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Date : 20191218


Dossier : IMM-2655-19

Référence : 2019 CF 1612

Montréal (Québec), le 18 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

RODINALD JEAN-BAPTISTE

YOUDELINE ARISTILDE

ANA GAELLE JEAN-BAPTISTE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, datée du 2 avril 2019, concluant que les demandeurs n’ont pas la qualité de réfugié au sens de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137 [Convention], ni celle de personne à protéger selon la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2]  Les demandeurs sont une famille. La mère et le père sont citoyens d’Haïti, tandis que leur enfant mineure est citoyenne du Brésil. Dans leurs formulaires Fondement de la demande d’asile [FDA], les demandeurs ont allégué qu’il existe un risque de persécution suite à plusieurs événements, dont le meurtre d’un oncle et un incendie à leur maison en Haïti, un incident de viol en Haïti, ainsi qu’un incident de violence au travail au Brésil.

[3]  La SPR a conclu que les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. Quant au père, la SAR a conclu qu’il détient le statut de résident permanent au Brésil, ce qui signifie qu’il bénéficie de la protection offerte par l’État brésilien. Quant à la mère, la SAR a conclu que la mère ne sera pas exposée à un risque advenant son retour en Haïti. Quant à l’enfant, la SAR a conclu que rien au dossier n’indique qu’elle sera exposée à un risque au Brésil, son pays de nationalité.

[4]  La demande de contrôle judiciaire est rejetée pour les motifs exposés ci‑dessous.

II.  Faits

[5]  Les demandeurs d’âge adulte sont des citoyens d’Haïti. Rodinald Jean-Baptiste est le demandeur principal en l’instance. Il est l’époux de la demanderesse, Youdeline Aristilde [demanderesse majeure] et le père de leur jeune fille, Ana Gaelle Jean-Baptiste [demanderesse mineure]. La demanderesse mineure est citoyenne du Brésil par naissance.

[6]  L’oncle du demandeur principal a pris soin de lui et a pris la responsabilité de l’aider dans ses études suite au décès de ses parents en Haïti.

[7]  Les demandeurs majeurs se sont mariés le 16 avril 2013. Quelques semaines plus tard, soit le 6 mai 2013, le demandeur principal a quitté l’Haïti pour le Brésil. Le demandeur principal est allé au Brésil en espérant gagner une vie meilleure. Le demandeur principal a laissé en Haïti la demanderesse majeure qui était enceinte de la demanderesse mineure. En ce sens, le passeport du demandeur principal contient une étampe faite par les autorités brésiliennes.

[8]  Le 20 mai 2013, l’épouse du demandeur principal a été giflée, battue et violée dans la rue. La demanderesse majeure est allée à l’hôpital, mais n’a pas fait de démarche auprès de la police. Après cet incident de viol, la demanderesse majeure ne voulait plus habiter en Haïti et, en décembre 2013, l’épouse a fui Haïti pour rejoindre le demandeur principal au Brésil.

[9]  L’épouse a reçu un visa brésilien. Elle a vécu au Brésil sans problème jusqu’en août 2016 et s’est par la suite rendue aux États-Unis. La demanderesse allègue craindre pour sa vie en Haïti.

[10]  Le demandeur principal prétend être victime de la discrimination contre les Afro-Brésiliens au Brésil. Le demandeur principal a été victime de moqueries au travail.

[11]  Pendant que le demandeur principal était au Brésil, son oncle en Haïti a été tué par des partisans du parti Organisation du peuple en lutte [OPL] surnommé « Blanc » et « Magre » [les assassins]. Selon les minutes du greffe du Tribunal de Paix, l’oncle a été bastonné et giflé et quelques-unes de ses dents ont été arrachées par les assassins juste avant son décès le 5 mai 2015.

[12]  L’oncle était un député du parti politique « Inite Patriyotik » (l’Unité patriotique, ou Inite) et vivait en Haïti. Le demandeur principal est un sympathisant du même parti politique, et a été informé du meurtre en ce même mois.

[13]  Les cousins du demandeur principal ont ensuite contacté un juge de paix pour arrêter les assassins. Les assassins ont été retrouvés et incarcérés. Après quelques mois, les assassins ont été libérés avant de passer devant un juge.

[14]  En juin 2015, un des collègues de travail du demandeur principal au Brésil l’a insulté et l’a pris par la gorge. Après cet incident, les deux ont perdu leur emploi.

