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Date : 20200102


Dossier : T-608-17

Référence : 2020 CF 1

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 2 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

SEEDLINGS LIFE SCIENCE VENTURES, LLC

demanderesse/
défenderesse reconventionnelle

et

PFIZER CANADA ULC

défenderesse/
demanderesse reconventionnelle

VERSION PUBLIQUE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS

(Version confidentielle du jugement et des motifs rendue le 2 janvier 2020)


TABLE DES MATIÈRES

I. Le contexte factuel 4

A. Les auto‑injecteurs 5

B. Le projet LifeCard de Seedlings 7

C. L’EpiPen de nouvelle génération 12

D. La présente instance 14

II. Les questions préliminaires 15

A. Définir la personne versée dans l’art 17

B. Définir les connaissances générales courantes 18

C. Les réalisations antérieures 19

D. L’interprétation des revendications 20

(1) Les mots et les expressions à interpréter 23

(2) Les éléments essentiels 38

III. La validité 38

A. L’antériorité 39

(1) Principes juridiques 40

(2) Application aux faits 41

B. L’évidence 50

(1) Principes juridiques 50

(2) Application aux faits 51

C. L’utilité 53

(1) Principes juridiques 53

(2) Application aux faits 55

D. La portée excessive 60

(1) La théorie de la portée excessive 61

(2) Application aux faits 65

E. La divulgation insuffisante 68

IV. La contrefaçon 69

A. Principes juridiques 69

B. Analyse 70

(1) La revendication 40 70

(2) Les revendications 44 à 46 72

(3) La revendication 47 76

(4) La revendication 58 76

(5) Les revendications 59, 60 et 62 77

V. Les réparations 78

A. Une redevance raisonnable 79

(1) La volonté maximum de payer de Pfizer 82

(2) La volonté minimum d’accepter de Seedlings 88

(3) Le partage des gains résultant de l’échange 91

B. La restitution des bénéfices 91

C. Les intérêts avant jugement 96

VI. Dispositif 97


[1] Seedlings Life Science Ventures, LLC [Seedlings] est une entreprise de recherche et de développement dans le domaine de la santé. Elle allègue que Pfizer Canada ULC [Pfizer], une importante société pharmaceutique, contrefait son brevet en vendant au Canada un auto‑injecteur communément appelé l’EpiPen. À première vue, l’EpiPen et l’invention de Seedlings ne se ressemblent pas, mais Seedlings fait valoir que l’EpiPen contrefait certaines revendications de son brevet et, par conséquent, elle demande à être indemnisée et sollicite une restitution des bénéfices.

[2] Pfizer nie que l’EpiPen contrefait le brevet de Seedlings. Par ailleurs, par voie de demande reconventionnelle, elle sollicite un jugement déclarant que les revendications du brevet de Seedlings invoquées dans la présente action sont invalides. Elle soutient que ces revendications sont d’une portée excessive, évidentes et antériorisées. Elle allègue aussi que Seedlings n’a jamais démontré l’utilité de son invention.

[3] Je conviens avec Pfizer que les revendications qu’invoque Seedlings sont invalides parce qu’elles sont toutes d’une portée excessive, que certaines d’entre elles sont antériorisées et que l’une d’entre elles est évidente. De plus, si ces revendications avaient été valides, j’aurais conclu que l’EpiPen ne les contrefait pas.

[4] En arrivant à cette conclusion, je ne nie pas la valeur créative du travail de Seedlings. En fait, je n’invalide qu’un sous‑ensemble des revendications de son brevet. Contrairement à ce que Seedlings affirme, toutefois, il ne s’agit pas en l’espèce d’une affaire où deux inventeurs parviennent de façon indépendante à la même invention, et où Seedlings a déposé sa demande de brevet avant Pfizer. Au contraire, l’auto‑injecteur de Seedlings et l’EpiPen sont des inventions différentes, et la formulation créative du brevet de Seedlings ne peut obscurcir cette réalité.

[5] La partie I du présent jugement décrit les auto‑injecteurs dont il est question en l’espèce. À la partie II, j’identifie la personne versée dans l’art à laquelle le brevet est destiné et j’interprète certains termes du brevet, dont le sens est en litige. La partie III est consacrée à l’analyse des arguments de Pfizer visant à contester la validité des revendications pertinentes du brevet. Je traite des notions d’antériorité, d’évidence, d’utilité, de portée excessive et d’insuffisance. Même si j’arrive à la conclusion que les revendications pertinentes sont invalides, j’évalue, à la partie IV, si la version actuelle de l’EpiPen contrefait le brevet de Seedlings. Bien que je conclue par la négative, je donne également mon avis, à la partie V, sur l’indemnité que Pfizer aurait eu à verser à Seedlings si elle avait contrefait des revendications valides du brevet de cette dernière.

I. Le contexte factuel

[6] Afin de bien comprendre les questions de droit qui se posent en l’espèce, il faut d’abord examiner les auto‑injecteurs de manière générale et résumer l’historique du développement des dispositifs qui sont au centre de l’affaire, c’est-à-dire la LifeCard de Seedlings et les deux versions successives de l’EpiPen.

A. Les auto‑injecteurs

[7] Cela fait maintenant des décennies, sinon des siècles, que l’on utilise des seringues pour l’injection de médicaments dans le corps humain. Une seringue se compose généralement d’un corps creux muni d’une aiguille et d’un piston qui, lorsqu’il est inséré et poussé dans le corps creux, comprime le médicament et le pousse dans l’aiguille.

[8] Il faut normalement une formation pour acquérir la dextérité nécessaire à l’injection de médicaments au moyen d’une seringue. Néanmoins, dans certaines situations, il est souhaitable que le patient puisse utiliser une seringue de manière autonome. Les auto‑injecteurs ont donc été mis au point pour permettre aux patients de s’injecter eux-mêmes des médicaments. D’une manière générale, l’auto‑injecteur est un dispositif qui automatise la plupart des étapes du processus d’injection, voire toutes ses étapes. Les auto‑injecteurs ont diverses utilités. Ils servent par exemple à l’injection d’insuline ou de naloxone, un antidote aux opioïdes.

[9] L’utilisation des auto‑injecteurs qui est particulièrement d’intérêt en l’espèce est celle qui permet l’administration d’un traitement d’urgence en cas d’anaphylaxie, un grave état pathologique découlant d’une réaction allergique, par exemple à certains aliments ou aux piqûres d’abeilles. Sans traitement immédiat, une anaphylaxie grave peut entraîner la mort. On conseille donc aux personnes qui ont reçu un diagnostic d’allergie pouvant mener à l’anaphylaxie de toujours avoir avec eux un auto‑injecteur contenant de l’adrénaline, un médicament qui soulage les symptômes de l’anaphylaxie.

[10] EpiPen est la marque la plus connue d’auto‑injecteur d’adrénaline. Survival Technology, Inc. [STI] a mis au point le dispositif dans les années 1980. Au début des années 2000, aux États‑Unis, Meridian Medical Technologies, Inc. [Meridian] en assurait la fabrication, et King Pharmaceuticals, Inc. [King], la société mère de Meridian, en assurait la distribution. King Pharmaceuticals Canada Inc. [King Canada], une filiale de King, a commencé à distribuer l’EpiPen au Canada en 2006. Le produit a été fabriqué essentiellement sous la même forme de la fin des années 1980 à 2009. Cette version n’étant plus commercialisée, les parties la désignent sous le nom de « EpiPen Legacy » [l’ancien EpiPen], et je ferai de même dans les présents motifs.

[11] La forme générale de l’ancien EpiPen est celle d’un cylindre; il a une longueur d’environ 15 cm et un diamètre d’environ 2,5 cm. Afin d’actionner l’ancien EpiPen, l’utilisateur doit le sortir de son tube de rangement, retirer le mécanisme de sûreté et appuyer le bout avant contre le site d’injection. Une aiguille sort alors du bout avant et injecte le médicament. Une photographie de l’ancien EpiPen est reproduite ci-dessous.

[12] Plusieurs aspects de l’ancien EpiPen étaient problématiques. D’abord, après utilisation, l’aiguille demeurait exposée, ce qui entraînait des préoccupations en matière de sécurité, surtout étant donné que la population était de plus en plus sensibilisée au risque de transmission de maladies par le sang, notamment le VIH/sida et l’hépatite C. Ensuite, l’ancien EpiPen était considéré comme assez volumineux, ce qui décourageait les utilisateurs d’en avoir un avec eux en tout temps. Enfin, les instructions imprimées sur le cylindre étaient difficiles à lire.

B. Le projet LifeCard de Seedlings

[13] Le Dr Keith Rubin est le fondateur et le directeur général de Seedlings. Il est médecin de formation. Dans les années 1990, il exerçait sa profession à New York. Bon nombre de ses patients étaient porteurs du VIH/sida ou de l’hépatite C. Le DRubin était ainsi pleinement conscient des risques associés à la manipulation d’aiguilles.

[14] Un jour, le Dr Rubin a vécu une expérience traumatisante : par suite de la consommation de nougat qui, sans qu’il le sache, contenait des noisettes, il a subi un choc anaphylactique. Il a dû être amené d’urgence à l’hôpital. Le traitement qu’il a reçu lui a sauvé la vie.

[15] Le Dr Rubin a donc commencé à porter un ancien EpiPen sur lui en tout temps. Même s’il était conscient que le dispositif pouvait lui sauver la vie et sauver celle d’autres personnes atteintes du même trouble, il en a constaté les défauts. Étant donné la nature de sa clientèle, il était pleinement conscient des risques associés au fait de laisser une aiguille à découvert. Il pensait aussi que les gens feraient davantage l’effort de prendre avec eux un auto‑injecteur s’il était plus petit. Il a donc décidé de concevoir un auto‑injecteur qui n’aurait pas les défauts de l’ancien EpiPen et de contribuer ainsi à l’amélioration de la santé publique.

[16] Le DRubin savait que son projet nécessitait un travail d’équipe. Il s’est assuré de l’aide d’Eclipse Product Development Corp. [Eclipse], une société ayant pour spécialité la conception et la mise à l’essai de dispositifs médicaux. Il a présenté son idée à M. Jim Sellers et à M. Haydn Taylor, respectivement le directeur général et le concepteur principal d’Eclipse. Il a fondé Seedlings en février 2002. Dans la foulée, Seedlings et Eclipse ont signé une entente de conception de produit. Une annexe à l’entente indiquait les spécifications idéales de l’auto‑injecteur, notamment ses dimensions maximales, une facilité d’utilisation et la protection de l’aiguille. En vertu de l’entente, toute propriété intellectuelle née du projet appartiendrait à Seedlings. Le projet a reçu le nom de LifeCard.

[17] Les travaux de mise au point de la LifeCard se sont intensifiés au début de 2002. Eclipse a proposé plusieurs concepts potentiels. Il a finalement été décidé que le protecteur de l’aiguille servirait aussi à actionner le dispositif. Ainsi, l’utilisateur n’aurait pas à appuyer sur un bouton pour faire fonctionner le dispositif. Eclipse a conçu un ensemble d’actionnement comprenant un protecteur d’aiguille qui, une fois l’injection du médicament déclenchée, se rabattrait automatiquement sur l’aiguille pour ensuite se verrouiller dans cette position. À cette étape, la LifeCard a été dessinée au moyen d’un logiciel de conception assistée par ordinateur [CAD]; celui-ci a permis, entre autres, la simulation des mouvements des composants du dispositif.

[18] La représentation ci‑dessous permet de voir le dispositif sans la partie supérieure recouvrant habituellement le mécanisme et donne ainsi une idée générale de l’organisation des pièces internes.

[19] La vidéo qui suit, créée par M. Taylor en mars 2002 au moyen du logiciel de CAD, illustre le fonctionnement prévu de la LifeCard et met en évidence un mécanisme d’enclenchement situé à l’extrémité arrière du dispositif : une pression sur le protecteur de l’aiguille libère la source d’énergie – un ressort – et déclenche le processus d’injection. On peut aussi y voir le mécanisme à double verrouillage, ou verrouillage de protection, qui permet au protecteur de l’aiguille de s’avancer une fois l’injection terminée, puis de se verrouiller en position déployée. [Voir la vidéo 1 (2657) Video 1 (2657)]

[20] Il convient de souligner que, dans cette vidéo, le médicament se trouve dans un petit sac à soufflet fait de plastique, pouvant se comprimer. Seedlings et Eclipse ont par la suite pris conscience du fait que l’adrénaline devait être conservée dans du verre, qui, à l’évidence, ne peut se comprimer. Eclipse a donc conçu ce que les parties appellent une « seringue inversée » plate, c’est‑à‑dire une seringue dont l’aiguille est raccordée au piston. Pour déclencher le mécanisme, il faut appuyer le corps de la seringue contre l’ensemble piston-aiguille. Le corps (ou l’ampoule) de la seringue est fait de verre plutôt que de plastique. La vidéo qui suit illustre le fonctionnement prévu de cette version de la LifeCard. [Voir la vidéo 2 (2684) Video 2 (2684)].

[21] Le 23 mai 2002, Seedlings a déposé aux États‑Unis la demande de brevet no 10/154 202.

[22] Eclipse a alors commencé à fabriquer des prototypes de la LifeCard. Les premiers étaient des prototypes « représentatifs », destinés à donner une meilleure idée de la forme et de l’aspect du dispositif. Le concepteur est ensuite passé à un prototype « fonctionnel », c’est‑à‑dire destiné à simuler le fonctionnement du dispositif. Celui‑ci a été conçu à l’automne 2002, et ses composants ont été fabriqués au cours de l’hiver 2003.

[23] Le prototype de la LifeCard a été mis à l’essai pour la première fois le 1er avril 2003, avec succès. On l’a fait fonctionner de nouveau quelques jours plus tard, mais au troisième essai, le verre de l’ampoule s’est rompu. Les parties ne s’entendent pas sur la preuve concernant les dates de ces essais. Je me pencherai sur ce point lorsque j’examinerai l’utilité du brevet.

[24] Le 9 mai 2003, Seedlings a déposé une demande de brevet au Canada, dans laquelle elle revendiquait la priorité à l’égard de la demande déposée aux États‑Unis en mai 2002. La demande est devenue accessible au public pour consultation le 4 décembre 2003.

[25] Eclipse a continué de faire des essais du prototype de la LifeCard et a réussi à injecter de l’encre dans une poitrine de poulet, comme on a pu le voir dans une vidéo présentée au procès. Le programme d’essais a cependant connu des difficultés. Le mécanisme avait tendance à se désaligner et, à de nombreuses reprises, l’ampoule de verre s’est rompue au déclenchement du dispositif. Je reviendrai au programme d’essais plus loin dans les présents motifs, lorsque j’examinerai l’utilité du brevet.

[26] Seedlings a ensuite entrepris de trouver des associés en vue de commercialiser la LifeCard. Le DRubin s’est rendu compte que le succès commercial de la LifeCard dépendrait d’une organisation de plus grande taille qui offrirait, notamment, les capacités qui faisaient défaut à Seedlings en matière de fabrication, de distribution et de mise en marché. Il est donc entré en contact avec diverses sociétés pharmaceutiques. Bien que certaines d’entre elles aient été impressionnées par le concept et se soient initialement montrées intéressées, en fin de compte, aucune n’a donné suite à l’affaire. En particulier, le DRubin a eu des entretiens avec Pfizer, Inc. [Pfizer US], qui, à cette époque, n’était pas impliquée dans la fabrication ou la mise en marché de l’EpiPen, ainsi qu’avec Meridian. Au départ, Pfizer US s’est montrée intéressée à mettre à l’essai des prototypes de la LifeCard, mais a perdu intérêt après une restructuration interne. Quant à Meridian, le DRubin a déclaré avoir eu une seule réunion avec M. Steven Natsch, le directeur des opérations de Meridian, en mai 2004. À cette occasion, il a informé ce dernier de la mise au point de la LifeCard ainsi que de la demande de brevet de Seedlings. Il a qualifié la conversation de [TRADUCTION] « haut niveau » (22 octobre 2019, aux p. 31‑32). Il n’y a pas eu d’autres discussions avec Meridian.

[27] Seedlings s’est vu accorder le brevet américain no 6 979 316 le 27 décembre 2005.

[28] En 2007, Seedlings a conclu un contrat de licence avec |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||. Conformément à ce contrat, ||  |||||||||||||||| s’est vu délivrer une licence non exclusive d’exploitation des brevets canadien et américain de Seedlings. Par la suite, |||||||||||||||||||||| a conclu un accord avec |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| en vue de commercialiser les auto‑injecteurs d’adrénaline connus sous le nom de ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||. Le fonctionnement interne de ces dispositifs ne m’a pas été présenté en preuve. La mesure dans laquelle cette société se sert de la technologie que Seedlings a mise au point demeure obscure.

[29] Le traitement de la demande de brevet canadien de Seedlings a duré un certain temps. En 2011 et en 2012, des discussions ont eu lieu entre le Bureau des brevets et les agents de brevet canadiens de Seedlings, et elles se sont soldées par le retrait de certaines revendications, par la modification de certaines revendications et par l’ajout de nouvelles revendications. Je reviendrai à ces échanges au moment d’analyser l’interprétation des revendications. Le 18 mars 2014, Seedlings s’est vu accorder le brevet no 2 486 935, que j’appellerai le « brevet 935 » ou le « brevet de Seedlings ».

C. L’EpiPen de nouvelle génération

[30] Au début des années 2000, Meridian a décidé d’améliorer l’EpiPen. M. John Wilmot, qui a témoigné au procès, a dirigé le projet au nom de Meridian. Il a expliqué que Meridian s’était lancée dans le projet pour plusieurs raisons. Elle savait que la réglementation concernant la protection des objets pointus ou tranchants utilisés en milieu hospitalier pouvait un jour s’étendre aux produits grand public tels que les auto‑injecteurs. Elle souhaitait également améliorer l’aspect pratique du dispositif, au vu de l’arrivée potentielle de concurrents sur le marché.

[31] Au cours de l’année 2002, divers concepts ont été évalués, notamment l’actionnement du dispositif par bouton-poussoir et plusieurs formes de protecteurs d’aiguille. Ce n’est que vers la fin de cette année‑là qu’on a trouvé une nouvelle façon de verrouiller le protecteur de l’aiguille après actionnement. Le processus de mise au point s’est poursuivi en 2003, et un modèle final a été arrêté au début de 2004. À compter d’août 2004, Meridian a déposé des demandes de brevet qui ont mené, en septembre 2010, à l’octroi du brevet américain no 7 794 394. Le nom « auto‑injecteur de nouvelle génération » ou « NGA » a été attribué au dispositif. Afin d’établir la distinction entre la nouvelle version de l’EpiPen et l’ancien EpiPen, j’emploierai le terme « EpiPen NGA » pour décrire le nouveau dispositif.

[32] M. Wilmot a déclaré qu’il n’était pas au courant, au moment de la conception de l’EpiPen NGA, de la demande de brevet de Seedlings et ne s’était inspiré en aucune façon du modèle de Seedlings (29 octobre 2019, aux p. 34‑35).

[33] Les dimensions de l’EpiPen NGA sont semblables à celles de l’ancien EpiPen. Cependant, alors que l’ancien produit est cylindrique, le dispositif NGA a, dans sa largeur, une forme ovale qui en facilite la manipulation et l’empêche de rouler si on le laisse sur une surface légèrement inclinée; la nouvelle forme améliore également la lisibilité de l’étiquette d’instructions. Voici une photographie de l’EpiPen NGA.

[34] L’utilisateur de l’EpiPen NGA doit d’abord sortir le dispositif de son tube de rangement, puis retirer le bouchon de sécurité bleu se trouvant sur le dessus du produit. Ensuite, il doit appuyer fermement le bout orange du dispositif contre le site d’injection. Une aiguille sort alors de la partie orange et injecte le médicament. Une fois le médicament entièrement injecté, l’utilisateur peut retirer le dispositif du site d’injection. À ce moment, le couvre-aiguille orange s’étend et recouvre l’aiguille, assurant une protection contre toute piqûre involontaire.

[35] Afin d’illustrer le fonctionnement interne de l’EpiPen NGA, j’ai reproduit, à l’annexe A du présent jugement, des schémas qu’a préparés Meridian en 2004 et qui présentent les principales étapes de fonctionnement du dispositif.

