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                                                                                                                                 Date : 20050223

                                                                                                                           Dossier : T-1021-04

                                                                                                                  Référence : 2005 CF 278

ENTRE :

                                                         SAFILO CANADA INC.

                                                                                                                       demanderesse intimée

                                                                             et

                                                       CONTOUR OPTIK INC. et

                                                              CHIC OPTIC INC.

                                                                                                               défenderesses requérantes

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

Le juge de MONTIGNY

[1]                Les requérantes Contour Optik Inc. ( « CONTOUR » ) et Chic Optic Inc. ( « CHIC » ) se sont adressées à cette cour pour obtenir le rejet ou, à défaut, la suspension de l'action intentée par Safilo Canada Inc. ( « SAFILO » ) visant à faire déclarer invalide le brevet numéro 2,180,714 (ci après le Brevet 714 E) détenu par CONTOUR et pour lequel CHIC a obtenu une licence exclusive au Canada.


[2]                Le contexte dans lequel cette requête a été présentée et les procédures l'ayant précédé revêtent une certaine importance, et il convient donc de s'y attarder avant d'examiner les prétentions des parties sur le fond.

Chronologie des procédures

[3]                Le Brevet 714 E et la licence de CHIC portent sur la mise en marché, la vente et la distribution de lunettes munies d'un système d'attache magnétique de clips solaires vendues sous différents noms (le plus connu étant sans doute « Easyclip » ). Ce système permet essentiellement d'ajouter à la monture principale des verres fumés montés sur une monture auxiliaire appelée « clip-on » qui est retenue à la monture principale à l'aide de bras servant de système d'ancrage.

[4]                En 2004, SAFILO a mis sur le marché québécois deux marques de monture qui violeraient, selon les prétentions de CONTOUR et CHIC, plusieurs revendications du brevet    714 E.


[5]                Dans les deux semaines suivant la connaissance de la contrefaçon alléguée, soit le 17 mai 2004, les requérantes ont envoyé une mise en demeure à SAFILO, l'enjoignant de retirer de la vente et cesser de vendre ses produits, à défaut de quoi des procédures seraient prises contre elle. Cette lettre étant demeurée sans réponse, les requérantes envoyaient deux lettres de rappel, les 19 et 21 mai. Dans cette dernière, on ajoutait qu'une procédure en injonction provisoire, interlocutoire et permanente serait signifiée à l'intimée le 25 mai au matin, pour présentation en Cour supérieure l'après-midi du même jour.

[6]                Le 21 mai, les procureurs de l'intimée écrivent aux procureurs de la requérante pour les aviser qu'ils venaient d'être retenus par leur cliente pour s'occuper de cette affaire, qu'ils n'avaient pris connaissance que de la lettre du 17 mai, qu'ils n'avaient pas encore eu la possibilité d'en discuter avec les représentants de SAFILO, et qu'ils prenaient pour acquis que les requérantes attendraient leur réponse ou les aviseraient avant d'intenter leurs procédures.

[7]                Le même jour, les procureurs des deux parties se sont entretenus par téléphone, et c'est à cette occasion que les procureurs de l'intimée apprenaient que les requérantes comptaient entamer des procédures le 25 mai (le 24 étant un jour férié) et qu'elles n'entendaient accorder aucun délai supplémentaire à SAFILO. La teneur de cette conversation a fait l'objet de confirmation par courriels échangés le 23 mai entre les procureurs des deux parties.

[8]                Cet échange de courriels ayant une certaine importance pour apprécier la conduite des parties, il convient de les reproduire ici :

                                                                                            Sunday, May 23, 2004 5:03 PM

Dear Mr. Biernacki:

I wish to confirm what we discussed on the telephone Friday afternoon. I will present on Tuesday May 25 a Motion for the issuance of a provisional injunction against your client before the Superior Court in Montreal.


As my client is out of the country, the affidavit can only be signed on Monday the 24th. The Motion will be sent by facsimile to Safilo either on Monday night or Tuesday morning.

Your Montreal office will represent Safilo. A courtesy copy will be sent to your Montreal office as soon as it is sent to Safilo. Our client shall rely on the '714 patent, Safilo's recently started sale campaign of top-mounted magnetic clip-on and the serious and irreparable damage that this situation is causing or will cause to our client.

