens; (3) leur crainte de persécution alléguée au Brésil n’était pas crédible et n’équivalait pas à de la persécution; (4) malgré la perte de leur statut au Brésil avant le jour de l’audience, les demandeurs ont volontairement quitté le Brésil et ont donc volontairement perdu la résidence permanente; (5) les demandeurs n’ont pas témoigné de manière crédible concernant leur crainte alléguée de persécution en Haïti; (6) le comportement des demandeurs est incompatible avec leur crainte, ayant demeuré aux États-Unis pour une période de huit (8) mois sans demander l’asile; et (7) rien ne laisse croire que l’application de l’exclusion sous l’article 1E de la Convention contreviendrait aux obligations internationales du Canada. La SPR détermine également que la demande d’asile du fils des demandeurs est non fondée puisque celui-ci est citoyen du Brésil et que les demandeurs n’ont pas articulé de crainte spécifique, sauf celle de ne plus être en mesure de l’éduquer s’il devait leur arriver quelque chose.

[6]  Les demandeurs reprochent essentiellement à la SPR d’avoir traité la demande d’asile comme s’ils étaient des résidents permanents au Brésil et d’avoir omis de tenir compte des Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe [Directives numéro 4].

II.  Analyse

[7]  La norme de contrôle applicable en matière d’exclusion au sens de l’article 1E de la Convention est celle de la décision raisonnable puisqu’il s’agit d’une question mixte de faits et de droit (Majebi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 274 au para 6; Zeng au para 11; Noel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1062 au para 14). Cette même norme est applicable lors de l’examen de l’application de la SPR des Directives du président (Abdulkadir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 318 au para 21).

[8]  Lorsque la norme du caractère raisonnable s’applique, le rôle de la Cour est de déterminer si la décision appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Si « le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité », il n’appartient pas à cette Cour d’y substituer l’issue qui lui serait préférable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59).

[9]  Les demandeurs soutiennent que la SPR a erré en jugeant qu’ils avaient le statut de résidents permanents au Brésil. Ils plaident que la présence de leurs noms sur l’arrêté ministériel conjoint de 2015 ne permet pas de conclure qu’ils avaient le statut de résident permanent. De plus, au moment de l’audience devant la SPR, ils avaient perdu ce statut, ayant été à l’extérieur du Brésil pour plus de deux (2) ans et ne pouvaient donc pas y retourner. Selon les demandeurs, il n’est pas clair qu’un demandeur d’asile peut être exclu en vertu de l’article 1E de la Convention s’il a perdu son statut dans le pays de résidence permanente.

[10]  Après examen du dossier, la Cour ne peut souscrire à cet argument.

[11]  L’article 1E de la Convention empêche que l’asile soit accordé à une personne qui jouit de protection dans un autre pays où elle a essentiellement les mêmes droits que les citoyens de ce pays. Cette disposition est incorporée en droit canadien par l’entremise de l’article 98 de la LIPR.

[12]  Le cadre d’analyse pour déterminer si une personne remplit les critères de l’article 1E de la Convention a été défini comme suit par la Cour d’appel fédérale dans Zeng :

[28]  Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a‑t‑il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.

[29]  Il appartiendra à la SPR de soupeser les facteurs et de déterminer si l’exclusion s’appliquera dans les circonstances.

[13]  La deuxième question de ce cadre d’analyse prévoit spécifiquement la possibilité qu’un demandeur d’asile ait perdu le statut de résident permanent ou n’ait pas fait les démarches pour obtenir ce statut alors qu’il aurait pu le faire. Dans ces circonstances, il incombe à la SPR de poursuivre son analyse et d’examiner les autres facteurs qui sont énoncés dans Zeng.

[14]  C’est ce que la SPR a fait en l’instance.

[15]  La SPR détermine d’abord que, selon la prépondérance des probabilités, les demandeurs avaient obtenu le statut de résidents permanents lorsqu’ils vivaient au Brésil, ou, à tout le moins, s’étaient vus octroyer la possibilité d’accéder à ce statut. Elle est également d’avis que les demandeurs étaient au courant de ce fait. Pour conclure ainsi, elle s’appuie non seulement sur la présence du nom des demandeurs sur l’arrêté ministériel conjoint de 2015, mais également sur la présence d’une étampe dans le passeport de la demanderesse qui indique « permanence définitive – fils brésilien » datée de janvier 2016, les divers emplois occupés par les demandeurs au Brésil au fil des années et leurs témoignages qu’ils étaient au courant des étapes à suivre pour aller chercher leurs cartes de résidence permanente.

[16]  Elle conclut ensuite que la constitution brésilienne confère aux résidents permanents les mêmes droits que les ressortissants brésiliens et que la crainte alléguée des demandeurs advenant un retour au Brésil n’était pas crédible.

[17]  Constatant toutefois que les demandeurs n’ont vraisemblablement plus leur statut le jour de l’audience, ayant été absents du Brésil plus de deux (2) ans, la SPR aborde ensuite les quatre (4) facteurs de l’affaire Zeng.

