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Date : 20191223


Dossier : IMM‑1487‑19

Référence : 2019 CF 1657

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

YOHANA KAHSSAI FSAHAYE

 

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Un agent d’immigration du haut‑commissariat du Canada à Nairobi, au Kenya, a rejeté la demande de visa de résident permanent au Canada présentée par Mme Fsahaye au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières.

[2]  Pour les motifs exposés ci‑après, cette décision doit être annulée.

[3]  Mme Fsahaye est née en Éthiopie, mais elle est citoyenne de l’Érythrée, où elle a grandi. Elle a été mobilisée par le gouvernement pour servir l’État pendant une période indéterminée à titre d’adjointe de bureau pour le ministère de la défense à Asmara, en Érythrée. Elle a essayé de quitter l’Érythrée en 2014, mais elle a été arrêtée et a été emprisonnée pendant environ un an. Le 2 mars 2015, environ trois mois avant sa libération, elle s’est présentée au poste consulaire américain d’Asmara avec son passeport érythréen dans le but de demander un visa pour visiter les États‑Unis avec sa mère. Sa demande a été rejetée, mais celle de sa mère a été approuvée.

[4]  Après sa libération de prison, Mme Fsahaye a traversé la frontière pour se rendre en Éthiopie en utilisant son passeport érythréen comme pièce d’identité. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés lui a accordé le statut de réfugié en janvier 2016. Depuis, elle vit au camp de réfugiés d’Adi‑Harush.

[5]  Mme Fsahaye a présenté une demande de résidence permanente au Canada au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières. Dans le cadre de ce processus, un agent d’immigration l’a interrogée à Addis‑Ababa le 30 janvier 2019 avec l’aide d’un interprète. L’agent a pris des notes sur son ordinateur portatif. Le 5 février 2019, l’agent a créé une note dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC] où il résumait les questions posées à Mme Fsahaye ainsi que ses réponses. Le même jour, l’agent a créé une deuxième note où il précisait les raisons pour lesquelles il avait rendu une décision défavorable. Une lettre a ensuite été envoyée par courriel à Mme Fsahaye pour l’informer du rejet de sa demande.

[6]  La crédibilité était le motif principal du rejet de la demande. Voici le passage pertinent de la décision de l’agent où sont énoncés les motifs :

[traduction]

Après avoir soigneusement examiné tous les facteurs relatifs à votre demande, je ne suis pas convaincu que vous appartenez à l’une des catégories prescrites parce que, selon la prépondérance des probabilités, je conclus que votre témoignage et vos déclarations sont probablement faux. Plus précisément, vous avez déclaré qu’après votre première tentative pour fuir le pays, vous avez été arrêtée et avez été emprisonnée à Sawa pendant deux mois, au cours desquels vous êtes tombée malade et avez reçu des soins médicaux. Vous avez également mentionné qu’après avoir reçu des soins, vous avez été transférée à la prison d’Adi Abeto, où vous êtes demeurée de mai ou juin 2014 à mai 2015. Durant une entrevue, vous avez reconnu avoir présenté une demande pour obtenir un visa américain pendant cette période. Les résultats liés à vos données biométriques révèlent en fait que vous avez présenté une demande de visa américain à Asmara le 2 mars 2015 et que vous avez fourni vos données biométriques aux autorités ce même jour. Lorsqu’on vous a fait remarquer que vous ne pouviez pas fournir vos données biométriques aux autorités américaines pour obtenir un visa américain pendant que vous étiez en détention à Adi Abeto, vous avez répondu que vous aviez reçu une permission de sortie d’une journée. J’ai tenu compte de cette réponse et je ne juge pas crédible que les autorités érythréennes accordent à une personne détenue à Adi Abeto une permission de sortie d’une journée, qu’elles vous autorisent à avoir un passeport érythréen et qu’elles s’attendent à ce que vous retourniez à la prison après votre permission de sortie. Ayant examiné les renseignements qui m’ont été présentés, je conclus que votre témoignage et vos déclarations sont probablement faux. […]

[Non souligné dans l’original.]

[7]  Dans l’affidavit qu’elle a déposé à l’appui de la présente demande, Mme Fsahaye soutient qu’elle est tombée malade pendant qu’elle était à la prison de Sawa et qu’elle avait été envoyée dans un hôpital militaire. Après avoir obtenu des soins médicaux, elle a été transférée au centre de détention d’Adi Abeto pour purger le reste de sa peine. Dans le passage suivant, elle explique comment elle a utilisé sa permission de sortie d’une journée pour quitter la prison et se rendre au poste consulaire américain :

[traduction]

Compte tenu de mon historique médical, un officier militaire du centre de détention m’a dit que je pourrais obtenir une permission de sortie d’une journée les 2 et 5 mars 2015 si je fournissais une caution. Sachant cela, des membres de ma famille ont planifié mon plane [sic] de traitement médical et ont saisi cette occasion pour trouver d’autres moyens pour que je profite de ma sortie.