We have lost one full week waiting for your client to even acknowledge receipt of our 3 letters sent within 7 days starting on the 17th of May.

Your firm has already battled our client with respect to the '714 patent, a patent that is well known to you. The Chesterfield top-mounted clip-on that your client has just begun selling in Quebec and in the rest of Canada is a clear violation of said patent. It is very urgent that sales of this product in Canada be stopped.

You appeared to indicate that your client had no intention of stopping such sales and, in your view, there is nothing urgent because an accounting of profits would suffice to protect our client. We entirely disagree for the reasons exposed to you and which our client shall reiterate in his proceedings.

We cannot imagine that you will not be ready to contest these proceedings on Tuesday and we insisted on giving you ample advance warning in order to avoid an argument that your client needs time to contest.

We remain,

Yours truly

Laurent Debrun

                                                          * * * * * * * * * *

                                                                                     Monday, May 24, 2004 10:12 A.M.

Dear Mr. Debrun:

Thank you for your e-mail.

Please fax a copy of your motion materials to our montreal [sic] office at (514) 954-1396 as soon as they are ready. Also, I would appreciate if you could send a copy of the materials to my e-mail address.

Your e-mail mentions that you have sent 3 letters to our client. We are aware of only 2 letters and have only seen the letter dated May 17. Kindly fax or e-mail us copies of all three letters as soon as possible.

During our discussion I made no indication regarding our client's intention with respect to it's sale of allegedly infringing eyewear. On the contrary, I indicated that I did not yet have an opportunity to confer with our client regarding this issue.


We disagree that notification on the Friday afternoon before the long weekend is "ample advance warning". Apart from the short notice, we still have not seen your client's evidence and it appears that we may have to wait until the day of the motion.

Yours Very Truly,

Mark Biernacki

[9]                Les procureurs de l'intimée prétendent qu'ils n'ont jamais reçu copie de la Requête en injonction interlocutoire et provisoire présentée par la défenderesse en Cour supérieure avant d'en recevoir signification formelle le mardi 25 mai à 16 :55. Ils font également valoir que c'est après avoir pris connaissance des intentions de la requérante lors de leur entretien téléphonique du 21 mai qu'ils ont reçu instruction de leur cliente SAFILO d'instituer leur procédure en invalidation de brevet devant cette Cour, qu'ils ont signifiée aux procureurs de la défenderesse à 12 :15 le mardi 25 mai, soit quelques heures avant l'institution des procédures en injonction devant la Cour supérieure.

[10]            Dans un jugement rendu oralement le 28 mai, l'Honorable Louis Crête de la Cour supérieure accordait l'injonction interlocutoire demandée par CHIC et CONTOUR et rejetait l'argument de litispendance présenté par SAFILO. Malgré le recours déclaratoire et en annulation de brevet intentée par cette dernière en la présente Cour, le juge Crête était d'avis que l'objet des deux procédures n'était pas le même et que les parties n'agissaient pas dans les mêmes qualités et capacités.


[11]            La Cour d'appel du Québec, sous la plume de l'Honorable juge Dalphond, confirmait ce jugement de la Cour supérieure le 9 décembre 2004. Ce faisant, elle se rangeait à son tour aux arguments de CHIC et CONTOUR à l'effet qu'il n'y avait pas identité de parties, de cause et d'objets entre le recours déposé en Cour fédérale et le recours en injonction présenté devant la Cour supérieure. Il importe cependant de noter que le juge Dalphond, avant même de se prononcer sur le moyen de litispendance, en est arrivé à la conclusion que ce moyen ne pouvait être reçu compte tenu du comportement des avocats de l'appelante qu'il qualifie d' « inacceptable » . Voici d'ailleurs comment il s'exprime à cet égard :

[22] En raison du comportement inacceptable des avocats de l'appelante, qui ont laissé entendre qu'ils avaient besoin de temps pour parler à leur cliente et répondre à la demande d'injonction et qui ont profité de la longue fin de semaine pour rédiger en toute hâte des procédures pour dépôt en Cour fédérale afin de court-circuiter la Cour supérieure, je suis d'avis qu'il y a lieu de faire droit à la fin de non-recevoir au moyen de litispendance et, par voie de conséquence, de rejeter le pourvoi sans même nécessité de statuer sur le moyen.

