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Date : 20191218


Dossier : IMM-3109-18

Référence : 2019 CF 1640

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]


Toronto (Ontario), le 18 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

SHARIF AWAD SHARIF BAHAR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, âgé de 24 ans, sollicite le contrôle judiciaire du rejet de sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR], daté d’avril 2018. Arrivé à un point d’entrée au Canada en provenance des États-Unis, le demandeur a été déclaré inadmissible à présenter une demande d’asile en raison de l’Entente sur les tiers pays sûrs. Il demande à la Cour d’infirmer la décision de l’agente chargée de l’ERAR, au motif que celle-ci a mal interprété la preuve et qu’elle aurait dû tenir une audience. Je ne suis pas d’accord, et je rejetterai la présente demande pour les motifs qui suivent.

II.  Le contexte

[2]  Bien qu’il soit citoyen soudanais, le demandeur est né, a été élevé et est allé à l’école en Arabie saoudite. En janvier 2013, il s’est rendu au Soudan pour fréquenter l’université. En septembre de la même année, des manifestations de masse ont éclaté après que le gouvernement a décidé de supprimer les subventions sur les produits de consommation, ce qui a entraîné une hausse de l’inflation. La police et les forces de sécurité ont eu recours à la violence pour étouffer les manifestations et de nombreux manifestants ont été tués, battus ou arrêtés.

[3]  Le demandeur prétend avoir été arrêté, battu, interrogé et forcé de signer une confession écrite dans le contexte de sa participation à l’une des manifestations. Il soutient avoir été traité plus sévèrement parce que son père était membre de l’opposition politique avant de fuir le Soudan pour se rendre en Arabie saoudite 35 ans auparavant. Le demandeur affirme que, au moment de sa mise en liberté, les forces de sécurité l’ont menacé d’exécution s’il était capturé de nouveau. Il affirme aussi avoir été expulsé de l’université et renvoyé en Arabie saoudite, et il soutient qu’il est encore aujourd’hui traumatisé, ce qui nuit à sa santé mentale.

[4]  Le demandeur s’est rendu aux États-Unis en 2016 et est entré au Canada en 2017. Entre-temps, son permis de résidence saoudien a expiré, ce qui l’empêche de retourner en Arabie saoudite.

[5]  Une agente d’immigration principale [l’agente] a rejeté la demande d’ERAR du demandeur en avril 2018. Elle a pris note de la preuve concernant les violations fréquentes des droits de la personne et l’impunité au sein de la police et des forces de sécurité, qui n’ont pas eu, par exemple, à rendre de comptes pour les actes de violence commis en 2013. Cependant, elle a estimé que le demandeur n’avait fourni aucune preuve démontrant qu’il serait ciblé en raison de sa participation limitée aux manifestations et a conclu qu’il n’avait pas établi un degré d’activisme politique qui l’exposerait à un risque s’il devait retourner au Soudan.

[6]  Au bout du compte, l’agente a conclu que le demandeur avait fourni peu d’éléments de preuve, soit seulement une photographie floue, sans documents médicaux, ce qu’elle a jugé insuffisant pour conclure qu’il était une personne à protéger. L’agente chargée de l’ERAR a fait remarquer que le demandeur n’avait vécu au Soudan que pendant huit mois, et qu’il n’avait mentionné aucune activité politique jusqu’aux manifestations de masse de septembre 2013.

[7]  Par ailleurs, les conditions généralement défavorables dans le pays ne suffisaient pas à conclure qu’il serait persécuté personnellement ou en tant que membre d’un groupe. La preuve relative aux conditions dans le pays n’indiquait pas par exemple que les manifestants de septembre 2013 étaient encore pris pour cibles par les autorités au moment où l’agente s’est prononcée sur la demande, près de cinq ans plus tard.

III.  Analyse

A.  Les questions à trancher et la norme de contrôle

[8]  Le demandeur affirme que l’agente a commis une erreur en tirant des conclusions de fait déraisonnables et des conclusions voilées en matière de crédibilité sans tenir d’audience, ce qui, dans les deux cas, appelle la norme de la décision raisonnable (Joe-Edebe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 684, au par. 10).

[9]  Le demandeur affirme également que l’agente l’a privé de son droit à l’équité procédurale en n’effectuant pas de recherches indépendantes sur les conditions qui règnent au Soudan, ce qui a frustré ses attentes légitimes. Même si le demandeur avait raison et que la question devait être examinée selon la norme de la décision raisonnable, opinion que je ne partage pas (à l’instar d’autres juges de la Cour, par exemple dans la décision Shallow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 911, aux par. 16 et 21 [Shallow]), je conclus que l’agente n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle.

(1)  La tenue d’une audience

[10]  Aux termes de l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, un agent doit envisager la tenue d’une audience si une question de crédibilité est soulevée. D’après le demandeur, comme l’agente chargée de l’ERAR a tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité lorsqu’il a allégué un risque de persécution, il avait droit à une audience.

[11]  Je ne crois pas que ce soit le cas. L’agente a plutôt simplement conclu que la preuve était insuffisante, tant sur le plan subjectif qu’objectif, au regard des arguments soulevés. Elle a estimé que le fait de participer à une manifestation n’entraînait pas, pour une personne sans antécédents d’activisme, d’affiliation politique ou d’adhésion à un groupe ciblé, un risque raisonnable de persécution. Il s’agit certainement d’une issue possible acceptable pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47), étant donné la décision spontanée du demandeur de participer à une manifestation en 2013, alors qu’il rentrait chez lui après ses cours, l’absence d’éléments de preuve personnels et la preuve à jour sur les conditions dans le pays en ce qui touche son profil.