[15]  Selon le demandeur principal, après l’incident au travail, son ancien collègue a ensuite engagé de jeunes personnes pour le chercher et le tuer. Apparemment, les jeunes ont une photo Facebook du demandeur principal et ils sont toujours à la recherche du demandeur principal. Le demandeur principal a dû vivre caché pendant trois mois au Brésil. Pendant cette période, le demandeur principal prétend qu’il ne pouvait pas sortir, ni porter sa fille chez la gardienne, ni travailler.

[16]  Au mois de novembre 2015, le demandeur s’est rendu en Haïti. Ce faisant, le demandeur prétend qu’il a perdu son statut de résident permanent au Brésil. Après avoir été informé que les assassins ont été libérés, le demandeur s’est rendu au tribunal pour lancer un nouveau mandat d’arrestation. Des mandats ont été lancés contre les assassins le 10 novembre 2015.

[17]  Apprenant que le demandeur principal voulait les amener devant la justice, les assassins ont visité le domicile du demandeur principal en son absence afin de le menacer avec des armes à feu et armes blanches. Le demandeur principal prétend que le 14 novembre 2015, son frère l’a informé que des inconnus sont allés chez lui à sa recherche. Comme le demandeur principal n’était pas là, les assassins ont mis le feu à sa maison en Haïti et l’ont détruite.

[18]  Le soir des évènements, le demandeur principal est parti pour Port-au-Prince afin de se cacher. Ses frères et sœurs eux sont allés se réfugier aux Gonaïves. Le lendemain, le frère communique avec un juge de paix.

[19]  Pour se sauver des persécuteurs haïtiens, le demandeur principal est retourné au Brésil durant le mois de novembre 2015 afin de s’y cacher pendant dix jours.

[20]  Il a ensuite décidé de quitter le Brésil pour les États-Unis le 15 janvier 2016. Le demandeur principal a passé environ cinq mois près de la frontière brésilienne parce que les agents d’immigration péruviens ont refusé qu’il passe la frontière.

[21]  Le demandeur principal a pu quitter définitivement le Brésil le 9 juin 2016, et est arrivé aux États-Unis le 31 juillet 2016. Après son départ du Brésil, l’épouse du demandeur principal, toujours au Brésil avec leur fille, continua à recevoir la visite de jeunes personnes qui le cherchaient pour le tuer à la demande de son ancien collègue au Brésil.

[22]  En mai 2017, la tante du demandeur l’informa que les assassins de son oncle étaient passés la voir en Haïti pour lui dire qu’ils attendaient le retour du demandeur pour le faire payer pour ce qu’il avait fait.

[23]  L’épouse et l’enfant du demandeur principal l’ont ensuite rejoint aux États-Unis un mois après. Le demandeur principal dépose une demande de visa aux États-Unis pour sa crainte liée aux événements suite à l’assassinat de son oncle. Dans sa demande américaine, le demandeur principal indique qu’il avait la permission temporaire (« temporary permission ») de résider au Brésil.

[24]  Cette demande a été rejetée.

[25]  N’ayant pas de statut légal certain aux États-Unis et par peur d’être déportés, les demandeurs sont partis pour le Canada. Les demandeurs sont arrivés au Canada en août 2017 pour demander l’asile.

[26]  Les demandeurs ont déposé leurs formulaires FDA le 1er septembre 2017. Dans leur demande d’asile, les demandeurs allèguent craindre pour leur vie et ne pouvoir retourner en Haïti notamment à cause du grave risque de persécution encouru. Les demandeurs ont ensuite amendé leurs demandes d’asile afin d’indiquer une crainte de retour par rapport au Brésil.

[27]  Le demandeur principal allègue craindre pour la sécurité de sa fille au Brésil, où il prétend qu’elle ne pourrait pas bénéficier d’une protection adéquate. Il craint également l’impact psychologique de la séparation possible de ses parents.

[28]  La SPR a rejeté leurs demandes d’asile. La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas droit à la protection du Canada puisqu’ils sont visés par l’article 1E de la Convention, compte tenu de leur statut de résident permanent au Brésil. De ce fait, les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention, ni des personnes à protéger.

[29]  Quant à l’enfant mineure, citoyenne brésilienne, la SPR a conclu qu’il n’avait pas été démontré qu’il existe une possibilité sérieuse qu’elle soit persécutée pour un motif prévu à la Convention, ni qu’elle serait exposée au risque d’être soumise à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités advenant son retour au Brésil.

[30]  Les demandeurs ont fait appel de cette décision devant la SAR.