(¼)

[26] En l'espèce, la fin de non-recevoir est soulevée à l'encontre de la requête en irrecevabilité pour litispendance de l'appelante, soit un moyen de cette dernière pour faire valoir que l'action des intimées est sans fondement. À mon avis, la fin de non-recevoir est alors assimilable au rejet d'un moyen de défense et il est approprié en l'instance d'y faire droit. Conclure autrement permettrait à l'appelante de bénéficier d'une conduite empreinte de réticences, voire de mauvaise foi; en d'autres mots profiter de sa propre turpitude.

[12]            Finalement, le 5 novembre 2004, l'Honorable Danielle Richer de la Cour supérieure a accueilli la demande d'injonction interlocutoire recherchée par les défenderesses CHIC et CONTOUR. Le 14 janvier 2005, l'Honorable Louise Otis de la Cour d'appel du Québec a refusé à SAFILO la permission d'en appeler du jugement de la juge Richer.


La conduite des parties

[13]            Avant d'examiner au mérite les prétentions des parties eu égard à la requête pour rejet ou suspension d'action, il importe de commenter brièvement la conduite des parties, ne serait-ce que parce qu'il en a été longuement question lors de l'audition de cette requête.

[14]            S'appuyant comme il se doit sur les commentaires cités plus haut du juge Dalphond en Cour d'appel du Québec, le procureur de CHIC et CONTOUR a insisté sur la conduite « sournoise » des procureurs torontois de SAFILO, et a martelé à plusieurs reprises que le rejet de sa requête équivaudrait à sanctionner et même à encourager la conduite répréhensible de SAFILO. En ne mentionnant pas dans son courriel du dimanche 23 mai qu'il avait reçu instruction de ses clients de contester la validité du brevet 714 E en Cour fédérale, et en indiquant que la requête pour injonction pouvait être envoyée au bureau de Smart and Biggar à Montréal dès qu'elle serait prête, Me Biernacki aurait selon le procureur des requérantes tenté d'endormir ses clientes et implicitement consenti à la juridiction de la Cour supérieure.


[15]            Le procureur de SAFILO, on s'en doute bien, a vigoureusement contesté ces allégations de mauvaise foi. Il a prétendu que sa cliente n'avait fait qu'exercer le droit que lui confère l'article 60 de la Loi sur les brevets, qu'il n'y a aucune preuve à l'effet que Me Biernacki aurait tenté d'induire les défenderesses en erreur ou de gagner du temps, et qu'il n'y avait jamais eu d'acceptation tacite de la juridiction de la Cour supérieure pour trancher tout litige opposant les deux parties. On a par ailleurs expliqué le retard à répondre aux trois lettres des procureurs des défenderesses par le fait qu'elles avaient été adressées au président de SAFILO à Montréal, alors que son bureau se trouve aux Etats-Unis.

[16]            Il apparaît évident que la course au tribunal était en bonne partie motivée par la perception qu'avaient les parties qu'il est plus difficile d'obtenir une injonction provisoire en Cour fédérale qu'en Cour supérieure. Le juge Dalphond ne s'y est d'ailleurs pas trompé et a fait ce constat au paragraphe 16 du jugement de la Cour d'appel. Est-ce à dire que les procureurs de SAFILO ont délibérément induit en erreur leurs confrères représentant CHIC et CONTOUR, par leurs agissements et leurs propos, de façon à pouvoir les prendre de vitesse en déposant leurs propres procédures en Cour fédérale avant la demande d'injonction en Cour supérieure?

[17]            C'est la conclusion à laquelle en est venu le juge Dalphond, dans le cadre de l'appel de la décision du juge de première instance émettant l'injonction provisoire en faveur des défenderesses. Bien que je ne sois pas techniquement lié par cette décision, elle m'apparaît néanmoins mériter une certaine déférence et ne saurait être écartée à la légère. Ceci étant dit, au vu des représentations qui ont été faites devant moi et des pièces (lettres et courriels) qui ont été soumises à mon attention, je ne suis pas absolument convaincu que les procureurs de SAFILO ont agi avec malice et mauvaise foi, même s'ils n'ont pas nécessairement fait preuve de la plus grande transparence.


