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Date : 20191219


Dossier : T-514-19

Référence : 2019 CF 1647

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

EMRAH BULATCI

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision par laquelle un président indépendant a déclaré Emrah Bulatci, le demandeur, coupable de possession d’objets interdits en contravention de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la LSCMLC].

II.  Intitulé

[2]  Le demandeur a désigné à tort le ministre de la Sécurité publique et de la protection civile et le Service correctionnel du Canada comme défendeurs dans la présente affaire. Conformément à l’article 303 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, le défendeur approprié est uniquement le procureur général du Canada et l’intitulé est modifié en conséquence.

III.  Contexte

[3]  Le demandeur purge actuellement une peine à l’Établissement de Grande Cache et, au moment des faits, il était sous la garde du Service correctionnel du Canada [le SCC]. Le 13 octobre 2018, le demandeur se trouvait dans la cellule d’un autre détenu, M. Amer. Les agents correctionnels [les agents] ont remarqué une forte odeur de parfum et, lorsqu’ils ont ouvert la cellule, ont remarqué une forte odeur de marijuana. Les agents ont donc fouillé la cellule de M. Amer.

[4]  La fouille a permis de découvrir plusieurs objets que les agents ont saisis, y compris trois « dabs » (petites quantités) de marijuana sous forme de concentré, un emballage qui sentait la marijuana et deux coupe‑ongles avec une substance brune à l’extrémité de la lime à ongles. Le 15 octobre 2018, les analyses en laboratoire de ces objets ont révélé la présence de THC. Ce jour‑là, le SCC a signifié au demandeur un avis lui enjoignant de fournir un échantillon d’urine pour analyse. Les résultats de l’analyse d’urine ont également révélé la présence de THC.

[5]  Par conséquent, le demandeur a été accusé d’avoir eu en sa possession un objet interdit et d’avoir introduit dans son corps une substance intoxicante, en contravention des alinéas 40i) et 40k) de la LSCMLC, respectivement.

IV.  Décision faisant l’objet du contrôle

[6]  L’audience relative à ces accusations a eu lieu le 21 novembre 2018. Le demandeur a affirmé qu’à sa connaissance la décision n’a pas été motivée par écrit. Or, l’audience a été enregistrée et l’enregistrement audio de l’audience a été présenté à la Cour dans le cadre du dossier certifié du tribunal. Au début de l’audience, l’accusation d’avoir introduit dans son corps une substance intoxicante, qui relève de l’alinéa 40k), a été retirée.

[7]  Le demandeur a plaidé non coupable à l’accusation de possession d’objets interdits fondée sur l’alinéa 40i) de la LSCMLC. L’avocat du demandeur a d’abord déclaré que les faits de l’affaire étaient essentiellement semblables aux faits qui ont donné lieu à la décision rendue par le même président relativement à une accusation portée en vertu de l’alinéa 40i) contre M. Amer. Cette accusation découle également de l’incident survenu le 13 octobre 2018 dans la cellule de M. Amer.

[8]  Le représentant du SCC, qui était présent à l’audience, a fait remarquer que les objets interdits dont l’analyse a révélé la présence de THC se trouvaient [traduction] « sur le bureau, bien en vue ».

[9]  De l’avis du demandeur, les faits en l’espèce se distinguent des faits sur lesquels repose la conclusion du président dans le cas de M. Amer, car les objets interdits ont été découverts dans la cellule de M. Amer. L’avocat du demandeur a fait valoir devant le président que le fait que les agents ont trouvé les objets en question dans la cellule de M. Amer suscite un doute raisonnable que le demandeur était en possession des objets interdits.

[10]  Le président a rejeté cet argument. Il a conclu que la forte odeur de marijuana et les objets interdits qui se trouvaient bien en vue dans la cellule lui permettaient de conclure, hors de tout doute raisonnable, que le demandeur avait la connaissance de la présence des objets interdits et la capacité d’exercer un contrôle sur ceux‑ci. Le fait qu’il n’était pas dans sa propre cellule n’est pas déterminant. Au moment pertinent, le demandeur se trouvait à proximité immédiate des objets interdits dont l’analyse a révélé la présence de THC.