III.  Décision de la SAR

[31]  En appel devant la SAR, les demandeurs ont plaidé qu’ils ont fourni suffisamment de preuve pour appuyer leurs craintes. En particulier, les demandeurs prétendent que la SPR n’a pas effectué d’analyse approfondie du dossier en ce qui concerne le statut d’immigration des demandeurs au Brésil et les craintes soulevées par les demandeurs par rapport au Brésil et l’Haïti.

[32]  La SAR a rejeté l’appel et a confirmé la décision de la SPR selon laquelle les demandeurs n’ont ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger. Dans son analyse, la SAR a appliqué la norme de la décision correcte.

[33]  Tout comme la SPR, la SAR a conclu que le demandeur principal est visé par l’article 1E de la Convention. Selon la SAR, le demandeur principal n’a pas fourni suffisamment de preuve afin de renverser la présomption prima facie voulant qu’il soit un résident permanent du Brésil et qu’il bénéficie des droits et obligations associés à ce statut. Sur ce dernier point, la SAR a analysé l’effet possible de sa crainte sur l’exercice des droits au Brésil et a conclu qu’elle n’a pas d’effet.

[34]  Cependant, la SAR a renversé la conclusion de la SPR concernant la demanderesse majeure et a conclu qu’elle n’avait pas le statut de résident permanent au Brésil parce que la SPR n’avait pas saisi la distinction entre un visa de résidence permanente et le statut de résidence permanente. Toutefois, la SAR a conclu que la demanderesse n’avait pas démontré une possibilité sérieuse de persécution ni un risque si elle retournait en Haïti.

[35]  Quant à l’enfant mineur, la SAR a tiré la même conclusion que la SPR.

IV.  Questions en litige

[36]  La présente affaire soulève trois questions :

  1. Est-ce que la SAR a appliqué la bonne norme de contrôle?

  2. Est-ce que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que le demandeur principal est visé par l’article 1E de la Convention?

  3. Est-ce que la SAR a commis une erreur de droit dans son interprétation et son application des articles 96 et 97 de la LIPR par rapport à la demanderesse majeure?

[37]  Les demandeurs ne contestent pas les déterminations de la SAR par rapport à la demanderesse mineure.

V.  Norme de contrôle

[38]  La norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Zeng, [2011] 4 RCF 3, 2010 CAF 118 au para 11 [Zeng]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 [Khosa]). La Cour doit donc déterminer si les conclusions sont rationnelles et si elles appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 au para 47; Khosa au para 59; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 au para 13).

VI.  Analyse

1)  Est-ce que la SAR a appliqué la bonne norme de contrôle?

[39]  Les demandeurs prétendent que la SAR a appliqué la norme de la décision raisonnable plutôt que la norme de la décision correcte.

[40]  Je ne suis pas d’accord. Dans ses motifs, la SAR a indiqué qu’elle appliquera la norme de la décision correcte :

En ce qui concerne les questions de fait, les questions mixtes de fait et de droit, et les questions de droit, la Section d’appel des réfugiés (SAR) applique la norme de la décision correcte. L’exception à cette règle concerne la situation où la SPR jouit d’un véritable avantage dans l’évaluation de la crédibilité ou du poids à donner au témoignage livré de vive voix devant elle. Sauf une indication contraire dans mes motifs, j’applique la norme de la décision correcte pour l’ensemble des conclusions. [Version française des motifs, citation omise]

[41]  Le choix de cette norme est conforme à la règle reconnue dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, selon laquelle la SAR devra examiner la décision de la SPR selon la norme de la décision correcte (au para 103).

[42]  Les motifs de la SAR contiennent plusieurs indices qu’elle a en fait appliqué la norme de contrôle de la décision correcte. Au paragraphe 10 de ses motifs, la SAR a indiqué qu’elle a écouté l’enregistrement de l’audience et pris en considération la preuve au dossier. Les motifs de la SAR répondent aux arguments fournis par la partie demanderesse en appel devant la SAR, soit la détermination de l’article 1E (aux paragraphes 11-28, 35, 36-40 des motifs) et la crédibilité des demandeurs (aux paragraphes 29-34, 41-47, 49 des motifs). La SAR a même conclu (au paragraphe 40 des motifs) que « la SPR a erré lorsqu’elle a conclu que l’appelante avait le statut de résidente permanente ».