Requête en rejet d'action

[18]            S'appuyant sur la Règle 221(1) de la Cour fédérale, les défenderesses requérantes demandent à cette Cour de radier la demande d'invalidation de brevet instituée devant cette Cour, au motif que cette procédure est « scandaleuse, frivole ou vexatoire » (par. 221(1)(c)), ou encore qu'elle « constitue autrement un abus de procédure » (par. 221(1)(f)). L'avocat des défenderesses s'est essentiellement appuyé sur le comportement de la demanderesse pour soutenir que la procédure en cette Cour constituait un abus qu'il fallait éviter d'encourager, d'autant plus que la demanderesse pourrait obtenir de la Cour supérieure les mêmes résultats que ceux qu'elle recherche en Cour fédérale.

[19]            Il est bien établi qu'avant de rejeter un recours explicitement prévu par la loi (en l'occurrence, l'article 60 de la Loi sur les brevets), la Cour doit être satisfaite que ce recours est sans fondement, qu'il ne produira aucun effet concret, ou qu'il n'est pas du tout supporté par les faits. Le fardeau de la preuve repose sur la partie requérante, et le caractère draconien de cette mesure fait en sorte qu'il ne sera pas facile de s'en décharger : Micromar Int'l Inc. c. Micro Furnace Ltd, (1988) 23 C.P.R. (3d), p. 216 (C.F., 1ère inst.); Creaghan Estate c. The Queen, [1972] 1 C.F. 732 (C.F., 1ère inst.); Waterside Ocean Navigation Co. Inc. c. International Navigation Ltd., [1977] 2 C.F. 257 (C.F., 1ère inst.); Sweet c. R., [1999] F.C.J. No. 1539 (C.A.F.)).


[20]            En fait, l'avocat des requérantes a été incapable de citer un seul jugement où le comportement d'une partie avait suffi à entraîner le rejet d'une action. Il se peut que les agissements et les motivations d'une partie accréditent l'absence de fondement d'une procédure; mais lorsque la demande présentée à cette cour n'est pas à sa face même complètement frivole, le comportement douteux de son auteur ne suffira pas à lui seul à faire tomber sa procédure. En l'occurrence, le recours a un fondement juridique clair et les faits invoqués à son soutien ne sont pas manifestement farfelus.

[21]            Mais il existe un autre motif pour refuser de faire droit à la requête des parties requérantes, et c'est le caractère tardif de sa présentation. Il est bien établi qu'une requête en rejet d'action, sauf dans certains cas exceptionnels visés par le paragraphe 221(1)(a), ne peut être accordée si elle est présentée après que le requérant ait répondu à l'acte de procédure attaqué sans avoir spécifiquement réservé ses droits de présenter une telle requête par la suite. Il est également établi que la Cour doit tenir compte du délai qui s'est écoulé entre le moment de la signification et de la production de l'acte de procédure attaqué et la présentation de la requête en rejet (Nabisco Brands Ltd. et al. c. Procter & Gamble Co. et al., (1985) 5 C.P.R. (3d) 417 (C.A.F.); Gariepy c. Canada (Administrator of Federal Court), [1989] 1 C.F. 544 (C.F., 1ère inst.); Dene Tsaa First Nation c. Canada, [2001] F.C.J. No. 1177 (C.F., 1ère inst.), infirmé sur un autre point à [2002] F.C.J. No. 427 (F.C.A.)).


[22]            Or, ce n'est que dans sa défense signifiée aux procureurs de SAFILO le 3 décembre dernier que CONTOUR exprimait pour la première fois une réserve explicite de ses droits, soit plus de sept mois après le dépôt des procédures en cette Cour. Qui plus est, elle indique dans sa défense qu'elle demandera la suspension des procédures en cette Cour mais ne mentionne nulle part le rejet de l'action.

[23]            CHIC, quant à elle, avait demandé le rejet des procédures à son égard le 8 septembre, au motif qu'une action intentée en vertu de l'article 60 de la Loi sur les brevets ne pouvait viser le titulaire d'une licence mais uniquement le breveté (le protonotaire a rejeté cette demande le 29 octobre, et cette décision fait présentement l'objet d'un appel). On s'étonne en conséquence que la défenderesse CONTOUR ait mis autant de temps avant de demander le rejet de l'action.

