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Date : 20191210


Dossier : T-1321-97

Référence : 2019 CF 1463

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

ELI LILLY AND COMPANY

ET ELI LILLY CANADA INC.

demanderesses

et

APOTEX INC.

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

(Jugement et motifs confidentiels rendus le 20 novembre 2019)

Contexte

[1]  La présente action en contrefaçon de brevet a été introduite le 18 juin 1997. Les demanderesses, Eli Lilly and Company [Lilly US] et Eli Lilly Canada Inc. [Lilly Canada], ci-après collectivement appelées « Lilly », ont prétendu que la défenderesse, Apotex Inc. [Apotex] a porté atteinte à leurs droits conférés par huit brevets en important du céphaclor en vrac pour utilisation dans l’Apo-cefaclor qu’elle a vendu au Canada après janvier 1997. Lilly US est titulaire des brevets en question. Lilly Canada, une filiale en propriété exclusive de Lilly US, a des droits sur ces brevets en vertu d’une licence délivrée par Lilly US.

[2]  L’action a été scindée. Au cours de la phase de la présente action consacrée à la détermination de la responsabilité, la juge de première instance a conclu qu’Apotex avait contrefait au moins une revendication valide dans chacun des huit brevets appartenant à Lilly US : Eli Lilly and Company c Apotex Inc., 2009 CF 991 [le jugement sur la responsabilité]; conf. par 2010 CAF 434; autorisation de pourvoi à la CSC a été refusée, [2010] SCCA no 434).

[3]  Lilly a opté pour le recours en dommages-intérêts prévu au paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4 [la Loi sur les brevets], à l’égard des contrefaçons :

Quiconque contrefait un brevet est responsable envers le breveté et toute personne se réclamant de celui-ci du dommage que cette contrefaçon leur a fait subir après l’octroi du brevet. [Non souligné dans l’original.]

[4]  La juge Gauthier, qui a rendu le jugement sur la responsabilité, a été nommée à la Cour d’appel fédérale, et j’ai été chargé d’instruire la question des dommages-intérêts et d’en déterminer le montant. Les motifs de jugement et le jugement ont été rendus en décembre 2014 : 2014 CF 1254 [le jugement sur les dommages-intérêts]. Il y a été conclu que Lilly avait subi des dommages sous la forme de pertes de profits de 31 234 000,00 $ sur une période de cinq ans [les profits perdus] [1] . Il a également été conclu que Lilly avait subi des dommages en raison de la valeur temporelle des profits perdus au cours des 17 années qui ont précédé la publication du jugement sur les dommages-intérêts. Au paragraphe 125 du jugement sur les dommages-intérêts, j’ai écrit ce qui suit :

Les intérêts composés annuellement avant jugement sur les dommages‑intérêts au taux de [.. renseignement expurgé..] % sont accordés à Lilly. J’enjoins aux parties de communiquer à la Cour le montant que totalisent ces intérêts avant jugement, si elles en conviennent, ou de déposer leurs observations sur ce montant, si elles ne s’entendent pas.

Le taux d’intérêt à appliquer aux profits perdus aux termes du jugement sur les dommages-intérêts sera appelé ci-après le taux de rendement.

[5]  Comme il est indiqué aux paragraphes 134 à 136 du jugement sur les dommages-intérêts, les parties n’ont pas pu s’entendre sur le montant des intérêts avant jugement. J’ai accepté le calcul effectué par l’expert d’Apotex, M. Harington, qui se trouve à l’annexe 2 de sa lettre à l’avocat d’Apotex, datée du 9 janvier 2015, et j’ai accordé 75 040 649,00 $ au titre des intérêts avant jugement sur les profits perdus jusqu’au 23 janvier 2005, à savoir la date du jugement sur les dommages-intérêts. Un montant total de 106 274 649,00 $ a été payé par Apotex, tel qu’il a été ordonné dans le jugement.

[6]  Lorsqu’elle a accordé ces intérêts à Lilly, la Cour a conclu que, pour qu’une partie soit indemnisée pour les dommages qu’une contrefaçon lui a fait subir au titre du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets, la décision quant aux dommages-intérêts doit reconnaître la valeur temporelle des profits perdus au cours de ces nombreuses années. La Cour a également reconnu que l’intérêt composé reflète la valeur temporelle de l’argent, contrairement à l’intérêt simple : voir Banque d’Amérique du Canada c Société de Fiducie Mutuelle, 2002 CSC 43 [Banque d’Amérique]. Aux paragraphes 21 à 24 de Banque d’Amérique, le juge Major a formulé les observations suivantes :

La valeur de l’argent diminue avec le temps. Un dollar vaut davantage aujourd’hui que demain. La dépréciation de l’argent est imputable à trois facteurs : (i) le coût de renonciation, (ii) le risque et (iii) l’inflation.

Le premier facteur, le coût de renonciation, correspond aux occasions manquées d’utiliser la somme dont on attend le versement. La valeur de la somme diminue à cause de l’impossibilité de l’utiliser. Le deuxième facteur, le risque, traduit l’incertitude inhérente au report de la possession de la somme. La possession d’une somme aujourd’hui est certaine, mais son versement ultérieur ne l’est pas. La somme dont on prévoit le versement ultérieur pourrait ne jamais être touchée. Le troisième facteur, l’inflation, reflète la fluctuation des prix. À cause de l’inflation, un dollar permet d’acheter plus de biens ou de services aujourd’hui que demain (G. H. Sorter, M. J. Ingberman et H. M. Maximon, Financial Accounting : An Events and Cash Flow Approach (1990), p. 14). La valeur temporelle de l’argent est un fait notoire et constitue l’une des pierres angulaires de tous les systèmes bancaires et financiers.

L’intérêt simple et l’intérêt composé traduisent chacun la valeur temporelle de la somme d’argent initiale, le capital. La différence entre les deux réside dans le fait que, contrairement à l’intérêt simple, l’intérêt composé tient compte de la valeur temporelle des versements d’intérêts. Comme dans l’exemple du dollar cité aux par. 21 et 22, l’intérêt exigible aujourd’hui, mais payé plus tard, voit sa valeur diminuer dans l’intervalle. L’intérêt composé indemnise le prêteur de la dépréciation de tout l’argent qui lui est dû et qui demeure impayé, l’intérêt en souffrance étant assimilé au capital dû.