[11]  Le président a déclaré le demandeur coupable de l’infraction disciplinaire d’avoir eu en sa possession un objet interdit, en contravention de l’alinéa 40i) de la LSCMLC. Il a proposé l’imposition d’une amende de 30 $, avec sursis de 90 jours. Le demandeur et son avocat ont présenté de brèves observations sur le bien‑fondé de l’amende, mais le président a maintenu sa proposition initiale et a imposé l’amende de 30 $ avec sursis.

V.  Questions en litige

[12]  Les questions en litige sont les suivantes :

  • (1) La décision du président était‑elle inéquitable sur le plan procédural?

  • (2) La décision du président était‑elle raisonnable?

VI.  Norme de contrôle

[13]  La conclusion du président portant qu’un détenu est coupable d’une infraction disciplinaire commande l’application de la norme de contrôle fondée sur la décision raisonnable (Alix c Canada (Procureur général), 2014 CF 1051, au par. 18). Le demandeur fait valoir que, étant donné que la décision faisant l’objet du contrôle aurait des conséquences potentiellement graves pour lui, la Cour devrait effectuer un contrôle plus rigoureux (Sharif c Canada (Procureur général), 2018 CAF 205, au par. 11).

[14]  La norme applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au par. 79).

VII.  Analyse

A.  L’affidavit déposé par le demandeur

[15]  À titre préliminaire, le demandeur a présenté un affidavit dans le dossier de la demande. La règle générale en matière de contrôle judiciaire veut que, sous réserve de certaines exceptions, la Cour ne tienne pas compte des éléments de preuve qui n’ont pas été présentés au décideur (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, aux par. 19 et 20).

[16]  Toutefois, le demandeur soutient que la Cour n’a pas à tenir compte de son affidavit. Selon lui, bien que l’affidavit soit probablement visé par l’exception qui s’applique aux affidavits qui font ressortir l’existence de vices de procédure, de sorte qu’il soit recevable, les lacunes en matière d’équité procédurale en l’espèce sont suffisamment mises en évidence par l’enregistrement audio de l’audience.

B.  La décision du président était‑elle inéquitable sur le plan procédural?

[17]  Au cours de l’audition disciplinaire, le président doit, dans des limites raisonnables, donner au détenu qui est accusé la possibilité d’appeler des témoins en sa faveur (Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620, art. 31). Le demandeur soutient qu’il y a manquement à l’équité procédurale lorsque le détenu est privé de cette possibilité. À la lumière de l’enregistrement audio de l’audience, le demandeur prétend qu’il y a eu iniquité procédurale à quatre reprises :

  • 1) Premièrement, au cours de l’audience, le président a déclaré que le demandeur ne présentait aucun élément de preuve. Toutefois le président n’a, à aucun moment, demandé au demandeur ou à son avocat s’il souhaitait présenter des éléments de preuve ou convoquer des témoins. Aucun témoin n’a été entendu à l’audience.

  • 2) Deuxièmement, l’avocat du demandeur a dû demander au président de préciser s’il rendait sa décision à l’audience. Le président a répondu par l’affirmative et a déclaré le demandeur coupable. Le demandeur soutient que cette interaction donne à penser que la démarche utilisée pour la tenue de l’audience avait suscité de la confusion.

  • 3) Troisièmement, le demandeur soutient que le président a rendu sa décision relative à la détermination de la peine avant de demander des observations sur ce point. Toutefois, dans l’enregistrement audio, le président dit clairement : [traduction] « À moins que vous ne vouliez ajouter quelque chose, je propose une amende de 30 $. » Le président suggérait une peine, sous réserve des observations du demandeur.

