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Dossier : IMM-7814-04

Référence : 2005 CF 1018

Ottawa (Ontario), le 22 juillet 2005

ENTRE :

SAFI ULLAH, FAKHRA ILMAS, HUMA SAFI,

ABBAD ULLAH, RAMSHA SAFI et SAAD ULLAH

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE PHELAN

[1]         La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté la demande de M. Ullah, de sa femme et de ses enfants visant à obtenir le statut de réfugié et de personne à protéger.

[2]       Les diverses demandes ont été rejetées parce qu'on a conclu que le témoignage de M. Ullah n'était pas crédible ni digne de foi. De même, la SPR a décidé que l'existence de la protection de l'État au Pakistan était déterminante. Il s'agit du contrôle judiciaire de cette décision de la SPR.


Le contexte

[3]       M. Ullah, un citoyen du Pakistan possédant une formation universitaire et occupant un emploi professionnel, pratique la foi chiite. Il a prétendu craindre d'être assassiné par des membres du Sipah-e-Sahaba (le SSP), une organisation extrémiste sunnite au Pakistan. Son père était un juge à la retraite et un membre respecté de l'imambargah local. Après son décès, en 1997, M. Ullah s'est joint au comité de gestion de quatre personnes (erronément décrit comme composé de six personnes) de cet imambargah.

[4]         Le demandeur a prétendu que ses fonctions à titre de membre de ce comité lui avaient donné beaucoup de notoriété dans la collectivité de sorte que, après 1997, il attira l'attention du SSP.

[5]         Des membres du SSP auraient proféré des menaces de mort à l'endroit de M. Ullah, l'auraient agressé et auraient tiré sur lui; ils auraient menacé et enlevé ses enfants, ils auraient exercé des pressions sur son employeur pour que celui-ci le congédie et enfin, ils seraient entrés par effraction dans sa résidence et auraient mis le feu à différentes choses dans sa cour. Ce dernier événement a hâté le départ de la famille pour les États-Unis. M. Ullah y a travaillé pendant trois ans mais, à la suite de l'attaque perpétrée contre le World Trade Centre, son employeur hindou a blâmé l'ensemble des musulmans pour le changement apporté à l'ambiance des affaires dont étaient victimes les non-chrétiens et il a menacé de faire annuler son visa de travail. Cela a fait en sorte que la famille s'amène au Canada.

[6]         La décision de la SPR repose sur sa conclusion selon laquelle le demandeur n'avait pas le profil faisant de lui une cible pour le SSP. Le tribunal a fondé sa décision quant à la crédibilité/l'invraisemblance sur ce qui suit :


1.       la position en vue de son père et le fait qu'il n'ait rencontré aucun problème de son vivant sont incompatibles avec la prétention selon laquelle le demandeur était devenu une cible après 1997;

2.       les fonctions de collecte de fonds du demandeur ainsi que ses autres tâches administratives étaient si discrètes qu'elles n'attiraient pas l'attention;

3.       aucun autre membre de l'imambargah n'avait été la cible d'attentats;

4.       fait encore plus important, le demandeur n'avait pas le profil dégagé dans un rapport d'Amnistie internationale comme le plus exposé à un grave risque de persécution religieuse.

Il n'y avait pas de conclusion quant à des incohérences ou à des contradictions dans le propre témoignage du demandeur.

[7]         La SPR a ensuite conclu que, étant donné l'ensemble des éléments de preuve, y compris la documentation relative à la situation du pays en cause, le demandeur (ainsi que sa famille) avait accès à la protection de l'État et qu'il n'avait pas réfuté la présomption de l'existence de cette protection.

Décision


[8]         Bien que la SPR ait déclaré que la protection de l'État constituait la question déterminante, elle a tiré des conclusions importantes concernant le profil du demandeur, lesquelles auraient dû avoir un impact sur l'examen de la question de savoir s'il aurait eu accès à la protection de l'État. Pour les motifs suivants, j'ai conclu que la SPR n'avait pas analysé correctement les éléments de preuve relatifs au profil du demandeur ni ceux relatifs à la protection de l'État applicables, le cas échéant, au demandeur.

