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Date : 20191218


Dossier : IMM-1357-19

Référence : 2019 CF 1643

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 18 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Martineau

ENTRE :

DWAYNE WINSTON GAYLE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’agent] a refusé de reporter le renvoi du demandeur en Jamaïque.

[2]  Le demandeur est né en 1985, en Jamaïque. C’est le seul pays dont il possède la citoyenneté; cependant, il a immigré au Canada avec ses parents à l’âge de deux ans et il en est devenu un résident permanent. Il n’est jamais retourné en Jamaïque. Il vit à Toronto avec son épouse, qui est citoyenne canadienne, et les deux enfants issus de ce mariage sont citoyens canadiens. Les époux ont des enfants issus de relations précédentes : le demandeur a un enfant qui vit à Windsor avec sa mère, et son épouse a deux enfants qui vivent avec le demandeur et elle et pour qui le demandeur représente une figure paternelle. Le demandeur ainsi que ses deux parents ont des problèmes de toxicomanie. Il suit des traitements contre la toxicomanie et la dépression au Centre de toxicomanie et de santé mentale de Toronto.

[3]  Le demandeur a été déclaré coupable de plusieurs infractions, dont la première était une infraction à l’ancienne Loi sur les jeunes contrevenants. En septembre 2012, il a été déclaré coupable de voies de fait causant des lésions corporelles à la femme qui deviendrait son épouse. Le demandeur a été interdit de territoire au Canada pour grande criminalité, en application de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], et une mesure d’expulsion a été prise contre lui en mai 2013. Le demandeur a interjeté appel de la décision à la Section d’appel de l’immigration [la SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, mais l’appel a été rejeté en 2016. Avec l’aide d’un conseil, il a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [l’ERAR] et une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, mais les deux demandes ont été rejetées en mars 2017. La demande de contrôle judiciaire présentée à la Cour fédérale à l’encontre de la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été rejetée en septembre 2017. En novembre 2017, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire une seconde fois, invoquant cette fois ses problèmes de santé mentale et de dépendance. Après plus de deux ans, la demande est toujours en instance, ce qui est surprenant compte tenu des faits exposés ci‑dessous.

[4]  En février 2019, l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a entrepris la première étape de l’exécution de la mesure d’expulsion en envoyant au demandeur l’ordre de se présenter le 13 mars 2019 en vue de son renvoi du Canada. Le demandeur a demandé que l’ASFC reporte son renvoi. Il s’est notamment fondé sur des rapports médicaux pour démontrer que sa santé mentale serait en péril s’il était renvoyé en Jamaïque. Ces rapports attestent d’un diagnostic de dépression, de toxicomanie et de symptômes d’anxiété et d’état de stress post‑traumatique. Sur la foi d’une entrevue par télécommunications de 60 minutes, le Dr Young, un psychiatre, a écrit ce qui suit le 30 janvier 2019 :

[traduction]

Je pense qu’il est très probable qu’il essaierait de se suicider et finirait par réussir s’il était expulsé vers la Jamaïque. […] Il est très important que [le demandeur] reste au Canada avec sa famille, laquelle doit l’aider à traiter ses problèmes de santé mentale et de dépendance, et qu’il soit en mesure de continuer à avoir accès à des traitements de santé mentale ici.

[5]  Après le début de la présente instance, l’agent a refusé de reporter le renvoi et a versé au dossier des notes datées du 4 mars 2019, qui ont servi de motifs. Le 6 mars 2019, le juge Russell a accueilli la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi présentée par le demandeur, exposant des motifs très convaincants à l’appui de sa décision.

[6]  Nul ne conteste que la norme de la décision raisonnable s’applique à la présente demande de contrôle judiciaire (Li c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 548) et que l’agent de l’ASFC dispose d’un pouvoir discrétionnaire limité d’accorder le report du renvoi. Une décision raisonnable appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et elle est justifiée, transparente et intelligible (Dunsmuir c NouveauBrunswick, 2008 CSC 9, au par. 47 [Dunsmuir]).