4)  Quatrièmement, vers la fin de l’enregistrement, le demandeur a fait quelques commentaires indiquant que lorsqu’il entre dans une cellule, il ne sait pas ce qui se trouve dans cette cellule. Selon les observations du demandeur, ces commentaires laissent entendre qu’il souhaitait présenter des éléments de preuve à l’audience ainsi que sa version des événements qui se sont déroulés dans la cellule de M. Amer le 13 octobre 2018.

[18]  Le demandeur soutient que ces quatre occurrences confirment le fait que le président n’a pas donné au demandeur la possibilité raisonnable d’appeler des témoins en sa faveur.

[19]  Je ne souscris pas aux arguments du demandeur à cet égard. Ni le demandeur ni son avocat n’ont demandé de convoquer des témoins. De plus, l’avocat du demandeur ne s’est pas opposé à la façon dont le président a mené l’audience à ce moment‑là. Les allégations de vice de procédure doivent être présentées le plus tôt possible (Bouchard c Canada (Procureur général), 2018 CF 512, au par. 11). Le président a donné au demandeur plus qu’une possibilité raisonnable de convoquer des témoins à l’audience, mais ni le demandeur ni son avocat ne se sont prévalus de cette possibilité.

[20]  Ce n’est pas parce que le président n’a pas invité le demandeur à convoquer des témoins qu’il est possible de conclure que ce dernier a été privé d’une occasion raisonnable de le faire.

C.  La décision du président était‑elle déraisonnable?

[21]  Le détenu qui est en possession d’objets interdits commet l’infraction disciplinaire prévue à l’al. 40i) de la LSCMLC. Pour déclarer le demandeur coupable de possession d’objets interdits, le président devait être convaincu, hors de tout doute raisonnable, que le demandeur savait que les objets interdits se trouvaient dans la cellule et qu’il pouvait les contrôler (Williams c Canada (Procureur général), 2006 CF 153, au par. 10; LSCMLC, par. 43(3)).

[22]  Le demandeur conteste le caractère raisonnable de la décision du président au motif que les agents ont trouvé les objets interdits dans la cellule de M. Amer. Même si le demandeur était présent dans la cellule de M. Amer au moment où les objets ont été trouvés, ce n’était pas sa cellule. De plus, le président avait déjà reconnu M. Amer coupable de possession d’objets interdits.

[23]  Le demandeur soutient en outre que la conclusion du président doit avoir été fondée sur la possession imputée plutôt que sur la possession personnelle. Selon la définition de la possession au paragraphe 4(3) du Code criminel, LRC 1985, c C-46, il y a possession imputée lorsque la personne : « (1) a connaissance de la nature de l’objet, (2) met ou garde volontairement l’objet dans un lieu donné, que ce lieu lui appartienne ou non, et (3) a l’intention d’avoir l’objet dans ce lieu pour son “propre usage ou avantage” ou celui d’une autre personne » (R c Morelli, 2010 CSC 8, au par. 17).

[24]  Lorsque, comme en l’espèce, le décideur s’appuie sur une preuve circonstancielle et que cette preuve circonstancielle mène à d’autres conclusions raisonnables que la culpabilité, il s’ensuit que cette preuve ne satisfait pas à la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable. Lorsqu’il apprécie des éléments de preuve circonstancielle, le décideur doit considérer d’autres thèses plausibles qui ne sont pas compatibles avec la culpabilité (R c Villaroman, 2016 CSC 33, aux par. 35 et 37 [l’arrêt Villaroman]).

[25]  La question fondamentale que doit se poser le décideur est « celle de savoir si la preuve circonstancielle, considérée logiquement et à la lumière de l’expérience humaine et du bon sens, peut étayer une autre inférence que la culpabilité de l’accusé » (l’arrêt Villaroman, précité, au par. 38). Les autres inférences susceptibles d’être envisagées doivent être raisonnables, non pas seulement possibles.

[26]  Le demandeur reconnaît que la décision du président n’était pas fondée sur la possession dans un contexte criminel. Toutefois, comme la même norme de la preuve hors de tout doute raisonnable s’applique tant au contexte criminel qu’à la décision du président, il soutient que l’analyse menée dans une instance criminelle est instructive.