[9]         En ce qui concerne tant la question de la crédibilité du demandeur (et de la vraisemblance de son témoignage) que celle de la protection de l'État, je suis d'avis que la norme de contrôle appropriée est celle de la « décision manifestement déraisonnable » . (Voir l'arrêt Alizadeh c. Canada(Minister of Employment and Immigration), [1993] F.C.J. no 11 (C.A.F.) (Q.L.). Quant à l'obligation d'équité/de justice naturelle, la norme est celle de la décision correcte.

Le profil

[10]       La SPR s'est appuyée sur le rapport annuel 2003 d'Amnistie internationale sur le Pakistan (le rapport) pour fonder sa conclusion selon laquelle le demandeur n'avait pas le profil des chiites qui risquaient de subir un préjudice grave au Pakistan. La SPR ne définit pas ce profil ni en quoi celui du demandeur s'en distingue.

[11]       Le rapport identifie les groupes visés les plus à risque tels que les médecins, les professionnels/gens d'affaires, les membres du gouvernement et les personnalités du monde des affaires (voir le dossier certifié du tribunal, page 499). Le demandeur était un dirigeant religieux dans sa collectivité, il possédait une formation universitaire et occupait un emploi professionnel. Il est issu d'une famille jouissant d'une certaine notoriété localement du fait que son père était un juge à la retraite.


[12]       Le rapport mentionne également que ceux qui peuvent être visés comprennent un large éventail de métiers et différents degrés de participation dans la communauté religieuse. Les métiers vont des cadres dans le domaine de l'assurance aux banquiers, en passant par les enseignants et les commerçants. Ceux qui sont liés à leur communauté religieuse comprennent les administrateurs des imambargahs locaux, de même que les gardiens et les concierges des imambargahs (dossier certifié du tribunal, pages 493 et 494).

[13]       La SPR ne précise pas en quoi le profil du demandeur, qui siégeait au comité de gestion de quatre personnes de son imambargah, est sensiblement différent de ceux énumérés dans le rapport.

[14]       Dans une affaire remarquablement semblable à celle dont la Cour est saisie, Khilji c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 811 (C.F.) (Q.L.); 2004 CF 667, le juge Campbell a déclaré au paragraphe 6 :

        À mon avis, la preuve documentaire n'appuie pas la conclusion selon laquelle le demandeur ne fait pas partie d'un groupe chiite le plus à risque. Le rapport sur lequel s'appuyait la CISR (dossier de demande du demandeur, à la page 108) énonce clairement que les dirigeants religieux sont exposés à des risques de même que le sont les personnes qui ont un lien avec un imambargah comme un imam ou un gardien de la mosquée. Selon la preuve du demandeur qui a été acceptée par la CISR, il n'y a pas de doute que le demandeur, étant donné qu'il est le président du comité d'un imambargah, fait partie d'un groupe le plus à risque d'être persécuté.

[15]       Vu la nature du contrôle judiciaire, je n'irai pas jusqu'à faire des commentaires sur ce que serait la conclusion à tirer de la preuve. Toutefois, je conclus que, sans explication sur la façon dont le demandeur se distingue du groupe visé, il est manifestement déraisonnable de tirer la conclusion selon laquelle il n'a pas le profil décrit dans le rapport. La SPR est tenue d'expliquer de quelle manière elle a tiré sa conclusion en se fondant sur les éléments de preuve sur lesquels elle s'est appuyée. À cet égard, la SPR a manqué à son obligation d'équité.


[16]       La Cour est consciente qu'il faut accorder une déférence considérable aux conclusions quant à la crédibilité/la vraisemblance de la SPR. Toutefois, les conclusions quant à la vraisemblance doivent être « étayées » par la mention de la preuve documentaire. (Voir la décision De Urbina c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 650 (C.F.) (Q.L.); 2004 CF 494).

