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Date : 20200114


Dossier : T-481-18

Référence : 2020 CF 46

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

demanderesse

et

JAMES MOODIE (alias Jim Moodie) et DENETTY MOODIE (alias Denny Moodie)

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La demanderesse présente une requête en jugement sommaire en vue de recouvrer auprès des défendeurs la somme de 45 619,11 $, plus les intérêts et les frais, au motif que ces derniers ont manqué à leurs obligations de rembourser les fonds reçus dans le cadre du programme de paiements anticipés prévu par la Loi sur les programmes de commercialisation agricole, LC 1997, c 20 [la LPCA]. La demanderesse soutient que la présente affaire devrait être tranchée par jugement sommaire, puisque la preuve requise pour statuer équitablement sur la question se trouve dans les affidavits dont dispose la Cour et que l’affaire porte principalement sur des questions juridiques se rapportant à l’interprétation de la LPCA.

[2]  Les défendeurs ne s’opposent pas à ce que la présente affaire soit tranchée par voie de jugement sommaire et soutiennent que la demande de recouvrement de la demanderesse est prescrite puisqu’elle a été déposée en dehors du délai de prescription. Les défendeurs demandent un jugement sommaire rejetant la demande, avec dépens.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je rends un jugement sommaire en faveur de la demanderesse.

II.  Le contexte

[4]  Le litige en l’espèce porte sur un paiement versé aux défendeurs dans le cadre du programme de paiements anticipés prévu par la LPCA.

[5]  Le 7 avril 2009, les défendeurs ont présenté à la Commission canadienne du blé (la CCB) une demande de paiement anticipé en vertu de la LPCA pour l’année de production 2009-2010. À cette même date, les défendeurs ont reçu une avance de 25 272 $, moins les frais d’administration et la somme retenue (le paiement anticipé).

[6]  Les défendeurs précisent que ce montant représentait 60 % de l’avance de fonds à laquelle ils avaient droit; le reste devait leur être versé sur confirmation de la superficie effectivement ensemencée. Toutefois, les terres agricoles louées par les défendeurs ont été inondées, si bien qu’ils n’ont pas pu obtenir le rapport sur la superficie ensemencée requis pour avoir droit au deuxième paiement et n’avaient pas non plus de produits agricoles qu’ils auraient pu livrer à la CCB pour rembourser l’avance reçue.

[7]  Dans la demande de paiement anticipé, la date de défaut est fixée au 18 janvier 2010. À l’époque, le solde impayé du paiement anticipé, avec intérêts, totalisait 26 331,49 $. Après la date de défaut, les intérêts commencent à courir conformément aux dispositions relatives au défaut de paiement prévues dans la demande.

[8]  Le 28 juin 2006, les défendeurs avaient signé un formulaire de déclaration et de garantie permanentes, dans lequel ils reconnaissaient s’engager conjointement et solidairement à rembourser toute avance consentie à leur société.

[9]  La CCB était en droit de réclamer au ministre une partie des sommes dues. Conformément au paragraphe 23(1) de la LPCA, le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire (le ministre) a versé sous forme de garantie à la CCB, en date du 21 mars 2012, une somme de 25 703,13 $, à la suite d’une demande de paiement adressée au ministre le 13 juillet 2011 et approuvée le 12 mars 2012. Le ministre a été subrogé dans les droits des agents d’exécution en vertu de l’article 23 de la LPCA. La demanderesse cherche maintenant à recouvrer ces sommes, plus les intérêts et les frais, auprès des défendeurs.

III.  Les questions en litige

[10]  La principale question à trancher consiste à déterminer s’il y a lieu de rendre un jugement sommaire en faveur de la demanderesse. Les défendeurs affirment que la demande de recouvrement est prescrite et que la demanderesse ne devrait pas pouvoir proroger unilatéralement le délai de prescription en cherchant à invoquer les droits de subrogation du ministre.