L’intérêt simple crée une distinction artificielle entre la somme exigible à titre de capital et celle payable à titre d’intérêt. Dans le calcul de l’intérêt composé, chaque dollar est considéré comme un dollar; ce type d’intérêt traduit donc plus précisément la valeur de la possession d’une somme pendant une période donnée. L’intérêt composé est la norme dans les systèmes bancaires et financiers au Canada et dans le monde occidental, et tant l’appelante que l’intimée en exigent couramment le paiement. [Non souligné dans l’original.]

[7]  Le jugement sur les dommages-intérêts, en invoquant ces mots de la plus haute cour du Canada, mentionnait que la valeur financière des profits perdus est réduite, parce que Lilly a manqué l’occasion d’utiliser l’argent dont Apotex l’avait privée au cours des 17 années visées. Par conséquent, des intérêts composés ont été accordés à Lilly pour l’indemniser relativement à cette occasion manquée.

[8]  Apotex a interjeté appel du jugement sur les dommages-intérêts devant la Cour d’appel fédérale : 2018 CAF 217 [le jugement en appel]; l’autorisation de pourvoi à la CSC a été refusée le 23 mai 2019, [2019] SCCA no 75. Le passage pertinent de la décision de la Cour d’appel fédérale est libellé ainsi :

[traduction

[L]’appel [est] rejeté, sauf en ce qui concerne la partie concernant les intérêts sur le montant accordé à titre de dommages-intérêts. L’affaire sera renvoyée au juge Zinn en vue d’un nouvel examen de cette question seulement.

[9]  Pour comprendre la portée de la question qui m’a été renvoyée, une analyse quelque peu approfondie du passage pertinent du jugement en appel rédigé par la juge Gauthier s’impose.

Les motifs du jugement en appel

[10]  Au paragraphe 152 du jugement en appel, la Cour d’appel fédérale a fait observer que [traduction« la Cour fédérale a dû examiner la question de savoir si une indemnisation complète exigeait l’octroi d’intérêts au titre des dommages découlant de la conduite répréhensible en cause » [non souligné dans l’original].

[11]  Au paragraphe 155, la Cour d’appel fédérale a résumé ainsi le raisonnement par lequel j’ai accordé des intérêts composés à Lilly :

[traduction

Premièrement, la Cour fédérale a d’abord déclaré que, pour établir le droit de Lilly à un intérêt composé, cette dernière n’était pas tenue de prouver exactement ce qu’elle aurait fait des profits perdus par suite des actions du contrefacteur (décision sur les dommages-intérêts, au par. 118). Cependant, après avoir adopté des propos de S.M. Waddams dans The Law of Damages (3e éd., Aurora (Ontario), Canada Law Book, 1997, tel que cité au paragraphe 37 de Banque d’Amérique), selon lequel aucun principe ne paraît justifier qu’un tribunal ne puisse accorder des intérêts composés, la Cour fédérale a ajouté ce qui suit :

J’irais même plus loin pour dire que, dans le monde d’aujourd’hui, il faut présumer qu’un demandeur aurait gagné de l’intérêt composé sur les fonds dus et que c’est justement ce que fait un défendeur au cours de la période pendant laquelle il retient les fonds.
[Non souligné dans l’original.]

[12]  La Cour d’appel fédérale n’a pas contesté ma conclusion selon laquelle Lilly « [n’était] pas tenu[e] de prouver exactement ce qu’[elle] aurait fait des profits perdus en raison des actions du contrefacteur ». J’ai formulé cette observation parce que, comme il est indiqué au paragraphe 118 du jugement sur les dommages-intérêts, « [l]e scénario hypothétique existe justement parce que le breveté ne disposait pas des fonds ». J’en dirai davantage sur ce monde hypothétique au moment d’aborder les éléments de preuve présentés lors du procès au sujet de ce que Lilly aurait fait des profits.

[13]  La Cour d’appel fédérale a plutôt conclu que l’erreur dans le jugement sur les dommages-intérêts se reflète dans mon énoncé figurant au paragraphe 118 selon lequel il faut présumer qu’un demandeur aurait gagné  un intérêt composé sur les fonds qui lui seraient autrement dus. La Cour d’appel fédérale a jugé que cette présomption aurait [traduction« relevé Lilly de l’obligation de prouver ses pertes en ce qui concerne l’intérêt composé en soi ».

[14]  La Cour d’appel fédérale a fait observer, aux paragraphes 156 et 157, qu’il [traduction« ne s’agit pas de l’état du droit [...] quant à la question de savoir si cet intérêt reflète simplement la valeur temporelle de l’argent dû ou s’il vise à indemniser une partie pour une occasion manquée en particulier ».

[15]  Cela dit, la Cour d’appel fédérale souligne le fait que le breveté (1) peut prouver qu’il a manqué une occasion générale d’utiliser les fonds perdus en attendant le jugement et le versement, ou (2) peut prouver qu’il a manqué une occasion particulière d’utiliser les fonds perdus. Dans les deux cas, la valeur financière est réduite, parce que l’occasion d’utiliser les fonds (de façon générale ou particulière) a été manquée. La Cour d’appel fédérale a conclu que la Cour peut accorder à Lilly des intérêts composés sur les pertes de profits à titre de dommages-intérêts pour l’occasion manquée, à condition que les pertes soient établies selon la prépondérance des probabilités.

[16]  Au paragraphe 161 du jugement en appel, la Cour d’appel fédérale a déclaré que la tâche de la Cour dans le cadre d’un réexamen [traduction« consiste à évaluer si la preuve versée au dossier du procès est suffisante pour conclure que Lilly s’est acquittée de son fardeau de preuve compte tenu de toutes les circonstances, notamment la taille et le type des entreprises concernées, l’ampleur relative du montant perdu par ces grandes sociétés, le long délai en cause, y compris son incidence potentielle sur la disponibilité d’éléments de preuve plus précis, les conclusions qui peuvent être tirées ».

[17]  De plus, la Cour d’appel fédérale a formulé les trois observations suivantes au sujet de la portée de sa tâche lors d’un réexamen :

Observation 1 : [traduction« Étant donné que la Cour fédérale devra réexaminer la partie de la demande relative à la valeur temporelle de l’argent en l’espèce, il sera important pour elle d’expliquer plus en détail sa conclusion quant au taux applicable » (jugement en appel, au paragraphe 162);

Observation 2 : [traduction« [S]i le nouveau montant des dommages-intérêts est inférieur à celui précédemment décidé, la Cour fédérale devra déterminer le taux d’intérêt applicable au montant que Lilly devra rembourser » (jugement en appel, au paragraphe 162);

Observation 3 : [traduction« [L]ogiquement, l’intérêt ne devrait pas être calculé à partir du montant net qui pourrait être utilisé par Lilly. [...] [D]ans le cadre de son réexamen de l’adjudication d’un intérêt dans son ensemble, la Cour fédérale doit accorder à ce facteur le poids qu’elle juge approprié [...] [et fournir] une explication plus complète du rôle du fardeau de la preuve à cet égard » (jugement en appel, au paragraphe 163).