[36] Meridian a commencé à fabriquer l’EpiPen NGA en 2009. Les premières livraisons au Canada ont eu lieu en février 2010 et les premières ventes canadiennes ont été réalisées au cours du premier trimestre de 2010.

[37] En 2011, Pfizer US a fait l’acquisition de King. En raison de la restructuration d’entreprise qui a suivi, Pfizer Canada Inc., maintenant appelée Pfizer Canada ULC, la défenderesse en l’espèce [Pfizer ou Pfizer Canada], a poursuivi les activités de King Canada, notamment en ce qui concerne la distribution de l’EpiPen NGA au Canada. Pfizer Canada est une filiale de Pfizer US. Parallèlement, Meridian est aussi devenue une filiale de Pfizer US.

D. La présente instance

[38] Lorsque le Dr Rubin a eu vent pour la première fois de l’EpiPen NGA, à la fin de 2009 ou au début de 2010, il en a rapidement conclu que celui‑ci intégrait deux caractéristiques importantes de la LifeCard, soit un boîtier plus plat et un protecteur d’aiguille qui actionne le dispositif et se verrouille dans une position qui protège l’aiguille une fois le médicament injecté. Comme il l’a dit, [traduction] « ils ont fait de l’EpiPen une sorte de LifeCard ».

[39] Seedlings s’est ensuite renseignée au sujet de ses recours potentiels. En juin 2012, elle a écrit une lettre à Pfizer US pour l’informer que l’EpiPen NGA contrefaisait son brevet. Le DRubin a déclaré qu’il avait demandé aux avocats de Seedlings d’envoyer la lettre à Pfizer US. Bien qu’une copie de cette lettre ait été produite en preuve, il n’existe aucune preuve directe qu’elle a été envoyée à Pfizer US, ni aucune preuve que cette dernière l’a reçue. Pfizer Canada, la défenderesse en l’espèce, dit qu’elle ignore ce que sa société mère a pu avoir reçu. Quoi qu’il en soit, il n’y a eu aucun suivi, ni de la part de Seedlings ni de la part de Pfizer US.

[40] Seedlings a intenté la présente action contre Pfizer Canada en avril 2017.

II. Les questions préliminaires

[41] Avant d’analyser les questions d’invalidité et de contrefaçon qui sont au cœur de la présente affaire, il est nécessaire de traiter de certaines questions préliminaires : l’identité de la « personne versée dans l’art » à laquelle s’adresse le brevet, la définition des « connaissances générales courantes » que possède cette personne, la juste interprétation de certaines expressions qui figurent dans les revendications invoquées du brevet de Seedlings, ainsi que la détermination des éléments essentiels de ces revendications.

[42] Le fait d’analyser ces questions au départ, comme il est d’usage de le faire dans les affaires de contrefaçon de brevet, présente certains avantages. Cela assure la cohérence de l’analyse. Par exemple, il ne faudrait pas interpréter une revendication d’une certaine manière en vue de décider de la validité, et d’une manière différente en vue de décider de la contrefaçon : Whirlpool Corp c Camco Inc, 2000 CSC 67, au paragraphe 49b), [2000] 2 RCS 1067 [Whirlpool]. Le fait d’identifier la personne versée dans l’art et de déterminer les connaissances générales courantes en début d’analyse permet également de décider ce qui, dans le champ d’activité pertinent, sera considéré comme inventif. De plus, le fait d’examiner les problèmes d’interprétation de revendications avant d’analyser la validité ou la contrefaçon évite que l’interprétation des revendications devienne un exercice « axé sur des résultats » : Whirlpool, au paragraphe 49a).

[43] Cela ne veut pas dire qu’il est nécessaire de trancher ces questions préliminaires d’une manière tout à fait isolée des véritables questions en litige. Il serait impossible d’identifier la personne versée dans l’art sans connaître l’objet du brevet pertinent. Il serait fort peu pratique d’interpréter les revendications sans savoir quelles expressions précises donnent lieu à des problèmes d’interprétation. En l’espèce, ces problèmes sont devenus particulièrement apparents parce que Seedlings a tenu ses experts « dans l’ignorance » et leur a demandé de faire part de leur opinion sur ces questions préliminaires alors qu’ils en savaient peu sur le litige et sans leur dire quelle était la partie qui retenait leurs services. Quel que soit le bien-fondé de cette pratique à d’autres égards, je dois dire que cela n’est pas particulièrement utile pour identifier la personne versée dans l’art, déterminer les connaissances générales courantes et interpréter les revendications.

[44] De façon plus générale, je ne suis pas d’accord pour dire qu’il faut privilégier les opinions des experts de Seedlings parce qu’ils ont été « tenus dans l’ignorance ». La majeure partie de ce que l’on appelle une « opinion d’expert » est en fait une argumentation, et elle porte souvent sur l’interprétation de documents juridiques. Quand les tribunaux évaluent des arguments, ils se concentrent sur la validité du raisonnement, et non sur la crédibilité de la personne qui présente ces arguments. C’est donc dire que lorsqu’on évalue le témoignage d’experts, la logique de leur raisonnement est nettement plus importante que le fait que certains d’entre eux n’ont pas été tenus au courant de certains renseignements. Par ailleurs, je n’ai pas trouvé que les experts qui avaient été « tenus dans l’ignorance » au début de la rédaction de leurs rapports étaient plus neutres ou plus objectifs à des stades ultérieurs de la rédaction de leurs rapports ou quand ils ont témoigné au procès. Je partage donc le scepticisme de certains de mes collègues au sujet de cette pratique : Shire Canada Inc c Apotex Inc, 2016 CF 382, aux paragraphes 42 à 48; Janssen Inc c Apotex Inc, 2019 CF 1355, aux paragraphes 57 à 59.

A. Définir la personne versée dans l’art

[45] Il est généralement admis que les brevets ne sont pas conçus pour être lus par des personnes ordinaires, mais plutôt par une « personne versée dans l’art ou la science dont relève l’objet » (voir l’alinéa 27(3)b) et l’article 28.3 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4) ou, en bref, la personne versée dans l’art : Burton Parsons Chemicals, Inc c Hewlett-Packard (Canada) Ltd, [1976] 1 RCS 555, à la p. 563 [Burton Parsons].

[46] En l’espèce, les parties conviennent que la personne versée dans l’art serait une personne qui détient un diplôme en génie biomédical ou mécanique. Elles ne s’entendent toutefois pas sur l’expérience pratique de cette personne. Seedlings soutient qu’une expérience de trois ans serait suffisante, tandis que Pfizer affirme qu’une expérience de cinq à dix ans conviendrait davantage. Par ailleurs, M. Sheehan, l’expert de Pfizer, affirme que cette expérience doit avoir trait aux dispositifs médicaux, tandis que M. DiGasbarro, l’un des experts de Seedlings, prendrait en considération n’importe quel genre d’expérience en conception mécanique.

[47] Je ne suis pas sûr de l’utilité que peut avoir le fait d’énoncer un nombre précis d’années d’expérience dans la description de tâches de la personne fictive versée dans l’art. La véritable préoccupation est que la personne versée dans l’art ne doit pas posséder un esprit inventif. À cet égard, Seedlings fait remarquer que plusieurs des témoins experts en l’espèce ont déposé leurs premières demandes de brevet dans les quelques années qui ont suivi l’obtention de leur diplôme. La meilleure réponse à cette préoccupation est de garder à l’esprit que la personne versée dans l’art ne doit pas faire preuve d’inventivité. Quoi qu’il en soit, s’il faut un nombre précis d’années, je dirais que cinq ans est un chiffre approprié, car il s’agit du point où se rejoignent les fourchettes que proposent les experts des deux parties. Je dirais également que cette expérience doit avoir trait aux dispositifs médicaux, vu la nature hautement spécialisée de ce domaine.

B. Définir les connaissances générales courantes

[48] La question préliminaire suivante est la définition des connaissances générales courantes, lesquelles s’entendent des « connaissances que possède généralement une personne versée dans l’art en cause au moment considéré » : Apotex Inc c Sanofi-Synthelabo Canada Inc, 2008 CSC 61, au paragraphe 37, [2008] 3 RCS 265 [Sanofi]; voir aussi Bell Helicopter Textron Canada Limitée c Eurocopter, société par actions simplifiée, 2013 CAF 219, au paragraphe 65 [Eurocopter]; Mylan Pharmaceuticals ULC c Eli Lilly Canada Inc, 2016 CAF 119, au paragraphe 25, [2017] 2 RCF 280. Il s’agit de ce que saurait la personne compétente sans faire de recherches. Ces connaissances sont à distinguer des connaissances accessibles au public : ce ne sont pas toutes les connaissances publiques qui sont courantes. Dans la présente affaire, la période en cause est la date à laquelle le brevet de Seedlings a été mis à la disposition du public pour consultation, soit le 4 décembre 2003.

[49] Seedlings ne conteste pas la définition des connaissances générales courantes que propose M. Sheehan, l’expert de Pfizer. Selon M. Sheehan, celles-ci consisteraient dans le fait de connaître les auto‑injecteurs existants et leur mécanisme interne, les divers modes d’actionnement des différents auto‑injecteurs, ainsi que les pièces courantes des dispositifs, tels que le boîtier, la seringue, l’aiguille, le ressort, le verrou, etc.

C. Les réalisations antérieures

[50] Les auto‑injecteurs ne sont pas nouveaux et de nombreux brevets ont été accordés pour de tels dispositifs. Dans son rapport, M. Sheehan, l’expert de Pfizer, fait l’historique des auto‑injecteurs et décrit plusieurs dispositifs brevetés.

[51] Deux brevets de ce genre sont au centre des arguments concernant l’antériorité et l’évidence et, dans les deux cas, M. Wilmot fait partie des inventeurs nommés.

[52] Le premier, le brevet américain no 5 295 965 [le brevet 965], a été délivré en 1994 et décrit un auto‑injecteur équipé d’un protecteur d’aiguille qui se déploie automatiquement après l’injection. Plusieurs versions du dispositif figurent parmi les dessins du brevet. La plupart des modèles sont actionnés par un bouton-poussoir. Toutefois, une des images indique la façon dont le dispositif pourrait être modifié aux fins d’un actionnement par l’extrémité avant.

[53] Le second, le brevet américain no 6 210 369 [le brevet 369], a été délivré en 2001 et décrit un auto‑injecteur actionné par bouton-poussoir, ayant un protecteur d’aiguille qui se déploie automatiquement après l’injection.

D. L’interprétation des revendications

[54] Il est aujourd’hui bien établi qu’il y a lieu d’interpréter les revendications d’un brevet selon la méthode moderne d’interprétation juridique. Ainsi, il convient de donner un sens à des termes juridiques en se fondant sur tous les guides ou indices pertinents – ce que lord Hoffmann a notoirement appelé le « fondement factuel » dans lequel des mots sont employés : Investors Compensation Scheme v West Bromwich Building Society, [1997] UKHL 28, [1998] 1 All ER 98; voir aussi Sattva Capital Corp c Creston Moly Corp, 2014 CSC 53, aux paragraphes 46 à 48, [2014] 2 RCS 633.

[55] La Cour suprême du Canada a confirmé l’application de cette méthode à l’interprétation des revendications d’un brevet dans deux jugements qu’elle a rendus il y a vingt ans : Whirlpool; Free World Trust c Électro Santé Inc, 2000 CSC 66, [2000] 2 RCS 1024 [Free World Trust], bien qu’elle l’ait appelée la « méthode de l’interprétation téléologique ». Une revendication peut donc être interprétée en se fondant sur d’autres renseignements qui figurent dans le brevet, que ce soit dans la divulgation ou dans d’autres revendications : Consolboard Inc c MacMillan Bloedel (Sask) Ltd, [1981] 1 RCS 504, à la page 520 [Consolboard]. Une preuve d’expert peut faciliter le travail d’interprétation, mais le tribunal n’est jamais lié par l’opinion d’un expert : Whirlpool, aux paragraphes 61 et 62; Eurocopter, au paragraphe 74. Dans le cadre de ce processus, le tribunal devrait s’efforcer de comprendre l’intention de l’inventeur et d’y donner effet, plutôt que de la dénaturer en procédant à une analyse exagérément technique des termes utilisés.

[56] Ces grands principes ne sont pas différents de ceux qui s’appliquent à l’interprétation des documents juridiques en général. Les brevets, toutefois, comportent des caractéristiques spéciales dont il est nécessaire de tenir compte au moment de les interpréter. Un brevet définit un monopole accordé à un inventeur en contrepartie de la divulgation de l’invention au public. Il est souvent décrit comme un marché, ou un échange, entre l’inventeur et le public : Free World Trust, au paragraphe 13; Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd, 2002 CSC 77, au paragraphe 37, [2002] 4 RCS 153 [Wellcome Foundation]; AstraZeneca Canada Inc c Apotex Inc, 2017 CSC 36, au paragraphe 39, [2017] 1 RCS 943 [AstraZeneca]. C’est donc dire que le libellé des revendications joue un rôle d’avis : il avertit les éventuels contrefacteurs de ce qu’ils ne doivent pas faire. Pour cette raison, les tribunaux répugnent habituellement à recourir à des éléments de preuve extrinsèques pour interpréter les revendications d’un brevet. On ne saurait présumer qu’un tiers connaisse ces éléments de preuve, et le tiers devrait pouvoir se fonder sur le libellé des revendications : Free World Trust, aux paragraphes 33 à 43. Par ailleurs, il a souvent été dit que les brevets doivent être interprétés d’une manière équilibrée, qui tient compte de manière égale des intérêts des inventeurs et de ceux du public ou, autrement dit, d’une manière « équitable à la fois pour le titulaire du brevet et pour le public » : Consolboard, à la page 520.

[57] L’interprétation des revendications d’un brevet doit également tenir compte de la structure que la Loi sur les brevets impose aux demandes de brevet. L’article 27 indique qu’une demande doit contenir un mémoire descriptif, qui comprend une description complète de l’invention, son mode de construction et, dans le cas d’une machine, son principe et la « meilleure manière » de l’appliquer. Le mémoire descriptif doit se terminer par « une ou plusieurs revendications définissant distinctement et en des termes explicites l’objet de l’invention dont le demandeur revendique la propriété ou le privilège exclusif ». L’article 37 exige aussi que l’inventeur fournisse des dessins, chaque fois que l’invention peut être représentée sous cette forme.

[58] En conséquence, même si l’invention doit être décrite dans le mémoire descriptif et les dessins, ce sont les revendications qui définissent la portée du monopole. Les revendications ne se limitent pas à la « meilleure manière », souvent appelée la « réalisation privilégiée », décrite dans le mémoire descriptif ou illustrée dans les dessins : Bombardier Recreational Products Inc c Arctic Cat, Inc, 2018 CAF 172, au paragraphe 54. À l’inverse, une interprétation des revendications qui exclurait la réalisation illustrée dans les dessins ou décrite dans le mémoire descriptif est suspecte, car il est peu probable qu’elle reflète l’intention de l’inventeur : Bristol‑Myers Squibb Canada Co c Teva Canada Limited, 2016 CF 580, au paragraphe 335.

[59] Quand la méthode moderne ne permet pas au tribunal de faire un choix entre deux interprétations possibles, on se sert souvent de présomptions d’interprétation pour régler la question. Seedlings soutient que l’une de ces présomptions est qu’il faudrait interpréter les brevets d’une manière qui assure leur validité. Cette présomption a été décrite de manière colorée comme le « souci judiciaire de confirmer une invention vraiment utile » dans une décision anglaise datant du 19e siècle et citée dans l’arrêt Consolboard, à la page 520. À mon avis, il ne peut y avoir une telle présomption, car elle irait à l’encontre du principe qu’il ne faut pas interpréter les brevets « en fonction du mécanisme que l’on prétend contrefait lorsqu’il est question de contrefaçon ni en fonction de l’antériorité lorsqu’il est question de validité, afin d’en éviter les effets » : Whirlpool, au paragraphe 49a). La Cour d’appel fédérale a rejeté une telle présomption dans l’arrêt ABB Technology AG c Hyundai Heavy Industries Co, Ltd, 2015 CAF 181, au paragraphe 45. Si l’on y regarde de plus près, la mention du « souci judiciaire » semble être liée à l’idée qu’un brevet ne devrait pas être invalidé à cause d’un détail technique (voir, à cet égard, l’arrêt Burton Parsons, à la p. 563), et non d’une présomption plus générale d’interprétation en faveur de l’inventeur.

(1) Les mots et les expressions à interpréter

[60] Les parties ont relevé six expressions figurant dans les revendications du brevet de Seedlings qu’elles n’interprètent pas de la même manière. Je passerai en revue chacune d’elles et je ferai part de mon interprétation.

a) [traduction] « boîtier plat »

[61] La revendication 40, qui dépend de la revendication 2, décrit un dispositif constitué d’un [traduction] « boîtier plat ». Les revendications ne définissent cependant pas l’adjectif « plat ». Lors du procès, beaucoup de temps a été consacré à définir ce qui est plat. De manière générale, on peut envisager deux interprétations de cet adjectif. La première option consisterait à établir une ligne de démarcation nette fondée sur une comparaison mathématique des dimensions des dispositifs selon les trois axes. Cependant, cette approche comporte une dimension arbitraire, comme tous les exercices de délimitation. La seconde option consisterait à adopter une interprétation téléologique. Suivant cette approche, on se demande ce que les inventeurs tentaient d’accomplir en exigeant un boîtier plat. Il va sans dire que cette approche mène à une définition moins précise, qui oblige à faire preuve de jugement lorsqu’on décide si le brevet a été contrefait. Pourtant, cette approche est préférable, car elle est plus conforme à l’arrêt Free World Trust et au rejet du littéralisme dans l’interprétation des revendications et, de façon plus générale, dans l’interprétation juridique.

[62] Certains passages du mémoire descriptif révèlent la raison pour laquelle on souhaitait que le dispositif ait une conception plate. Le paragraphe 3 décrit l’ancien EpiPen comme [traduction] « assez volumineux ». Les paragraphes 5 et 8 décrivent le dispositif breveté comme [traduction] « plus compact et discret ». Le paragraphe 6 indique que cela a pour but de [traduction] « faciliter et rendre plus pratique le transport, la manipulation et l’utilisation du dispositif ». À cet égard, les deux allergologues qui ont témoigné au procès, le Dr Greenwald et la Dre Upton, étaient d’accord pour affirmer que les patients sont plus susceptibles d’avoir en tout temps avec eux un dispositif qui est compact et plat (voir, en particulier, les paragraphes 89, 97 et 105 du rapport du Dr Greenwald, ainsi que les paragraphes 47 et 48 du rapport de la Dre Upton).

[63] Le paragraphe 42 du mémoire descriptif offre ensuite l’indication la plus pertinente de ce que les inventeurs avaient en tête lorsqu’ils ont employé le mot [traduction] « plat » :

[traduction]

42. Le dispositif a, de préférence, des dimensions qui permettent de le tenir dans la paume de la main et, plus particulièrement, une surface de la taille approximative d’une carte de crédit de format classique […] L’épaisseur du dispositif est considérablement inférieure à sa longueur et à sa largeur et peut être, selon l’exemple privilégié dans l’illustration, de l’ordre d’un quart de pouce (6 mm). Arborant ces dimensions, le dispositif a un aspect globalement plat. Il se transporte facilement dans la poche d’un vêtement ou dans un sac à main, sans être encombrant ou causer de l’inconfort, ce qui augmente la probabilité que l’utilisateur l’ait avec lui et y ait accès, au besoin […]

[64] On trouve des indications semblables au paragraphe 43 :

[traduction]

Dans le présent mémoire descriptif, le terme « plat » signifie, lorsqu’il qualifie le boîtier du dispositif, que celui-ci a une forme lui permettant théoriquement de tenir dans une enveloppe tridimensionnelle ayant une longueur, une largeur et une épaisseur, dont l’épaisseur est considérablement inférieure à la longueur et à la largeur, les trois plans étant mesurés par rapport à des directions orthogonales.