[11]  J’examinerai les questions à trancher dans l’ordre suivant :

  1. La demande de recouvrement est-elle prescrite parce qu’elle a été déposée au-delà du délai de prescription applicable?
  2. Y a-t-il lieu de rendre un jugement sommaire en faveur de la demanderesse?

IV.  Analyse

A.  La demande de recouvrement est-elle prescrite parce qu’elle a été déposée au-delà du délai de prescription applicable?

[12]  La demanderesse soutient que la demande de recouvrement est assujettie aux dispositions de prescription précises énoncées dans la LPCA. La règle d’application générale concernant les poursuites auxquelles l’État est partie figure à l’article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C-50, qui prévoit que les règles de droit en vigueur dans une province s’appliquent à l’égard de tout fait générateur survenu dans cette province; autrement, la procédure se prescrit par six ans. La demanderesse soutient que la présente instance n’est pas assujettie à ces règles d’application générale, puisqu’elle est visée par l’exception prévue dans le texte introductif de l’article 32 : « Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale [...] »

[13]  La LPCA prévoit un délai de prescription précis, qui s’applique aux actions intentées par le ministre visant le recouvrement de créances. Il convient de rappeler qu’en vertu de l’article 23 de la LPCA, les droits du ministre de demander le recouvrement de créances dans le cadre du programme de paiements anticipés ne prennent naissance que lorsque le producteur est en défaut relativement à l’accord de remboursement et que l’agent d’exécution a présenté une demande de remboursement au ministre. Lorsque ces conditions sont réunies, le paragraphe 23(2) prévoit ce qui suit :

Subrogation

Subrogation

(2) Le ministre est subrogé dans les droits de l’agent d’exécution contre le producteur défaillant et les personnes qui se sont engagées au titre des alinéas 10(1)c) et d), à concurrence du paiement qu’il fait en application des paragraphes (1) ou (1.1). Il peut notamment prendre action, au nom de l’agent d’exécution ou au nom de la Couronne, contre ce producteur et ces personnes.

(2) The Minister is, to the extent of any payment under subsection (1) or (1.1), subrogated to the administrator’s rights against the producer in default and against persons who are liable under paragraphs 10(1)(c) and (d) and may maintain an action, in the name of the administrator or in the name of the Crown, against that producer and those persons.

[14]  La LPCA énonce ensuite différentes règles relatives à la prescription des poursuites intentées par le ministre, y compris la règle d’application générale prévue au paragraphe 23(4) :

Prescription

Limitation or prescription period

(4) Sous réserve des autres dispositions du présent article, toute poursuite visant le recouvrement par le ministre d’une créance relative au montant non remboursé de l’avance, aux intérêts ou aux frais se prescrit par six ans à compter de la date à laquelle il est subrogé dans les droits de l’agent d’exécution.

(4) Subject to the other provisions of this section, no action or proceedings may be taken by the Minister to recover any amounts, interest and costs owing after the six year period that begins on the day on which the Minister is subrogated to the administrator’s rights.

[15]  La demanderesse soutient que cette disposition régit la présente instance et qu’elle a intenté sa poursuite en recouvrement dans le délai de six ans prescrit, après la subrogation du ministre dans les actions de l’agent d’exécution.

[16]  Les défendeurs avancent plusieurs arguments à l’appui de leur thèse selon laquelle la demande de recouvrement doit être rejetée par application des délais de prescription. Premièrement, ils soutiennent que comme la CCB agissait au nom du ministre à titre d’agent d’exécution du programme de paiements anticipés sous le régime de la LPCA, cet organisme et le ministre ne sont, en réalité, qu’[traduction] « une seule et même entité ». Selon ce point de vue, le ministre ne peut être en meilleure position que l’agent d’exécution aux termes de l’accord signé par les défendeurs.