Pendant que j’étais en détention, j’ai obtenu des permissions de sortie d’une journée aux dates susmentionnées en utilisant comme prétexte ma condition médicale. Cependant, le 2 mars 2015, j’ai profité de ma sortie pour me rendre à l’ambassade des États‑Unis afin de fournir mes données biométriques et de me soumettre à une entrevue en vue de l’obtention d’un visa. Le 5 mars 2015, j’ai terminé mon traitement médical. Pour que j’obtienne mes permissions de sorties, les membres de ma famille s’étaient porté garants de moi en donnant en caution les titres de leur propriété. Les prisons autorisent les détenus à sortir sans escorte lorsqu’une personne se porte garant d’eux et que des arrangements sont pris.

[Non souligné dans l’original.]

[8]  Dans son affidavit, Mme Fsahaye soutient également que, pendant son entrevue avec l’agent, elle avait expliqué pourquoi elle possédait un passeport érythréen. Elle avait alors expliqué qu’elle avait obtenu son passeport quand elle était jeune et qu’elle l’avait renouvelé lorsqu’elle travaillait pour l’État. De plus, elle affirme qu’elle avait aussi [traduction] « répondu aux questions concernant sa sortie du centre de détention pour se soumettre à une entrevue en vue de l’obtention d’un visa et pour fournir ses données biométriques à l’ambassade des États‑Unis ». Les notes de l’agent révèlent seulement qu’elle avait reconnu avoir un passeport érythréen et qu’elle avait admis avoir présenté une demande de visa à l’ambassade des États‑Unis en mars 2015. Les notes indiquent également qu’elle avait dit à l’agent qu’elle avait pu sortir du centre de détention grâce à une permission de sortie d’une journée. Elle n’avait toutefois pas expliqué pourquoi ou comment elle avait obtenu une telle permission.

[9]  Mme Fsahaye prétend qu’elle a été privée de son droit à l’équité procédurale parce que l’agent n’a pas transcrit fidèlement les réponses qu’elle avait données à ses questions et que sa décision ne reposait donc pas sur un dossier complet et exact. Pour appuyer cette prétention, elle a déposé un affidavit supplémentaire qui contient son témoignage sous serment concernant les réponses qu’elle avait fournies à l’agent lorsqu’il l’avait interrogée au sujet de sa permission de sortie d’une journée et de son passeport.

[10]  Voici les extraits pertinents des notes de l’agent portant sur ces questions fondamentales :

[traduction]

Q : Avez‑vous déjà eu un passeport érythréen? R : Oui, j’en ai eu un. Q : Pourquoi? R : **La demanderesse principale garde le silence.** Q : Madame? Pourquoi aviez‑vous obtenu un passeport érythréen en Érythrée? R : J’ai aussi fait une demande en Érythrée pour me rendre aux États‑Unis en utilisant aussi un passeport érythréen.

[…]

Q : Mais selon votre témoignage aujourd’hui, vous avez été emprisonnée de mai 2014 à mai 2015 et vous n’êtes pas sortie d’Adi Abeto. **La demanderesse principale ne répond pas.** Q : Dans vos formulaires de demande et pendant votre témoignage aujourd’hui, vous avez mentionné que vous avez été emprisonnée d’avril 2014 à mai 2015, mais que vous avez reçu des soins médicaux pendant quelques semaines. Cependant, vous avez déclaré que, d’environ mai ou juin 2014 à mai 2015, vous étiez en détention en prison et vous n’avez pas été libérée. Lorsque je recevrai les résultats des États‑Unis, révèleront‑ils que vous avez demandé un visa américain pendant cette période? R : Oui. Q : Pouvez‑vous expliquer comment vous avez fait pour demander un visa américain, fournir vos données biométriques aux autorités et vous rendre à l’ambassade alors que vous étiez en détention? **La demanderesse principale garde le silence.** Q : Madame? R : Je ne sais pas. Eh bien, ils m’ont donné une permission de sortie d’une journée pour aller à l’hôpital.

[…]

Q : J’ai également quelques hésitations parce qu’il est très difficile d’obtenir un passeport érythréen. Ce qui me préoccupe, c’est que je ne trouve pas crédible que le gouvernement érythréen vous autorise à avoir un passeport après que vous ayez été interceptée alors que vous franchissiez la frontière illégalement? R : Je l’ai renouvelé avant et on ne me l’a jamais pris.