[12]  Au bout du compte, si le simple fait de parvenir à un résultat allant à l’encontre du sentiment de persécution invoqué par le demandeur constituait une conclusion en matière de crédibilité, toutes les demandes d’ERAR rejetées donneraient lieu à une audience.

(2)  Les conclusions factuelles et le risque

[13]  Le demandeur fait valoir que l’agente a conclu de manière arbitraire et sans tenir compte de la preuve que son degré de participation politique était insuffisant pour conclure qu’il était toujours exposé à un risque de persécution près de cinq ans après les événements. Il soutient que la preuve établit que le Soudan commet continûment des violations pour écraser les manifestations.

[14]  Encore une fois, en l’absence d’autres éléments, je conclus qu’il était loisible à l’agente de tirer ces conclusions de fait. Elle a mentionné tous les éléments cruciaux soulevés par le demandeur et les a examinés à la lumière d’une preuve pertinente, à jour et réputée sur les conditions qui règnent dans le pays. Au bout du compte, le demandeur n’a pas montré que sa participation à une manifestation et les mauvais traitements qu’il a subis par la suite l’exposaient personnellement à un risque actuel et continu de persécution, en dépit des conditions défavorables dans le pays. Pour pouvoir invoquer une protection au titre de l’article 97, les risques prospectifs doivent être personnalisés.

(3)  Les recherches indépendantes

[15]  Le demandeur fait aussi valoir que l’agente devait effectuer des recherches additionnelles sur les documents qui traitent des conditions dans le pays. Il fonde ses « attentes légitimes » à cet égard sur la politique relative aux ERAR décrite dans les directives stratégiques figurant sur le site Web du ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada, intitulées Traitement des demandes d’examen des risques avant renvoi (ERAR) : Procédures et lignes directrices applicables à tous les cas. Le demandeur soutient que l’agente n’a pas fait d’autres recherches et qu’elle a ainsi pris sa décision sans bien connaître et comprendre les conditions qui règnent actuellement au Soudan.

[16]  Cependant, je note que l’agente a examiné une preuve à jour sur les conditions dans le pays provenant de sources crédibles compte tenu du dossier (par exemple des rapports de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, du Département d’État américain, d’Amnistie Internationale et de Human Rights Watch). Ces sources réputées ne décrivaient pas les manifestants de 2013 comme un groupe distinct pris pour cible. En se basant sur la preuve disponible, l’agente a conclu que les éléments de preuve présentés par le demandeur n’établissaient pas qu’il serait exposé à un risque s’il devait retourner au Soudan.

[17]  La personne qui présente une demande d’ERAR est tenue de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle est exposée à plus qu’une simple possibilité de persécution (Liyanage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 194, au par. 38). Il n’incombe pas à l’agent d’effectuer des recherches additionnelles pour établir les arguments du demandeur (Shallow, au par. 21; AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 165, au par. 28).

[18]  Le demandeur doit plutôt présenter ses meilleurs arguments et fournir une preuve objective qui appuie ses allégations. Par ailleurs, les politiques ministérielles ne sont pas des lois et ne doivent pas limiter le pouvoir discrétionnaire des agents (Krasniqi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 743, aux par. 19 et 20; voir aussi Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au par. 32). À ce titre, la politique en question ne fait qu’orienter les recherches si l’agent décide qu’elles seraient utiles. Comme l’indique d’ailleurs la politique :

On peut supposer que le décideur acquerra, avec le temps et l’expérience, une solide connaissance de nombreux pays. Dans les cas simples, ces connaissances devraient permettre à l’agent d’ERAR de prendre une décision sans qu’il ait besoin d’effectuer des recherches supplémentaires importantes.

[Non souligné dans l’original.]

IV.  Conclusion

[19]  L’agente chargée de l’ERAR a conclu de manière juste et raisonnable que la preuve dont elle disposait ne révélait l’existence d’aucun risque eu égard aux activités antérieures et au profil actuel du demandeur. Elle a donc raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas établi un risque de persécution ou un besoin de protection s’il devait retourner au Soudan. Le demandeur n’a établi aucune erreur susceptible de contrôle dans les motifs de l’agente chargée de l’ERAR, notamment en ce qui touche la conclusion quant à l’insuffisance de la preuve, qui ne portait sur rien d’autre et ne constituait pas une conclusion voilée en matière de crédibilité. Enfin, l’agente a examiné la preuve pertinente et à jour sur les conditions dans le pays et n’était pas tenue d’effectuer des recherches indépendantes. Par conséquent, le demandeur n’a pas établi qu’il avait des attentes légitimes en matière de recherches additionnelles ou qu’il y a eu manquement à l’équité.

[20]  Comme j’ai conclu que le rejet de la demande d’ERAR n’avait donné lieu à aucune erreur susceptible de contrôle ni à aucun manquement à l’équité procédurale, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question à certifier n’a été soulevée, et je conviens qu’il ne s’en pose aucune.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 7e jour de janvier 2020

Julie Blain McIntosh, LL.B., trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3109-18

 

INTITULÉ :

SHARIF AWAD SHARIF BAHAR C LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 DÉCEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 DÉCEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Rekha McNutt

 

POUR Le demandeur

 

Lisa Maziade

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Caron & Partners LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR Le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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