[17]       En outre, en rejetant les explications d'un demandeur, la SPR doit encore obéir aux mêmes principes applicables à la preuve documentaire et elle doit tenir compte de la preuve dont elle dispose.

[18]       En tirant sa conclusion quant à la vraisemblance, la SPR a fait remarquer que, dans le cadre de la position en vue du demandeur dans la collectivité en raison du profil de son père, il n'avait fait mention d'aucun problème avant 1997, au moment du décès de son père. En attribuant de la pertinence à cette situation d'avant 1997, la SPR ne traite pas des éléments de preuve selon lesquels, avant 1997, le SSP était une organisation beaucoup plus faible et elle ne mentionne pas non plus le fait que, avant le décès de son père, il n'y avait pas de comité de gestion de l'imambargah.


[19]       Il n'y avait aucune conclusion quant à des incohérences dans le témoignage du demandeur et ce témoignage n'a pas non plus été contredit par la preuve documentaire. En outre, il y avait des explications convaincantes concernant des questions telles que l'absence de problème avant 1997 et d'attentat contre d'autres membres du comité. La conclusion quant à la crédibilité/la vraisemblance de la SPR était fondée seulement sur l'appréciation subjective du tribunal selon laquelle le demandeur ne correspondait pas au profil non décrit et elle n'était pas compatible avec le preuve documentaire clé. Sans une meilleure explication concernant cette conclusion, celle-ci est manifestement déraisonnable - selon la description que donne le juge Iacobucci à cette expression dans l'arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 57 :

        La différence entre « déraisonnable » et « manifestement déraisonnable » réside dans le caractère flagrant ou évident du défaut. Si le défaut est manifeste au vu des motifs du tribunal, la décision de celui-ci est alors manifestement déraisonnable.

[20]       Ce motif suffit pour annuler la décision.

La protection de l'État

[21]       Le défendeur prétend que la conclusion sur la protection de l'État fait que la décision de la SPR est à l'épreuve de tout. En toute déférence, je ne suis pas d'accord.

[22]       L'analyse de la SPR relativement à la protection de l'État constituait un examen de l'existence, en général, de cette protection au Pakistan. La SPR n'a en aucun moment tenté d'établir un lien entre les conclusions générales quant à la protection de l'État et la situation particulière du demandeur en l'espèce.

[23]       Cette omission d'individualiser l'analyse relative à la protection de l'État semble être fondée sur la conclusion précédente selon laquelle le demandeur n'appartient pas au groupe de chiites qui risquent de subir un préjudice.


[24]       Après avoir omis de bien examiner la question de savoir si le demandeur courait personnellement un risque, la conclusion de la SPR quant à la disponibilité de la protection de l'État pour le demandeur était aussi sans fondement. La conclusion selon laquelle le demandeur n'avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l'État ne tient pas compte de la preuve quant au risque couru.

[25]       Pour ces motifs, la conclusion concernant la protection de l'État ne fait pas en sorte que la décision de la SPR soit « à l'épreuve » d'un contrôle judiciaire.

Conclusion

[26]       La demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision de la SPR sera annulée et la demande sera renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour que celui-ci statue à nouveau sur la demande.

[27]       Il n'y a aucune question à certifier.

        « Michael L. Phelan »   

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                 IMM-7814-04

INTITULÉ :                                                                SAFI ULLAH ET AL

                                                                                    c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        LE 13 JUILLET 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                           LE JUGE PHELAN

DATE DES MOTIFS :                                               LE 22 JUILLET 2005

COMPARUTIONS :

Avi Sirlin                                                                       POUR LES DEMANDEURS

Karen Dickson                                                  POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avi Sirlin                                                                       POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)

Karen Dickson

Toronto (Ontario)                                                          POUR LE DÉFENDEUR


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