Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision


Date : 19990211


Dossier : IMM-937-98

Entre :

     BITEMO KIFOUETI, DIDIER BORRONE

     Demandeur

     - et -

     LE MINISTÈRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION

     Défendeur

     MOTIFS DE L"ORDONNANCE

LE JUGE TREMBLAY-LAMER :

[1]      Il s"agit d"un contrôle judiciaire à l"encontre d"une décision du Statut de réfugié selon laquelle le demandeur n"est pas un réfugié au sens de la Convention.

[2]      Le demandeur est citoyen de la République du Congo (RDC, ex-Zaïre). Il allègue avoir une crainte bien fondée de persécution en raison de ses opinions politiques et de son appartenance à un groupe social.

[3]      Essentiellement, il prétend avoir assisté à une réunion des Organisations non-gouvernementales (ONG), conviée par le président Lissouba, pendant laquelle il a pris la parole pour défendre le caractère apolitique des ONG. Le lendemain, il fut arrêté et détenu pendant deux mois. Il est libéré sous la pression des ONG, mais il se sent surveillé. Il échappe à un attentat. Il décide de quitter le RDC pour le Canada afin d"y demander le statut de réfugié.

[4]      La Section du statut a conclu que compte tenu des changements politiques qui ont eu lieu au Congo le demandeur n"avait pas de crainte bien-fondée de persécution.

[5]      Elle note que selon la preuve documentaire l"ex-président Lissouba était en exil et que ses milices étaient désormais sous le contrôle du nouveau président Nguesso. De plus, le tribunal constate qu"il n"y a aucune preuve que le président Nguesso se comportera comme monsieur Lissouba vis-à-vis les ONG.

[6]      Le passage pertinent de la décision du tribunal se lit comme suit :

             Le tribunal ne met pas en doute l"appartenance du demandeur à différentes ONG au Congo. Cependant, le tribunal ne croit pas que le demandeur puisse être persécuté par monsieur Lissouba et ses milices advenant son retour au Congo puisque celui-ci est parti et que ses milices sont sous le contrôle du nouveau président Sansu Nguesso. Les pièces A-6 et A-8 sont très explicites là-dessus. Le tribunal ne peut comprendre la crainte actuelle du demandeur compte tenu que son persécuteur est en exil et il n"y a aucune preuve que monsieur Nguesso se comportera comme monsieur Lissouba vis-à-vis les ONG. [Emphase ajoutée].             

[7]      Le demandeur soutient qu"en l"absence de preuve sur le comportement du nouveau régime il était déraisonnable pour la Section du statut de conclure que la crainte du revendicateur était sans fondement. Je suis de cet avis.

[8]      Dans l"affaire Yusuf1 la Cour d"appel fédérale a établi qu"un changement dans la situation politique d"origine du demandeur était une question de fait précisant qu"un changement politique n"est pertinent que lorsqu"il assiste à déterminer si, à la date de l"audience, il existe une possibilité raisonnable et objective que le revendicateur soit persécuté dans l"éventualité d"un retour.

[9]      En l"espèce, la preuve documentaire fait état de l"exil du président Lissouba et du contrôle par le président Nguesso. Cependant, il n"y a aucune preuve quant au comportement du nouveau régime en place. Il était donc impossible pour le tribunal d"évaluer de façon objective si le changement est significatif au point de faire disparaître la crainte légitime du revendicateur.

[10]      Celui-ci a à maintes reprises mentionné qu"il n"était pas effrayé par Lissouba mais par ses milices. La preuve documentaire indique que les milices de Lissouba font partie des forces de sécurité du président Nguesso. Cette preuve mentionne également que " le nouveau pouvoir n"a pas précisé le sort qu"il entendait réserver aux partisans de Lissouba intégrés dans l"armée et la gendarmerie. " 2

[11]      Le tribunal n"avait donc pas, à mon avis, les éléments de preuve suffisants pour conclure que la crainte du revendicateur n"était pas objectivement justifiée.

[12]      Mon collègue le juge Gibson a eu l"occasion de traiter d"un dossier semblable dans Vodopianov 3.

[13]      Dans cette affaire, le changement de circonstances était si récent qu"il n"y avait aucune preuve pour indiquer de quelle façon les nouveaux dirigeants allaient conduire les affaires du pays.

[14]      Pour le juge Gibson le fait qu"il y ait un changement dans la situation politique ne constitue pas la preuve que les problèmes du revendicateur sont terminés.

[15]      Dans une situation semblable il doit y avoir une analyse détaillée de la preuve pour déterminer si un changement est suffisamment important pour faire disparaître la crainte du demandeur.