[18]  Suivant ces directives de la Cour d’appel fédérale, la Cour doit répondre aux questions suivantes :

La position des parties

[19]  Les positions prises par les parties à l’égard du présent réexamen diffèrent de celles prises lors du procès sur les dommages-intérêts.

[20]  Apotex affirme maintenant que la preuve [traduction« nous amène à tirer la conclusion selon laquelle Lilly aurait pu ajouter et aurait ajouté les profits supplémentaires réalisés grâce au céphaclor à ses dépôts en espèces et qu’elle aurait obtenu un intérêt composé annuel au taux des bons du Trésor (2,593 %) », et que les dommages-intérêts doivent tenir compte de l’impôt sur le revenu. Par conséquent, elle soutient que les dommages-intérêts pour l’occasion manquée doivent être déterminés en appliquant un taux d’intérêt composé de 2,593 % aux profits perdus établis, rajustés en fonction de l’impôt sur le revenu.

[21]  Lilly affirme maintenant que [traduction« compte tenu de la preuve dont disposait la Cour et de la jurisprudence existante, il n’y a aucun motif justifiant la modification des dommages-intérêts établis ».

L’établissement du coût de l’occasion manquée

[22]  Le principal défi lié à la détermination de ce que Lilly aurait pu faire des profits perdus et en aurait fait est qu’il s’agit de l’évaluation d’une hypothèse. Cette hypothèse est souvent décrite comme le « monde hypothétique », et la question que la Cour doit se poser est la suivante : [traduction« Si Apotex a privé à tort Lilly de profits en raison de la perte de ventes de céphaclor (c’est-à-dire les profits perdus), qu’est-ce que Lilly aurait pu faire et aurait fait des profits perdus au moment où elle aurait dû les réaliser? »

[23]  La jurisprudence établit que, dans les affaires de brevets, les dommages-intérêts sont généralement évalués en comparant le monde réel et le monde hypothétique dans lequel l’acte répréhensible ne s’est pas produit : voir Teva Canada Limitée c Pfizer Canada Inc., 2014 CF 248; Apotex Inc. c Takeda Canada Inc., 2013 CF 1237, au par. 21; JAY-LOR International Inc. c Penta Farm Systems ltd., 2007 CF 358, au par. 126. Le monde réel oriente le monde hypothétique.

Que s’est-il passé dans le monde réel?

[24]  Apotex et Lilly abordent toutes deux les questions en litige en examinant les diverses façons dont Lilly a utilisé ses profits au cours de la période visée. Il s’agit là de la démarche appropriée, étant donné que le monde réel oriente le monde hypothétique.

[25]  À la page 7 de son exposé des plaidoiries, Apotex écrit ce qui suit :

[traduction

Les parties s’entendent pour dire que Lilly était dans une situation financière incroyablement solide pendant toute la période pertinente et que les fonds excédentaires lui permettaient de compenser les profits perdus qui auraient pu être réalisés grâce au céphaclor (environ 31 millions de dollars) (p. ex., en 1997, la perte de profits de |||||||||||||||||||| aurait représenté |||||||||| de la trésorerie de Lilly) :

  Lilly avait déposé des milliards de dollars en liquidités à la banque;

  Lilly avait gagné suffisamment d’argent grâce à ses activités pour financer tous les besoins opérationnels de l’entreprise, y compris le service de la dette, les dépenses en capital, les rachats d’actions et les dividendes;

  Lilly versait régulièrement d’importantes sommes d’argent sous forme de dividendes et de rachats d’actions;

  Lilly avait une très grande capacité d’emprunt, capacité qui était relativement inexploitée;

  lorsque Lilly a vendu de façon inattendue ses intérêts dans la coentreprise DowElanco en 1997 pour 631,8 millions de dollars, plutôt que de faire des investissements importants ou de rembourser une dette à long terme portant des intérêts élevés, Lilly a plutôt utilisé ces fonds dans son encaisse, ses quasi-espèces, ses investissements à court terme et ses emprunts à court terme, qui portaient tous des intérêts très faibles;

  les liquidités, les quasi-espèces et les investissements à court terme de Lilly auraient vraisemblablement été convertis en bons du Trésor (et le taux de rendement moyen des bons du Trésor de 1998 à 2014 était de 2,5930 %).
[Non souligné dans l’original; renvois omis.]

[26]  Au paragraphe 38 de son mémoire, Lilly écrit ce qui suit :

[traduction

Selon la preuve, les faits non contradictoires suivants ont été établis :

i. les profits annuels moyens (avant impôt) de Lilly Canada au cours de l’exercice étaient d’environ ||||;

ii. le taux du [coût moyen pondéré du capital] de Lilly était, en moyenne, supérieur à ||||||||;

iii. Lilly avait des millions de dollars en dettes, lesquelles accumulaient de l’intérêt à un taux composé (p. ex., 150 millions de dollars à 8,38 %, 525 millions de dollars à 7,951 %, 1 milliard de dollars à 6,85 %, 650 millions de dollars de 6,25 % à 8,38 %, et 97,6 millions de dollars à 6,55 %);

iv. le coût moyen de l’endettement de Lilly au cours de la période était d’environ ||||||||||;

v. le coût moyen de l’endettement d’Apotex était supérieur à 5 %, et cette dernière avait contracté un prêt à 13,5 % d’intérêt;

vi. Lilly a investi des montants importants dans la recherche et le développement; ces investissements allaient d’environ 1,37 milliard de dollars à 5,28 milliards de dollars par année, soit 19,5 % de son chiffre d’affaires. [Renvois omis.]

[27]  Au procès, Lilly a présenté des éléments de preuve selon lesquels elle n’aurait pas simplement laissé dormir les profits perdus sans les faire fructifier. Apotex ne semble pas contester cela. Une telle inaction serait contraire au modèle d’affaires de Lilly US, qui, selon Brendan Crowley, directeur des finances de Lilly US, consiste à [traduction« optimiser le rendement des investissements et le rendement de nos revenus » [soulignement ajouté]. J’accepte ces éléments de preuve, à la fois parce que cela fait partie des fonctions de M. Crowley de connaître ces choses-là, que parce que cela est conforme au bon sens.