[65] Par conséquent, je suis d’avis que lorsqu’ils ont utilisé l’adjectif [traduction] « plat », les inventeurs voulaient dire que l’objet décrit aurait une épaisseur considérablement inférieure à sa longueur et à sa largeur. De plus, lorsqu’ils ont utilisé l’adjectif avec le nom [traduction] « boîtier », ils voulaient dire que le dispositif aurait des dimensions telles qu’il pourrait aisément être transporté dans la poche d’un vêtement.

[66] Bien sûr, les dimensions de la réalisation privilégiée ne devraient pas être considérées comme établissant une limite supérieure aux dimensions acceptables ou à ce qui est « plat ». Néanmoins, le mémoire descriptif établit clairement que « plat » qualifie un objet pouvant facilement être transporté dans la poche d’un vêtement. De plus, en utilisant le mot « plat », les inventeurs avaient à l’esprit un objet d’une forme considérablement différente de celle de l’ancien EpiPen. En effet, M. DiGasbarro a admis que, sur le plan pratique, l’intention était de créer un dispositif plus petit que l’ancien EpiPen (24 octobre 2019, p. 115).

[67] Si l’approche ci‑dessus est jugée inadéquate et qu’il est nécessaire d’établir une démarcation nette, j’adopterais le critère qu’a proposé M. Sheehan : l’épaisseur du dispositif devrait être considérablement inférieure à sa longueur et à sa largeur, ce qui signifie moins de la moitié de ces deux dimensions. Ce critère me semble conforme à ce que l’on entend généralement par le mot plat dans la langue courante. Un livre est plat; une brique, non. L’exigence voulant que l’épaisseur soit inférieure d’au moins 50 % aux deux autres dimensions est également conforme aux spécifications et aux dessins. Aucun objet décrit comme étant plat dans le brevet n’a une épaisseur qui correspond à plus de la moitié de sa longueur ou de sa largeur. En outre, une exigence de cet ordre laisse suffisamment de marge de manœuvre pour créer diverses réalisations de l’invention. Quoi qu’il en soit, comme nous le verrons plus loin dans les présents motifs, le choix de l’une ou l’autre de ces deux options n’est pas déterminant en l’espèce.

b) [traduction] « dans le boîtier »

[68] La revendication 2 indique : [traduction] « le corps de la seringue et l’aiguille étant disposés et maintenus dans le boîtier ». La revendication 40 reprend les mots de la revendication 2. Les revendications 44 et 47 et, du fait qu’elles dépendent de la revendication 48, les revendications 58, 59, 60 et 62 ont des formulations semblables.

[69] Selon l’expert de Pfizer, M. Sheehan, [traduction] « dans le boîtier » signifie [traduction] « entièrement dans le boîtier ». À ses yeux, cela veut dire que dans le cas où le protecteur de l’aiguille du dispositif se trouve en partie à l’extérieur du boîtier avant l’actionnement, l’aiguille, elle, ne doit pas se trouver à l’extérieur du boîtier, quand bien même elle serait entièrement recouverte par le protecteur.

[70] Je rejette cette thèse. Selon le mémoire descriptif et les dessins, il est évident, dans les réalisations de l’invention qui comprennent un protecteur d’aiguille, que [traduction] « dans le boîtier » signifie en réalité « dans le boîtier ou le protecteur d’aiguille ». L’interprétation téléologique s’intéresse à ce que les inventeurs avaient l’intention d’accomplir. En l’espèce, ils souhaitaient s’assurer que l’aiguille serait invisible tant que le dispositif ne serait pas actionné. En contre‑interrogatoire, M. Sheehan a d’ailleurs reconnu (28 octobre 2019, p. 105‑113) que tous les dessins montraient une aiguille sortant dans une certaine mesure du boîtier, mais demeurant à l’intérieur du protecteur d’aiguille. Si l’interprétation qu’il propose devait l’emporter, cela voudrait dire que les réalisations divulguées dans le brevet ne sont pas visées par les revendications de ce dernier. Cela serait absurde. La thèse de Pfizer n’est fondée que sur le sens littéral de l’expression et néglige à la fois l’objet et le contexte.

[71] Pfizer soutient néanmoins que, étant donné que la revendication 2 n’inclut pas de protecteur d’aiguille, [traduction] « dans le boîtier » signifie vraisemblablement [traduction] « entièrement dans le boîtier », au moins dans le cas de la revendication 40, qui dépend de la revendication 2. Je ne suis pas d’accord. Quand une revendication dépend d’une autre, la revendication dépendante doit être évaluée séparément de celle qui est indépendante : Zero Spill Systems (Int’l) Inc c Heide, 2015 CAF 115, aux paragraphes 83 à 94. Ainsi, lorsque l’on interprète la revendication 40, les éléments de la revendication 2 qui y sont intégrés doivent être lus conjointement avec ceux qu’ajoute la revendication 19 (dont dépend la revendication 40) et avec la revendication 40 elle‑même. Ces éléments comprennent un protecteur d’aiguille.

c) [traduction] « position de rangement rentrée »/« disposés et maintenus vers l’arrière »

[72] Toutes les revendications indépendantes pertinentes, c’est‑à‑dire les revendications 2, 44, 47 et 48, décrivent le corps de la seringue ou l’aiguille comme ayant une [traduction] « position de rangement rentrée ». Selon M. Sheehan, cela signifie que, en position de rangement, la seringue doit être plus près de l’extrémité arrière du dispositif que de son extrémité avant.

[73] Je rejette cette thèse. L’interprétation la plus logique du mot [traduction] « rentrée » est qu’il fait référence à la position de la seringue ou de l’aiguille avant l’actionnement du dispositif, par rapport à sa position après l’actionnement. Cette interprétation est corroborée par le contexte de l’expression utilisée dans les diverses revendications. La revendication 2, par exemple, comprend le passage qui suit :

[traduction]

[…] le corps de la seringue et l’aiguille étant disposés et maintenus dans le boîtier en position de rangement rentrée, la seringue pouvant se déplacer longitudinalement en tant que tout dans le boîtier, de la position de rangement rentrée à la position d’injection, l’aiguille sortant alors longitudinalement au‑delà de l’extrémité avant du boîtier et pénétrant dans les tissus;

[74] En l’espèce, la [traduction] « position de rangement rentrée » s’oppose à la position d’injection. Pour que le dispositif fonctionne, il est évident que la seringue et l’aiguille doivent se déplacer d’une position à l’autre. Cependant, rien dans le passage précité ne donne à penser que la seringue et l’aiguille devraient être situées dans la partie arrière du dispositif. Ce serait là une interprétation étrange de la revendication.

[75] M. Sheehan soutient également que, en raison de l’emploi du mot [traduction] « rangement » conjointement avec le mot [traduction] « rentrée », ce dernier terme ne peut pas simplement désigner la position de rangement et doit nécessairement avoir un autre sens. Je ne suis pas d’accord. S’il est vrai que des mots différents sont présumés avoir des sens différents, il s’agit là d’une présomption ténue qu’il est possible de réfuter par d’autres indices interprétatifs : Wenzel Downhole Tools Ltd c National-Oilwell Canada Ltd, 2012 CAF 333, aux paragraphes 14 à 17 et 52 à 54, [2014] 2 RCF 459; Nova Chemicals Corp c Dow Chemical Co, 2016 CAF 216, aux paragraphes 82 et 83. En l’espèce, comme je l’ai démontré précédemment, le contexte immédiat démontre que la [traduction] « position de rangement rentrée » est tout simplement l’inverse de la position d’injection.

[76] De plus, dans les revendications 19 et 44, l’actionneur, c’est‑à‑dire le protecteur de l’aiguille, est décrit comme ayant une [traduction] « position de rangement rentrée ». Or, il est évident que le composant se trouve à l’avant du dispositif. Par conséquent, [traduction] « position de rangement rentrée » ne peut pas signifier que le composant doit être situé vers l’extrémité arrière du dispositif.

[77] Conformément à l’article 53.1 de la Loi sur les brevets, Pfizer m’a demandé de prendre connaissance des échanges entre Seedlings et le Bureau des brevets à propos de l’instruction de la demande de brevet 935. Il appert que l’examinateur a d’abord rejeté la demande sur le fondement de l’antériorité du brevet octroyé à Gianrico Farrugia en 2001, qui décrit un auto‑injecteur de forme plate. Seedlings a alors modifié ses revendications de façon à ce que les mentions de [traduction] « position rentrée » deviennent [traduction] « position de rangement rentrée ». Toutefois, il est difficile de tirer des conclusions claires de cet échange, en raison d’une particularité du dispositif de M. Farrugia. Contrairement à la plupart des auto‑injecteurs dont il a été question au procès, celui‑ci doit être armé manuellement. Le fait que l’utilisateur appuie le dispositif contre le site d’injection entraîne la compression du ressort. Ainsi, bien que la seringue ait une position rentrée, il ne s’agit pas de sa position de rangement. Dans ce contexte, l’ajout de la locution [traduction] « de rangement » à l’expression [traduction] « position rentrée » avait certainement pour but de distinguer le dispositif de Seedlings de celui de M. Farrugia, mais non en mettant l’accent sur la position de la seringue dans le boîtier au moment où elle est rangée.

[78] Pfizer s’appuie également sur une lettre du 11 novembre 2011 adressée au Bureau des brevets, dans laquelle Seedlings a écrit ce qui suit :

[traduction]

De plus, dans la configuration de rangement du dispositif de Farrugia et coll., la seringue ne se trouve pas, contrairement à ce qu’indiquent les revendications, dans une position rentrée, mais plutôt dans une position avant par rapport au boîtier. Dans la mesure où le rejet aurait été fondé sur la position rentrée de la seringue par rapport au boîtier que l’on voit à la figure 7 du brevet de Farrugia et coll., il ne s’agit pas de la configuration de rangement revendiquée ni de la configuration dans laquelle le dispositif est « maintenu », selon les revendications. La figure 7 montre simplement le dispositif, en cours de fonctionnement, à la fin de la compression manuelle ou du « mouvement de chargement ».

[79] À mon avis, Seedlings tentait d’indiquer que le Bureau des brevets avait peut-être mal interprété les dessins du brevet de M. Farrugia et confondu la « position rentrée » et la « position de rangement ». La mention de la position « par rapport au boîtier » avait pour but de clarifier la distinction entre la position de rangement et la position rentrée dans le dispositif de M. Farrugia et non de suggérer que Seedlings voulait revendiquer une position précise de la seringue par rapport au boîtier. Cette interprétation va d’ailleurs dans le sens des modifications que Seedlings a apportées aux revendications pertinentes.

[80] Toutefois, contrairement aux autres revendications indépendantes, la revendication 48 fait référence à [traduction] « la disposition et le maintien du corps de la seringue et de l’aiguille vers l’arrière du boîtier dans une position de rangement rentrée » (italiques ajoutés). En revanche, la revendication 47 indique simplement que [traduction] « le corps de la seringue et l’aiguille sont disposés et maintenus dans le boîtier ». L’expression « vers l’arrière » est absente. Cela donne à penser que, dans la revendication 48, les inventeurs voulaient revendiquer un élément distinctif supplémentaire de leur invention.

[81] L’argument de M. Sheehan selon lequel la position arrière de la seringue est ce qui rend le dispositif plus compact étaye cette interprétation. M. Sheehan a formulé cet argument par rapport à l’interprétation de l’expression [traduction] « position de rangement rentrée ». Or, il ne faudrait pas donner une interprétation inhabituelle à cette expression sous prétexte que la manière dont les composants sont organisés dans les dessins constitue une façon astucieuse de concevoir un auto‑injecteur compact. L’argument de M. Sheehan est beaucoup plus convaincant, cependant, lorsqu’il est considéré à l’égard de la position de la seringue et de l’aiguille [traduction] « vers l’arrière du boîtier » indiquée dans la revendication 48.

[82] À cet égard, Seedlings soutient que si l’on dessine une boîte autour de l’aiguille et de la seringue du brevet 935 (par exemple à la figure 17), il devient évident qu’elles sont situées plutôt vers l’extrémité avant du dispositif que vers l’extrémité arrière. Je suis d’avis que cet argument doit être évalué en fonction des connaissances générales courantes. Au moment de l’invention, les auto‑injecteurs les plus connus, dont l’ancien EpiPen et les dispositifs protégés par les brevets 965 et 369, étaient équipés d’une seringue dont le corps se trouvait dans la moitié avant du dispositif. Si l’on dessinait une boîte autour de la seringue et de l’aiguille de ces dispositifs, elle se trouverait clairement dans la partie avant. Cette caractéristique se démarque fortement du brevet 935, pour lequel un tel encadré recouvre presque la totalité du dispositif, bien qu’un petit espace demeure entre l’encadré et l’extrémité arrière, espace sans lequel il serait impossible d’accueillir le ressort. À mon sens, les inventeurs ont utilisé l’expression [traduction] « vers l’arrière » pour distinguer leur invention des dispositifs existants. Suivant cette interprétation, les réalisations du brevet de Seedlings ont une seringue et une aiguille [traduction] « disposées et maintenues vers l’arrière du boîtier »; elles seraient donc visées par les revendications.

[83] Par conséquent, je conviens avec Pfizer que la seringue et l’aiguille doivent se trouver globalement plus près de l’arrière du boîtier lorsqu’elles sont en position de rangement, mais seulement relativement à la revendication 48 et aux revendications qui en dépendent. En ce qui concerne les revendications 40 et 44 à 47, je conviens avec Seedlings qu’une telle restriction ne s’applique pas.

d) [traduction] « fixé de façon mobile »

[84] La revendication 40, par son lien de dépendance avec les revendications 2 et 19, ainsi que les revendications 44, 47 et 48, utilisent le mot [traduction] « fixé » ou des synonymes, dans deux contextes. D’abord, on dit de la seringue et de l’aiguille qu’elles sont [traduction] « fixées de façon mobile par rapport au boîtier » (revendication 44) ou qu’elles sont [traduction] « disposées et maintenues dans le boîtier » (revendications 2 et 47, ainsi que, avec des variantes, revendication 48). Ensuite, on dit de l’actionneur, c’est‑à‑dire du protecteur de l’aiguille, qu’il est [traduction] « fixé de façon mobile dans le boîtier » (revendication 19), [traduction] « fixé au boîtier depuis l’intérieur » (revendication 44), [traduction] « fixé au boîtier » (revendication 47) ou [traduction] « disposé de façon mobile dans le boîtier » (revendication 48).

[85] Bien que l’adjectif « fixé » puisse, en théorie, qualifier deux éléments assemblés dans une position fixe ou par un raccord rigide, le complément « de façon mobile » révèle que ce n’est pas ce que voulaient dire les inventeurs. L’expression « fixé de façon mobile » doit signifier que les composants sont assemblés de telle sorte que l’on ne peut pas facilement les dissocier, mais que le mouvement dans un certain cadre est possible. Dans cette perspective, je ne vois pas de différence entre « fixé » et « disposé et maintenu ».

[86] Les experts sont néanmoins en désaccord sur un point. Selon M. Sheehan, le mot [traduction] « fixé » ou à tout le moins la locution [traduction] « fixé à » ne peuvent être employés qu’à propos d’éléments en contact direct. MM. Leinsing et DiGasbarro, quant à eux, ne voient pas de différence réelle entre des expressions telles que [traduction] « fixé à » et [traduction] « fixé dans ». Sur cette question, je partage l’avis de M. Sheehan. Les auto‑injecteurs sont des dispositifs complexes, et l’organisation précise des composants constitue un aspect important de l’invention. Ainsi, l’emploi d’une expression telle que « fixé à » traduit l’intention des inventeurs d’exiger un contact direct entre deux composants; il n’exprime pas une relation entre eux qui serait plus floue.

[87] À cet égard, la locution [traduction] « fixé au » dans les revendications 44 et 47 peut se distinguer de l’expression plus générale [traduction] « disposés et maintenus dans » utilisée dans la revendication 2. Cette dernière traduit l’idée selon laquelle un composant se trouve à l’intérieur d’un autre composant et qu’il peut se déplacer dans certaines limites. La première, quant à elle, dénote un contact direct.

[88] Le fait que l’expression la plus générale soit employée pour décrire l’emplacement de la seringue par rapport au boîtier est également révélateur. D’ailleurs, le mémoire descriptif et les dessins indiquent clairement que la seringue n’est pas en contact direct avec le boîtier. Elle est plutôt reliée au support de seringue, qui a un lien mobile avec l’ensemble d’actionnement (le protecteur de l’aiguille), celui‑ci ayant un lien mobile avec le boîtier. L’expression plus précise « fixée au » n’est employée que pour décrire la relation entre les deux derniers composants.

e) [traduction] « ensemble d’actionnement »

[89] Les revendications 59, 60 et 62 contiennent l’expression [traduction] « ensemble d’actionnement ». Les experts semblent s’entendre au moins partiellement sur le sens de celle‑ci. M. Sheehan affirme que le mot [traduction] « ensemble » désigne un groupe de composants assemblés devant fonctionner comme un seul composant. Je comprends de cette interprétation que toutes les pièces du groupe formé doivent bouger ensemble; elles ne bougent pas par rapport aux autres pièces du groupe. De l’avis de M. Sheehan, la notion d’ensemble peut aussi désigner un seul composant complexe, comme le protecteur d’aiguille ou actionneur que l’on peut voir à la figure 9 du brevet (voir le paragraphe 119 du rapport de M. Sheehan). M. DiGasbarro, quant à lui, a déclaré qu’un ensemble désigne simplement [traduction] « l’assemblage d’un composant ou de composants participant à l’actionnement » (23 octobre 2019, p. 144). Dans son rapport, il indique que l’ensemble d’actionnement décrit dans le brevet est formé d’une seule pièce (deuxième déclaration préliminaire, paragraphe 85).

[90] M. Leinsing affirme ce qui suit (troisième déclaration préliminaire, p. 20) :

[traduction]

La personne versée dans l’art entendrait par « ensemble d’actionnement » un mécanisme comprenant deux pièces ou plus, dont ici le protecteur de l’aiguille, et permettant la commande de la source d’énergie ou une interaction avec elle. Ces pièces concourent ensemble à la libération de la source d’énergie au moment où l’on appuie le protecteur de l’aiguille contre le site d’injection. Les pièces d’un ensemble peuvent être assemblées de façon fixe ou mobile.

[91] Seedlings ne retient toutefois que la première phrase précitée, qui laisse supposer que les pièces de l’ensemble d’actionnement n’ont pas à être fixées les unes aux autres. Je ne suis pas d’accord. Il semble difficile d’évoquer un ensemble dont les pièces ne sont pas assemblées. C’est à peu près ce qu’indique M. Leinsing dans le passage précité. De plus, s’il suffisait à des pièces de se toucher de façon directe ou indirecte pour constituer un ensemble, toutes les pièces de chacun des auto‑injecteurs examinés formeraient un seul ensemble, auquel cas le terme n’aurait plus aucune utilité réelle.

[92] M. Leinsing a aussi indiqué (rapport du 6 août 2019, paragraphe 50) que la divulgation du brevet de Seedlings démontrait un ensemble d’actionnement comprenant le composant complexe illustré à la figure 9, ainsi que les crans et les pièces du boîtier interagissant avec les pattes situées à l’extrémité du composant complexe. Les revendications 20 et 21, qui ne sont pas invoquées, démentent toutefois une telle interprétation. Celles‑ci décrivent l’ensemble d’actionnement d’une façon qui exclut clairement les parties du boîtier qui interagissent avec les pattes du composant complexe. Il est évident que les inventeurs n’incluaient pas dans l’expression [traduction] « ensemble d’actionnement » les pièces du boîtier pouvant être en contact avec l’actionneur.

[93] Je suis donc d’avis qu’un ensemble d’actionnement consiste en une pièce complexe ou en plusieurs pièces assemblées de façon fixe ou mobile et que, à l’inverse, des pièces indépendantes ne constituent pas un ensemble si elles ne font que se toucher sans être assemblées.

f) [traduction] « relié à la source d’énergie »

[94] La revendication 59 décrit [traduction] « un ensemble d’actionnement qui inclut le protecteur de l’aiguille, grâce auquel il est relié à la source d’énergie ». Les revendications 60 et 62 dépendent de la revendication 59. Les parties sont en désaccord quant au sens de l’expression [traduction] « relié à ».