[16]      Le juge Gibson s"exprimait ainsi :

             Dans le présent litige, la preuve n"était pas contradictoire en ce qui a trait aux changements dans la situation de l"Ukraine. Cependant, il ressort clairement de la preuve que les changements radicaux survenus en Ukraine au cours des mois qui ont précédé immédiatement l"audience du requérant devant la SSR se sont produits très rapidement et que la situation ne s"était pas stabilisée. C"est ce qui ressort des titres mêmes cités par la SSR, qui renvoient au vote du parlement ukrainien en faveur d"une armée transitoire, du remplacement du KGB par une nouvelle force de sécurité et de l"élaboration par le parlement de nouveaux principes à l"égard de la nouvelle force en question. Aucune de ces rubriques ne permet de conclure que les changements sont " importants " ou " durables " ou, pour reprendre les expressions citées dans l"arrêt Cuadra , " réels et effectifs ". La SSR n"a fait aucune analyse de l"importance et du caractère réel et durable des changements. Pour reprendre les propos du juge Marceau dans l"arrêt Cuadra , j"en arrive à la conclusion qu"une analyse plus détaillée de la preuve concernant un changement de la situation en Ukraine était nécessaire en l"espèce pour satisfaire à la condition que le changement soit suffisamment réel et effectif ou suffisamment important, réel et durable pour faire de la crainte authentique du requérant en l"espèce une crainte déraisonnable et, partant, non fondée 4.             

[17]      En l"espèce cette preuve n"est pas disponible. Le changement est trop récent pour évaluer si les formes de persécution se poursuivront sous le nouveau régime. Compte tenu de l"absence de preuve que le nouveau régime ne se comporterait pas comme l"ancien, il n"était pas raisonnable, à mon avis, pour le tribunal de rejeter la revendication légitime du demandeur.

[18]      Quant à l"argument de la procureure du défendeur concernant le fardeau de preuve, il serait injuste à mon avis d"imposer au demandeur qu"il produise la preuve que les changements politiques survenus dans son pays ne sont pas de nature à faire disparaître sa crainte puisque cette preuve n"est pas disponible. " À l"impossible nul n"est tenu. " Je rejette donc cet argument de la procureure.

[19]      Le paragraphe 68(2) de la Loi sur l"immigration 5 exige que :




68. (2) Dans la mesure où les circonstances et l'équité le permettent, la section du statut fonctionne sans formalisme et avec célérité.

68. (2) The Refugee Division shall deal with all proceedings before it as informally and expeditiously as the circumstances and the considerations of fairness permit.

[20]      Ainsi la Section du statut doit procéder de façon expéditive et, tenant compte des circonstances, elle doit agir de façon équitable. Dans une situation où la conjoncture politique est instable et incertaine en raison d"un récent changement de pouvoir on ne peut exiger du demandeur une preuve qu"il n"est pas en mesure de fournir. Cela contrevient au principe d"équité.

[21]      En résumé, le changement de circonstances s"étudie dans le cadre de l"examen global de la crainte objective du demandeur. Lorsque le changement n"est pas significatif, dû à l"absence de preuve de son impact sur la situation politique du pays, il est peu pertinent dans l"analyse du tribunal. Celui-ci ne devrait pas alors en tenir compte pour réfuter la crainte légitime du demandeur.

[22]      À mon avis, en fondant sa décision sur une analyse insuffisante de la situation et sur une absence de preuve eu égard au comportement du nouveau régime, la Section du statut a commis une erreur de droit.

[23]      Pour ses motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et le dossier est retourné pour redétermination devant un panel nouvellement constitué.

[24]      Le procureur a demandé que la question suivante soit certifiée :

             Advenant un renversement de régime durant la période où son dossier est en traitement à la CISR, le revendicateur qui, s"il n"en n"était de ce renversement serait déclaré réfugié au sens de la Convention, a-t-il à faire la preuve que les changements politiques survenus dans son pays depuis son départ ne sont pas de nature à faire disparaître cette crainte ou à la rendre déraisonnable , et ce même lorsqu"aucune preuve à l"effet contraire n"est disponible quant à ce nouveau régime ?             
             Dans l"affirmative, un tel fardeau de preuve contrevient-il aux principes de justice fondamentale dont il est fait mention à l"article 7 de la Charte ?             

[25]      Le procureur ne m"a pas convaincue de la portée générale d"une telle question. Il n"y aura donc aucune question à certifier.

     "Danièle Tremblay-Lamer"

                                     JUGE

OTTAWA (ONTARIO)

Le 11 février 1999

[26]     

__________________

1      Yusuf c. M.E.I. (1995), 179 N.R. 11 (C.A.F.).

2      Record du tribunal à la p. 151.

3      Victor Vodopianov c. M.E.I. (le 20 juin 1995), A-1539-92 (C.F. 1ère inst.).

4      Ibid. à la p. 4.

5      S.R.C. 1985, c. I-2.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.