[24]            On a bien tenté d'expliquer ce retard en invoquant le fait qu'il fallait attendre le résultat des procédures en Cour d'appel du Québec avant de demander le rejet ou la suspension de l'action en Cour fédérale. Cette explication ne nous convainc pas, puisque l'on se serait attendu à ce que les défenderesses requérantes veuillent réserver leurs droits à la première occasion, peu importe le sort qui serait réservé à leur demande d'injonction provisoire devant les tribunaux du Québec.


[25]            Pour ces deux motifs, je n'éprouve donc aucune hésitation à rejeter le premier volet de la requête des requérantes et ne ferai donc pas droit à leur demande de rejet d'action sur la base de l'article 221 des Règles de la Cour fédérale.

Requête en suspension d'instance

[26]            De façon subsidiaire, les requérantes invoquent l'article 50 de la Loi sur la Cour fédérale pour demander la suspension de l'instance, et plaident qu'il n'y a aucune raison de procéder dans deux procédures en parallèle qui ont le même objet. Il n'est d'ailleurs pas contesté que l'échéancier établi dans les deux causes est sensiblement le même, et que la déclaration amendée de SAFILO en Cour fédérale est essentiellement au même effet que sa défense en Cour supérieure. On plaide également que le recours en Cour supérieure est plus avancé, plus complet puisque l'on évaluera non seulement les allégations de contrefaçon mais également l'opportunité d'émettre une injonction, et que beaucoup de preuve d'experts a déjà été versé au dossier. En bout de ligne, le procureur de CHIC et CONTOUR fait valoir que les deux recours ne peuvent cheminer simultanément, et que c'est le recours de SAFILO en Cour fédérale qui doit être suspendu étant donné son comportement.


[27]            La jurisprudence a élaboré un certain nombre de critères pour déterminer dans quelles circonstances une suspension des procédures devrait être ordonnée (Discreet Logic Inc. c. Canada (Registraire des droits d'auteur), (1993) 51 C.P.R. (3d) 191, confirmé par (1994) 55 C.P.R. (3d) 167 (C.A.F.); Plibrico (Canada) Limited c. Combustion Engineering Canada Inc., 30 C.P.R. (3d) 312; Ass'n of Parents Support Groups c. York, 14 C.P.R. (3d) 263; Compulife Software Inc. c. Compuoffice Software Inc., (1997) 77 C.P.R. (3d) 451; 94272 Canada Ltd. c. Moffatt, (1990) F.C.J. No. 422; General Foods c. Struthers, [1974] R.C.S. 98). Ces critères ont été bien résumés par le juge Dubé dans l'arrêt White c. E.B.F., (2001) A.C.F. No. 1073 :

1. La poursuite de l'action causerait-elle un préjudice ou une injustice (non seulement des inconvénients et des frais additionnels) au défendeur?

2. La suspension créerait-elle une injustice envers le demandeur?

3. Il incombe à la partie qui demande la suspension d'établir que ces deux conditions sont réunies.

4. L'octroi ou le refus de la suspension relèvent de l'exercice du pouvoir discrétionnaire du juge.

5. Le pouvoir d'accorder une suspension peut seulement être exercé avec modération et dans les cas les plus évidents.

6. Les faits allégués, les questions de droit soulevées et la réparation demandée sont-ils les mêmes dans les deux actions?

7. Quelles sont les possibilités que les deux tribunaux tirent des conclusions contradictoires?

8. À moins qu'il y ait un risque que deux tribunaux différents rendent prochainement une décision sur la même question, la Cour devrait répugner fortement à limiter le droit d'accès d'une partie en litige à un autre tribunal.

9. La priorité ne doit pas nécessairement être accordée à la première instance par rapport à la deuxième ou vice versa.


[28]            Comme nous l'avons déjà noté plus haut, il semble que la principale raison pour laquelle les requérantes ont opté pour la Cour supérieure résidait dans le fait qu'elles croyaient pouvoir obtenir une injonction provisoire plus facilement devant cette Cour qu'en Cour fédérale. C'était certes leur droit. Or, elles ont maintenant obtenu cette injonction, provisoire puis interlocutoire, laquelle continuerait d'être en vigueur pendant le déroulement de l'instance en Cour fédérale. On voit donc mal quel préjudice pourraient subir CHIC et CONTOUR, si ce n'est qu'elles auront possiblement à procéder dans deux dossiers plutôt qu'un, avec les risques de contradiction que cela comporte et sur lesquels nous reviendrons plus loin.