[27]  Comme il a été mentionné précédemment, le président a déclaré le demandeur coupable de possession hors de tout doute raisonnable, compte tenu de la forte odeur de marijuana et des objets interdits qui se trouvaient bien en vue dans la cellule, de sorte que quiconque dans la cellule pouvait exercer un contrôle sur ceux‑ci. Le demandeur fait valoir que la preuve circonstancielle dont disposait le président ne permet pas de conclure à la culpabilité parce que celui‑ci aurait pu tirer d’autres inférences raisonnables.

[28]  De l’avis du demandeur, il est possible de conclure qu’il n’était présent dans la cellule qu’un court instant avant la fouille et qu’il ne s’est pas rendu compte que les objets en question étaient en fait des objets interdits. De plus, il serait possible de tirer une conclusion raisonnable de la preuve selon laquelle le demandeur n’avait aucun contrôle sur les objets interdits parce qu’il se trouvait dans la cellule d’un autre détenu. Selon le demandeur, vu que d’autres inférences raisonnables que la culpabilité étaient susceptibles d’être envisagées, le président a conclu de façon déraisonnable que la possession était établie hors de tout doute raisonnable.

[29]  Le défendeur soutient pour sa part que le demandeur ne demande rien de plus que la Cour apprécie de nouveau les éléments de preuve. Le défendeur soulève les éléments de preuve circonstancielle suivants qui, à son avis, permettent d’étayer hors de tout doute raisonnable la déclaration de culpabilité prononcée par le président :

  • Un détenu tentait de bloquer la vue de la cellule par les agents;

  • Il y avait une forte odeur de parfum à l’extérieur de la cellule;

  • Le demandeur tenait dans ses mains un flacon pulvérisateur contenant du parfum lorsque les agents sont entrés dans la cellule;

  • Il y avait une forte odeur de marijuana à l’intérieur de la cellule;

  • Les objets interdits étaient bien en vue et à proximité des détenus dans la cellule, y compris du demandeur;

  • L’analyse d’urine subséquente dont a fait l’objet le demandeur a révélé la présence de THC.

[30]  Le défendeur a ajouté le fait que le test d’urine du demandeur a révélé la présence de THC, élément qui a été soumis au président, malgré le retrait de l’accusation d’« avoir introduit dans son corps une substance intoxicante ». Je pense qu’il s’agit là d’une preuve circonstancielle pertinente qui appuie la décision du président. Ce fait, conjugué aux autres éléments de preuve circonstancielle mis en évidence par le défendeur, annule les inférences envisagées par le demandeur, selon lesquelles il était récemment entré dans la cellule et qu’il n’avait pas vu les objets interdits, ou encore qu’il n’avait aucun contrôle sur les objets interdits parce qu’il se trouvait dans la cellule d’un autre détenu.

[31]  La décision du président est étayée par le dossier, malgré les arguments du demandeur selon lesquels le fait qu’il se trouvait dans la cellule de M. Amer soulève un doute raisonnable qu’il n’avait peut‑être pas le contrôle des objets interdits.

[32]  La demande est rejetée. La décision du président fait partie des issues raisonnables d’après le dossier dont il était saisi. Il n’y a pas eu d’iniquité procédurale.

[33]  Les dépens sont adjugés au défendeur. Les avocats des parties ont convenu que des dépens de 700 $ sont raisonnables.


JUDGMENT dans le dossier T-514-19

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. L’intitulé de la cause est modifié pour désigner uniquement le procureur général du Canada à titre de défendeur.

  2. La demande est rejetée.

  3. Des dépens de 700 $ sont adjugés au défendeur.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 21ejour de janvier 2020.

Semra Denise Omer, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

dossier :

T-514-19

 

INTITULÉ :

EMRAH BULATCI c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 18 décembre 2019

 

jugement et motifs :

le juge MANSON

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

le 19 décembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Amanda Hart-Dowhun

 

pour le demandeur

 

Keelan Sinnott

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ADH Law

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

pour le défendEUR

 

 

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