[11]  Mme Fsahaye a déclaré dans son affidavit et dans son affidavit supplémentaire qu’elle avait expliqué à l’agent qu’elle n’avait obtenu ses permissions de sortie d’une journée que lorsque des membres de sa famille s’étaient portés garants d’elle et avaient fourni en caution le titre d’une propriété pour garantir son retour en prison. Dans son premier affidavit, elle a également indiqué qu’elle avait dit à l’agent qu’elle avait obtenu son passeport érythréen avant sa première tentative pour quitter le pays. Dans son affidavit supplémentaire, elle a également expliqué qu’elle n’avait pas son passeport avec elle lorsqu’elle était détenue et emprisonnée. Or, ces éléments d’information contextuelle ne sont pas consignés dans les notes du SMGC.

[12]  Mme Fsahaye n’a pas été contre‑interrogée relativement à ses affidavits et l’agent n’a déposé aucun affidavit pour contester ses déclarations. L’affirmation selon laquelle l’agent l’a privée de son droit à l’équité procédurale parce qu’il n’a pas transcrit fidèlement le contenu de son entrevue est un élément essentiel de sa demande. Il est évident que Mme Fsahaye a répondu aux questions de l’agent en s’appuyant sur ses connaissances personnelles et que ses réponses peuvent aider la Cour à trancher sa demande. Ces affidavits sont donc admissibles.

[13]  Le ministre affirme que les notes du SMGC sont fiables. Il soutient en outre que l’agent qui a entré les notes dans le système n’est pas celui qui a rendu la décision. Si tel est le cas, cela montre pourquoi il est essentiel que les notes soient exactes.

[14]  Je n’accepte pas l’argument du ministre selon lequel il faut accorder moins de poids aux affidavits de Mme Fsahaye qu’aux notes du SMGC :

[traduction]

La demanderesse n’a pas fourni de notes qui ont été prises « pendant » l’entrevue du 30 janvier 2019. Les souvenirs de la demanderesse ne sont pas plus fiables que les notes du SMGC et la décision rendue le 5 février 2019 parce qu’ils ont été présentés dans une déclaration sous serment. Un affidavit de l’agent ne modifierait pas les faits historiques, à savoir la date et le contenu des notes du SMGC.

[15]  Je souscris à d’autres décisions de la Cour où cette dernière a statué qu’il faut accorder plus de poids à la déclaration sous serment d’un demandeur concernant les déclarations faites pendant une entrevue qu’aux notes prises par l’agent qui l’a interrogé qui ne sont pas accompagnées d’un affidavit : voir par exemple Gharzeldin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 841, et les décisions qui y sont citées.

[16]  La preuve qu’a produite Mme Fsahaye dans ses affidavits révèle les raisons pour lesquelles :

  • 1) les autorités érythréennes lui ont accordé une permission de sortie d’une journée (parce qu’il est pratique courante d’accorder une telle permission lorsqu’une garantie est fournie);

  • 2) elle possédait un passeport érythréen (parce qu’elle l’a obtenu lorsqu’elle était enfant, qu’elle l’a renouvelé lorsqu’elle travaillait pour l’État, et qu’elle ne l’avait pas avec elle lorsqu’elle était en détention);

  • 3) elle était retournée à la prison (parce que si elle n’y était pas retournée, sa famille aurait perdu la propriété qu’elle avait mise en caution).

[17]  La décision d’un agent a une telle importance pour un demandeur et a une telle finalité que le contenu de l’entrevue en personne doit être consigné et résumé avec exactitude. La preuve produite par Mme Fsahaye vient contrebalancer la conclusion selon laquelle son récit était probablement faux. Bien qu’il ait été loisible à l’agent de conclure que le récit de Mme Fsahaye n’était pas plausible, il ne pouvait tirer cette conclusion qu’après avoir pris en compte l’ensemble de son récit. En l’espèce, le décideur n’a pas présenté les explications importantes qui avaient été fournies pour répondre aux préoccupations de l’agent.

[18]  La procédure utilisée à l’endroit de Mme Fsahaye n’était pas équitable sur le plan procédural et la décision rendue en s’appuyant sur cette procédure inéquitable ne doit pas être maintenue.

[19]  Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et les faits en l’espèce n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑1487‑19

LA COUR STATUE que la demande est accueillie, que la décision est annulée, que la demande de résidence permanente présentée par Mme Fsahaye au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières doit être tranchée par un autre agent, dans la mesure du possible, et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 13e jour de janvier 2020

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1487‑19

 

INTITULÉ :

YOHANA KAHSSAI FSAHAYE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 novembre 2019

 

JuGEMENT ET MOTIFS :

Le juge ZINN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 23 décembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Liyusen Kidane

 

pour la demanderesse

Jocelyn Espejo Clarke

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinets d’avocat Teklemichael AB Sahlemariam

Avocats

Toronto (Ontario)

pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

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