[29]            La demanderesse intimée, de son côté, allègue qu'elle subirait un grave préjudice si on l'empêchait de faire valoir ses droits en Cour fédérale, puisque seule cette Cour peut se prononcer sur la validité même du brevet et en disposer à l'échelle nationale alors que la décision de la Cour supérieure ne peut valoir qu'entre les parties et au Québec. Sans compter, d'ajouter le procureur de SAFILO, que la Cour supérieure pourrait décider de ne pas se prononcer sur la validité du Brevet 714 E, laissant du même coup cette question ouverte et ne permettant pas à SAFILO ou à d'autres manufacturiers de déterminer avec certitude s'ils doivent tenir compte de ce brevet dans le développement de produits futurs. C'est d'ailleurs parce qu'il n'y avait pas identité de cause et d'objet que la Cour d'appel du Québec a conclu qu'il n'y avait pas litispendance en l'occurrence.


[30]            Pour contrer cette difficulté, le procureur de CHIC et CONTOUR nous a référé à la solution retenue dans l'affaire Apotex Inc. c. Astrazeneca Canada Inc. ([2003] 4 F.C. 826, confirmant la décision de première instance à [2003] A.C.F. 149; permission d'appeler refusée en Cour suprême). Dans cette affaire, très semblable à celle dont nous sommes saisis si ce n'est du fait que la Loi sur le droit d'auteur était en cause, Astrazeneca avait engagé une action en Ontario en vue d'obtenir un jugement la déclarant titulaire du droit d'auteur sur certaines monographies de produit, de même qu'une indemnité pour contrefaçon. Elle réclamait aussi une injonction interlocutoire ou un jugement sommaire. Quelques jours plus tard, Apotex avait introduit une action devant la Cour fédérale visant à obtenir un jugement déclarant qu'aucun droit d'auteur ne subsistait, ainsi qu'une ordonnance radiant les enregistrements de droit d'auteur d'Astrazeneca. Appelée à se prononcer sur une requête visant à obtenir la suspension de l'instance relative à l'action intentée en Cour fédérale, le juge Malone, au nom de la Cour d'appel fédérale, a confirmé les ordonnances rendues par le protonotaire et subséquemment par la Cour fédérale (section de première instance) et a accueilli la requête.

[31]            Apotex faisait valoir que seule la Cour fédérale pouvait trancher la totalité des questions en litige et, en particulier, accorder des déclarations in rem concernant la propriété de droits d'auteur et la radiation d'enregistrements de droit d'auteur. La Cour d'appel fédérale a disposé de cet argument en deux temps. D'abord, elle s'est dite d'avis que si Apotex obtenait gain de cause dans l'action intentée en Ontario, elle aurait une conclusion in personam d'invalidité des enregistrements de droit d'auteur entre elle-même et Astrazeneca. Il lui suffirait d'attendre l'issue de l'action intentée en Ontario pour ensuite tenter de faire radier les enregistrements de droit d'auteur par la Cour fédérale sur la base du paragraphe 57(4) de la Loi sur le droit d'auteur.

[32]            Deuxièmement, la Cour a pris acte de l'engagement d'Astrazeneca de consentir à la radiation de tout droit d'auteur qui serait déclaré invalide par la Cour ontarienne. Voici comment la Cour s'est exprimée à ce sujet :



[18]          In any event, Apotex does not need an in rem remedy to expunge AstraZeneca's copyright registrations due to AstraZeneca's undertaking placed before this Court to consent in writing to the expungement of any copyright registrations finally declared and held invalid by the Ontario Court. That undertaking reads, in part, as follows:

To ensure that Apotex is denied no conceivable juridical advantage by being sued in the Ontario Court, we (AstraZeneca's counsel) are prepared to undertake, on behalf of our client (AstraZeneca), to consent to the expungement of any or all of the four copyright registrations if the Ontario Court declares that any of the registrations is invalid as between Apotex and AstraZeneca. In other words, the inter se remedy (available in the Ontario Court) would, on consent, become an in rem remedy (available only in the Federal Court).