[28]  La preuve portant sur les ventes nettes, le revenu avant impôt et les éléments extraordinaires de Lilly Canada, et de Lilly US et ses filiales fait état de ce qui suit :

Lilly Canada (en milliers de dollars)

Année

Ventes nettes

Revenu avant impôt

1997

||||||||||||||

||||||||||

1998

||||||||||||||

||||||||||

1999

||||||||||||||

||||||||||

2000

||||||||||||||

||||||||||

2001

||||||||||||||

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2002

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||||||||||

2003

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2004

||||||||||||||

||||||||||

2005

||||||||||||||

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2006

||||||||||||||

||||||||||

2007

||||||||||||||

||||||||

2008

||||||||||||||

||||||||

2009

||||||||||||||

||||||||||

2010

||||||||||||||

||||||||||

2011

||||||||||||||

||||||||||

2012

||||||||||||

||||||||||

Lilly US et ses filiales (en millions de dollars)

Année

Ventes nettes

Revenu avant impôt

1997

7 987,7

2 901,1

1998

9 236,8

2 665,0

1999

10 002,9

3 245,4

2000

10 862,2

3 858,7

2001

11 542,5

3 506,9

2002

11 077,5

3 457,7

2003

12 582,5

3 261,7

2004

13 857,9

2 941,9

2005

14 645,3

2 717,5

2006

15 691,0

3 418,0

2007

18 633,5

3 876,8

2008

20 371,9

(1 307,6)

2009

21 836,0

5 357,8

2010

23 076,0

6 525,2

2011

24 286,5

5 349,5

2012

22 603,4

5 408,2

[29]  M. Foerster a conclu, en se fondant sur ces documents, que [traduction« les marges bénéficiaires [de Lilly Canada] variaient de |||||||||||||| à |||||||||||||| ». Le taux de rendement consiste en la moyenne des taux de rendement annuels. Lilly soutient qu’un examen des éléments de preuve contenus dans les formulaires 10-K [traduction« donne un taux de rendement moyen d’environ 24 % » pour Lilly US et ses filiales. En conséquence, dans le monde réel et pendant la période pertinente, Lilly a généré un taux de rendement annuel compris entre le taux de rendement et 24 %.

[30]  La preuve démontre que les profits perdus par Lilly (totalisant environ 31 millions de dollars sur cinq ans) ne représentent que 1,08 % des profits annuels moyens de Lilly à l’échelle mondiale (environ 2 861 millions de dollars). Les profits perdus qui auraient pu être réalisés grâce au céphaclor chaque année de 1997 à 2001 n’ont jamais dépassé |||||||||||||| des profits annuels de Lilly à l’échelle mondiale. Il est juste d’affirmer que l’ajout des profits perdus aurait eu une incidence minimale sur les activités commerciales ou la rentabilité de Lilly.

La norme de preuve dans le monde hypothétique

[31]  Lilly soutient que la Cour n’a pas à appliquer la norme de la prépondérance des probabilités pour déterminer comment elle aurait pu utiliser les profits perdus, puisqu’il s’agit d’une hypothèse. Lilly précise que, dans l’arrêt Athey c Leonati, [1996] 3 RCS 458, 40 DLR (4th) 235 (CSC) [Athey], au paragraphe 41, le juge Major a soutenu que les faits futurs ou hypothétiques sont des facteurs qui peuvent être pris en considération, selon leur degré de probabilité, dans le calcul du montant des dommages-intérêts.

[32]  Lilly s’appuie également sur deux décisions du Royaume-Uni. Dans Sempra Metals Limited c Her Majesty’s Commissionners of Inland Revenu et al., [2007] UKHL 34, la cour a discuté de ce qui est nécessaire pour établir le bien-fondé d’une allégation d’investissements perdus et a déclaré au paragraphe 95 [traduction« qu’il n’existe aucune règle spéciale quant à la preuve des faits dans ce domaine du droit ». De même, dans Parabola Investments Ltd et al. c Browalia Cal Ltd et al., [2010] EWCA Civ 486 [Parabola], au paragraphe 22, la Cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles a déclaré que, lorsque la mesure d’une perte exige la considération d’événements qui auraient pu ou non se produire, [traduction« la loi n’exige pas qu’un demandeur réalise l’impossible, et elle n’applique pas le critère de la prépondérance des probabilités au calcul de la perte ».

[33]  Lilly laisse entendre que l’établissement du montant approprié de dommages-intérêts en l’espèce ne nécessite que [traduction« quelques éléments de preuve ». Lilly invoque Ford Motor Company of Canada, Ltd. c Ontario Municipal Employees Retirement Board (2006), 79 OR (3d) 81, 2006 CanLII 15 (CA Ont.) [Ford Motor], où la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé l’intérêt avant jugement accordé par le juge de première instance sur le taux moyen de profit plutôt que sur le taux bancaire. Au paragraphe 181, cette Cour a déclaré qu’il y avait des éléments de preuve à l’appui de la décision du juge de première instance, de sorte qu’elle ne modifierait pas celle-ci.

[34]  Je conviens avec Apotex qu’Athey ne s’applique pas à l’affaire dont je suis saisi. Athey traite de l’incertitude au moment du procès, lorsque l’étendue complète du préjudice est incertaine. En l’espèce, le préjudice subi par Lilly s’était pleinement cristallisé au moment du procès, bien qu’une partie de celui-ci soit hypothétique. Je conviens également que Ford Motor ne s’applique pas, car cet arrêt repose sur un cadre analytique complètement différent, soit celui du paragraphe 190(23) de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, LRC 1985, c C-44.

[35]  En ce qui concerne la jurisprudence du Royaume-Uni, Apotex soutient que la décision Pattni c First Leicester Buses, [2011] EWCA Civ 1384 [Pattni], plus récente, réfute Parabola. Dans Pattni, la conclusion selon laquelle un demandeur aurait pu affecter des fonds à une utilisation particulière était insuffisante pour établir le bien-fondé d’une demande visant à ce que des intérêts soient accordés à titre de dommages-intérêts. La Cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles a conclu, au paragraphe 67, que la [traduction« preuve d’une perte réelle » est nécessaire :

[traduction

À mon avis, la question pertinente est de savoir si M. Pattni, le demandeur, était en mesure de prouver qu’il avait subi une perte découlant du fait que, à la suite d’un délit civil commis par la défenderesse, il avait en fait dû verser de l’argent qu’il aurait pu utiliser à d’autres fins. Il existe des conclusions de fait concordantes selon lesquelles il n’a effectué aucun versement de ce genre ou n’a subi aucune perte réelle semblable. Il importe peu qu’il l’ait fait ou non, car le principe énoncé dans Sempra exige la preuve d’une perte réelle.