[95] Selon M. Sheehan, l’expression [traduction] « relié à » a forcément un sens différent de celui de la formulation [traduction] « en liaison fonctionnelle », que l’on retrouve à la revendication 58. Ainsi, de son point de vue, « relié à » s’emploie au sujet de composants qui se touchent, alors que « en liaison fonctionnelle » inclut aussi les composants qui n’ont qu’un contact indirect.

[96] M. DiGasbarro, de son côté, affirme que [traduction] « relié à » peut être employé en cas d’interaction directe ou indirecte. Il souligne le fait que dans les réalisations décrites dans le brevet 935, l’interaction entre l’ensemble d’actionnement (qui comprend le protecteur de l’aiguille) et la source d’énergie est indirecte, puisque le support de la seringue se trouve entre eux.

[97] Je pense qu’il est possible de concilier, de la manière qui suit, les interprétations qu’offrent les deux experts : plusieurs composants peuvent être « reliés » s’ils sont indirectement liés d’une façon qui assure la transmission d’une force ou d’un mouvement. Dans un tel contexte, si A est relié à B et si B est relié à C, alors A est relié à C.

[98] Toutefois, les composants « reliés » les uns aux autres doivent se toucher. Si tel n’est pas le cas, ils peuvent toujours être [traduction] « en liaison fonctionnelle » au sens de la revendication 58, mais pas « reliés ». Par exemple, si j’appuie du doigt sur un bouton, mon doigt peut être « en liaison fonctionnelle » avec le bouton, mais il n’est pas « relié » au bouton. Cette interprétation attribue des sens différents aux diverses expressions, tout en veillant à ce que l’invention décrite ne sorte pas du champ des revendications.

(2) Les éléments essentiels

[99] L’étape suivante de l’analyse consiste à faire une distinction entre les éléments essentiels et les éléments non essentiels : Free World Trust, au paragraphe 31. En l’espèce, toutefois, les deux parties conviennent que tous les éléments des revendications sont essentiels. Ce fait n’étant pas déterminant, je ne m’étendrai pas davantage sur le sujet.

III. La validité

[100] Ces fondements étant établis, je peux maintenant me pencher sur les allégations de Pfizer quant à la validité des revendications invoquées du brevet de Seedlings.

[101] Le paragraphe 43(2) de la Loi sur les brevets crée, pour les brevets, une présomption de validité. Cependant, les tribunaux ont souvent indiqué que cette présomption est ténue : Abbott Laboratories c Canada (Santé), 2007 CAF 153, aux paragraphes 9 et 10. Par conséquent, s’il existe une preuve quelconque d’invalidité, l’issue est déterminée selon la prépondérance des probabilités, et non par la présomption établie au paragraphe 43(2) : Diversified Products Corp c Tye-Sil Corp (1991), 35 CPR (3d) 350, aux pages 357 à 359. Le fardeau de la preuve incombe à la partie qui allègue l’invalidité.

A. L’antériorité

[102] L’antériorité est le premier motif d’invalidité allégué par Pfizer. Selon M. Sheehan, l’expert de Pfizer, les revendications 40 et 44 à 47 sont antériorisées par le brevet 965, et les revendications 48 à 54, 56 et 57 le sont par le brevet 369 ainsi que par le brevet 965. Pfizer ne prétend pas que les revendications 58 à 60 et 62 sont antériorisées.

[103] L’expert de Seedlings, M. Leinsing, convient que les revendications 48 à 54 et 56 sont antériorisées par le brevet 369 uniquement. De ce fait, Seedlings concède que ces revendications sont antériorisées, et elle ne les invoque plus. Pfizer sollicite tout de même un jugement déclarant que ces revendications sont invalides.

[104] Par conséquent, les seules questions d’antériorité qui se posent ont trait aux revendications 40, 44 à 47 et 57.

(1) Principes juridiques

[105] Pour être brevetable, une invention doit présenter un caractère de nouveauté – un monopole conféré par la loi ne saurait être justifié si une invention est déjà accessible au public : Wellcome Foundation, au paragraphe 37. Si l’invention ne présente pas un caractère de nouveauté, elle est antériorisée. Le fondement législatif de l’exigence de nouveauté est énoncé au paragraphe 28.2(1) de la Loi sur les brevets.

[106] Le critère à deux volets qui permet de déterminer si un brevet est antériorisé a été mis au point par la Cour suprême dans l’arrêt Sanofi, au paragraphe 67.

[107] Tout d’abord, le tribunal doit déterminer si la personne versée dans l’art conclurait qu’une publication ou un brevet antérieurs divulguent les « avantages particuliers » du brevet en litige : Sanofi, au paragraphe 32.

[108] Si le brevet a été divulgué antérieurement, l’analyse porte sur la question de savoir si les réalisations antérieures permettraient de recréer l’invention. La seconde étape oblige le tribunal à déterminer si la publication ou le brevet antérieurs permettraient à la personne versée dans l’art d’exécuter ou de réaliser l’invention du brevet en litige sans « trop de difficultés » : Sanofi, au paragraphe 33.

[109] La question de savoir s’il y a « trop de difficultés » est examinée à la lumière de la nature de l’invention et selon qu’il est courant dans le domaine en cause que l’on procède à des essais et à des expériences. La personne versée dans l’art peut faire appel à ses connaissances générales courantes, au moment considéré, pour compléter les informations contenues dans le brevet antérieur : Sanofi, au paragraphe 37. Cependant, le tribunal ne peut pas prendre en considération une « mosaïque » ou une combinaison de publications et de brevets émanant de sources différentes pour déterminer si un brevet est antériorisé : Beloit Canada Ltée c Valmet OY (1986), 8 CPR (3d) 289 (CAF), au paragraphe 29, [1986] ACF no 87 (QL); Baker Petrolite Corp c Canwell Enviro-Industries Ltd, 2002 CAF 158, au paragraphe 98, [2003] 1 CF 49.

(2) Application aux faits

[110] Nul ne conteste que les brevets 965 et 369 étaient accessibles au public et qu’ils peuvent étayer un argument d’antériorité.

[111] Selon M. Leinsing, hormis le fait que le dispositif protégé était actionnable par un bouton, le brevet 369 divulguait déjà toutes les caractéristiques souhaitables du brevet de Seedlings. Ainsi, puisque les revendications 48 à 54 et 56 ne précisent pas la méthode d’actionnement du dispositif, tous les éléments sont déjà divulgués dans le brevet 369. Il explique, à la page 21 de son rapport :

[traduction]

Cependant, à mon avis, les revendications 48 à 54 et 56 sont antériorisées par le brevet américain 369, car elles ne mentionnent (notamment) pas la caractéristique unique qui figure dans les autres revendications en litige du brevet 935, soit le composant qui protège l’aiguille avant et après l’injection et qui sert aussi d’actionneur. Le dispositif protégé par le brevet 369 fonctionne par bouton‑poussoir et ne divulgue donc pas cette caractéristique revendiquée.

[112] Au contraire, M. Leinsing soutient que certains éléments des revendications 40, 44 à 47 et 57 sont distinctifs et non antériorisés. En revanche, M. Sheehan affirme que l’élément distinctif des revendications 40 et 44 à 47 est le fait que l’on ait associé un actionnement par l’avant et un protecteur d’aiguille. Il soutient que cette caractéristique précise est antériorisée par le brevet 965, qui révèle, à la figure 25, un dispositif actionné par l’avant équipé d’un protecteur d’aiguille et qui nous apprend, dans la colonne 10 du mémoire descriptif, que tout injecteur à bouton‑poussoir peut être converti en dispositif à actionnement par l’avant au moyen de l’ajout, sur le bouton‑poussoir, d’un manchon extérieur que l’utilisateur peut serrer dans sa main tout en appuyant le dispositif contre le site d’injection. Dans son rapport, il a illustré cette caractéristique par l’ajout en bleu d’un manchon extérieur théorique sur plusieurs des figures du brevet 965. En ce qui concerne la revendication 57, il soutient que son élément distinctif se trouve dans les limites de ce que la personne versée dans l’art pourrait réaliser.

[113] À mon avis, les revendications 44 à 47 et 57 sont antériorisées, mais pas la revendication 40.

[114] Avant d’expliquer la raison de ma conclusion, je dois disposer de l’argument de Seedlings qui repose sur les brevets de Meridian concernant l’EpiPen NGA. Lorsqu’elle a présenté une demande relative à ces brevets, Meridian a affirmé que l’EpiPen NGA était inventif par rapport à l’art antérieur divulgué dans les brevets 369 et 965. Autrement dit, ils ne sont pas antériorisés par ces deux brevets. Ainsi, selon Seedlings, Pfizer ne peut pas faire valoir que le brevet de Seedlings est antériorisé par les brevets 369 et 965, tout en défendant une thèse contraire au sujet de l’EpiPen NGA. Cet argument, bien qu’attrayant à première vue, repose sur une logique erronée. Il tient pour acquis qu’il y a une correspondance parfaite entre les revendications des brevets relatifs à l’EpiPen NGA et les revendications du brevet de Seedlings. Pourtant, le brevet de Seedlings comporte de nombreuses revendications, dont quelques‑unes seulement sont invoquées en l’espèce. Il est fort possible que certaines des revendications non invoquées soient véritablement nouvelles et donc non antériorisées, mais cela n’exclut pas la possibilité que certaines revendications du brevet de Seedlings soient antériorisées. Chaque revendication doit être appréciée individuellement.

a) La revendication 40

[115] La revendication 40, du fait qu’elle dépend de la revendication 2, mentionne un dispositif qui a un [traduction] « boîtier plat ». Étant donné l’interprétation que j’ai précédemment donnée à l’adjectif « plat », il s’avère qu’aucun des dispositifs décrits dans le brevet 965 ne peut être qualifié de plat. Ils sont tous tubulaires. Ainsi, la revendication 40 n’est pas antériorisée.

b) Les revendications 44 et 47

[116] Les revendications 44 et 47 décrivent, de différentes manières, un dispositif actionné par l’avant. Plus précisément, ces revendications décrivent l’actionneur (ou le protecteur de l’aiguille) comme ayant trois positions. Cette caractéristique est particulièrement évidente dans le dernier paragraphe de la revendication 44, qui indique ce qui suit :

[traduction]

[…] le protecteur d’aiguille pouvant être déplacé de sa position de rangement rentrée à une position de déclenchement située à l’arrière de sa position de rangement rentrée, puis à une position de déploiement se trouvant devant la position de rangement rentrée; dans la dernière des trois positions, le protecteur de l’aiguille recouvre l’extrémité avant piquante de l’aiguille lorsque celle-ci se trouve en position d’injection.

[117] Les trois derniers paragraphes de la revendication 47 emploient un libellé plus alambiqué, mais ils décrivent aussi, en fin de compte, les trois positions de l’actionneur.

[118] M. Leinsing soutient que les dispositifs qui figurent dans le brevet 965 n’ont ni protecteur d’aiguille ni actionneur ayant ces trois positions. J’estime que cet argument s’appuie sur une interprétation trop formaliste des revendications du brevet de Seedlings et du mémoire descriptif du brevet 965.

[119] Les dispositifs décrits dans le brevet 965 ont une combinaison de positions semblable. Par exemple, la figure 25, reproduite ci-dessous, illustre un dispositif que l’on peut actionner en le tenant par le boîtier et en le pressant contre le site d’injection.

[120] La pression sur l’extrémité avant comprime le ressort du protecteur d’aiguille et l’envoie vers l’arrière, par rapport au boîtier externe ou au tube interne qui sert de corps de seringue. Autrement dit, l’actionnement entraîne le passage du protecteur d’aiguille d’une « position de rangement rentrée » à une « position de déclenchement ». Une fois l’injection terminée, les « pointes » du collet rentrent entièrement dans ce qui semble être l’ensemble de déclenchement. Ainsi, le boîtier externe peut glisser vers l’ensemble de déclenchement et les autres composants internes. Par conséquent, le protecteur d’aiguille se trouve dans une position plus avancée que sa position pré‑injection, et le ressort du protecteur d’aiguille sera davantage détendu, par rapport à sa position avant l’injection. Les composants du dispositif peuvent donc se trouver dans trois positions différentes.

[121] Le manchon extérieur théorique bleu que M. Sheehan a ajouté aux autres dispositifs décrits dans le brevet 965 peut aussi être utile pour illustrer les trois positions différentes. D’après ce que je comprends, ce manchon illustre les enseignements de la colonne 10 du brevet 965, dont le passage pertinent indique ce qui suit :

[traduction]

De plus, on peut faire de l’injecteur illustré à la figure 24, et d’ailleurs de n’importe quel injecteur automatique, un injecteur actionné par l’avant sans faille à l’aide d’un manchon extérieur d’une longueur semblable à celle de l’injecteur, comme le montre la figure 25.

[122] Seedlings soutient que ce passage aborde simplement un problème particulier pouvant survenir à l’utilisation du dispositif illustré à la figure 24, problème évoqué dans les lignes précédentes, ce qui expliquerait l’emploi de l’expression [traduction] « sans faille ». Il m’est impossible d’interpréter de façon aussi étroite le passage précité. Il fait référence à [traduction] « n’importe quel injecteur automatique » et décrit un principe général, sans limite de portée. Je remarque également que M. Leinsing, au paragraphe 16 de sa quatrième déclaration préliminaire, attribuait une large portée aux enseignements de la colonne 10 et ne cherchait pas à les restreindre comme il l’a fait pendant son témoignage.

[123] Un dispositif modifié de cette manière aurait aussi trois positions, comme il est mentionné dans les revendications 44 et 47. Une comparaison côte à côte des figures 1, 2 et 3, qui se trouvent à la page 8 de la quatrième déclaration préliminaire de M. Leinsing, illustre ces trois positions. Elles sont reproduites ci-dessous. (Il est également possible de consulter les pages 18 à 20 de l’annexe 30 du rapport de M. Sheehan.) La figure 1 montre la position de rangement rentrée. La figure 2 montre la position de déclenchement. On peut constater que le bouton se trouve plus près du protecteur d’aiguille lorsqu’il est enfoncé que lorsqu’il ne l’est pas. Enfin, la figure 3 montre la position déployée, qui est de toute évidence différente de la position de rangement.

[124] Si un manchon externe avait été relié au bouton-poussoir, comme il est proposé dans la colonne 10, il aurait été encore plus facile de percevoir les trois positions.

[125] Les experts de Seedlings soutiennent qu’il serait en réalité difficile d’ajouter un manchon externe aux dispositifs décrits dans le brevet 965 et qu’il faudrait modifier considérablement le dispositif. Le brevet 965, toutefois, est présumé valide. Quoi qu’il en soit, je suis convaincu que les modifications requises seraient mineures et pourraient être apportées sans trop de difficultés par une personne versée dans l’art, car elles ne comportent pas de changements au mécanisme interne.

[126] M. Leinsing affirme également que d’autres éléments des revendications 44 et 47 ne sont pas présents dans le brevet 965.

[127] Il est entre autres allégué que le brevet 965 n’est pas équipé d’une seringue classique destinée à se déplacer vers la position d’injection. Grâce à un revêtement, le corps interne joue lui-même le rôle de contenant pour le médicament. Toutefois, la colonne 13 du brevet 965 énonce clairement que ce système pourrait être remplacé par une seringue classique. Je suis d’avis que la personne versée dans l’art pourrait apporter cette modification sans trop de difficultés.

[128] Il est également allégué que certains des dispositifs décrits dans le brevet 965 n’ont pas d’actionneur ou de protecteur d’aiguille [traduction] « fixé au boîtier depuis l’intérieur » (revendication 44) ou [traduction] « fixé au boîtier » (revendication 47). Or, au moins un des dispositifs présente cette caractéristique. M. Leinsing affirme, au paragraphe 5c de sa quatrième déclaration préliminaire, que [traduction] « selon la figure 25, le protecteur de l’aiguille se déplace à l’intérieur d’une bague, qui porte le numéro 204. La bague 204 semble être un prolongement du boîtier 202. » En effet, cette affirmation est confirmée par la proposition figurant dans la colonne 10, selon laquelle le manchon externe (p. ex. le boîtier) devrait être approximativement de la même longueur que l’injecteur. La « bague » ferait ainsi partie intégrante du boîtier. Par conséquent, le protecteur de l’aiguille ou l’actionneur serait bel et bien « fixé au boîtier depuis l’intérieur », selon l’interprétation que j’ai précédemment donnée à cette expression.

c) Les revendications 45 et 46

[129] Les revendications 45 et 46 ajoutent des éléments à la revendication 44, et il est donc nécessaire d’évaluer si ces éléments supplémentaires sont eux aussi antériorisés par le brevet 965.

[130] L’élément supplémentaire qu’apporte la revendication 45 est un [traduction] « mécanisme réagissant au mouvement du protecteur de l’aiguille de la position rentrée à la position de déclenchement, qui permet de déplacer l’aiguille de la position rentrée à la position d’injection ». Comme j’ai conclu que les dispositifs divulgués dans le brevet 965 ont une position de déclenchement comme le prévoit la revendication 44, il s’ensuit logiquement que ceux‑ci comprennent aussi un « mécanisme » destiné au déplacement de l’aiguille à la position d’injection au moment du déclenchement.

[131] L’élément supplémentaire énoncé dans la revendication 46 est un [traduction] « mécanisme réagissant au passage de l’aiguille d’injection à la position d’injection, qui permet de pousser le médicament à travers l’aiguille ». D’après ce que je comprends, il s’agit d’un petit diaphragme qui, lorsque le dispositif est en position de rangement, isole le médicament de l’aiguille. Lorsque le dispositif est déclenché, le corps de la seringue se déplace vers l’avant, entraînant la perforation du diaphragme par l’aiguille, puis l’écoulement du médicament dans l’aiguille. Cette caractéristique n’est pas expressément divulguée dans le brevet 965. M. Sheehan affirme toutefois qu’un tel mécanisme était courant dans les auto‑injecteurs de la période en cause (29 octobre 2019, p. 202). Il aurait fait partie des connaissances générales courantes. M. Leinsing n’affirme pas que la revendication 46 comporte un nouvel élément. Par conséquent, je conclus que la personne versée dans l’art aurait pu ajouter cette caractéristique au brevet 965 sans trop de difficultés et sans faire preuve d’inventivité.

d) La revendication 57

[132] La revendication 57 dépend d’une série de revendications dont le point de départ est la revendication 48. Comme je l’ai déjà mentionné, M. Leinsing admet que cette série de revendications est antériorisée par le brevet 369, car elle ne précise pas le mode d’actionnement, qui pourrait être un bouton‑poussoir, comme c’est le cas du dispositif du brevet 369. M. Leinsing soutient toutefois que la revendication 57 n’est pas antériorisée, puisque son élément distinctif est que [traduction] « le protecteur de l’aiguille dépasse l’extrémité avant du boîtier lorsque le dispositif se trouve dans sa configuration de rangement », alors que le protecteur d’aiguille du brevet 369 ne dépasse pas l’extrémité du boîtier. Néanmoins, je conviens avec M. Sheehan que la personne versée dans l’art, au vu de ses connaissances générales courantes, pourrait sans fardeau indu modifier le dispositif de façon à ce que l’aiguille (accompagnée de son protecteur) dépasse l’extrémité du boîtier. Par conséquent, je conclus que la revendication 57 est antériorisée.

B. L’évidence

[133] Pfizer fait également valoir que toutes les revendications en cause en l’espèce sont invalides parce qu’elles sont évidentes.

(1) Principes juridiques

[134] En matière de brevet, l’évidence et l’antériorité sont des motifs d’invalidité différents. Quand un brevet est antériorisé, son caractère inventif n’est pas remis en question; le problème est que quelqu’un d’autre a réalisé la même invention auparavant. À l’inverse, l’évidence est un défaut qui affecte le caractère inventif. Un brevet qui est évident n’est tout simplement pas une invention. L’article 28.3 de la Loi sur les brevets codifie l’exigence selon laquelle un brevet ne doit pas être évident.