[17]  Deuxièmement, les défendeurs affirment que les modalités du contrat ont été fixées par le ministre et n’ont fait l’objet d’aucune négociation et que, par conséquent, toute ambiguïté doit être interprétée en leur faveur; la règle contra preferentum s’applique. Les défendeurs, dont l’exploitation agricole est située en Saskatchewan, sont liés par l’accord en vertu duquel le délai de six ans établi dans la loi du Manitoba s’applique, et non le délai de prescription de deux ans plus favorable prévu dans la loi applicable de la Saskatchewan. Il s’agit d’une dérogation à un droit fondamental qui vise à protéger les personnes comme les défendeurs.

[18]  En outre, les défendeurs attirent l’attention sur le libellé de l’accord qui établit le lien entre l’agent d’exécution et le ministre, notamment le paragraphe « m » du formulaire de demande de paiement de la CCB, aux termes duquel le producteur s’engage, [traduction] « en cas de défaut, à rembourser au ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire du Canada, par l’entremise de l’agent d’exécution, la somme due, y compris les intérêts au taux indiqué dans la présente demande et tous les frais de recouvrement, y compris les frais juridiques ». Les défendeurs attirent également l’attention sur la disposition selon laquelle [traduction] « la CCB, en tant qu’agent d’exécution, peut transférer le solde impayé à Agriculture et Agroalimentaire Canada aux fins de recouvrement ». Ces dispositions confirment que le ministre et l’agent d’exécution sont essentiellement la même entité aux termes de l’accord.

[19]  Les arguments des défendeurs reposent principalement sur la situation précise qui découle des faits de l’espèce. Il ne s’agit pas d’une situation où un garant tiers se substitue au débiteur principal pour honorer la garantie de prêt. En l’espèce, le ministre et l’agent d’exécution sont, en réalité, une seule et même entité. En outre, le ministre a défini les modalités du programme de paiements anticipés, qui permet d’avancer des fonds aux agriculteurs admissibles sans que soit déployée la diligence raisonnable habituellement requise pour obtenir un prêt commercial. Le ministre a fixé toutes les modalités applicables du programme. Il a décidé de faire participer les agents d’exécution au fonctionnement quotidien du programme. En vertu de la LPCA et de l’accord conclu par les défendeurs, le ministre savait qu’en cas de défaut, il serait tenu de payer les sommes dues si l’agent d’exécution lui en faisait la demande. Les défendeurs soutiennent que, par conséquent, les droits de subrogation du ministre ont pris naissance dès lors qu’il y a eu défaut de remboursement du prêt, et non lorsque le ministre a fait un quelconque paiement à l’agent d’exécution. Ils soutiennent que, corollairement, la demande de recouvrement a été déposée en retard étant donné que le défaut est survenu bien avant la période de six ans prescrite par la loi du Manitoba.

[20]  Les défendeurs affirment que les renvois aux droits de subrogation du ministre dans l’accord qu’ils ont signé ne sont qu’un [traduction] « simple verbiage procédural » sur lequel ils n’avaient absolument aucun contrôle. Le ministre n’était pas partie au contrat que les défendeurs ont signé; la partie contractante, la CCB, a choisi de ne pas exercer ses droits de demander un recouvrement auprès des défendeurs. Elle a plutôt choisi de demander un remboursement au ministre. Cela ne peut avoir pour effet de créer une clause de prescription entièrement ouverte, au détriment des défendeurs.

[21]  À titre subsidiaire, les défendeurs soutiennent que les droits de subrogation prennent naissance lorsque le ministre est subrogé dans les droits de l’agent d’exécution, et non lorsque le ministre décide de faire un paiement à la suite d’une demande de ce dernier. Selon cette interprétation de l’accord, les droits de subrogation du ministre prennent naissance dès lors que l’obligation de paiement s’applique, et au plus tard lorsque la demande de paiement est faite, plutôt qu’à la date où le paiement est effectivement versé. Interpréter l’accord autrement revient à conférer au ministre le droit absolu de proroger unilatéralement les délais applicables, au détriment des défendeurs.