[36]  Cette déclaration doit être comprise dans le contexte de cette affaire. Pattni découle d’une situation où la perte était examinée dans le monde réel, et non pas dans le monde hypothétique. Par conséquent, la preuve d’une perte réelle était disponible. Pour cette raison, la déclaration énoncée dans Pattni ne s’applique pas lorsque l’examen est effectué au regard du monde hypothétique, parce que, dans ce monde, il ne peut exister aucune preuve de perte réelle.

[37]  Néanmoins, je suis d’accord avec Apotex pour dire qu’il faut davantage, lorsqu’on tient compte de la perte dans un monde hypothétique, qu’une simple déclaration, faite sans fondement, selon laquelle la demanderesse aurait pu se conduire d’une façon particulière.

[38]  Dans Sanofi-Aventis Canada Inc. c Teva Canada limitée, 2012 CF 552 [Teva Ramipril], Teva a présenté une demande d’indemnisation pour des pertes indirectes, parce que les recettes perdues « auraient été mobilisées en vue d’accroître la valeur de Teva, par exemple, en investissant dans la recherche et le développement ainsi que dans le contentieux ». La juge Snider a conclu que « les pertes alléguées sont des conjectures et présentent un lien de connexité insuffisant. […] De plus, il n’y a tout simplement pas de preuve au dossier, exception faite des simples affirmations de M. Fishman et de M. Youtoff, attestant que Teva aurait effectué de tels investissements. »

[39]  Je suis d’accord avec l’analyse effectuée par la juge Snider au sujet des éléments de preuve testimoniaux présentés dans cette affaire, ainsi qu’avec sa conclusion. Teva tentait d’obtenir des « pertes indirectes » découlant des pertes de profits sur la base de déclarations très générales quant à l’utilisation de l’argent pour investir dans la recherche et le développement et le contentieux, ainsi que sur la base de déclarations faites sans preuve ni fondement. Je suis également d’accord avec son analyse selon laquelle une réclamation de pertes découlant de l’impossibilité d’utiliser des profits exige que le « demandeur [...] présente une preuve claire et ne reposant pas sur des conjectures d’une occasion manquée ».

[40]  Je ne souscris pas à l’argument selon lequel le jugement de la juge Snider exclut le recouvrement de dommages-intérêts découlant d’une occasion manquée dans tous les cas autres que ceux où une occasion manquée en particulier est prouvée. L’application d’une telle exigence dans le monde hypothétique aurait pour effet qu’un demandeur ne pourrait recouvrer les dommages-intérêts dans presque tous les cas. Bien qu’il puisse y avoir quelques circonstances où un demandeur peut présenter une preuve selon laquelle il a renoncé à une occasion d’investissement précise en raison d’un manque de fonds, ces circonstances sont exceptionnelles. Le cas le plus typique dans le monde hypothétique serait une situation où un demandeur n’allègue pas une occasion manquée en particulier, mais se fonde sur des éléments de preuve pour démontrer, selon la prépondérance des probabilités, quel aurait été le résultat si, à ce moment-là, les profits perdus avaient été comptabilisés avec les autres profits de l’entreprise et investis ou dépensés ensemble.

[41]  Je suis d’accord avec la juge Snider pour dire que la demanderesse doit fournir une « preuve claire et ne reposant pas sur des conjectures » à l’appui de sa demande, et ce, peu importe qu’elle invoque une occasion manquée en particulier ou, de façon plus générale, l’occasion manquée d’utiliser les fonds dans le portefeuille de l’entreprise.

[42]  Dans le jugement sur les dommages-intérêts, au paragraphe 33, j’ai conclu que Lilly devait prouver, selon la prépondérance des probabilités, les profits qu’elle aurait générés, n’eût été la conduite répréhensible d’Apotex :

Apotex a raison d’affirmer que Lilly doit démontrer l’existence d’un lien de causalité entre son manque à gagner et la vente de produits contrefaits par Apotex. Elle doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que n’eût été les ventes du produit contrefait, elle aurait réalisé d’autres ventes et elle doit démontrer le nombre de ventes additionnelles ainsi que le profit qu’elle aurait réalisé sur ces ventes. Je souscris également à l’argument d’Apotex suivant lequel les tribunaux ont refusé d’accorder des dommages‑intérêts pour manque à gagner lorsque le demandeur n’avait pas établi de lien de causalité entre la contrefaçon et son manque à gagner. []

[43]  De même, je suis d’accord avec Apotex pour dire que, pour établir sa demande d’intérêt à titre de dommages-intérêts, Lilly [traduction« doit établir [selon la prépondérance des probabilités] comment elle aurait pu utiliser les profits supplémentaires qui auraient été réalisés si ce n’était des ventes de céphaclor perdues de 1997 à 2001, jusqu’à la date du jugement, ainsi que comment elle les aurait utilisés ».

[44]  Apotex reprend les expressions « aurait pu » et « aurait eu » utilisées dans les motifs donnés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Pfizer Canada Inc. c Teva Canada Limited, 2016 CAF 161 [Venlafaxine], qui concernait une demande en dommages-intérêts fondée sur l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133. L’analyse et l’appréciation de la preuve dans le monde hypothétique effectuées par la Cour d’appel fédérale dans cet arrêt s’appliquent en l’espèce.

[45]  Dans Venlafaxine, au paragraphe 50, la Cour d’appel fédérale a relevé les aspects de l’analyse dans ce monde hypothétique qui doivent pris en compte lorsqu’elle détermine la perte ou le dommage :

Les deux expressions « aurait eu » et « aurait pu » sont les expressions clés. Les dommages-intérêts compensatoires visent à mettre les demandeurs dans la position où ils auraient été si un tort n’avait pas été commis. Pour le prouver, il faut d’abord démontrer que rien ne les a empêchés d’être dans cette position – c.-à-d., ils auraient pu être dans cette position. Et pour prouver que les demandeurs auraient été dans une position donnée, il faut aussi démontrer que les événements auraient eu lieu de telle sorte qu’ils se retrouvent dans cette position – c.-à-d., qu’ils auraient été dans cette position. [En italiques dans l’original; non souligné dans l’original.]