[135] Bien qu’elles soient distinctes du point de vue conceptuel, l’antériorité et l’évidence invitent toutes deux à faire une comparaison entre l’objet du brevet et les réalisations antérieures. L’antériorité peut être fondée uniquement sur une comparaison avec une seule réalisation antérieure. Au contraire, une conclusion d’évidence peut être fondée sur plusieurs réalisations antérieures, à condition que la personne versée dans l’art ait été capable, d’après ses connaissances générales courantes, de faire un lien entre elles : Camso Inc c Soucy International Inc, 2019 CF 255, au paragraphe 125 [Camso].

[136] La méthode qui permet d’analyser une allégation d’évidence a été énoncée par la Cour suprême dans l’arrêt Sanofi, au paragraphe 67 :

(1) a) Identifier la « personne versée dans l’art »;

b) Déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne;

(2) Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation;

(3) Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de « l’état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation;

(4) Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?

[137] Cette analyse doit être effectuée pour chaque revendication considérée dans son ensemble. En ce qui concerne l’examen de l’évidence, les revendications ne doivent pas être scindées en leurs éléments essentiels : Procter & Gamble Pharmaceuticals Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2004 CF 204, au paragraphe 95, conf. par 2004 CAF 393, [2005] 2 RCF 269; Camso, au paragraphe 124.

(2) Application aux faits

[138] Je suis d’avis que les revendications 40, 59, 60 et 62, dans la mesure où elles ne sont pas antériorisées, ne sont pas évidentes. La revendication 58, par contre, l’est.

a) La revendication 40

[139] La revendication 40, lorsqu’elle est lue conjointement avec les revendications 2 et 19, décrit un auto‑injecteur à boîtier plat, actionné par l’avant, dont l’ensemble d’actionnement sert aussi de protecteur d’aiguille. C’est là le « concept inventif » de la revendication.

[140] Ces caractéristiques, considérées dans leur ensemble, ne se retrouvaient pas dans les réalisations antérieures. Le brevet 965, comme je l’ai déjà mentionné, divulguait un dispositif actionné par l’avant, équipé d’un protecteur d’aiguille. Cependant, il n’était pas équipé d’un boîtier plat. C’est là ce qui distingue le brevet de Seedlings des réalisations antérieures.

[141] Transformer la réalisation actionnée par l’avant du brevet 965 en un dispositif plat n’aurait pas du tout été évident pour la personne versée dans l’art. La fabrication d’un dispositif plat exige des éléments conçus et organisés différemment de ceux des auto‑injecteurs cylindriques classiques. Cela n’aurait pas pu être fait sans déployer un degré important d’inventivité.

b) La revendication 58

[142] La revendication 58 dépend d’une série de revendications antériorisées, dont le point de départ est la revendication 48. Ces revendications décrivent un auto‑injecteur équipé d’un protecteur d’aiguille qui se déploie automatiquement après l’injection. L’élément supplémentaire de la revendication 58 est que le protecteur d’aiguille est aussi l’actionneur. Étant donné que les autres éléments sont antériorisés, mon analyse ne portera, pour ce qui est du concept inventif, que sur le dernier élément.

[143] Ce concept inventif se trouvait dans l’une des réalisations du brevet 965. Selon ce qui est décrit dans la revendication 58, je ne vois aucune différence entre le concept inventif et ce que l’on retrouvait dans les réalisations antérieures. La revendication 58 est donc évidente.

c) Les revendications 59, 60 et 62

[144] Les revendications 59, 60 et 62 concernent l’ensemble d’actionnement. J’ai conclu précédemment que ce terme pouvait désigner un composant complexe ou plusieurs composants reliés les uns aux autres. M. Sheehan, aux paragraphes 442, 449 et 459 de son rapport, convient que si c’est là le sens du terme [traduction] « ensemble d’actionnement », alors cela ne se trouve pas dans les réalisations antérieures, et ces revendications ne sont pas évidentes.

C. L’utilité

[145] Un principe fondamental du droit des brevets veut qu’une invention ne puisse être brevetée que si son utilité a été démontrée. Pfizer fait valoir que l’invention de Seedlings n’est pas utile, car elle comportait plusieurs problèmes de conception et n’était pas suffisamment fiable quand elle a été mise à l’essai. Je rejette ces arguments. Pour qu’une invention soit utile, il n’est pas nécessaire qu’elle soit infaillible ou prête à être commercialisée. À la date du dépôt, Seedlings avait mis à l’essai son invention avec succès et ce fait, selon moi, suffit pour en démontrer l’utilité.

(1) Principes juridiques

[146] Au paragraphe 56 de l’arrêt AstraZeneca, la Cour suprême du Canada a expliqué pourquoi un brevet est invalide si son utilité n’est pas établie :

L’exigence de l’utilité répond à un objectif clair. Pour éviter que des brevets soient accordés prématurément — ce qui limiterait la recherche et le développement potentiellement utiles que d’autres personnes pourraient effectuer —, la jurisprudence a imposé une condition voulant que l’utilité de l’invention soit démontrée ou valablement prédite au moment de la demande, plutôt qu’ultérieurement. Cela fait en sorte que le brevet ne sera pas octroyé si l’utilisation de l’invention est conjecturale. Ce qui importe, c’est que l’invention soit [traduction] « utile, c’est‑à‑dire qu’elle puisse servir une fin connue utile », et qu’il ne peut s’agir d’une simple « curiosité de laboratoire dont la seule utilité possible serait de servir de point de départ à des recherches plus poussées » : Re Application of Abitibi Co. (1982), 62 C.P.R. (2d) 81 (Commission d’appel des brevets et commissaire aux brevets), p. 91.

[147] Le seuil relatif à l’utilité est peu élevé. Selon la Cour suprême, « une parcelle d’utilité suffit » : AstraZeneca, au paragraphe 55. Mais il faut que cette utilité soit liée à l’objet du brevet et non à un objet sans rapport avec elle : AstraZeneca, au paragraphe 53. Par ailleurs, dans cette même affaire, la Cour suprême a rejeté la « doctrine de la promesse », selon laquelle un brevet est invalide s’il ne produit pas les résultats « promis » dans le mémoire descriptif.

[148] On peut prouver l’utilité soit par une démonstration, soit par une « prédiction valable », à la date de la demande dans les deux cas. On dit qu’il y a démonstration lorsque le dispositif a été réellement construit ou fabriqué et que l’on a montré qu’il fonctionne. En l’absence d’une démonstration réelle, l’utilité peut aussi être établie par une prédiction valable, c’est-à-dire un « raisonnement […] valable » qui repose sur ce que l’on savait sur l’invention à la date du dépôt : Wellcome Foundation, au paragraphe 70.

[149] Quand l’utilité est fondée sur une démonstration, il faut garder à l’esprit que le seuil est peu élevé. Par exemple, il n’est pas nécessaire de montrer que l’invention sera un succès commercial : Wellcome Foundation, au paragraphe 54. Dans le cas d’un dispositif médical, il est inutile de montrer que le dispositif a obtenu ou obtiendrait l’autorisation réglementaire requise. Le fait qu’un dispositif n’est pas encore au point ou avait peut-être besoin d’améliorations à la date pertinente n’empêche pas d’en démontrer l’utilité : Regents of the University of California c I-MED Pharma Inc, 2018 CF 164, au paragraphe 200 [I-MED].

(2) Application aux faits

[150] Comme pour toutes les questions de validité, l’utilité devrait, en principe, être évaluée séparément à l’égard de chacune des revendications. Je signale toutefois que les deux parties n’ont pas procédé de cette manière et qu’elles ont présenté des arguments axés sur l’utilité du brevet de Seedlings considéré dans son ensemble. Cela signifie, selon moi, que les parties ne voient aucune distinction importante entre l’utilité de chaque revendication. Je suis donc disposé à procéder de la même façon générale.

[151] Contrairement à la position de Pfizer, qui fixe la barre nettement plus haut, je suis d’avis que Seedlings a montré, à la date de sa demande de brevet, que son invention avait au moins une « parcelle d’utilité ». Ma conclusion repose sur les deux faits suivants : les simulations informatisées de l’interaction des composants du dispositif et le déclenchement réussi d’un prototype. Cela constitue une démonstration réelle. Il n’est donc pas nécessaire que je me fonde sur la doctrine de la prédiction valable.

[152] Seedlings (par l’intermédiaire d’Eclipse) a utilisé un logiciel de conception assistée par ordinateur [CAD] pour concevoir son auto‑injecteur et en simuler le fonctionnement. Selon M. DiGasbarro (deuxième rapport, paragraphes 83 à 87), les dessins et les simulations issus de la CAD sont de nos jours largement utilisés dans le domaine de la conception mécanique. Dans les cas qui s’y prêtent, l’utilisation d’outils de CAD peut servir de fondement à la prédiction valable de l’utilité d’un dispositif mécanique.

[153] Cependant, lorsqu’Eclipse a conçu l’invention, elle a employé un logiciel de CAD qui ne permettait la simulation ni des forces ni de la pression. Comme la fabrication et l’emploi de l’auto‑injecteur impliquaient des matériaux fragiles et des forces assez élevées, les simulations issues de la CAD ne pouvaient offrir à elles seules qu’une démonstration d’utilité partielle. Elles ont fait la preuve que l’organisation et l’interaction des composants étaient adéquates. Des éléments supplémentaires sont toutefois nécessaires pour établir le fait que ces composants résisteraient aux forces et à la pression exercées sur eux en contexte d’utilisation réel. Les essais du prototype ont fourni ces éléments de preuve supplémentaires.

[154] Eclipse a mis à l’essai avec succès un prototype de l’invention en avril 2003, avant la date du dépôt. Pfizer réplique que la date de la mise à l’essai n’a pas été validement prouvée, que le prototype est différent du dispositif illustré dans le brevet, que le dispositif n’était pas suffisamment fiable pour prouver l’utilité et, plus particulièrement, que son utilité pour injecter de l’adrénaline n’a pas été établie. Je traiterai de ces questions successivement.

[155] La date du premier déclenchement réussi du prototype est cruciale, car il est survenu peu avant le dépôt de la demande de brevet. La mise à l’essai a eu lieu dans les locaux d’Eclipse, au New Hampshire. Ni M. Sellers ni M. Taylor n’ont pu se souvenir de la date précise. Au procès, M. Sellers a déclaré qu’il ne pouvait pas se souvenir de la date précise, mais qu’il était sûr que c’était avant le 9 mai 2003. Toutefois, en contre‑interrogatoire, il a reconnu que, lors de son interrogatoire au préalable, il avait dit qu’il n’était pas sûr que le premier déclenchement avait eu lieu avant le 9 mai 2003, et il a admis qu’il ne pouvait pas en être davantage certain maintenant.

[156] Ainsi, la seule preuve de la date du premier déclenchement est une note inscrite dans le carnet de notes du DRubin, qui indique que M. Sellers a téléphoné pour lui faire part du déclenchement du prototype. Cette note est datée du 1er avril 2003. Une autre note écrite quelques jours plus tard, mais avant le 9 avril 2003, fait référence à un autre appel téléphonique annonçant trois autres tentatives de déclenchement. Les deux premières ont réussi mais, à la troisième, le verre de la seringue s’est rompu.

[157] Le DRubin a déclaré avoir écrit ces notes en même temps que les faits qu’elles relatent. En conséquence, même si le témoignage du DRubin est du ouï‑dire relativement à la véracité de ce que M. Sellers lui a dit, ses notes prouvent que ce dernier lui a téléphoné à une date précise. M. Sellers a témoigné en personne à propos de l’objet de ces appels téléphoniques : le déclenchement réussi du dispositif. Je me fie aux notes du DRubin à la seule fin de dater cet objet. Je conclus donc que le déclenchement réussi a eu lieu avant le dépôt de la demande de brevet.

[158] Il est évident que le mécanisme interne du prototype était différent de celui illustré dans les dessins du brevet 935. Par exemple, il était doté de deux ressorts au lieu d’un, et son mécanisme de verrouillage était différent. Cependant, la question n’est pas de savoir si le prototype est identique à la réalisation illustrée dans les dessins, mais plutôt s’il est visé par les revendications : AstraZeneca, aux paragraphes 53 et 54.

[159] À ce sujet, M. DiGasbarro a affirmé que le prototype était visé par les revendications (6 novembre 2019, p. 88; Second rapport, paragraphes 115‑119). À cet égard, la principale critique de M. Sheehan ne portait pas tant sur la conformité aux revendications que sur le fait que le prototype [traduction] « était plus simple », au sens où sa conception avait pour but de réduire le risque de défaillance, par rapport au dispositif décrit dans le brevet. Par exemple, l’ampoule de la seringue du prototype a des bords arrondis et est équipée d’un bouchon de plastique à l’arrière, ce qui la rend plus résistante à la pression élevée qu’elle subit au moment de l’actionnement. Ce faisant, toutefois, M. Sheehan compare simplement deux réalisations de l’invention revendiquée dans le brevet. Il n’entreprend pas de montrer que le prototype débordait le cadre du brevet. Je conclus donc, selon la prépondérance des probabilités, que le prototype était conforme aux revendications et que son déclenchement réussi, s’il est prouvé, démontre l’utilité du brevet.

[160] Cela m’amène à l’évaluation des essais effectués avant le dépôt de la demande de brevet. Les essais ont été peu nombreux. Il y a eu quatre déclenchements du prototype. À l’occasion du premier, qui a eu lieu le 1er avril, l’aiguille était absente du dispositif, et il n’y avait pas de liquide dans l’ampoule de la seringue. Ce déclenchement a prouvé que les composants internes interagissaient les uns avec les autres de la manière prévue. Quelques jours plus tard, trois essais supplémentaires ont eu lieu. Cette fois, le dispositif était équipé d’une aiguille et l’ampoule de la seringue était remplie d’eau. Le dispositif a été déclenché contre une surface en mousse de polystyrène. Aux deux premiers essais, le dispositif a bien injecté l’eau dans la mousse de polystyrène. Au troisième essai, l’ampoule de verre de la seringue s’est rompue. Selon moi, ces essais démontrent que le dispositif revendiqué dans le brevet de Seedlings peut servir à injecter des médicaments. Cela satisfait au seuil relativement bas de la « parcelle d’utilité ».

[161] M. Sheehan a fortement insisté sur les essais exécutés après la date du dépôt, qu’il considère comme un échec. Eclipse a fait l’essai du prototype équipé de ressorts de différentes puissances et d’une ampoule de seringue à parois plus épaisses. Les responsables des essais ont aussi recouvert l’ampoule de ruban adhésif afin d’améliorer sa résistance aux chocs. Tous les essais menés avec des ressorts de huit livres ont entraîné la rupture de l’ampoule de verre. Un phénomène appelé [traduction] « désalignement » s’est produit à de nombreuses reprises, mais les témoins ne s’entendaient pas sur les raisons de ce phénomène. Les parties ont des points de vue différents au sujet du taux de succès de ces essais : Pfizer dit que le dispositif a fonctionné le tiers du temps, alors que Seedlings affirme que le taux de succès était de 92 %.

[162] Comme notre Cour l’a mentionné dans la décision I-MED, l’existence d’une « parcelle d’utilité » est démontrée par un prototype qui fonctionne de manière imparfaite et qui nécessite des améliorations. Nul n’exigerait un taux de succès de 100 % lors d’une première série d’essais. À mon avis, le fait qu’il y ait eu rupture du verre au cours de ces essais, en particulier à l’utilisation d’un ressort de huit livres, ne réduit pas à néant l’utilité du dispositif.

[163] Pfizer soutient aussi que le prototype ne pourrait pas servir à injecter de l’adrénaline en cas d’urgence, en raison du fait qu’un degré de fiabilité élevé et un ressort plus puissant sont nécessaires dans ce type de situation. Cet argument repose toutefois sur la « doctrine de la promesse » que la Cour suprême a abolie dans l’arrêt AstraZeneca. Les revendications invoquées ne se limitent pas à l’injection d’adrénaline. Elles concernent toute sorte de médicaments, pour lesquels un ressort moins puissant pourrait convenir. Bien que le mémoire descriptif décrive les problèmes liés aux auto‑injecteurs d’adrénaline, cela ne crée pas une promesse que les inventeurs sont tenus de remplir. L’invention peut fort bien avoir une valeur économique moindre si elle n’est pas en mesure d’injecter de l’adrénaline, mais cela n’a aucune incidence sur l’exigence juridique de l’utilité. Utiliser l’invention pour injecter un médicament autre que l’adrénaline n’équivaut pas à l’utiliser comme un « presse-papier », comme l’a dit métaphoriquement la Cour suprême dans l’arrêt AstraZeneca, au paragraphe 53.

D. La portée excessive

[164] Pfizer fait aussi valoir que les revendications invoquées sont invalides, car elles sont d’une portée excessive. Autrement dit, elle soutient que Seedlings tente de faire valoir l’existence d’un monopole dont la portée est plus large que ce qu’elle a réellement inventé ou divulgué. C’est donc dire que, de l’avis de Pfizer, les revendications qu’invoque Seedlings n’englobent pas les caractéristiques essentielles de l’invention.

[165] Pour évaluer cet argument, il est nécessaire d’étudier de façon assez détaillée la théorie de la portée excessive. L’idée que des inventeurs ne peuvent revendiquer plus que ce qu’ils ont réellement inventé ou divulgué ne date pas d’hier. Pourtant, la théorie de la portée excessive, en tant que motif autonome pour invalider un brevet, a récemment été mise en doute. Je vais tenter de montrer que la portée excessive joue encore un rôle utile dans certaines catégories précises d’affaires. Ensuite, après avoir jeté les bases nécessaires, j’expliquerai pourquoi j’arrive à la conclusion que toutes les revendications contestées sont d’une portée excessive.

(1) La théorie de la portée excessive

[166] Il y a 12 ans, la Cour d’appel fédérale a affirmé qu’« [i]l est maintenant établi en droit qu’un brevet qui revendique plus que ce qui a été inventé ou divulgué peut être jugé invalide en raison de sa portée plus excessive » : Pfizer Canada Inc c Canada (Santé), 2007 CAF 209, au paragraphe 115. Notre Cour a récemment appliqué cette théorie et radié des revendications dont la portée était excessive : Aux Sable Liquid Products LP c JL Energy Transportation Inc, 2019 CF 581, aux paragraphes 56 à 74 [Aux Sable]; Les Laboratoires Servier c Apotex Inc, 2019 CF 616, aux paragraphes 205 à 242.

[167] En fait, la théorie de la portée excessive découle nécessairement de la théorie du « marché » en droit des brevets, qui a été adoptée notamment dans les arrêts Free World Trust, au paragraphe 13, Wellcome Foundation, au paragraphe 37, et AstraZeneca, au paragraphe 39. Selon cette théorie, un brevet est un monopole qui est conféré pour un certain temps sur une invention en échange d’une description publique de cette dernière. Il va sans dire que la portée de ce monopole doit être proportionnelle à l’invention car, si ce n’était pas le cas, les inventeurs obtiendraient une chose qui a plus de valeur que ce qu’ils méritent.

[168] Malgré qu’elle soit reconnue depuis longtemps, la théorie de la portée excessive a récemment été contestée. Le professeur Norman Siebrasse a laissé entendre que cette théorie n’a aucun fondement législatif, qu’elle fait double emploi avec des motifs d’invalidité reconnus et qu’elle risque de devenir une nouvelle version de la doctrine de la promesse que la Cour suprême a rejetée dans l’arrêt AstraZeneca : « Overbreadth in Canadian Patent Law », en ligne : https://ssrn.com/abstract=3393044 (texte mis à jour le 19 juillet 2019).

[169] Il est inexact de dire que la théorie de la portée excessive n’a aucun fondement législatif. Elle découle, par déduction, du régime de la Loi sur les brevets et en particulier du paragraphe 27(4), qui exige « une ou plusieurs revendications définissant distinctement et en des termes explicites l’objet de l’invention dont le demandeur revendique la propriété ou le privilège exclusif ». Si l’objet de l’invention doit être défini, il faut qu’il le soit d’une manière exacte et non trop générale. Ainsi, la théorie de la portée excessive découle par déduction nécessaire des dispositions de la Loi sur les brevets, tout comme l’antériorité et l’évidence avant que ces deux concepts soient codifiés aux articles 28.2 et 28.3 de la Loi sur les brevets en 1993. Reconnaître que la portée excessive est un motif d’invalidité ne revient pas à ajouter une nouvelle condition de fond à la validité des brevets. La portée excessive est une question qui prend naissance dans le processus par lequel l’invention est rendue publique et le monopole revendiqué.