[22]  Les défendeurs soutiennent également que la subrogation est un recours en equity et que, comme les droits du ministre sont les mêmes que ceux de l’agent d’exécution, le délai de prescription doit commencer à courir au même moment pour les deux. Comme l’indiquent les défendeurs dans leurs observations écrites, [traduction] « inférer le contraire serait manifestement injuste pour tous les producteurs et favoriserait une conduite répréhensible de la part du gouvernement [...] ». Les défendeurs font valoir que le ministre ne devrait pas être autorisé à intenter une action maintenant pour recouvrer des dettes impayées depuis le 18 janvier 2010, car il ne se présente pas devant la Cour avec [traduction] « une attitude irréprochable ». Il n’est pas logique que le ministre puisse intenter cette action dans les six ans suivant le versement des paiements à l’agent d’exécution, puisque cela signifie qu’il peut unilatéralement proroger le délai en retardant le paiement à l’agent.

[23]  Le point de départ de l’analyse est l’accord signé par les défendeurs, qui intègre ou reflète certaines des dispositions de la loi habilitante, la LPCA. Dans un sens, cet accord peut être considéré comme une « transaction commerciale ordinaire », qui permet aux agriculteurs d’obtenir des avances pour leur bétail ou leur récolte qu’ils doivent rembourser à la fin de la saison de croissance, une fois ceux-ci vendus sur le marché. En réalité, cet accord va bien plus loin – il s’agit du moyen qu’a choisi le gouvernement pour atteindre les objectifs de son programme, conformément aux dispositions de la loi adoptée à cette fin par le législateur, à savoir la LPCA. À ce titre, cet accord prend l’aspect d’un mécanisme d’exécution de programmes, dont les modalités sont fixées en partie par la loi.

[24]  Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que toutes les modalités essentielles en cause en l’espèce ont été fixées par le gouvernement. Je conviens également que le gouvernement a fait le choix de mettre en œuvre ce programme en faisant appel à des organismes tiers qu’il a désignés pour agir au quotidien comme agents d’exécution du programme de paiements anticipés. Je ne suis toutefois pas convaincu que, pour cette raison, la demanderesse et l’agent d’exécution ne représentent qu’[traduction] « une seule et même entité » aux fins de la présente demande. La LPCA et l’accord signé par les défendeurs indiquent clairement que l’accord conclu lie le producteur (en l’espèce, les défendeurs) et l’agent d’exécution. Bien que l’agent d’exécution agisse au nom du ministre, cela ne signifie pas, en soi, qu’il y a fusion juridique entre eux. Comme le fait remarquer la demanderesse, les agents d’exécution ont des droits légaux distincts de ceux du ministre; en outre, la loi qui a créé la CCB indique expressément que celle‑ci n’est ni mandataire de Sa Majesté ni une société d’État (paragraphe 4(2) de la Loi sur la Commission canadienne du blé, LRC 1985, c C­24).

[25]  Je conclus que, tout au long de la période visée par les questions en litige en l’espèce, la demanderesse et la CCB étaient des entités distinctes et indépendantes; cette conclusion est confirmée par les dispositions législatives applicables et est conforme à l’accord signé par les défendeurs.

[26]  Le droit d’action de la demanderesse en l’espèce découle de l’application de la LPCA; il s’agit d’une demande de recouvrement fondée sur la loi, et non sur un contrat. Les dispositions applicables de la loi, en particulier les droits de subrogation du ministre, sont reflétées dans l’accord signé par les défendeurs, mais cela n’a pas pour effet d’en modifier la nature essentielle. Je n’accepte pas l’allégation des défendeurs selon laquelle les demandes de cette nature doivent être interprétées comme des réclamations contractuelles ou des réclamations en equity. J’examinerai l’argument de l’[traduction] « attitude irréprochable » plus loin.