[43]  À plusieurs endroits, la SAR mentionne qu’elle a considéré plusieurs composantes du dossier, telles que le cartable national de documentation, le témoignage du demandeur principal et les demandes d’asile des demandeurs. Sans se prononcer sur les déterminations précises de la SAR, force est de constater que la SAR a appliqué la bonne norme de contrôle et a effectué une analyse qui est conforme à son rôle envisagé par le Parlement.

2)  Est-ce que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que le demandeur principal est visé par l’article 1E de la Convention?

[44]  Les demandeurs allèguent que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que le demandeur principal avait le statut de résident permanent au Brésil. Selon cette partie, le demandeur principal a témoigné de façon claire et convaincante qu’il détenait seulement un visa de visiteur. En raison de ce statut, le demandeur principal n’a jamais obtenu le statut de résident permanent et ne pouvait donc pas retourner au Brésil. De plus, les demandeurs allèguent que la SAR a effectué une analyse déraisonnable de la crainte du demandeur principal sous l’article 96 de la LIPR et a omis d’évaluer la situation du demandeur principal à la lumière de l’article 97 de la LIPR.

[45]  Le défendeur fait valoir que la décision de la SAR est raisonnable et ne comporte aucune erreur de droit. Le défendeur allègue que le demandeur principal n’a pas fourni de preuve suffisante pour renverser la présomption prima facie que l’article 1E de la Convention lui est applicable. En lien avec la crainte soulevée par le demandeur principal, le défendeur croit qu’il était raisonnable de conclure que cette crainte n’affecte pas l’exercice des droits et obligations au Brésil.

[46]  Le point de départ de toute analyse de l’article 1E de la Convention est le critère énoncé dans l’arrêt Zeng de la Cour d’appel fédérale, soit :

[28] Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a‑t‑il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.

[47]  Les parties contestent essentiellement les déterminations de la SAR concernant le premier des trois volets du critère Zeng. Le premier volet se demande si le demandeur a un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays. Cette étape permet d’examiner si le demandeur bénéficie essentiellement des mêmes droits qu’un ressortissant du pays visé par l’article 1E. Le statut du demandeur doit être examiné en fonction du dernier jour de l’audience devant la SPR (Majebi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 274 au para 7; Zeng au para 16; Lorne Waldman, The Definition of Convention Refugee, 2e éd (Toronto : LexisNexis Canada, 2019) aux pp 545-546) et selon la prépondérance des probabilités (Mikelaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 902 aux paras 26-27; Ramirez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 241 aux paras 22-24).

[48]  Cette analyse concerne les droits et protections fournis par l’État du pays visé par l’article 1E. Dans l’affaire Shamlou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 103 FTR 241 au paragraphe 36 [Shamlou], voyez aussi Vifansi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 284 (CanLII) au paragraphe 27 [Vifansi]), notre Cour a reconnu quatre de ces droits :

  • a) le droit de retourner dans le pays de résidence;

  • b) le droit de travailler librement sans restrictions;

  • c) le droit de poursuivre ses études;

  • d) le plein accès aux services sociaux dans le pays de résidence.

[49]  Le décideur doit donc déterminer si le demandeur a un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays. Si la réponse est affirmative, l’exclusion codifiée à l’article 1E s’applique (Zeng au para 28). Si la réponse est négative, la SAR doit poursuivre son analyse aux deux prochains volets du critère Zeng, sinon le décideur commet une erreur révisable (Xu v Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 639 au para 44).

[50]  Le Ministre a le fardeau de démontrer de façon prima facie que le demandeur a un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants du pays visé par l’article 1E de la Convention. Une fois démontré, il a une présomption que le demandeur détient un statut de résident permanent dans ce pays. Il est établi dans la jurisprudence que le fardeau de preuve se déplace au demandeur une fois que le Ministre a établi de façon prima facie le premier volet du test (Shahpari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 1998 CanLII 7678 (CF) au para 12; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tajdini, 2007 CF 227 aux paras 36, 63; Mai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 192 aux paras 34-35; Hussein Ramadan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 FC 1093 au para 18).

[51]  En l’espèce, le Ministre s’est fié sur quatre éléments comme preuve prima facie de son statut au Brésil. Premièrement, le nom du demandeur se retrouve sur la liste des 43 781 ressortissants haïtiens qui se sont vus accorder la résidence permanente au Brésil en vertu d’un Arrêté ministériel. Deuxièmement, en janvier 2017, environ 71% des 43 781 Haïtiens avaient complété la démarche administrative pour obtenir la résidence permanente. L’octroi de la résidence permanente est assujetti à des exigences plutôt procédurales. Troisièmement, la demanderesse majeure a vécu au Brésil pendant plus de trois ans et demi (de décembre 2012 jusqu’en juillet 2016). Quatrièmement, le Ministre indique que l’État brésilien offre à ses résidents tous les droits et obligations associés à la nationalité dans ce pays.