[46]  Je suis d’accord avec Apotex pour dire que, lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui aurait pu se produire et ce qui se serait produit dans le monde hypothétique, il faut examiner la preuve et arriver à une décision, selon la prépondérance des probabilités. En effet, dans le jugement en appel quant aux dommages-intérêts, la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit au paragraphe 158 :

[traduction

[I]l ressort clairement de Banque d’Amérique, aux paragraphes 53 à 55, et de Sempra, aux paragraphes 94 à 97, ainsi que de la jurisprudence dont nous sommes saisis et qui applique ces deux affaires, qu’une perte d’intérêt doit être prouvée de la même façon que toute autre forme de perte ou de dommages.
[Non souligné dans l’origina
l.]

[47]  De même, dans l’arrêt Venlafaxine, au paragraphe 54, la Cour d’appel fédérale a précisé que, dans une décision antérieure, « la Cour a[vait] conclu qu’il incombe aux demandeurs d’établir le monde hypothétique, selon une prépondérance des probabilités, dans le cadre de leur demande en dommages-intérêts ».

[48]  Bien que je conclue qu’il incombe à Lilly de prouver à la Cour, selon la prépondérance des probabilités, ce qu’elle aurait pu faire des profits perdus et ce qu’elle en aurait fait si elle les avait réalisés au moment où elle aurait dû les réaliser, j’admets également que la quantification de ce dommage dans un monde hypothétique ne peut pas être exact. La Cour suprême du Royaume-Uni l’a reconnu dans Morris-Garner et al. c One Step (Support) Ltd, [2018] UKSC 20, au paragraphe 38 :

[traduction

Les difficultés liées à la détermination de l’étendue des pertes sont prises en compte dans le degré de certitude qu’exige la loi pour prouver des dommages. Comme l’indique Chitty, au paragraphe 26-015, [traduction] « [l]orsque les circonstances montrent clairement que le demandeur a subi une perte importante, mais que la preuve ne permet pas de la quantifier avec exactitude, la Cour fera de son mieux pour évaluer les dommages compte tenu de la preuve disponible ».

[49]  Si, comme Lilly l’affirme, les dommages-intérêts initiaux doivent être confirmés, la preuve présentée au procès doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que Lilly aurait pu utiliser les profits perdus, et les aurait utilisés, pour générer un revenu au taux de rendement composé.

[50]  L’élément « aurait pu » est satisfait si Lilly démontre que rien ne l’aurait empêché d’être en mesure de générer le taux de rendement sur les profits perdus. L’élément « aurait eu » est satisfait si Lilly démontre qu’elle aurait généré le taux de rendement sur les profits perdus.

[51]  Les expressions « aurait pu » et « aurait eu » sont des éléments qui doivent être examinés séparément, comme la Cour d’appel fédérale l’a souligné dans Venlafaxine, au paragraphe 51, parce que la preuve d’une partie n’est pas nécessairement celle de l’autre partie :

Les deux éléments doivent être réunis. L’expression « aurait pu » n’implique pas l’expression « aurait eu »; l’expression « aurait eu » n’implique pas l’expression « aurait pu » :

  Les éléments de preuve dont il ressort qu’une partie aurait fait quelque chose ne constituent pas la preuve qu’elle aurait pu faire quelque chose. Je pourrais jurer sur tous les saints que j’aurais couru dans un marathon à Toronto le 1er avril, avec l’intention d’aller jusqu’au bout, mais cela ne signifie pas forcément que j’aurais pu le terminer. Je ne suis peut-être pas suffisamment en forme physique pour le terminer.

  La preuve tendant à établir qu’une partie aurait pu faire quelque chose ne prouve pas qu’elle aurait fait quelque chose. Un entraîneur pourrait témoigner que j’étais suffisamment en forme physique pour courir un marathon au complet à Toronto le 1er avril, mais cela ne prouve pas que j’aurais pu forcément aller jusqu’au bout. Peut-être que le 1er avril j’aurais laissé tomber le marathon et j’aurais assisté à une partie de baseball à la place.

Sous quel angle doit-on examiner ces deux éléments?

[52]  Les dommages que le breveté allègue sous le régime du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets sont les dommages « que cette contrefaçon [lui] a fait subir ». Dans le jugement sur les dommages-intérêts, il a été conclu que ces dommages comprenaient deux éléments : (1) les profits perdus qui auraient dû être obtenus au cours de la période de cinq ans au cours de laquelle Apotex a contrefait le brevet; et (2) l’occasion manquée pour Lilly d’utiliser les profits perdus entre la date à laquelle ils auraient dû être réalisés et la date du jugement. Dans son évaluation de chaque catégorie de dommage, la Cour effectue un examen rétrospectif et se demande ce qui se serait passé si, à ce moment-là, Apotex n’avait pas contrefait le brevet. Les dommages-intérêts tentent de remettre Lilly dans la situation où elle aurait été, si ce n’avait été l’inconduite d’Apotex. Par conséquent, il faut se concentrer sur ce que Lilly aurait pu faire et aurait fait avec les profits perdus si elle les avait réalisés au moment où elle le devait.

[53]  J’estime que les opinions des experts des parties, particulièrement celle de M. Harington, quant à l’utilisation que Lilly aurait pu faire et aurait fait des profits perdus ne sont pas utiles, parce qu’elles traitent de la question de l’utilisation qui aurait pu être et aurait été faite des profits perdus, comme s’il s’agissait d’une somme distincte des autres profits de Lilly. Le témoignage d’opinion de M. Harington illustre bien cette approche.

[54]  M. Harington a examiné les dossiers financiers de Lilly et a conclu que [traduction« Lilly ne disposait d’aucune autre possibilité d’investissement qui dépassait le rendement des dépôts en espèces à court terme [...] et [que], par conséquent, [...] Lilly aurait pu déposer d’autres profits supplémentaires réalisés grâce à la vente de céphaclor à la banque » [non souligné dans l’original]. En adoptant cette approche, M. Harington examine les profits perdus en les distinguant des autres profits effectivement réalisés. Il omet d’examiner la question en se demandant ce que Lilly aurait pu faire et aurait fait si elle avait réalisé les profits qu’elle a effectivement réalisés et les profits perdus en même temps. Ce n’est que de ce point de vue que l’on remet vraiment Lilly dans la situation où elle aurait été si ce n’avait été l’inconduite d’Apotex.