[27]  J’estime que l’accord et la LPCA sont cohérents et clairs : le droit du ministre d’intenter une action en recouvrement d’une créance ne peut être exercé que lorsque certaines conditions sont remplies. Premièrement, le producteur doit être en défaut de paiement (article 22 de la LPCA). Deuxièmement, l’agent d’exécution doit avoir présenté au ministre une demande de paiement correspondant au montant prévu par la loi et le règlement (paragraphe 23(1) de la LPCA). Troisièmement, le ministre doit avoir effectué un paiement à l’agent d’exécution conformément à la demande faite en ce sens (paragraphes 23(1) et (1.1) de la LPCA). Ce n’est qu’une fois ces conditions réunies que le ministre est subrogé dans les droits de l’agent d’exécution (paragraphe 23(2) de la LPCA). Le cas échéant, le producteur est redevable au ministre du montant imputé par subrogation (paragraphe 23(3) de la LPCA). C’est à ce moment‑là que le délai de prescription commence à courir, sous réserve des autres dispositions relatives aux délais prescrits aux paragraphes 23(6) à (9) de la LPCA.

[28]  Les principaux éléments de ce régime sont reflétés dans l’accord, qui comprend plusieurs renvois aux droits de subrogation du ministre en cas de défaut. Les défendeurs ont signé cet accord, et le formulaire de déclaration et de garantie permanentes qu’ils ont signé en juin 2006 précisait qu’en vertu de cet accord, ils étaient conjointement et solidairement responsables de toute dette envers la CCB. Même en appliquant à cet accord la règle contra preferentum, je ne vois pas en quoi cette règle étaye l’argument des défendeurs. En vertu de la LPCA et de l’accord, le producteur doit présenter une demande de fonds à un agent d’exécution du programme de paiements anticipés – il s’agit précisément de ce que les défendeurs reconnaissent avoir fait en l’espèce. Les fonds ont été avancés, ce qui a eu pour effet d’imposer aux défendeurs une obligation contractuelle envers la CCB, en tant qu’agent d’exécution du programme. Les modalités de cette obligation sont énoncées en détail dans l’accord, y compris l’obligation relative aux intérêts et le taux d’intérêt à payer.

[29]  Il n’est tout simplement pas possible d’interpréter cet accord, ou cette loi, comme ayant pour effet de conférer au ministre une position ou un intérêt juridique identique à celui de l’agent d’exécution. Ils ne sont pas et n’ont jamais été [traduction] « une seule et même entité ». L’argument des défendeurs à ce sujet doit être rejeté, puisqu’il va à l’encontre des modalités clairement énoncées de l’accord et de la loi qui régit ce dernier. Par exemple, les défendeurs invoquent le paragraphe « m » de l’accord, mais d’après la simple lecture de cette clause, il est clair qu’en cas de défaut, le producteur a l’obligation de rembourser les fonds qui lui ont été avancés. Le fait que les fonds proviennent du gouvernement, dont la responsabilité revient au ministre, et qu’ils ont été versés au producteur par l’entremise de l’agent d’exécution n’a aucunement pour effet de fusionner les droits et les intérêts du ministre avec ceux de l’agent d’exécution. Le ministre ne dispose pas du droit automatique et indépendant de demander le recouvrement des fonds. En vertu de l’accord et de la LPCA, les droits du ministre ne prennent naissance que lorsque les conditions préalables énoncées précédemment sont réunies.

[30]  Par conséquent, je rejette l’argument selon lequel l’accord et la LPCA doivent être interprétés et appliqués comme si le ministre et l’agent d’exécution formaient [traduction] « une seule et même entité ». Ce rejet repose sur plusieurs conclusions.

[31]  D’abord, les droits de subrogation du ministre n’ont pas pris naissance lorsque les défendeurs se sont retrouvés en défaut relativement à l’accord. Les modalités de l’accord étaient assujetties aux dispositions de la LPCA, qui énonce les conditions préalables en vertu desquelles les droits de subrogation du ministre prennent naissance. Toute interprétation voulant que ces droits prennent naissance dès lors qu’il y a manquement à une obligation envers l’agent d’exécution est incompatible avec les modalités de l’accord et le régime de la LPCA.