[18]  Elle examine d’abord leur possibilité de retourner au Brésil. Elle note qu’il existe un mécanisme de recouvrement de statut pour les détenteurs de résidence permanente qui se sont absentés pendant plus de deux (2) ans. Elle note également qu’il existe un arrêté ministériel d’avril 2018 qui permettrait l’obtention d’un statut permanent ou temporaire basé sur le regroupement familial par l’entremise de leur fils brésilien. Faisant preuve de retenue et de prudence, la SPR conclut n’avoir pas suffisamment de preuve pour statuer définitivement sur le droit de retour au Brésil des demandeurs ou le type de statut qu’ils obtiendraient à leur retour.

[19]  La SPR examine ensuite le caractère volontaire ou non de leur perte de statut. Elle note que, bien que les demandeurs aient allégué avoir quitté le Brésil en raison de la violence que subissent les Haïtiens dans ce pays, les demandeurs n’ont fourni aucune preuve concluante en ce sens ni démontré qu’ils feraient face à de la persécution advenant un retour au Brésil. Elle conclut que les demandeurs ont volontairement quitté le Brésil et qu’ils ont donc volontairement perdu la résidence permanente.

[20]  Concernant la crainte alléguée de persécution en Haïti, la SPR détermine que les demandeurs n’ont pas témoigné de manière crédible. Elle note que les demandeurs s’en tiennent à des déclarations vagues, générales et spéculatives et qu’ils sont incapables de fournir des exemples de menaces concrètes à leur endroit permettant de relier leur crainte aux activités politiques du père du demandeur principal. De plus, elle juge non crédible que le demandeur ait attendu de nombreuses années avant de quitter Haïti et que la demanderesse ait quitté trois (3) ans après lui, alors que les frères du demandeur auraient quitté Haïti en 1994 en raison du risque pour leurs vies. La SPR estime aussi que le demandeur principal spécule sur les circonstances du décès de son père et qu’il embellit son récit de sorte à augmenter le profil de sa crainte de retour en Haïti, ce qui entame davantage sa crédibilité. Enfin, les demandeurs auraient, selon la SPR, un comportement incompatible avec leur crainte, ayant demeuré aux États-Unis pour une période de huit (8) mois sans demander l’asile.

[21]  La SPR conclut finalement que rien ne lui laisse croire que l’application de l’exclusion sous l’article 1E de la Convention contreviendrait aux obligations internationales du Canada. Elle estime cette conclusion d’autant plus juste puisqu’elle est d’avis que les demandeurs ne seraient pas à risque en cas de retour en Haïti ou au Brésil.

[22]  Après examen du dossier, la Cour estime que la conclusion de la SPR est raisonnable et suffisamment motivée. Elle respecte le cadre d’analyse de l’affaire Zeng et elle est appuyée par la preuve au dossier. Il était loisible à la SPR de conclure à l’exclusion des demandeurs sous l’article 1E de la Convention.

[23]  Les demandeurs ont également fait valoir que la SPR n’a pas « bien pris en considération » les Directives numéro 4. À cet égard, ils affirment qu’étant donné qu’ils n’ont plus de statut permanent au Brésil, ils devront retourner en Haïti. Ils soutiennent que la SPR aurait dû examiner si la demanderesse bénéficierait d’une certaine protection en Haïti, celle-ci étant ciblée par les partisans de Lavalas en tant que conjointe du demandeur. Ils reprochent à la SPR de n’avoir posé aucune question à la demanderesse sur le sujet et de n’avoir fait aucune mention des Directives numéro 4 dans ses motifs.

[24]  La Cour estime cet argument mal fondé.

[25]  La demanderesse n’a jamais allégué une crainte de persécution fondée sur le sexe et il n’y a pas de faits tendant à démontrer une telle persécution ni de difficultés spécifiques liées à son sexe. Les Directives numéro 4 ne trouvent pas d’application dans toutes les situations où une femme demande la protection. Il faut que le sexe d’une demanderesse joue un rôle dans sa crainte de persécution. La crainte de persécution en l’espèce est exclusivement basée sur son association avec le père du demandeur et à son passé politique. Il n’a pas été question de persécution ou discrimination fondée sur le sexe. Par ailleurs, la Cour n’a relevé aucune insensibilité à l’égard de la demanderesse.

[26]  Dans ce dossier, il importe de rappeler aux demandeurs les directives de la Cour suprême du Canada selon lesquelles un contrôle judiciaire ne consiste pas en une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur. Au contraire, la décision doit être considérée comme un tout, dans son ensemble et dans le contexte du dossier (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34 au para 54; Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65 au para 3; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 14).

[27]  Quoi qu’il en soit, même si l’on pouvait prétendre que la SPR a erré dans son application du cadre d’analyse proposé dans Zeng, la Cour estime qu’une telle erreur ne serait pas déterminante puisque la SPR a néanmoins examiné les craintes alléguées des demandeurs à l’égard du Brésil et Haïti. Dans les deux (2) cas, elle les a jugés non crédibles. Les demandeurs n’ont pas démontré que ces conclusions étaient déraisonnables.

[28]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-974-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-974-19

INTITULÉ :

AGAMAN ELISIAS ET AL c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 JUILLET 2019

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 18 DÉCEMBRE 2019

COMPARUTIONS :

Jean Auberto Juste

Pour leS demandeurS

Charles Maher

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jean Auberto Juste

Avocat et notaire

Ottawa (Ontario)

Pour leS demandeurS

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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