[52]  Ces éléments sont suffisants pour constituer une preuve prima facie de son statut au Brésil et pour déplacer le fardeau aux demandeurs (Noel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1062 aux paras 7, 16-21 [Noel]). Cette détermination prima facie n’est pas contestée par les demandeurs. Le demandeur principal a donc le fardeau de démontrer soit qu’il n’était pas résident permanent du Brésil ou que l’État brésilien ne lui offrait pas tous les droits et protections qui sont associés à la nationalité.

[53]  Je dois conclure que le demandeur principal n’a pas réussi à démontrer que la détermination de la SAR était déraisonnable.

[54]  Premièrement, le demandeur principal n’a pas fourni de preuve convaincante qu’il n’avait pas le statut de résident permanent. Comme l’a trouvé la SAR, le statut du demandeur principal n’était pas périmé au moment de l’audience SPR (soit le 15 février 2018), puisque l’audience a eu lieu moins de quelques mois avant l’expiration de sa résidence permanente (soit le 9 juin 2018). Selon la preuve au dossier, le statut de résident permanent sera annulé lorsqu’un détenteur s’absente du Brésil pour plus de deux ans. De plus, le demandeur principal ne semble pas avoir présenté de preuve démontrant qu’il ne pourrait pas résider au Brésil en vertu du statut de citoyenneté de sa fille.

[55]  Deuxièmement, le demandeur principal n’a pas démontré qu’il ne bénéficie pas de son « droit de retourner dans le pays de résidence » (Shamlou aux paras 35-36; Vifansi au para 27). À l’audience, le demandeur principal mentionne qu’il aurait pu retourner au Brésil.

[56]  Troisièmement, il était raisonnable de conclure que la crainte soulevée par le demandeur principal n’a pas restreint l’exercice de ses droits dits Shamlou. Conformément au critère Zeng, la SAR a analysé l’effet de la crainte soulevé par le demandeur principal sur l’exercice des droits Shamlou et a conclu que les incidents invoqués ne portent pas atteinte à l’exercice de ses droits.

[57]  Puisque le demandeur n’a pas réussi à démontrer que l’analyse de la SAR sur le premier volet du critère Zeng était déraisonnable, on peut donc conclure qu’il est visé par l’article 1E de la Convention (Zeng au para 28).

3)  Est-ce que la SAR a commis une erreur de droit dans son interprétation et son application des articles 96 et 97 de la LIPR par rapport à la demanderesse majeure?

[58]  Il convient de noter que lors de l’audience devant la SPR, la demanderesse majeure a témoigné qu’elle avait quitté Haïti en raison du viol et de son désir de ne pas donner naissance à un enfant dans un environnement dangereux. Elle a également témoigné qu’elle craignait de retourner en Haïti en raison de l’incident du viol, son lien familial avec son époux, et des événements qui sont arrivés à son mari.

[59]  Toutefois, la SPR n’a pas procédé à une analyse de risque concernant l’épouse en ce qui concerne Haïti, simplement parce qu'il a conclu qu'elle était exclue sous 1E de la Convention en ayant le statut de résident permanent. La SAR a renversé cet aspect de la décision du SPR.

[60]  Le demandeur affirme que la SAR aurait dû renvoyer l'affaire au SPR pour qu’il procède à une analyse des risques de l’épouse en ce qui concerne Haïti. Je ne suis pas d'accord.

[61]  Lorsque la SAR détermine que la SPR a commis une erreur, elle peut soit renvoyer l'affaire à la SPR pour réexamen, soit corriger l'erreur et substituer sa propre décision (Huruglica; Kreishan c Canada (Citizenship and Immigration), 2019 FCA 223 au para 44).

[62]  La SAR a effectué sa propre analyse des risques pour l'épouse en ce qui concerne Haïti après avoir conclu qu'elle n'était pas exclue en vertu de l’article1E de la Convention. Elle avait accès aux bandes sonores et aux documents au dossier, et elle ne croyait pas qu’elle ne pouvait pas rendre une décision finale sans preuve supplémentaire (Huruglica au para 103).