[32]  En outre, l’argument selon lequel il est injuste ou inéquitable pour les défendeurs d’interpréter la LPCA comme conférant au ministre le droit « absolu » de proroger unilatéralement le délai de prescription est sans fondement, tant au regard des faits que du droit. En l’espèce, le ministre cherche à faire respecter une obligation qui découle de l’application de la LPCA, et les défendeurs n’ont pas démontré qu’ils ont subi une injustice ou un préjudice indu au cours de la période comprise entre leur défaut initial et l’introduction de la présente instance. Sans me prononcer sur la question de savoir si ces arguments pourraient avoir une incidence sur l’application de la loi ou des modalités de l’accord si un retard indu était prouvé, je ferai simplement observer que ces arguments devraient reposer sur un fondement factuel solide. Aucun fondement de ce genre n’a été établi en l’espèce.

[33]  Par conséquent, je rejette l’argument des défendeurs selon lequel les renvois aux droits du ministre ne sont qu’un [traduction] « simple verbiage procédural » ou que le ministre ne se présente pas devant la Cour avec [traduction] « une attitude irréprochable ».

[34]  Pour tous ces motifs, je conclus que la demande de recouvrement de la demanderesse n’est pas prescrite par application de la loi manitobaine en matière de prescription. Le ministre a agi dans les délais fixés au paragraphe 23(4) de la LPCA, et cette disposition est celle qui régit la présente instance.

B.  Y a-t-il lieu de rendre un jugement sommaire en faveur de la demanderesse?

[35]  En plus de l’argument de la prescription examiné précédemment, les défendeurs ont avancé plusieurs arguments contre le prononcé d’un jugement sommaire en faveur de la demanderesse, notamment qu’ils ont subi une injustice en raison de son retard à présenter sa demande. Dans leur défense, les défendeurs ont nié avoir une dette envers la demanderesse et font valoir, à titre subsidiaire, que la demande de recouvrement de cette dernière doit être écartée par application de la doctrine de la préclusion ou pour manque de diligence. J’examinerai brièvement ces arguments.

[36]  Les défendeurs affirment que le contexte doit être pris en compte. Ils ont reçu une avance de la CCB, mais, en réalité, aucune diligence raisonnable n’a été déployée et aucune autre des mesures habituellement prises par un prêteur avant d’accorder une avance n’a été prise. Ils affirment que le concept général de ce programme veut que le producteur vende à l’avance la production de l’année en cause à la CCB, qui jouit ainsi d’une sûreté permanente à l’égard des produits cultivés. Au moment de la récolte, les produits cultivés doivent être livrés à la CCB, qui déduira l’avance accordée au printemps du produit de la vente de ceux-ci. Le producteur ne rembourse pas cette avance en envoyant un chèque, mais plutôt en livrant les grains une fois ceux-ci récoltés.

[37]  En l’espèce, il n’y a pas eu de récolte en raison d’une importante inondation qui était hors du contrôle des défendeurs. À ce moment-là, les défendeurs se sont retrouvés en défaut, et il convient de présumer que la CCB et la demanderesse étaient toutes deux au fait de cette situation.

[38]  Les défendeurs soutiennent qu’il est injuste et inéquitable de permettre à la CCB et au ministre de proroger le délai de prescription qui s’applique à l’action en recouvrement. Les droits de subrogation du ministre doivent prendre naissance en même temps que le droit de recouvrement de la CCB; autrement, le ministre se retrouve, par subrogation, en meilleure position que la CCB en tant que partie au contrat, et il ne peut en être ainsi. Les droits de subrogation doivent prendre naissance au plus tard lorsque la CCB présente la demande de paiement au ministre.

[39]  Les défendeurs soutiennent qu’il est injuste pour les agriculteurs d’accepter l’argument de la demanderesse selon lequel les droits de subrogation ne prennent naissance que lorsque le ministre décide de verser le paiement à la CCB, puisque cela permet au ministre de proroger unilatéralement le délai de prescription. Cela est manifestement injuste.