[170] Il est vrai que la portée excessive recoupe souvent d’autres motifs d’invalidité. Par exemple, si certaines revendications d’un brevet sont antériorisées, on peut aussi dire qu’elles sont d’une portée plus large que l’invention légitime décrite dans d’autres revendications. C’est ce qui s’est passé, semble‑t‑il, dans l’arrêt BVD Co c Canadian Celanese Ltd, [1937] RCS 221, modifié par [1939] 2 DLR 289 (CP) [BVD]. Cela peut expliquer pourquoi la portée excessive est rarement une question décisive.

[171] Néanmoins, la théorie de la portée excessive a parfois un rôle indépendant à jouer. Les inventeurs qui ont une invention nouvelle, non évidente et utile ne peuvent, en utilisant une formulation créative, revendiquer une chose qu’ils n’ont pas inventée. Le juge Ian Binnie de la Cour suprême du Canada a illustré ce principe de manière originale dans l’arrêt Free World Trust, au paragraphe 32 : « Il n’est pas légitime, par exemple, de faire breveter un procédé permettant de faire repousser les cheveux d’un homme atteint de calvitie et de prétendre ensuite que n’importe quel moyen d’obtenir ce résultat emporte la contrefaçon du brevet ». Même si le juge Binnie a fait cette remarque dans le contexte d’une analyse des principes liés à l’interprétation des revendications, le principe justifie également la théorie de la portée excessive. Dans son article précité, le professeur Siebrasse compare cette situation au problème des [TRADUCTION] « routes menant à Brighton » qu’un juge anglais du 19e siècle a décrit comme suit : [TRADUCTION] « Il serait déraisonnable de dire que si un homme détient une route qui mène à Brighton en passant par Croydon, un autre homme ne peut détenir une route qui mène à Brighton en passant par Dorking » (Curtis c Platt, (1863) 3 ChD 135). En bref, un brevet doit décrire le moyen particulier d’atteindre un but; il ne peut pas revendiquer le but lui‑même. (Voir aussi l’arrêt Wellcome Foundation, aux paragraphes 82 et 83.)

[172] L’arrêt Free World Trust fournit également des indications quant au rapport qui existe entre la portée excessive et l’interprétation des revendications. Avant d’évaluer si une revendication a une portée excessive, le tribunal doit l’interpréter. Dans d’autres secteurs du droit, la tendance serait d’interpréter de manière étroite un document juridique, afin d’éviter l’invalidité qui résulterait d’une interprétation plus large. C’est ce que l’on appelle une « interprétation atténuée » : voir, par exemple, R c Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 RCS 754. Cependant, en droit des brevets, ce type d’interprétation semble être exclu par la directive selon laquelle le tribunal ne devrait pas interpréter un brevet en ayant à l’esprit les questions d’invalidité : Whirlpool, au paragraphe 49a). Par ailleurs, les inventeurs font souvent de longues séries de revendications subsidiaires, en commençant habituellement par les plus générales et en terminant par les plus précises, dans l’espoir que les revendications les plus restreintes aient une meilleure chance de résister aux contestations de leur validité. Compte tenu de cette tradition de longue date, il n’est pas indiqué que les tribunaux se portent à la rescousse de revendications ayant une portée excessive en les interprétant de manière atténuée.

[173] La jurisprudence ne définit pas de moyen précis pour évaluer la portée excessive. Habituellement, on conclura à la portée excessive si un élément essentiel de l’invention est absent des revendications : BVD, à la page 235; Radio Corp of America c Raytheon Manufacturing Co (1957), [1956-60] RC de l’É 98, à la page 117; Amfac Foods Inc c Irving Pulp & Paper Ltd (1986), 12 CPR (3d) 193, aux pages 204 et 205 (CAF); Aux Sable, au paragraphe 58. Il n’est pas facile de déterminer s’il manque un élément essentiel dans les revendications. On identifie habituellement les éléments essentiels en prenant pour base l’intention présumée des inventeurs : Free World Trust, aux paragraphes 58 à 60. Néanmoins, l’analyse comporte également un élément objectif, notamment s’il est possible de substituer un élément sans changer la manière dont l’invention fonctionne : Free World Trust, aux paragraphes 55 à 57. L’analyse de la portée excessive sera nécessairement axée sur ces éléments objectifs. Le tribunal doit toutefois procéder d’une manière qui vise à éviter de ressusciter la doctrine de la promesse. Autrement dit, la recherche de l’élément essentiel manquant ne doit pas se muer en la question de savoir si les objectifs de l’invention ont été atteints.

(2) Application aux faits

[174] Je souscris à la thèse de Pfizer selon laquelle au moins trois éléments essentiels de l’invention ne sont pas mentionnés dans les revendications que fait valoir Seedlings : le porte‑seringue, la seringue inversée plate ou le sac à soufflet pouvant se comprimer et le mécanisme de verrouillage partagé. Il s’ensuit que toutes les revendications invoquées sont d’une portée excessive, et donc invalides.

[175] Il y a trois raisons principales pour lesquelles, selon moi, ces éléments sont essentiels.

[176] Premièrement, ils sont illustrés dans toutes les réalisations que divulgue le brevet, et celui-ci n’enseigne pas comment fabriquer l’invention sans ces éléments. Par ailleurs, M. Taylor a déclaré que tous les dessins, sauf les plus préliminaires, les intégraient tous les trois (22 octobre 2019, aux p. 171‑181, 208‑210).

[177] Deuxièmement, ces éléments interagissent les uns avec les autres et se situent au cœur du mécanisme du dispositif. Le porte‑seringue, en particulier, permet une répartition plus équilibrée des forces exercées sur le corps de la seringue; de plus, il déverrouille le protecteur de l’aiguille après l’injection. Le mécanisme de verrouillage partagé permet un positionnement sécuritaire du protecteur de l’aiguille avant et après l’injection. Le dispositif fonctionnerait donc de manière différente si ces éléments étaient remplacés par d’autres composants : Free World Trust, aux paragraphes 55 à 57. Le remplacement de ces composants n’est pas une chose que la personne versée dans l’art pourrait faire sans recourir à une certaine inventivité.

[178] Troisièmement, ces composants et leur organisation sont tout à fait originaux. Rien de semblable n’est divulgué dans les réalisations antérieures. Les seringues plates sont extrêmement rares. Le porte‑seringue est un composant original, qui remplace le collet que l’on retrouve habituellement dans les auto‑injecteurs conçus antérieurement. Enfin, aucun des dispositifs mentionnés lors du procès ou dans les rapports des experts n’était équipé d’un mécanisme de verrouillage partagé.

[179] Pour répondre à l’allégation de portée excessive, M. DiGasbarro a affirmé que les dessins, le prototype et le mémoire descriptif sont couverts par les revendications (deuxième déclaration, aux paragraphes 160 à 190). À mon humble avis, cependant, cette affirmation n’est nullement pertinente. La question consiste à savoir si les revendications sont d’une portée plus large que celle de l’invention. Le fait que cette dernière soit couverte par les revendications ne règle pas la question. À vrai dire, on ne peut pas répondre à une allégation de portée excessive en disant simplement que la portée de l’invention est définie par les revendications. Ce serait là tautologique.

[180] Dans le même ordre d’idées, l’argument de Seedlings selon lequel les revendications ne se limitent pas aux réalisations privilégiées divulguées dans le mémoire descriptif a ses limites. Les revendications peuvent ne pas se limiter aux réalisations, mais il doit y avoir une limite ultime. Celle-ci découle du fait que la personne versée dans l’art ne doit pas faire preuve d’inventivité. Étant donné qu’un brevet s’adresse à une personne versée dans l’art, on s’attend à ce que celle-ci puisse apporter de légers changements et ajustements au dessin divulgué dans le mémoire descriptif. Elle ne peut toutefois pas faire preuve d’inventivité en le faisant. À mon avis, si je me fie à la connaissance que j’ai acquise au procès au sujet de la conception des auto‑injecteurs, fabriquer un dispositif dans lequel il manquerait un des trois éléments susmentionnés obligerait à le remanier en profondeur. Il s’agirait d’une nouvelle invention. Seedlings ne peut donc pas revendiquer, en se fondant sur l’idée que les réalisations ne représentent pas l’invention au complet, des auto‑injecteurs qui ne comportent pas les trois caractéristiques essentielles que j’ai mentionnées.

[181] Seedlings laisse aussi entendre qu’un élément ne peut être réputé essentiel aux fins de l’analyse de la portée excessive s’il n’était pas considéré comme tel au stade de l’interprétation des revendications. Cet argument est toutefois illogique. La portée excessive découle précisément du fait qu’une revendication n’inclut pas un élément essentiel. Par définition, si cet élément était absent, on ne pouvait pas l’interpréter. En fait, comme je l’ai mentionné plus tôt, le rôle de l’interprétation des revendications n’est pas de rescaper une revendication dont la portée est excessive en faisant apparaître des limites implicites ou des éléments essentiels supplémentaires. Ainsi, il n’est pas surprenant que M. Sheehan n’ait pas considéré, à l’étape de l’interprétation des revendications, le porte‑seringue, la seringue inversée ou le mécanisme de verrouillage partagé comme des éléments essentiels. Ils n’étaient tout simplement pas mentionnés dans les revendications invoquées.

[182] Seedlings a aussi fait valoir que les arguments de Pfizer constituent une tentative pour faire renaître la doctrine de la promesse. Elle critique le témoignage de M. Sheehan parce que, selon elle, il insiste sur les caractéristiques qui rendent le dispositif compact, et il se concentre donc sur l’objectif de l’invention plutôt que sur l’invention elle‑même. Il n’est toutefois pas nécessaire, selon moi, de se fonder sur ces parties de l’opinion de M. Sheehan. À mon avis, il suffit de montrer que les trois éléments que j’ai décrits plus tôt sont essentiels, en ce sens qu’ils font partie intégrante de l’invention et que, sans eux, celle-ci fonctionnerait différemment.

[183] En outre, bien que ce ne soit pas déterminant, je signale que ces trois éléments sont mentionnés dans d’autres revendications non invoquées en l’espèce. Les revendications 11 et 13 à 17 décrivent une seringue inversée plate. La revendication 22 mentionne le porte‑seringue. Les revendications 23 et 25 décrivent le mécanisme de verrouillage partagé.

[184] Par conséquent, je conclus que toutes les revendications invoquées sont nulles pour cause de portée excessive, car aucune d’elles n’inclut le porte‑seringue, la seringue inversée plate/le sac à soufflet pouvant se comprimer ou le mécanisme de verrouillage partagé, qui sont des éléments essentiels de l’invention. Dès lors, je n’ai pas jugé nécessaire d’évaluer si la forme plate du dispositif est une caractéristique essentielle. Il pourrait être plus juste de parler de « qualité souhaitable » en ce qui concerne la forme plate du dispositif, et s’en servir pour conclure à la portée excessive des revendications reviendrait presque à invoquer la doctrine de la promesse. Il n’est pas nécessaire que j’approfondisse davantage la question, car je peux fonder ma décision sur des motifs plus restreints.

E. La divulgation insuffisante

[185] Aux termes du paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets, le mémoire descriptif doit contenir une description suffisamment détaillée de l’invention pour permettre à la personne versée dans l’art de la confectionner. Pfizer soutient que le brevet de Seedlings ne répond pas à cette exigence. Les arguments qu’elle invoque à l’appui de ce motif d’invalidité constituent toutefois une reformulation des arguments qu’elle a invoqués en lien avec l’utilité ou la portée excessive. Ainsi, Pfizer affirme que le mémoire descriptif permet seulement à la personne versée dans l’art de faire la réalisation décrite dans le mémoire descriptif, et non d’autres réalisations visées par les revendications, ce qui est essentiellement un argument lié à la portée excessive. Elle dit ensuite que la réalisation décrite dans le mémoire descriptif ne fonctionne pas, ce qui revient à invoquer un manque d’utilité.

[186] En contre‑interrogatoire, M. Sheehan a toutefois admis qu’une personne versée dans l’art pourrait fabriquer les réalisations privilégiées en se basant sur la divulgation (30 octobre 2019, aux p. 30‑31). Cela suffit pour répondre à l’exigence du paragraphe 27(3). En conséquence, le brevet de Seedlings n’est pas invalide pour cause de divulgation insuffisante.

IV. La contrefaçon

[187] Comme j’ai conclu que les revendications invoquées sont toutes invalides, il n’est pas strictement nécessaire de déterminer si l’EpiPen NGA les contrefait. Néanmoins, comme la question a été pleinement débattue, je crois qu’il est utile de faire part de mon avis sur la contrefaçon.

A. Principes juridiques

[188] Dans l’arrêt Free World Trust, la Cour suprême du Canada a expliqué comment déterminer si un brevet a été contrefait. Il faut d’abord identifier les éléments essentiels des revendications du brevet. Ensuite, le dispositif qui serait une contrefaçon doit être comparé aux revendications du brevet, et non au dispositif fabriqué par les inventeurs : Free World Trust, au paragraphe 70. Il y a contrefaçon si les éléments essentiels de la revendication figurent tous dans le dispositif en cause. Par contraste, s’il manque un élément essentiel, il n’y a pas contrefaçon.

B. Analyse

[189] Seedlings fait valoir que l’EpiPen NGA contrefait les revendications 40, 44 à 47, 58 et 60 à 62 de son brevet. Compte tenu de l’opinion de M. Leinsing sur l’antériorité, Seedlings ne fait plus valoir que l’EpiPen NGA contrefait les revendications 48 à 54 et 56. Elle n’invoque plus non plus la revendication 57.

[190] Les parties conviennent que les seuls éléments essentiels d’intérêt pour l’analyse sont ceux qui ont été analysés au stade de l’interprétation des revendications. Il est donc inutile que j’examine s’il manque d’autres éléments.

(1) La revendication 40

[191] Il n’y a pas contrefaçon de la revendication 40 pour la simple et bonne raison que l’EpiPen NGA n’est pas plat.

[192] Seedlings s’est vigoureusement employée à démontrer que l’EpiPen NGA est plat. Elle a relevé sa forme ovale, plus plate que celle, purement cylindrique, de l’ancien EpiPen. Elle a aussi souligné les avantages de la forme ovale : la lisibilité accrue des instructions, ainsi que le fait que le dispositif ne roule pas lorsqu’il est posé sur une surface légèrement inclinée et qu’il est plus facile pour les utilisateurs de bien le tenir.

[193] J’interprète cependant l’adjectif « plat » comme qualifiant un objet dont l’épaisseur est considérablement inférieure à sa longueur ou à sa largeur. Les coupes transversales du tube externe de l’EpiPen NGA qui figurent ci-dessous illustrent sa forme. La figure de gauche représente le milieu du tube, et la figure de droite, une coupe transversale de l’extrémité arrière.

[194] Les dimensions approximatives de l’EpiPen NGA sont une épaisseur de 2 cm, une largeur de 2,6 cm et une longueur de 14 cm. L’épaisseur représente environ 75 % de la largeur et n’est donc pas considérablement inférieure à celle-ci. Bien que de petites différences puissent être jugées importantes quand il s’agit de petits dispositifs, on ne peut pas en dire autant lorsqu’elles sont exprimées en pourcentage.

[195] Si le dispositif devait respecter des limites précises, j’ai indiqué que l’épaisseur d’un dispositif plat devait être inférieure à la moitié de sa longueur et de sa largeur. La proportion de 75 % en l’espèce ne respecte pas du tout ces limites.

[196] Je remarque de surcroît que M. Leinsing lui‑même, alors qu’il n’était pas au courant que l’EpiPen NGA était le dispositif que l’on prétendait contrefait, a déclaré qu’un [traduction] « boîtier qui serait rond/tubulaire, ou quasi rond/tubulaire, ne serait pas perçu comme “plat” » (troisième déclaration préliminaire, p. 3). Je suis d’avis que le boîtier de l’EpiPen NGA est « quasi tubulaire ».

(2) Les revendications 44 à 46

[197] Un des éléments essentiels de la revendication 44 est que le protecteur de l’aiguille est fixé au boîtier depuis l’intérieur. Comme je l’ai mentionné précédemment, « fixé » qualifie la relation d’un composant à un autre qui les empêche d’être facilement dissociés, mais permet toutefois le mouvement du composant, à l’intérieur de certaines limites. De plus, « fixé à », à l’opposé d’expressions de sens plus large comme « fixé dans » ou « fixé à l’intérieur de », signifie obligatoirement que les deux composants concernés sont en contact direct.

[198] Les experts en contrefaçon, M. DiGasbarro pour Seedlings et M. Sheehan pour Pfizer, accordent peu d’attention à la question de savoir si le protecteur d’aiguille de l’EpiPen NGA est « fixé au boîtier ». Au paragraphe 41 de sa troisième déclaration préliminaire, M. DiGasbarro n’évoque que la revendication 40 dans son analyse, qui n’exige pas que le protecteur d’aiguille (désigné comme l’actionneur) soit fixé « au » boîtier, mais uniquement qu’il soit fixé « dans » le boîtier. L’analyse décrit simplement le mouvement du protecteur d’aiguille dans l’EpiPen NGA. M. DiGasbarro a repris la même analyse au procès (23 octobre 2019, p. 160‑162).

[199] Au paragraphe 54 de son rapport sur la contrefaçon, qui porte sur la revendication 44, M. Sheehan affirme que le couvre‑aiguille de l’EpiPen NGA n’est pas [traduction] « fixé au » boîtier ou au corps extérieur, parce qu’il n’y est pas « directement fixé ». Toutefois, la démonstration qui suit cette affirmation est axée sur les espaces entre le couvre‑aiguille, le contenant de la cartouche et [traduction] « l’enveloppe intérieure de l’ensemble de déclenchement » et est donc hors de propos.

[200] Cependant, un examen des illustrations tridimensionnelles des pièces internes de l’EpiPen NGA révèle clairement que le protecteur de l’aiguille, ou couvre‑aiguille, est fixé au contenant de la cartouche et non au corps extérieur ou au boîtier. Ces illustrations font partie d’un document que Meridian a produit aux fins de sa demande de brevet. L’opinion de M. DiGasbarro au sujet de la contrefaçon repose sur ces illustrations.

[201] La première illustration représente le couvre‑aiguille dans la position rentrée qui précède l’injection. Le couvre‑aiguille est ici de couleur bleu foncé, tandis que le contenant de la cartouche est bleu clair. On peut facilement voir que le couvre‑aiguille a été glissé sur le contenant de la cartouche. Les parties du contenant de la cartouche qui font saillie à l’extérieur du couvre‑aiguille empêchent le mouvement longitudinal de ce dernier. Le couvre‑aiguille ne peut donc pas facilement être dissocié du contenant de la cartouche – il y est fixé.

[202] Une autre illustration représente le couvre‑aiguille dans une position sortie, après l’injection. Là encore, on peut voir que les parties du contenant de la cartouche qui ressortent, en particulier la [traduction] « saillie » mise en évidence dans l’illustration, empêchent le mouvement du couvre‑aiguille et le maintiennent fermement fixé au contenant de la cartouche.

[203] Par conséquent, le couvre‑aiguille de l’EpiPen NGA est « fixé » au contenant de la cartouche et non au boîtier. Ainsi, il ne contrefait pas la revendication 44 du brevet de Seedlings.

[204] La même analyse s’applique aux revendications 45 et 46, qui dépendent de la revendication 44. Les éléments supplémentaires que l’on trouve dans ces deux revendications ne sont pas en litige.