[63]  Les demandeurs prétendent que la SAR n’a pas effectué une analyse adéquate de la crainte de la demanderesse majeure en Haïti. Quoique l'incident impliquant le meurtre de l'oncle de son mari et l'incendie de la maison de ce dernier s'est produit en 2015, après qu’elle avait quitté Haïti en 2013, la demanderesse majeure soumet que les circonstances qui suscitent la crainte de son mari auraient dû être spécifiquement prises en considération par le SAR dans l'analyse de son risque, car la preuve démontre qu’il existe un véritable risque pour elle advenant son retour à son pays de nationalité.

[64]  La demanderesse majeure prétend être une femme vulnérable et fonde son argumentation sur des extraits des Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe [les Directives].

[65]  En ce qui concerne les éléments propres à la famille de l’époux, le défendeur concède que la SAR n’a pas spécifiquement étudié la crainte de la demanderesse majeure fondée sur son lien de famille avec l’oncle du demandeur, mais prétend que la décision demeure raisonnable. Je suis d’accord.

[66]  Premièrement, dans ses motifs, la SAR a conclu que l’incident de viol était un acte aléatoire. Cette conclusion est fondée sur la preuve documentaire qui démontre que la violence est endémique en Haïti.

[67]  Deuxièmement, la SAR a trouvé que la demanderesse majeure ne sera pas exposée à un risque élevé en Haïti, car son profil ne correspondait pas à celui des femmes vulnérables décrites dans les Directives, qui réfère notamment aux femmes sans éducation et sans la protection d’un homme.

[68]  Dans ce cas-ci, la SPR a noté que la demanderesse détient deux diplômes postsecondaires (en sciences comptable et en commerce) et sera entourée de plusieurs membres masculins de la famille advenant son retour en Haïti.

[69]  Lors de l’examen de la composante de risque pour la demanderesse majeure, la SAR a pris en considération les Directives et la preuve documentaire sur la situation des femmes en Haïti.

[70]  En fin de compte, il n’y a tout simplement aucun élément de preuve autre que la preuve documentaire qui pourrait suggérer que la demanderesse est en danger en raison de la situation de la famille du mari. Toutefois, la SAR a déterminé que la demanderesse majeure ne correspond pas au profil de femme à risque auquel la documentation fait référence. Les demandeurs ne m’ont pas convaincu que c’était une décision déraisonnable.

[71]  Finalement, les demandeurs allèguent que la SAR n’a pas appliqué le bon critère dans son évaluation de la crainte de la demanderesse majeure. Je ne suis pas d’accord.

[72]  Concernant son risque de persécution en Haïti, la SAR a appliqué le bon critère dans le cadre d’une analyse sous l’article 96 de la LIPR, soit celui de la « possibilité sérieuse de persécution » (Pidhorna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1 aux paras 26-27; Alcantara Moradel c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 404 au para 23 [Alcantara Moradel]).

[73]  En ce qui concerne l'analyse prévue à l’article 97, je noterai que la SAR a adopté le bon critère d’évaluation lorsqu’elle a évalué le risque soulevé par la demanderesse majeure selon la prépondérance des probabilités. Comme l’a expliqué monsieur le juge LeBlanc dans l’affaire Alcantara Moradel au paragraphe 22 :

Aux fins de l'article 97, le décideur doit se demander si le renvoi du revendicateur pourrait l'exposer personnellement aux risques et menaces qui y sont spécifiés. Le risque doit être personnalisé et doit être établi selon la balance des probabilités; il est prospectif et ne comporte aucune composante subjective (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CAF 1 (CanLII) au para 33; Jarada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 409 (CanLII) aux para 26-28).

[74]  C’est en appliquant ce critère que la SAR est arrivée à une détermination sur le risque de la demanderesse qui provient de l’incident du viol.

VII.  Conclusion

[75]  L’intervention de la Cour n'est pas justifiée dans ce cas-ci. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée. Aucune question n’est certifiée en vue d’être examinée par la Cour d’appel fédérale.


JUGEMENT au dossier IMM-2655-19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Peter G. Pamel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2655-19

 

INTITULÉ :

RODINALD JEAN-BAPTISTE, YOUDELINE ARISTILDE, ANA GAELLE JEAN-BAPTISTE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal, QuÉbec

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 DÉCEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 DÉCEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Ana Mercedes Henriquez

 

Pour leS demandeurS

Philippe Proulx

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Henriquez Avocate Inc.

Montréal (Québec)

 

Pour leS demandeurS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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