The undertaking would be implemented when AstraZeneca had exhausted all possible appeals from any decision of the Ontario Court or the time from one or more such appeals had expired.

[TRADUCTION] Afin de garantir qu'Apotex n'est privée d'aucun avantage juridique concevable en étant poursuivie au sein de la Cour de l'Ontario, nous (avocat d'AstraZeneca) sommes disposés à nous engager, au nom de notre cliente (AstraZeneca), à consentir à la radiation de l'une quelconque ou de la totalité des quatre enregistrements de droit d'auteur si la Cour de l'Ontario déclare que l'un quelconque des enregistrements est invalide entre Apotex et AstraZeneca. Autrement dit, la mesure de redressement inter se (disponible au sein de la Cour de l'Ontario) deviendrait, sur consentement, une mesure de redressement in rem (disponible uniquement au sein de la Cour fédérale).

L'engagement serait mis en oeuvre après qu'AstraZeneca aurait épuisé la totalité des appels possibles contre n'importe quelle décision de la Cour de l'Ontario ou que le délai relatif à un ou plusieurs de ces appels aurait expiré.


[33]            Lors de l'audition, le procureur de CHIC et CONTOUR a pris le même engagement eu égard au brevet 714 E, si bien que dans l'hypothèse où la Cour supérieure du Québec en viendrait à la conclusion que le brevet 714 E est invalide entre SAFILO d'une part, et CONTOUR, CHIC et tous les sous-licenciés faisant partie du groupe Aspex d'autre part, ces dernières s'engagent à consentir à la radiation du brevet 714 E par la Cour fédérale. Cet engagement serait mis en oeuvre lorsque les défenderesses requérantes en cette Cour auraient épuisé tous leurs recours devant la Cour supérieure du Québec ou que les délais d'appel seraient expirés.


[34]            Il est vrai que les régimes applicables aux droits d'auteur et aux brevets ne sont pas les mêmes et diffèrent à plusieurs égards. Il n'en demeure pas moins que l'engagement pris devant la Cour par le procureur de CHIC et CONTOUR rend pour ainsi dire théorique la distinction entre la nature in rem et in personam des réparations que peuvent respectivement accorder la Cour fédérale et la Cour supérieure. Le paragraphe 57(4) de la Loi sur le droit d'auteur et le paragraphe 60(1) de la Loi sur les brevets apparaissent donner à cette Cour sensiblement le même pouvoir. Cette solution a également le mérite de ne pas vider de son sens la juridiction concurrente que le législateur a octroyé aux tribunaux provinciaux et à la Cour fédérale en matière de contrefaçon de brevet (art. 54 de la Loi sur les brevets). Quant à la possibilité que la Cour supérieure ne se prononce pas sur la validité du brevet, elle nous apparaît bien théorique étant donné les allégations de contrefaçon sur lesquelles s'appuie la demande d'injonction.

[35]            Compte tenu de ce qui précède, ni l'une ou l'autre des deux parties ne subiraient un préjudice réel si la présente requête pour suspension d'instance était accueillie ou rejetée, selon le cas. Ce critère ne saurait donc être déterminant pour l'issue de la présente requête. Ceci étant dit, ce serait sans aucun doute une mauvaise utilisation des ressources limitées des tribunaux que de procéder en parallèle avec deux recours dont l'objet est essentiellement identique, tels qu'en font foi les échéanciers similaires et l'étroite parenté entre la déclaration amendée que SAFILO a produite en cette Cour et la défense qu'elle a déposée en Cour supérieure. Sans compter les risques de jugements contradictoires qui pourraient résulter d'une telle duplication de recours.


[36]            En bout de ligne, la solution réside probablement dans le fait que le dossier est beaucoup plus avancé en Cour supérieure. Deux jugements étoffés ont déjà été rendus par cette Cour pour l'émission d'une injonction interlocutoire puis provisoire, la Cour d'appel a confirmé l'injonction interlocutoire et rejeté la permission d'en appeler de l'injonction provisoire, les parties se sont entendus sur un échéancier, et une preuve d'experts portant en partie sur la validité du brevet a déjà été versée au dossier. Il est vrai que l'on ne s'est pas encore prononcé sur le fond du litige, et que les parties doivent encore compléter leur preuve eu égard à la validité du brevet et aux allégations de contrefaçon. Il n'en demeure pas moins que toutes ces étapes préliminaires ont permis de faire avancer le dossier et seront fort utiles lors de l'examen des questions au fond.