L’élément « aurait pu »

[55]  À cette étape de l’enquête, il convient de mettre l’accent sur ce que Lilly aurait pu faire avec ses profits, y compris les profits perdus. Brendan Crowley, directeur des finances de Lilly US, a convenablement abordé la question. Il a déclaré que les profits perdus auraient été réunis avec les autres profits de Lilly :

[traduction

Si des ressources supplémentaires nous avaient été offertes par l’entremise de revenus et de profits supplémentaires provenant de ventes supplémentaires qui auraient pu découler du céphaclor au cours de cette période, ces ressources auraient été mises dans le bassin de ressources dont dispose l’entreprise pour faire des investissements.

[56]  Les documents financiers déposés à titre de pièces lors du procès révèlent toutes les façons (investissements et dépenses) avec lesquelles Lilly a utilisé les profits qu’elle avait réalisés dans le monde réel. Les profits perdus représentent moins de ||||||||||| de cette somme importante. À mon avis, il est fort probable que, si les profits perdus avaient été réalisés au moment où ils auraient dû l’être, ils seraient répartis entre ces mêmes utilisations.

[57]  Ce bassin de ressources aurait-il pu générer le taux de rendement? Comme je l’ai déjà mentionné, ce que Lilly a fait de ses profits à l’époque est une bonne preuve de ce qu’elle aurait alors pu faire si elle avait eu cette réserve de profits un tout petit peu plus importante. Les façons dont Lilly a utilisé ses profits ont généré, à tout le moins, le taux de rendement. Si l’utilisation proposée de la réserve de profits un tout petit peu plus importante est similaire à celle de Lilly dans le monde réel, Apotex doit s’acquitter d’un lourd fardeau pour montrer qu’il y avait quelque chose qui empêchait Lilly de le faire à nouveau.

[58]  Dans son analyse de l’élément « aurait pu », Apotex affirme que l’octroi d’un taux de rendement [traduction« fait abstraction de tous les échecs et présume simplement que chaque dollar supplémentaire à sa disposition aurait pu être utilisé pour générer des profits équivalents aux profits effectivement réalisés ».

[59]  En appliquant le taux de rendement, on n’ignore pas les échecs que Lilly, comme toute société pharmaceutique, a connus; on en tient compte expressément. Lilly a connu des succès et des échecs, mais son taux de rendement moyen montre que ses succès dépassent ses échecs – du moins d’un point de vue financier. Le taux de rendement moyen tient compte de toutes les situations, selon les utilisations et les résultats antérieurs. L’argument d’Apotex n’aurait été valable que s’il avait été allégué que les profits perdus auraient pu générer un revenu à un taux supérieur au taux de rendement moyen de Lilly. L’utilisation du taux de rendement donne un rendement moyen, et non pas un rendement exceptionnel.

[60]  Le monde réel oriente le monde hypothétique. En l’absence d’éléments de preuve contraires, je conclus que les taux de rendement dans le monde réel constituent une preuve convaincante et sans équivoque selon lesquels, selon la prépondérance des probabilités, Lilly aurait pu générer le même taux de rendement si les profits perdus avaient été ajoutés aux autres profits qui ont généré ce rendement.

[61]  Je n’accepte pas l’affirmation d’Apotex selon laquelle il s’agit de conjectures. Toutes choses étant égales par ailleurs, la preuve d’événements antérieurs est une preuve convaincante de ce qui aurait pu se produire dans le monde hypothétique. Le fardeau est transféré à Apotex, qui doit montrer que quelque chose rend la répétition de ces taux de rendement impossible à générer au cours de la même période. Apotex ne s’est pas acquittée de ce fardeau.

[62]  Je conclus donc que Lilly a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle aurait pu générer le taux de rendement sur les profits perdus adjugés.

L’élément « aurait eu »

[63]  Après avoir conclu que rien n’empêchait Lilly de générer un revenu à partir des profits perdus au taux de rendement annuel composé, la question suivante est de savoir si Lilly a démontré, selon la prépondérance des probabilités, que c’est ce qu’elle aurait fait. Cette analyse met l’accent sur la question suivante : « Qu’aurait fait Lilly avec les profits perdus si elle les avait réalisés au moment où elle le devait? »

[64]  Comme je l’ai déjà mentionné, j’accorde peu de poids à l’opinion de M. Harington et de M. Foerster, car chacun a abordé la question relative à ce qui aurait été fait, en présumant implicitement que toutes les décisions antérieures en matière d’investissement et de dépenses avaient été prises et que l’utilisation des profits perdus avait été déterminée par la suite. Par conséquent, tous deux omettent de reconnaître que les dommages-intérêts visent à remettre Lilly dans la position où elle aurait été si Apotex n’avait pas procédé à la contrefaçon. Si Apotex n’avait pas contrefait le brevet, Lilly aurait réalisé des profits supplémentaires de 1997 à 2001. Ces sommes auraient été intégrées et comptabilisées avec tous les autres profits. Les décisions prises au sujet de l’utilisation de ces profits seraient fondées sur le montant total des profits, et non pas sur les recettes précises qu’elle aurait réalisées à partir des ventes supplémentaires de céphaclor.

[65]  Je conviens toutefois avec M. Foerster que, si les profits perdus avaient été réalisés au moment où ils auraient dû l’être, Lilly les aurait investis dans son entreprise, comme elle l’a fait avec les profits qu’elle avait en main. Rien n’indique qu’elle aurait fait quoi que ce soit de différent.

[66]  Au moment de déterminer si les décisions et les résultats financiers antérieurs peuvent être utilisés pour refléter des décisions et des résultats financiers hypothétiques fondés sur une somme plus élevée, il faut tenir compte de la taille relative des sommes examinées. Si la somme supplémentaire est inférieure à la somme historique, le bon sens donne à penser qu’il n’y a aucune raison de penser que la petite somme serait traitée différemment. D’un autre côté, si la somme supplémentaire est similaire ou dépasse la somme historique, le bon sens donne alors à penser qu’il est plus probable qu’elle eut été traitée différemment.