(3) La revendication 47

[205] Un des éléments essentiels de la revendication 47 est un [traduction] « actionneur fixé au boîtier ». Les parties ne s’entendent pas sur le rôle d’actionneur du dispositif que jouerait le couvre‑aiguille de l’EpiPen NGA. Au cours de son témoignage, M. Wilmot a fait la preuve que l’EpiPen NGA pouvait fonctionner sans couvre‑aiguille, ce qui tend à indiquer que ce composant n’est pas l’actionneur. Seedlings s’est opposée à cette démonstration, soutenant que celle‑ci n’était pas conforme à l’avis que notre Cour a donné à la profession au sujet des essais expérimentaux. Il est inutile que je tranche la question, que ce soit quant à la procédure ou quant au fond. Même si le couvre‑aiguille de l’EpiPen NGA est considéré comme étant l’actionneur, il n’y a pas contrefaçon de la revendication 47, car, comme je l’ai démontré à l’égard de la revendication 44, le couvre‑aiguille n’est pas « fixé au » boîtier.

(4) La revendication 58

[206] La revendication 58 dépend de la revendication 48, qui exige que [traduction] « le corps de la seringue et l’aiguille soient disposés et maintenus vers l’arrière à l’intérieur du boîtier, dans une position de rangement rentrée ». J’ai interprété cette phrase comme exigeant que la seringue et l’aiguille se trouvent globalement plus près de l’arrière du boîtier lorsqu’elles sont en position de rangement.

[207] Dans l’EpiPen NGA, la seringue et l’aiguille ne se trouvent pas globalement plus près de l’extrémité arrière du dispositif. Elles se trouvent dans la moitié avant, comme l’illustrent clairement les dessins reproduits à l’annexe A.

[208] Par conséquent, la revendication 58 n’est pas contrefaite. C’est également le cas des revendications 59, 60 et 62, qui dépendent de la revendication 58.

(5) Les revendications 59, 60 et 62

[209] Il y a une autre raison à l’absence de contrefaçon des revendications 59, 60 et 62. Un élément essentiel de ces revendications est qu’il doit y avoir un [traduction] « ensemble d’actionnement qui inclut le protecteur de l’aiguille et grâce auquel le protecteur de l’aiguille est relié à la source d’énergie ». L’EpiPen NGA ne comprend pas cet élément.

[210] D’abord, j’ai interprété le terme [traduction] « ensemble d’actionnement » comme désignant un composant complexe ou plusieurs composants assemblés, de façon fixe ou mobile. En ce sens, l’EpiPen NGA n’a pas d’ensemble d’actionnement. M. DiGasbarro soutient que l’EpiPen NGA est équipé d’un ensemble d’actionnement composé du protecteur de l’aiguille, du contenant de la cartouche et de [traduction] « l’enveloppe intérieure de l’ensemble de déclenchement » (troisième déclaration préliminaire, paragraphe 101). Or, ces composants ne sont pas assemblés les uns avec les autres. Plus particulièrement, les dessins reproduits à l’annexe A montrent clairement que le contenant de la cartouche n’est aucunement assemblé avec l’enveloppe intérieure de l’ensemble de déclenchement; ces pièces ne peuvent donc pas constituer un « ensemble d’actionnement ». En fait, l’actionnement de l’EpiPen NGA se fait par l’interaction de plusieurs composants qui ne constituent pas un « ensemble » au sens que j’ai attribué à ce terme.

[211] Ensuite, selon un raisonnement semblable, le protecteur d’aiguille de l’EpiPen NGA n’est pas « relié à » la source d’énergie. Comme je l’ai mentionné précédemment, les composants « reliés » doivent en tout temps être en contact, contrairement à ceux qui ne sont qu’en « liaison fonctionnelle ».

[212] Évidemment, tous les composants de l’EpiPen NGA font partie du même dispositif et peuvent être considérés comme étant au moins indirectement en contact. Cependant, « relié » doit avoir un sens plus précis, sans quoi tous les composants de tous les dispositifs seraient « reliés ».

[213] L’élément pertinent est que, en position de rangement, le contenant de la cartouche n’est pas en contact avec « l’enveloppe intérieure de l’ensemble de déclenchement ». En outre, bien que le protecteur de l’aiguille soit en contact avec le contenant de la cartouche, leurs points de contact permanents ne transmettent ni force ni mouvement. L’actionnement se fait plutôt lorsque des surfaces qui ne sont pas autrement en contact sont pressées l’une contre l’autre. Il peut s’agir dans ce cas d’une « liaison fonctionnelle », mais pas d’un lien permanent.

V. Les réparations

[214] J’ai conclu que les revendications invoquées sont invalides et que, en tout état de cause, l’EpiPen NGA que vend Pfizer ne les contrefait pas. Par conséquent, l’action de Seedlings sera rejetée et la demande reconventionnelle de Pfizer, dans laquelle celle‑ci sollicite un jugement déclarant que les revendications invoquées sont invalides, sera accueillie.

[215] L’action de Seedlings étant rejetée, il n’est pas strictement nécessaire de décider si cette dernière aurait eu droit aux réparations pécuniaires qu’elle sollicitait. Néanmoins, au cas où mon jugement serait infirmé en appel, je crois qu’il est utile de faire part de mon opinion sur les principales questions qui opposaient les parties sur le plan des réparations.

[216] Comme il n’existe à l’heure actuelle aucune solution de rechange à l’EpiPen NGA sur le marché canadien, Seedlings s’abstient à juste titre de solliciter une injonction, mais elle demande à la Cour de lui réserver le droit de le faire à une date ultérieure, advenant qu’un produit de remplacement devienne disponible. À mon sens, il n’est pas utile de faire des commentaires sur cette demande à ce stade‑ci.

A. Une redevance raisonnable

[217] Le paragraphe 55(2) de la Loi sur les brevets accorde au breveté le droit de réclamer une « indemnité raisonnable » pour une contrefaçon qui a eu lieu après le dépôt de la demande de brevet, mais avant l’octroi de ce dernier. Il est généralement reconnu qu’une redevance raisonnable constitue une « indemnité raisonnable » : JAY-LOR International Inc c Penta Farm Systems Ltd, 2007 CF 358, au paragraphe 122 [Jay-Lor]; Eli Lilly and Company c Apotex Inc, 2014 CF 1254, aux paragraphes 19 et 20, [2015] 4 RCF 601; Dow Chemical Co c Nova Chemicals Corp, 2017 CF 350, au paragraphe 64, [2018] 2 RCF 154 [Dow Chemical]. Elle peut également être accordée à titre de réparation pour la période postérieure à l’octroi du brevet, si aucune autre réparation (comme une restitution des bénéfices, par exemple) n’est justifiée.

[218] Pour estimer cette redevance raisonnable, on présume qu’au lieu de contrefaire le brevet, Pfizer aurait cherché à obtenir une licence de Seedlings. On estime ensuite la valeur de cette licence. Bien sûr, une telle licence n’a jamais été réellement accordée. Pour évaluer la valeur de cette licence, on doit donc se livrer à un exerce de négociation hypothétique. On se demande quelles sont les modalités dont Seedlings et Pfizer auraient convenu si elles avaient décidé de négocier une licence. Cette méthode est bien ancrée dans la littérature économique, et notre Cour y a souvent eu recours : voir, par exemple, Merck & Co, Inc c Apotex Inc, 2013 CF 751, aux paragraphes 149 à 152, [2015] 1 RCF 405 [Merck], conf. par 2015 CAF 171, [2016] 2 RCF 202; Dow Chemical; Jay-Lor. Les experts des deux parties, M. Heeb pour Seedlings et Mme Meyer pour Pfizer, ont appliqué cette méthode et s’entendent sur ses grandes lignes.

[219] L’exercice de négociation hypothétique consiste essentiellement à déterminer la volonté minimum d’accepter [VMA] du concédant de licence et la volonté maximum de payer [VMP] du licencié. Ces deux éléments représentent le point où les parties ne seraient plus disposées à accepter quoi que ce soit et mettraient fin à la négociation. Pour déterminer la VMA et la VMP, il faut connaître la meilleure solution de rechange [MSR] de chaque partie. Cet exercice peut être illustré par une négociation hypothétique entre un agriculteur et un distributeur alimentaire à propos de la vente d’un certain produit. La MSR de l’agriculteur serait la possibilité de vendre le produit à un autre distributeur alimentaire. Ainsi, si l’agriculteur sait qu’un autre distributeur alimentaire paierait le produit 500 $ la tonne, ce serait là sa VMA. De même, la MSR du distributeur alimentaire serait la possibilité d’acheter le même produit d’un autre agriculteur. Ainsi, si un autre agriculteur était disposé à vendre le produit 1 000 $ la tonne, il s’agirait là de la VMP du distributeur alimentaire. Dans cet exemple, les parties négocieraient un prix variant entre 500 $ et 1 000 $ la tonne. En conséquence, les autres opérations que les parties peuvent conclure pour atteindre leurs objectifs constituent leur MSR et structurent la négociation.

[220] La négociation hypothétique se déroule au moment de la première contrefaçon. Cela s’explique par le fait que la défenderesse aurait eu besoin d’une licence à ce moment‑là pour éviter de contrefaire le brevet de la demanderesse. L’exercice doit donc se fonder sur la situation qui existait à l’époque. Les changements survenus plus tard ne sont pas pertinents, car les parties n’en auraient pas été conscientes au moment de la négociation hypothétique. Les faits ultérieurs ne peuvent être pertinents que dans la mesure où l’on peut dire que les parties les auraient prévus ou anticipés au moment de la négociation.

[221] En l’espèce, les experts ne s’entendent pas sur le moment où la négociation hypothétique aurait eu lieu, ni sur les parties qui auraient pris part à cette négociation. M. Heeb soutient que la négociation doit mettre en cause la défenderesse, Pfizer Canada, qui a contrefait le brevet pour la première fois en mai 2011. Mme Meyer indique que l’exercice doit être fait au moment de la première contrefaçon, au début de 2010, avec la partie qui était alors responsable de la contrefaçon, King Canada. Cela concorderait avec l’arrêt Merck, aux paragraphes 156 à 162. Étant donné que Pfizer Canada a poursuivi les activités de King Canada, je partage l’avis de Mme Meyer. Quoi qu’il en soit, cette dernière a reconnu que le choix de la date ou de la partie n’est pas vraiment important.

[222] En gardant cela à l’esprit, j’examinerai les deux principaux points litigieux qui opposent M. Heeb et Mme Meyer, soit la VMP de Pfizer et la VMA de Seedlings. Je parle de la VMP de Pfizer, mais c’est bien sûr King Canada qui aurait pris part à cette négociation; toutefois, aucune preuve n’a été présentée pour démontrer que cela aurait fait une différence quelconque dans le déroulement de la négociation.

(1) La volonté maximum de payer de Pfizer

[223] Les deux experts évaluent la VMP de Pfizer en prenant pour base que sa MSR consiste à continuer de fabriquer et de vendre l’ancien EpiPen plutôt que l’EpiPen NGA, ou de revenir à l’ancien EpiPen après qu’il a été conclu que l’EpiPen NGA contrefait le brevet de Seedlings. Nul ne peut contester sérieusement que, en 2010, voire en 2011, cela aurait été techniquement faisable.

[224] Toutefois, les experts ne s’entendent pas sur les conséquences d’un tel changement. Les témoins de fait de Pfizer ont lourdement insisté sur le fait que de revenir à l’ancien EpiPen n’aurait eu aucun effet sur les ventes. Sur ce fondement, Mme Meyer affirme que Pfizer n’aurait pas été disposée à payer quelque montant que ce soit à Seedlings pour acheter une licence qui lui aurait permis de fabriquer et de vendre l’EpiPen NGA. Au contraire, M. Heeb tient pour acquis qu’il y aurait eu une incidence sur les ventes de Pfizer. Il estime ensuite quelle aurait été cette incidence, et la mesure dans laquelle Pfizer aurait été disposée à payer pour éviter cette situation.

[225] À mon avis, l’hypothèse factuelle sur laquelle repose l’opinion de Mme Meyer est indéfendable. Je rejette également la critique que Pfizer a formulée à l’égard des hypothèses de M. Heeb. Je souscris donc à la VMP de Pfizer qu’il a calculée.

a) Les effets d’un retour à l’ancien EpiPen

[226] À ce stade‑ci, il faut évaluer la perception qu’avait King Canada, en 2010, quant aux incidences de ne pas migrer vers l’EpiPen NGA et de conserver l’ancien EpiPen, ou de retourner à ce dernier. Dans cet exercice, ce qui est arrivé par la suite importe peu. Il me faut donc évaluer comment King Canada percevait les menaces sur le plan de la concurrence à ce moment‑là, et non si ces menaces se sont concrétisées ou ont disparu par la suite.

[227] King Canada a commencé à vendre l’EpiPen en 2006. Entre cette année‑là et l’année 2010, elle avait pu, grâce à des efforts de mise en marché soutenus, stabiliser et accroître sa part de marché ainsi que développer le marché lui‑même. Elle était néanmoins consciente d’être alors confrontée à des menaces accrues sur le plan de la concurrence, car on s’attendait à ce que de nouveaux produits soient lancés sur le marché dans un avenir rapproché.

[228] Dans ce contexte, il est évident que le couvre‑aiguille de l’EpiPen NGA constituait un avantage concurrentiel. M. Handel, qui était alors le vice‑président de King, l’a admis en toute franchise (31 octobre 2019, p. 128 et 133). De plus, les plans de marketing de King Canada concernant le passage de l’ancien EpiPen à l’EpiPen NGA mettaient l’accent sur le fait que ce dernier serait le seul auto‑injecteur équipé d’un protecteur d’aiguille (pièce P49, onglet 6).

[229] Mme Armstrong, qui était la directrice du marketing de King Canada, a reconnu en contre‑interrogatoire que, à cette époque, King Canada considérait l’auto‑injecteur Intelliject comme une importante menace sur le plan de la concurrence (31 octobre 2019, p. 221, 222, 226‑227). Ce dispositif offrait une protection contre les piqûres involontaires et était plus petit que l’EpiPen. King Canada s’attendait également à ce que d’autres concurrents entrent sur le marché sous peu (ibid., p. 228‑231).

[230] L’échange qui suit résume la situation (p. 233) :

[traduction]

Me VAN BARR : Merci.

Il est juste de dire, Mme Armstrong, que les plans d’affaires que nous avons vus dénotent assurément une inquiétude à l’égard de la concurrence; est‑ce exact?

Mme ARMSTRONG : Effectivement.

Me VAN BARR : Et vos plans d’affaires font expressément état de certains avantages du NGA.

Mme ARMSTRONG : Oui.

Me VAN BARR : L’un des avantages étant que votre auto‑injecteur serait le seul à être équipé d’une protection automatique contre les piqûres involontaires, n’est‑ce pas?

Mme ARMSTRONG : C’est exact.

[231] M. Handel a également déclaré que Meridian avait investi la somme de 38 millions de dollars dans la conception de l’EpiPen NGA (31 octobre 2019, p. 135). Il est tout à fait invraisemblable que Meridian ait investi une telle somme d’argent sans s’attendre à un retour quelconque. Même s’il était prévu que le passage de l’ancien EpiPen à l’EpiPen NGA aurait un effet neutre sur le plan des revenus, cela voulait simplement dire que le coût de fabrication et le prix de vente demeureraient les mêmes. Ainsi, même si King ne s’attendait pas à réaliser un bénéfice plus grand pour chaque dispositif vendu, elle a dû croire qu’il était nécessaire de passer à l’EpiPen NGA pour maintenir un avantage concurrentiel et, en fin de compte, sa part de marché.

[232] Les deux parties ont présenté le témoignage d’allergologues : le DGreenwald, appelé par Pfizer, et la Dre Upton, appelée par Seedlings, pour montrer comment les habitudes en matière de prescription auraient été modifiées si King Canada ou Pfizer avaient dû revenir à l’ancien EpiPen. Bien que ces deux spécialistes ne s’entendent pas tout à fait sur les avantages relatifs de chaque auto‑injecteur, il ressort de leur témoignage que les allergologues portent attention aux diverses caractéristiques de chacun afin d’établir leurs prescriptions. Ainsi, il se peut que certains allergologues accordent peu d’importance à la protection contre les piqûres involontaires, mais d’autres y accordent une grande importance. Il est donc impossible de dire que tous les allergologues considéreront que l’ancien EpiPen et l’EpiPen NGA sont tout à fait équivalents. Leur témoignage concorde avec la thèse selon laquelle un retour à l’ancien EpiPen aurait eu un certain effet préjudiciable sur les ventes.

[233] Pour tenter de montrer que l’introduction de l’EpiPen NGA n’a pas eu d’effet sur les ventes, Mme Meyer a mené une étude comparant les ventes de l’ancien EpiPen dans l’année antérieure au changement aux ventes de l’EpiPen NGA dans l’année postérieure au changement. Elle a conclu que la croissance des ventes avait en fait été supérieure au cours de la dernière année d’existence de l’ancien EpiPen qu’au cours de la première année d’existence de l’EpiPen NGA. Ces résultats ne prouvent toutefois pas grand-chose. Ils pourraient simplement montrer qu’il était nécessaire que Pfizer fasse la transition à l’EpiPen NGA pour maintenir son avantage concurrentiel et pour continuer d’accroître ses ventes. En fait, le graphique présenté à l’annexe D du rapport de Mme Meyer montre aussi que les ventes de l’EpiPen sont sensibles à la présence de concurrents sur le marché. En tout état de cause, l’étude de Mme Meyer a été réalisée après coup et ne peut pas avoir influencé les attentes de Pfizer (ou de King Canada) dans une négociation hypothétique qui aurait eu lieu en 2010.

[234] Il est donc raisonnable de présumer que si King Canada n’avait pas pu vendre un dispositif doté d’un protecteur d’aiguille en 2010, elle se serait sentie plus vulnérable à la concurrence. Pour éviter d’être mise dans cette situation, elle aurait été disposée à payer un montant qui ne soit pas purement nominal.

[235] Il convient de souligner que, pour arriver à cette conclusion, il n’est pas nécessaire que je me fonde sur les plans d’affaires ultérieurs de Pfizer Canada, même si je les ai admis en preuve à titre de pièces commerciales.

b) Le calcul de la VMP de Pfizer

[236] En conséquence, la VMP de Pfizer est la différence entre les bénéfices qu’elle s’attendait à réaliser en vendant l’EpiPen NGA et ceux qu’elle se serait attendue à réaliser si elle avait été obligée de vendre l’ancien EpiPen. En 2011, Pfizer a établi des prévisions concernant les bénéfices qu’elle tirerait de la vente de l’EpiPen NGA au cours des années suivantes. Cependant, elle n’a jamais établi de prévisions au sujet des bénéfices que l’ancien EpiPen lui aurait rapportés.

[237] Pour cette raison, M. Heeb a dû faire un calcul hypothétique des bénéfices que Pfizer s’attendait à réaliser grâce à la vente de l’ancien EpiPen. Bien sûr, il s’agit là d’un exercice hypothétique et il n’y a aucun moyen de savoir ce que pensaient réellement les dirigeants de Pfizer à cette époque. L’hypothèse de M. Heeb est que, contrairement à l’hypothèse de Pfizer selon laquelle ses ventes d’EpiPen NGA croîtraient de 3 % annuellement, les ventes de l’ancien EpiPen seraient restées stables, c’est‑à‑dire qu’elles n’auraient pas connu d’augmentation d’une année à une autre.

[238] Pfizer a critiqué l’hypothèse de M. Heeb, la jugeant arbitraire. Par ailleurs, elle a mis en doute les raisons qui ont poussé M. Heeb à choisir une prévision particulière, car le document d’où cette prévision est tirée contenait d’autres scénarios, certains plus positifs et d’autres plus négatifs. Or, le fait d’effectuer des calculs hypothétiques de cette nature comporte un élément arbitraire incontournable. Il ressort de tous les éléments de preuve qualitatifs que l’EpiPen NGA présente un avantage concurrentiel par rapport à l’ancien EpiPen, mais il semble n’y avoir aucun moyen précis de quantifier ce qu’aurait perdu Pfizer si elle avait été contrainte de vendre ce dernier produit. Dans ces circonstances, l’hypothèse de M. Heeb – une stabilité des ventes plutôt qu’une croissance continue – paraît raisonnable. Personne n’a suggéré une solution de rechange plus raisonnable, à part réitérer l’argument de Pfizer selon lequel un retour à l’ancien EpiPen n’aurait eu aucune incidence sur les ventes.