[37]            Je reconnais que le juge Dalphond a évoqué la possibilité que la Cour supérieure puisse attendre le sort des procédures en Cour fédérale avant d'émettre une injonction permanente (jugement de la Cour d'appel du Québec no. 500-09-014646-046, en date du 9 décembre 2004, à la note 8). Mais compte tenu du fait que la Cour fédérale est déjà saisi de deux autres dossiers dans le cadre desquels les requérantes cherchent à faire confirmer la validité du brevet 714 E (Contour Optik Inc. and Chic Optic Inc. c. Elite Optik Inc and Elite Optik Canada Inc., Court no. T-710-02, et Contour Optik Inc. and Chic Optic Inc. c. Viva Canada Inc. and Viva Optique Inc., Court no. T-1927-02), il est bien peu probable que la Cour supérieure ait à se prononcer sur les allégations de contrefaçon avant que cette Cour ait pu examiner la validité du brevet en litige. Par conséquent, les risques de jugements contradictoires apparaissent bien minces.

[38]            Une requête en suspension d'instance doit toujours être accueillie avec beaucoup de circonspection, si ce n'est que parce qu'il s'agit d'un pouvoir discrétionnaire qu'il faut utiliser avec parcimonie compte tenu du droit d'une partie d'avoir accès au tribunal de son choix. Après mûre réflexion, j'en suis néanmoins venu à la conclusion que les faits très particuliers qui ont été portés à ma connaissance justifient que l'on fasse droit à la présente requête. À moins de vouloir vider de toute signification la juridiction concurrente des tribunaux supérieurs provinciaux en matière de contrefaçon de brevet, il m'apparaît que le déroulement des procédures devant la Cour supérieure du Québec jusqu'à ce jour justifie que l'on suspende le recours en invalidation de brevet devant la Cour fédérale.


[39]            J'ajouterais que je suis conforté dans cette décision par le comportement des parties, qui n'est pas sans reproche. Même s'il n'est pas facile de départager les torts sur la seule base des pièces qui ont été mises en preuve, je ne peux m'empêcher de considérer que les procureurs de SAFILO ne semblent pas avoir joué franc-jeu. Le comportement des parties ne saurait à lui seul être déterminant, mais il peut certes contribuer à faire pencher la balance dans un sens ou dans l'autre lorsque le juge doit exercer sa discrétion dans un cas comme celui-ci.

[40]            Pour tous ces motifs, et prenant acte de l'engagement souscrit par le procureur des requérantes durant l'audition et qu'il devra déposer par écrit au greffe de cette Cour dans les délais fixés par l'ordonnance, je ferais droit à la requête en suspension d'instance et suspendrais en conséquence les procédures en invalidité du brevet 714 E en cette Cour jusqu'à ce qu'il soit disposé de façon finale de la demande d'injonction des requérantes en Cour supérieure et que les délais d'appel soient écoulés, ou jusqu'à ce que cette Cour en ordonne autrement.

                                                                                                                      (s) « Yves de Montigny »          

Juge


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER:                                            T-1021-04       

INTITULÉ:                                         SAFILO CANADA INC. c. CONTOUR OPTIK INC. et CHIC OPTIC INC.

LIEU DE L'AUDIENCE:                   Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE:                 le 9 février 2005

MOTIFS:                                            Le juge de Montigny

DATE DE L'ORDONNANCE:         le 23 février 2005

COMPARUTIONS:

Me François Guay

Me Jean-Sébastien Brière                                                      POUR LA DEMANDERESSE INTIMÉE

Me Marc-André Boutin                                          POUR LES DÉFENDERESSES REQUÉRANTES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Smart & Biggar


Montréal (Québec)                                                               POUR LA DEMANDERESSE INTIMÉE

Davies Ward Phillips & Vineberg

Montréal (Québec)                                                 POUR LES DÉFENDERESSES REQUÉRANTES

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