[67]  Il convient d’étudier l’exemple suivant. Joe a un revenu annuel de 50 000 $ qu’il consacre à divers biens et services – nourriture, logement, divertissement, entre autres – et dont il investit une partie pour sa retraite. S’il obtient une augmentation de salaire de 0,5 %, il est peu probable que ses habitudes de dépenses et d’investissement changent de façon significative. Cependant, s’il gagne à la loterie ou obtient un nouvel emploi important et qu’il se retrouve avec une somme supplémentaire de 25 000 $, il est moins probable qu’il dépensera cette somme supplémentaire de la même façon qu’il dépense son autre revenu. Il est plus probable qu’il achète une nouvelle voiture, prenne des vacances, rembourse son hypothèque ou investisse beaucoup dans son régime de retraite. Quand on se demande ce que Joe ferait avec une importante injection de fonds, le passé n’est pas un indicateur fiable.

[68]  En l’espèce, les profits perdus représentent une toute petite augmentation des profits annuels de Lilly de 1997 à 2001. Je conclus que le passé est une bonne preuve du monde hypothétique de Lilly.

[69]  Le dossier établit que Lilly a généré un rendement sur les profits réalisés qui équivaut à tout le moins au taux de rendement. La preuve démontre également que le rendement peut avoir été beaucoup plus élevé – jusqu’à trois fois plus élevé. J’ai conclu que Lilly aurait utilisé la plus grande réserve de profits comme elle l’a fait pour les profits qu’elle a réellement réalisés. Elle a réussi à générer au moins le taux de rendement de cette somme et je conclus que, selon la prépondérance des probabilités, elle en aurait fait de même si ces profits avaient été supérieurs d’au moins |||||||||||, car la meilleure preuve de ce qui se passerait dans le monde hypothétique est ce qui s’est passé dans le monde réel.

Le taux de rendement approprié

[70]  On m’a demandé de fournir plus de détails sur la raison pour laquelle le taux de rendement a été choisi à titre de taux d’intérêt approprié.

[71]  L’action se rapporte à une contrefaçon au Canada. Les profits perdus étaient des profits perdus au Canada, bien que Lilly Canada ait peut-être été tenue, aux termes du contrat de licence, d’indemniser Lilly US. L’occasion manquée par le fait de ne pas gagner les profits perdus était, en général, une occasion manquée pour Lilly Canada.

[72]  Le taux de rendement choisi représente la marge bénéficiaire de Lilly Canada au cours de la période visée (à l’exception des deux dernières années pour lesquelles aucun élément de preuve n’a été fourni). Il relève du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance de fixer un taux d’intérêt approprié : Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, aux paragraphes 36(2) et 36(5); Merck & Co., Inc. c Apotex Inc., 2006 CAF 323, aux paragraphes 137 à 140. Étant donné que le taux de rendement est le taux de profit moyen minimal de Lilly et qu’il représente le rendement moyen de Lilly Canada, j’ai conclu qu’il s’agissait là du taux le plus approprié.

L’intérêt sur remboursement

[73]  Étant donné que j’ai conclu que la décision initiale doit être maintenue, cette question ne se pose pas.

Les considérations fiscales

[74]  La Cour d’appel fédérale a déclaré que, [traduction« logiquement, l’intérêt ne devrait être gagné qu’à partir du montant net qui pourrait être utilisé par Lilly », après la déduction des impôts payés.

[75]  Lilly cite Cunningham c Wheeler, [1994] 1 RCS 359, à la page 416 :

Au Canada, les tribunaux ont statué sans exception que le montant des dommages‑intérêts devait être calculé indépendamment de l’impôt qui aurait été payé si le demandeur avait reçu cette somme sous forme de revenu [...]

[76]  Cette affaire consistait en une action en responsabilité délictuelle qui visait à recouvrer un revenu perdu par suite d’un accident de voiture. Elle présente certaines similitudes avec les circonstances en l’espèce, en ce sens que, en l’absence des actions délictuelles d’Apotex, les profits perdus auraient constitué un revenu pour Lilly. Cependant, la question de l’impôt se pose relativement à l’intérêt accumulé sur les profits perdus, et non aux profits perdus eux-mêmes.

[77]  La question de l’impôt sur le revenu a d’abord été soulevée indirectement au procès par M. Harington. Elle n’a pas été plaidée. Il n’y avait aucun élément de preuve au dossier de l’une ou l’autre des parties quant au(x) taux d’imposition des demanderesses ni quant à la question de savoir si des déductions ou des remboursements pourraient être réclamés. En résumé, la Cour ne peut rien faire à cet égard, et  tout ce que la Cour pourrait faire reposerait sur des conjectures, et non sur des éléments de preuve.

[78]  Lilly a déjà été assujettie à des obligations fiscales sur les dommages-intérêts qu’elle a recouvrés dans le cadre du présent litige. Il n’y a aucun moyen de savoir quelle aurait été cette obligation si l’intérêt avait été rajusté en fonction de l’impôt avant que le jugement soit rendu. Ce qu’on sait, c’est que la non-réception de montants par Lilly à l’époque était uniquement attribuable aux actions d’Apotex. Si l’une ou l’autre des parties doit assumer un fardeau financier en raison de l’omission de tenir compte de l’impôt sur le revenu payable pendant les nombreuses années où la perte a été subie par Lilly, il convient d’imposer ce fardeau à Apotex.

[79]  Le fardeau de la preuve incombe habituellement à la partie qui soulève la question devant être prouvée. Je ne vois aucune raison de principe justifiant d’écarter ce principe dans le présent litige. Étant donné qu’Apotex a soulevé la question, elle devait s’acquitter du fardeau, mais elle ne l’a pas fait.

Conclusion

[80]  Pour ces motifs, les dommages-intérêts initiaux sont maintenus. Conformément au jugement sur les dommages-intérêts : (1) Lilly reçoit des dépens selon l’échelon supérieur de la colonne IV; (2) Lilly a le droit de faire taxer les dépens relatifs à la présence de deux avocats principaux et d’un avocat adjoint; (3) Lilly a le droit de faire taxer les débours raisonnables des avocats pour les déplacements, l’hébergement et les dépenses connexes en classe économique et en chambre à occupation simple, et (4) aucuns dépens ni débours ne sont recouvrables pour les avocats internes, les stagiaires en droit, les étudiants, les parajuristes ou tout autre personnel de soutien.


JUGEMENT dans T-1321-97

LA COUR STATUE que, après avoir réexaminé le jugement sur les dommages-intérêts (2014 CF 1254), celui-ci est confirmé avec dépens en faveur des demanderesses, tel qu’établi dans les présents motifs.

« Russel W. Zinn »

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour de février 2020

Maxime Deslippes





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