[239] Par ailleurs, je suis loin d’être sûr que le fait d’opter pour un autre scénario prévisionnel aurait fait une grande différence. Même si l’on venait à prévoir une diminution constante des ventes de l’EpiPen NGA, la diminution aurait été encore plus marquée dans le cas de l’ancien EpiPen. Il y aurait donc encore une différence dans les bénéfices que Pfizer se serait attendue à réaliser dans le cas de chaque produit, une différence qui, fort probablement, aurait été de la même ampleur que dans le scénario que M. Heeb a retenu.

[240] Pfizer n’a pas laissé entendre que les autres aspects du calcul que M. Heeb a fait au sujet de sa VMP étaient erronés. N’ayant rien à reprocher à sa méthode, j’accepte donc le résultat auquel il arrive.

(2) La volonté minimum d’accepter de Seedlings

[241] Les experts ne s’entendent pas non plus sur la VMA de Seedlings. M. Heeb conclut que la VMA de Seedlings est la valeur de la licence ||||||||||||||||||. Autrement dit, il tient pour acquis que Seedlings aurait mis fin aux négociations si on lui avait offert des conditions moins attrayantes que celles qu’elle avait obtenues de ||||||||||||||||||. Par contraste, Mme Meyer fait valoir que la VMA est minime. La raison principale de sa conclusion, énoncée au paragraphe 53 de son rapport, est que Seedlings n’aurait renoncé à rien en concluant une entente de licence avec Pfizer.

[242] À mon sens, l’approche qu’il convient de suivre consiste à déterminer clairement quelle est la MSR de Seedlings. Autrement dit, nous devrions essayer de savoir à quel stade Seedlings aurait logiquement mis fin aux négociations. M. Heeb l’a indiqué comme suit, au paragraphe 39 de son rapport :

[traduction]

Dans le même ordre d’idées, les négociateurs de Seedlings doivent prendre en compte leurs attentes au sujet des bénéfices que réaliserait Seedlings si celle-ci concédait à Pfizer la licence pour la technologie, comparativement aux bénéfices qu’elle réaliserait si elle ne le faisait pas.

[243] Contrairement à M. Heeb, je ne conclus pas que les conditions de la licence |||||||||||||||||| constituent un seuil en deçà duquel Seedlings n’aurait pas accepté de conclure un contrat. Selon le scénario de la négociation hypothétique, Seedlings n’a pas à faire un choix entre concéder une licence à Pfizer et concéder une licence à une autre entreprise, à des conditions semblables à celles de la licence ||||||||||||||||||. (Quoi qu’il en soit, il est loin d’être clair que, en 2010, Seedlings s’attendait de manière réaliste à vendre une licence à qui que ce soit.) Par ailleurs, il n’est pas clair qu’il aurait fallu que la licence hypothétique que Seedlings aurait concédée à Pfizer soit exclusive. De ce fait, en négociant avec Pfizer, Seedlings ne renonçait pas à la possibilité de vendre une licence à quelqu’un d’autre à des conditions semblables à celles de la licence ||||||||||||||||||; il ne s’agit pas de sa MSR.

[244] La MSR de Seedlings, s’il en est une, est plutôt les bénéfices additionnels qu’elle aurait réalisés en ne vendant pas une licence à Pfizer. Intuitivement, on pourrait dire qu’en n’accordant pas une licence d’exploitation d’un brevet, il n’y a pas de bénéfices à réaliser. Néanmoins, M. Heeb signale, à juste titre selon moi, qu’il y a possiblement une suite d’événements qui rapporterait une certaine valeur à Seedlings si elle n’octroyait pas son brevet sous licence à Pfizer. Cette suite peut être décrite de manière générale comme suit :

  • Seedlings met fin à la négociation, ce qui force Pfizer à revenir à l’ancien EpiPen.

  • En revenant à l’ancien EpiPen, Pfizer devient plus vulnérable à la concurrence.

  • |||||||||||| entre sur le marché et s’empare d’une part du marché plus grande que celle dont elle aurait été en mesure de s’emparer si Seedlings avait permis à Pfizer, par la voie d’une licence, de commercialiser l’EpiPen NGA.

  • |||||||||||| paye ensuite une redevance plus élevée à ||||||||||||||||||.

  • La valeur des actions de |||||||||||||||||||||| augmente.

  • La valeur de |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| de Seedlings augmente.

[245] Ainsi, Seedlings mettrait logiquement fin à la négociation si Pfizer offrait une redevance d’un montant inférieur à l’augmentation de la valeur de l’investissement de Seedlings dans |||||||||||||||||||||||||||||||||||| qui résulterait de l’obligation de Pfizer de revenir à l’ancien EpiPen. Cependant, M. Heeb ne tente pas de quantifier cette augmentation de valeur. En fait, plusieurs maillons de cette chaîne d’événements présentent une grande incertitude. La négociation hypothétique a lieu en 2010 et, à cette époque, il n’était pas certain que |||||||||||| entrerait avec succès sur le marché. Les conditions de |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ne m’ont pas été présentées en preuve, à part une référence à ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| . J’ignore l’ampleur de la redevance à payer par ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||. Pour ce qui est de l’augmentation de la valeur de |||||||||||||||||||||||||||||||||||| qui découlerait des redevances accrues, il s’agirait d’une attente fondée sur le sens commun, encore que l’on s’attende aussi à ce que la valeur d’une entreprise de taille relativement petite subisse d’importantes variations. Enfin, il n’est pas clair que Seedlings aurait été en mesure de réaliser la valeur accrue de son ||||||||||||||||||||||||||||||||. ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||. |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||.

[246] En conséquence, bien que je convienne que, en théorie, Seedlings pourrait tirer un certain avantage du fait de ne pas vendre une licence à Pfizer, cet avantage, à mon avis, était trop lointain et hypothétique pour inciter Seedlings à mettre fin à la négociation. Il n’y avait aucune raison logique pour laisser de l’argent sur la table, indépendamment de l’opinion de Seedlings au sujet de la valeur de la licence. En fin de compte, comme Seedlings n’avait aucune MSR véritable, je conviens avec Mme Meyer que la VMA de Seedlings est minime.

(3) Le partage des gains résultant de l’échange

[247] Quand la VMP du licencié est supérieure à la VMA du donneur de licence, il y a un chevauchement entre ce que les parties sont disposées à accepter. Autrement dit, il s’agit d’une situation où les deux parties y gagneront en concluant une entente. La question est donc de savoir comment se partagent ces gains. M. Heeb met de l’avant trois méthodes de répartition de ces gains entre les parties, et il moyenne ensuite leurs résultats. Il conclut que Pfizer obtiendrait 83,6 % de ces gains, et Seedlings 16,4 %. Il n’y a pas de contestation sérieuse entre les experts à cet égard.

[248] Ainsi, la redevance raisonnable que Seedlings aurait obtenue dans le cadre de la négociation hypothétique équivaut à 16,4 % de la VMP de Pfizer, ce qui revient à 2,05 %. Si j’avais conclu qu’il y avait eu contrefaçon, j’aurais conclu que Seedlings avait droit à une indemnité égale à 2,05 % des recettes de vente nettes de l’EpiPen NGA.

B. La restitution des bénéfices

[249] Seedlings affirme également qu’elle a droit à une restitution des bénéfices que Pfizer a réalisés pendant la période postérieure à l’octroi du brevet en 2014. Pour les raisons énoncées ci‑après, je n’aurais pas permis à Seedlings d’opter pour une restitution des bénéfices.

[250] Le paragraphe 57(1) de la Loi sur les brevets permet à la Cour de rendre une ordonnance « pour les fins et à l’égard de l’inspection ou du règlement de comptes », ce qui est généralement compris comme une ordonnance de restitution des bénéfices. Dans la décision Laboratoires Servier c Apotex Inc, 2008 CF 825, aux paragraphes 503 et 504, conf. par 2009 CAF 222, la juge Snider a expliqué la différence conceptuelle qui existe entre les dommages‑intérêts et la restitution des bénéfices :

Les dommages‑intérêts et la restitution des bénéfices sont tous deux destinés à indemniser un demandeur lésé, mais les principes fondamentaux sur lesquels reposent les deux réparations et leurs considérations pratiques sont très différents.

Les dommages‑intérêts ont pour objet de compenser toute perte subie par le demandeur par suite de la contrefaçon du brevet par le défendeur. Le montant dépend des pertes subies par le demandeur; les gains réalisés par le défendeur en raison de sa faute ne sont pas pertinents. Par ailleurs, la restitution des bénéfices repose sur la prémisse selon laquelle le défendeur, en raison de son comportement fautif, a reçu de manière irrégulière des bénéfices qui appartiennent au demandeur. L’octroi de cette réparation vise à restituer les bénéfices réalisés à leur propriétaire légitime, soit le demandeur, de façon à éliminer tout enrichissement injuste du défendeur. Le calcul est fonction des bénéfices injustement obtenus par le défendeur; toutes les autres pertes subies par le demandeur ne sont pas pertinentes.

[251] Il est généralement admis que la restitution des bénéfices est une réparation discrétionnaire : Merck & Co, Inc c Apotex Inc, 2006 CAF 323, au paragraphe 127, [2007] 3 RCF 588. La jurisprudence donne quelques indications quant aux facteurs qui peuvent être pris en compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, quoique ces facteurs ne revêtent pas la forme d’un critère structuré. Ainsi, aux paragraphes 109 à 121 de l’arrêt Beloit Canada Ltée c Valmet‑Dominion Inc, [1997] 3 CF 497 (CA), la Cour d’appel fédérale a conclu qu’il n’existe aucune présomption en faveur d’une restitution des bénéfices et que l’octroi de cette réparation peut être refusé en raison d’un retard, d’une inconduite ou de la connaissance de la contrefaçon.

[252] Le fait que le breveté ne met pas en pratique l’invention peut aussi être pris en compte pour décider s’il y a lieu d’accorder une restitution des bénéfices. Autrement dit, si le breveté ne fabrique, ne distribue ou ne vend pas lui‑même l’invention, il ne peut avoir droit aux bénéfices que le contrefacteur a réalisés à l’égard de ces activités. En fait, si le breveté a réalisé ses bénéfices en vendant des licences, il ne devrait pas avoir droit à une indemnité allant au‑delà d’une redevance raisonnable. Voir, à cet égard, Colonial Fastener Co c Lightning Fastener Co, [1937] RCS 36, à la page 45; Lubrizol Corp c Imperial Oil Ltd (1992), 45 CPR (3d) 449, à la page 474 (CAF); Unilever PLC c Proctor & Gamble Inc (1993), 47 CPR (3d) 479, à la page 525 (CF 1re inst.), conf. par (1995), 61 CPR (3d) 499 (CAF); Alliedsignal Inc c du Pont Canada Inc, 1998 CanLII 7464, aux paragraphes 21 et 22 (CF 1re inst.), conf. par 1999 CanLII 7409 (CAF); Jay-Lor, au paragraphe 119; Frac Shack Inc c AFD Petroleum Ltd, 2017 CF 104, au paragraphe 283, inf. pour d’autres motifs par 2018 CAF 140; Human Care Canada Inc c Evolution Technologies Inc, 2018 CF 1304, au paragraphe 437, inf. pour d’autres motifs par 2019 CAF 209.

[253] Seedlings n’a jamais eu l’intention de fabriquer, de distribuer ou de vendre un auto‑injecteur. Le DRubin a toujours su que Seedlings aurait à [TRADUCTION] « s’associer » à des organisations de plus grande taille ou, en d’autres mots, à vendre une licence à une entreprise de fabrication (21 octobre 2019, à la p. 142). Dans ce contexte, il est difficile de dire que Seedlings avait droit à des bénéfices qu’elle n’aurait jamais réalisés, quel que soit le scénario. En fait, une restitution des bénéfices allant dans le sens suggéré par l’expert de Seedlings donnerait lieu à un montant qui équivaudrait à jusqu’à vingt fois l’indemnité raisonnable que j’aurais été disposé à accorder. Il s’agirait d’un gain fortuit considérable pour Seedlings. Si elle avait vendu une licence à King Canada en 2010 ou à Pfizer en 2011, jamais elle n’aurait reçu un montant qui se rapproche de celui qu’elle réclame maintenant.

[254] Par ailleurs, Seedlings a attendu jusqu’en 2017 pour déposer sa déclaration, même si elle a pris connaissance de l’existence de l’EpiPen NGA à la fin de 2009 ou au début de 2010 et si la première contrefaçon alléguée au Canada a eu lieu au premier trimestre de 2010. Les explications que Seedlings a données au sujet de ce retard n’ont pas été convaincantes. Même si l’on considère que Seedlings devait attendre la délivrance du brevet canadien – peut-être parce que toutes les revendications de son brevet américain faisaient référence à un dispositif « plat » –, il semble difficile de comprendre pourquoi il a fallu à l’entreprise trois années de plus pour intenter la présente action. En raison de ce retard, le montant des bénéfices que Pfizer aurait à restituer est nettement supérieur à ce qu’il aurait été si l’action avait été intentée en temps opportun.

[255] Seedlings fait valoir que Pfizer savait ou aurait dû savoir qu’elle contrefaisait son brevet et que ce facteur fait pencher la balance en faveur d’une restitution des bénéfices. Il n’existe toutefois aucune preuve de contrefaçon délibérée. Bien que certains documents démontrent que Meridian était au courant du projet LifeCard de Seedlings dès 2004 (pièce S47; témoignage de Tom Handel, 31 octobre 2019, p. 130‑131), le témoignage de M. Wilmot selon lequel il n’était pas au fait du brevet de Seedlings et n’avait utilisé d’aucune façon la technologie de Seedlings dans la conception de l’EpiPen NGA demeure incontesté (29 octobre 2019, p. 34‑35). C’est donc dire que si j’étais parvenu à une conclusion de contrefaçon en l’espèce, on se serait trouvé, dans le meilleur des cas, dans une situation où deux inventeurs auraient conçu la même invention séparément mais où Seedlings aurait déposé en premier sa demande de brevet.

[256] Seedlings a également fait valoir qu’elle a informé Pfizer US de sa contrefaçon en 2012 et qu’elle a offert de négocier une licence. Cependant, rien ne prouve que la lettre de Seedlings à cet effet ait été transmise à Pfizer US ou que celle‑ci l’ait reçue. Il est surprenant que Seedlings n’ait pas pu produire une preuve de réception. Le fait que Pfizer Canada ait soutenu qu’elle ignore ce que sa société mère a pu recevoir est surprenant lui aussi. Quoi qu’il en soit, rien ne démontre que Seedlings a assuré un quelconque suivi ou pris d’autres mesures pour mettre Pfizer au courant de sa contrefaçon. Ce n’est pas en envoyant une lettre d’une page et en ne faisant rien pendant les cinq années suivantes que Seedlings a pu faire comprendre à Pfizer qu’il y avait un problème sérieux de contrefaçon. On se serait attendu à tout le moins à ce que Seedlings informe Pfizer Canada de la situation dès que le brevet canadien a été délivré en 2014.

[257] Pour ces raisons, je suis d’avis qu’une restitution des bénéfices n’aurait pas été une réparation appropriée, si j’avais conclu à qu’il y a eu contrefaçon.

[258] Pour arriver à cette conclusion, je suis conscient que notre Cour a, à plusieurs reprises, conclu qu’une restitution des bénéfices vise un objectif dissuasif. Si cette réparation ne pouvait être accordée, d’éventuels contrefacteurs seraient incités à tenter le coup et, s’ils se faisaient prendre, ils n’auraient qu’à payer la redevance qu’ils devaient au départ. Dans le domaine de l’analyse économique du droit, c’est ce qu’on appelle l’épineux problème de l’« inexécution rentable » : Ejan Mackaay et Stéphane Rousseau, Analyse économique du droit, 2e éd., Paris et Montréal, Dalloz et Thémis, 2008, aux pages 437‑440. On ne m’a toutefois cité aucune affaire dans laquelle la nécessité de dissuader d’éventuels contrefacteurs avait surmonté le fait que la demanderesse n’avait pas mis en pratique l’invention. Quoi qu’il en soit, les tribunaux peuvent adjuger des dommages‑intérêts punitifs, qui ont un caractère dissuasif, dans les cas où la défenderesse a contrefait délibérément le brevet de la demanderesse : Eurocopter c Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2012 CF 113, aux paragraphes 417 à 456, conf. par Eurocopter (CAF). Or, Seedlings ne réclame pas de dommages‑intérêts punitifs et, pour les motifs susmentionnés, je ne puis tirer aucune conclusion de contrefaçon délibérée.

[259] Au vu de ma conclusion, je n’estime pas utile de faire des commentaires sur les autres questions que soulève la demande de restitution des bénéfices de Seedlings.

C. Les intérêts avant jugement

[260] Si j’avais trouvé Pfizer responsable, je lui aurais ordonné de payer des intérêts avant jugement non composés, au taux bancaire moyen annuel publié par la Banque du Canada plus 1 %, depuis le dépôt de la déclaration.

[261] Le taux d’intérêt qui s’appliquerait à une restitution des bénéfices a suscité un débat au procès. Dans les cas de cette nature, la demanderesse peut avoir droit à un taux d’intérêt supérieur, qui correspond habituellement au taux d’emprunt de la défenderesse : Dow Chemical, aux paragraphes 166 à 174.

[262] Cependant, quand une indemnité raisonnable est accordée en vertu du paragraphe 55(2) de la Loi sur les brevets, notre Cour a pour pratique d’adjuger les intérêts à un taux inférieur, habituellement à celui que fixe la Banque du Canada, et auquel un pourcentage additionnel de 1 % peut parfois être ajouté. Voir, par exemple, Uponor AB c Heatlink Group Inc, 2016 CF 320, au paragraphe 307; Airbus Helicopters, SAS c Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2017 CF 170, au paragraphe 443; Human Care Canada Inc c Evolution Technologies Inc, 2018 CF 1304, au paragraphe 9 de l’ordonnance.

VI. Dispositif

[263] Pour les motifs qui précèdent, je rejetterai l’action de Seedlings. Pfizer n’a pas contrefait les revendications invoquées du brevet de Seedlings et, par ailleurs, ces dernières sont invalides.

[264] Je ferai également droit à la demande reconventionnelle de Pfizer et je déclarerai que les revendications 40, 44 à 54, 56 à 60 et 62 du brevet de Seedlings sont invalides, car elles sont d’une portée excessive, certaines d’entre elles sont antériorisées et l’une d’elles est évidente.

[265] Les parties ont convenu de remettre à plus tard la question des dépens. En conséquence, Pfizer disposera d’un délai de 30 jours à compter de la date du présent jugement pour présenter des observations écrites sur la question. Seedlings bénéficiera d’un délai de 15 jours à compter de la réception des observations de Pfizer pour y répondre. Dans les deux cas, ces observations ne devraient pas s’étendre sur plus de 15 pages.


JUGEMENT dans le dossier T-608-17

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

1. L’action de la demanderesse est rejetée.

2. La demande reconventionnelle de la défenderesse est accueillie.

3. Les revendications 44 à 54, 56 et 57 du brevet canadien no 2 486 935 sont invalides pour cause d’antériorité.

4. La revendication 58 du brevet canadien no 2 486 935 est invalide pour cause d’évidence.

5. Les revendications 40, 44 à 54, 56 à 60 et 62 du brevet canadien no 2 486 935 sont invalides pour cause de portée excessive.

6. La défenderesse n’a pas contrefait les revendications 40, 44 à 47, 58 à 60 et 62 du brevet canadien no 2 486 935.

7. La question des dépens est remise à plus tard.

« Sébastien Grammond »

Juge


ANNEXE A – L’EPIPEN NGA


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

T-608-17

 

INTITULÉ :

SEEDLINGS LIFE SCIENCE VENTURES, LLC c PFIZER CANADA ULC

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

DU 21 OctobRE 2019 AU 8 NOVEMBRE 2019

VERSION PUBLIQUE DU JUGEMENT ET des MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 2 JanVIER 2020

COMPARUTIONS :

Christopher Van Barr

Michael Crichton

William Boyer

Benjamin Pearson

Charlotte Dong

POUR LA DEMANDERESSE

 

Peter Wilcox

Stephanie Anderson

Benjamin Reingold

Michael Schwartz

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

Belmore Neidrauer LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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