[40]  Pour les motifs analysés plus haut, cet argument ne me convainc pas. Les droits des parties sont clairement énoncés, et bien que les modalités de l’accord et son contexte puissent être inhabituels, comme le soutiennent les défendeurs, cela ne les rend pas foncièrement injustes, et aucun argument de fond contre le recouvrement de la dette n’a été avancé.

[41]  D’après la preuve par affidavit déposée par la demanderesse, je suis convaincu que cette dernière a démontré que les paiements anticipés ont été versés et que les défendeurs sont en défaut. La preuve démontre également qu’une demande de paiement a été présentée par la demanderesse, mais que les sommes demeurent impayées.

[42]  Dans une requête en jugement sommaire, il incombe aux deux parties de présenter leurs meilleurs arguments. Plus particulièrement, l’article 214 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, précise que le défendeur ne peut simplement formuler des affirmations quant à ce que la preuve à l’instruction permettra de démontrer; la règle exige plutôt que le défendeur énonce les faits précis et produise les éléments de preuve démontrant l’existence d’une véritable question litigieuse : voir Moroccanoil Israel Ltd c Lipton, 2013 CF 667, au par. 10.

[43]  Au vu de la preuve au dossier, je ne vois aucune raison de refuser de rendre un jugement sommaire en faveur de la demanderesse.

V.  Conclusion

[44]  Je conclus que la demanderesse a établi le bien-fondé de sa requête en jugement sommaire et qu’il n’y a aucune preuve convaincante ni aucun argument m’empêchant de prononcer un jugement sommaire en sa faveur. Par conséquent, je rends un jugement sommaire en faveur de la demanderesse.

[45]  Dans ses observations écrites et l’affidavit de Glenda Probert déposés à l’appui de la présente requête, la demanderesse cherche à obtenir un jugement pour la somme de 45 619,11 $. Cette somme comprend les créances envers le ministre, y compris le capital et les intérêts exigibles à l’égard du défaut de paiement des défendeurs, calculées en date du 8 avril 2019. De plus, la demanderesse demande que des intérêts antérieurs au jugement soient calculés, à un taux quotidien de 8,69 $, à compter du 8 avril 2019 jusqu’à la date du présent jugement.

[46]  La demanderesse réclame également des dépens de 1 245,19 $, y compris les débours et les honoraires des avocats, calculés conformément au tarif B. Dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que me confère l’article 400 des Règles, j’estime raisonnable cette adjudication des dépens. Enfin, la demanderesse soutient que les intérêts postérieurs au jugement devraient être fixés à un taux de 5 % par année, à compter de la date du jugement, conformément à la Loi sur l’intérêt, LRC 1985, c I-15.

[47]  Pour les motifs énoncés ci-dessus, la demanderesse a droit à la réparation demandée, notamment un jugement pour la somme de 45 619,11 $ et des intérêts avant et après jugement, de même que les dépens.


JUGEMENT dans le dossier T-481-18

LA COUR STATUE que :

  1. La requête en jugement sommaire est accueillie en faveur de la demanderesse;

  2. Les défendeurs doivent verser à la demanderesse la somme de 45 619,11 $ en lien avec le paiement anticipé reçu;

  3. Les défendeurs doivent verser à la demanderesse des intérêts antérieurs au jugement, calculés au taux quotidien de 8,69 $, à compter du 8 avril 2019 jusqu’à la date du présent jugement;

  4. Les défendeurs doivent payer à la demanderesse les dépens et les débours fixés à 1 245,19 $;

  5. Les défendeurs doivent verser à la demanderesse des intérêts postérieurs au jugement à un taux de cinq (5) pour cent par an, conformément à la Loi sur l’intérêt.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 5e jour de février 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-481-18

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA c MOODIE ET AL

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

 

LE 14 JANVIER 2020

COMPARUTIONS :

Don Klaassen

POUR LA DEMANDERESSE

William R. Howe

Tarissa L. Peterson

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Saskatoon (Saskatchewan)

POUR LA DEMANDERESSE

Linka Howe Peterson Law Offices

Avocats

Regina (Saskatchewan)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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