[7]  Le demandeur soutient que l’agent a arbitrairement écarté une nouvelle preuve médicale le concernant, en particulier le rapport indiquant qu’il risquerait sérieusement de se suicider s’il était séparé de sa famille et renvoyé en Jamaïque. Il soutient qu’il s’agit d’une preuve impérieuse qu’il doit rester au Canada pendant le traitement et l’examen de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La preuve d’un risque aussi grave mérite d’être examinée attentivement, mais l’agent lui a accordé peu de poids et n’a pas suffisamment motivé sa décision. La décision est déraisonnable et l’affaire devrait être renvoyée à l’ASFC pour qu’un autre agent rende une nouvelle décision.

[8]  Le défendeur se fonde principalement sur le pouvoir discrétionnaire limité de l’agent de l’ASFC de reporter le renvoi, lequel ne fait pas double emploi avec le rôle d’un agent d’ERAR ou d’un agent chargé de l’examen de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Le défendeur affirme que les diverses opinions d’experts contenues dans la preuve médicale ne sont pas suffisamment étayées. Il souligne que les préoccupations du Dr Young quant au fait que le demandeur se suiciderait fort probablement s’il était renvoyé du Canada n’ont pas été corroborées par la preuve de l’un ou l’autre de ses professionnels traitants habituels. Le défendeur soutient qu’en général, les idées suicidaires, la crainte causée par la peur d’être expulsé, l’absence d’installations dans le pays de destination ou la preuve fondée sur des hypothèses sont tous des motifs insuffisants pour empêcher le renvoi du Canada pour cause de criminalité.

[9]  Je reconnais que le fait que la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur est toujours en instance ne constitue généralement pas un motif suffisant permettant d’empêcher l’exécution d’une mesure de renvoi valide visée à l’article 48 de la Loi. En ce qui concerne la question de la santé mentale, je constate que la dépression et la dépendance sont des éléments communs dans toute la preuve médicale que le demandeur a fournie à l’agent. Une telle cohérence, ainsi que la gravité du risque décrit par le Dr Young — à savoir qu’il est [traduction« très probable » que le demandeur se suicide — nécessitait que le rapport soit examiné attentivement, même dans le cadre d’une demande de report et malgré le pouvoir discrétionnaire limité dont dispose l’agent de l’ASFC. (Voir les décisions Baron et Peter c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 1073, lesquelles renvoient toutes deux à la décision Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2001] 3 CF 682), rendue en 2001, dans laquelle la Cour a indiqué que les agents de renvoi doivent se demander si « la vie du demandeur serait menacée, ou [s]’il serait exposé à des sanctions excessives ou à un traitement inhumain » (au paragraphe 48). De toute évidence, un risque élevé de suicide est une menace à la vie.

[10]  Bien que la menace du renvoi puisse être un facteur aggravant en ce qui a trait à la maladie mentale du demandeur et à son risque de se suicider, des difficultés indépendantes et préexistantes y contribuent également, notamment sa dépression, sa dépendance et la culpabilité d’avoir agressé son épouse. Ces facteurs sont exposés dans le rapport du Dr Young et celui d’autres médecins, en particulier dans celui du Dr Gozlan d’octobre 2017. Le Dr Young précise également que la présence de la famille du demandeur est essentielle à son bien‑être et à l’efficacité de ses traitements en cours. On ne parle pas ici que de simples idées suicidaires. Ni de suppositions fondées sur sa dépression et son anxiété de longue date. Il n’est pas simplement question de la crainte d’être renvoyé, ni de l’absence d’installations dans le pays de destination : il est d’une importance capitale que le demandeur soit avec sa famille.

[11]  Je suis convaincu que le refus de reporter le renvoi n’est pas une issue acceptable.

[12]  Pour les motifs susmentionnés, la présente demande est accueillie. La décision rendue le 4 mars 2019 de ne pas reporter le renvoi du demandeur est annulée. Comme il se pourrait que les circonstances aient changé, il n’est pas nécessaire de renvoyer l’affaire à l’ASFC, qui devra ordonner au demandeur de se présenter si elle souhaite toujours exécuter la mesure de renvoi. Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1357-19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue le 4 mars 2019 de ne pas reporter le renvoi du demandeur est annulée. Aucune question n’est certifiée.

« Luc Martineau »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 8e jour de janvier 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1357-19

INTITULÉ :

DWAYNE WINSTON GAYLE c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 décembre 2019

Jugement et motifs :

Le juge MARTINEAU

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 18 décembre 2019

COMPARUTIONS :

Robin L. Seligman

Sandra Dzever

Pour le demandeur

Nicole Rahaman

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Seligman Law

Société professionnelle

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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