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Date: 20050831

Dossier : T-247-05

Citation : 2005 CF 1188

Ottawa (Ontario), le 31 août 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HARRINGTON

ENTRE :

                                                                JACQUES RICE

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                           PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]         Le 5 juin 2004 fut une mauvaise journée pour Monsieur Rice, un détenu en libération conditionnelle. Il a raté son couvre-feu de 21h00 parce qu'il a eu, entre autres, une panne d'auto et ce qu'il croyait être une crise cardiaque.

[2]                   Il est arrivé chez son amie (son ex-belle-soeur), en sueur et avec des douleurs au thorax, après avoir eu un problème avec la barre de suspension de son auto. Effrayée par son apparence, son amie a appelé l'ambulance pour qu'on l'amène à l'urgence. Avant de partir pour l'hôpital, Monsieur Rice a demandé à son amie d'appeler sa maison de transition pour informer les responsables qu'il ne respecterait pas le couvre-feu à cause de sa situation médicale.   

[3]                En tant que détenu en liberté conditionnelle, Monsieur Rice devait observer plusieurs conditions jusqu'à l'expiration de sa peine. L'une d'entre elles était la non-consommation de substances intoxicantes. De plus, il devait se présenter tous les soirs avant 21h00 à une maison de transition où il avait été assigné à résidence.

[4]                Après que Monsieur Rice a fait défaut de se présenter à la maison de transition le 5 juin avant 21h00, un mandat de suspension a été émis.

[5]                Durant l'enquête, l'agente correctionnelle a contacté l'hôpital pour confirmer la déclaration de Monsieur Rice concernant les événements de la soirée en question. Un employé de l'hôpital a non seulement corroboré le récit de Monsieur Rice, mais a ajouté que celui-ci aurait admis avoir bu quelques bières. De plus, l'employé a remarqué que l'haleine de Monsieur Rice sentait l'alcool.


[6]                Deux audiences ont été tenues à l'égard des incidents du 5 juin. À la conclusion de la première audience, il a été décidé qu'un mandat de suspension de libération conditionnelle devrait être exécuté le 6 juin. Cette décision a été prise compte tenu, entre autres, de l'attitude de Monsieur Rice et des doutes qui avaient été soulevés antérieurement relativement à sa consommation d'alcool, menant à deux analyses d'urine qui se sont révélées négatives. L'information reçue d'une source anonyme de l'hôpital au sujet de la consommation d'alcool de Monsieur Rice la soirée en question a aussi été prise en considération.

[7]                On n'a jamais informé Monsieur Rice de la source des propos, ni même de l'occupation de la personne en question.

[8]                Monsieur Rice s'est ardemment opposé l'accusation de consommation d'alcool et il a même offert les résultats de ses prises de sang à l'urgence.

[9]                Il a porté en appel la décision d'émettre un mandat de suspension de libération conditionnelle. La décision a été confirmée le 1er septembre 2004 par la Commission nationale des libérations conditionnelles, section d'appel ( « C.N.L.C. » ).

[10]            La C.N.L.C., dans sa décision, a porté une attention particulière aux oppositions de Monsieur Rice à l'égard d'une décision basée sur du ouï-dire provenant d'une source anonyme. Il s'était appuyé sur la décision Mooring c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1996] 1 R.C.S. 75.


QUESTION EN LITIGE

[11]       Selon le défendeur, la Cour doit seulement se fonder sur la norme de contrôle applicable en évaluant le risque que pose Monsieur Rice.

[12]            Monsieur Rice propose quelque chose d'entièrement différent. Selon lui, la Cour doit se poser la question suivante: est-ce qu'il y a eu un manquement à l'obligation d'équité procédurale durant l'audience? Si la Cour décide qu'il n'y a eu aucun manquement à l'obligation d'équité procédurale, doit-elle déterminer la norme de contrôle applicable?

[13]            Non seulement suis-je d'accord avec Monsieur Rice, mais je conclus qu'en l'espèce, la procédure n'a pas été équitable. Il n'est donc pas nécessaire que je statue sur la norme de contrôle applicable.

[14]               L'affaire est renvoyée à la C.N.L.C. pour que celle-ci procède à une nouvelle audition et statue à nouveau sur l'affaire.

ANALYSE

[15]       Je commence avec l'arrêt Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c. Ontario (Ministre du travail), [2003] 1 R.C.S. 539. Au paragraphe 127, le juge Binnie cite les propos du juge Le Dain dans l'arrêt Cardinal c. Directeur de l'établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, p. 653 :


14.    ... Cette Cour a confirmé que, à titre de principe général de common law, une obligation de respecter l'équité dans la procédure incombe à tout organisme public qui rend des décisions administratives qui ne sont pas de nature législative et qui touchent les droits, privilèges ou biens d'une personne...

[16]            Dans l'arrêt S.C.F.P., précité, le juge Binnie a aussi soutenu au paragraphe 102:

L'équité procédurale concerne la manière dont le ministre est parvenu à sa décision, tandis que la norme de contrôle s'applique au résultat de ses délibérations.

[17]            Dans le cas en l'espèce, je dois examiner le processus que la C.N.L.C. a suivi pour rendre sa décision. Si elle ne l'a pas fait de façon équitable, il n'est pas nécessaire que j'examine le résultat.

[18]            Voici ce qu'a énoncé le juge Le Dain dans l'arrêt Cardinal, précité, au paragraphe 23 :

...L'omission d'accorder une audition équitable, qui est de l'essence même de l'obligation d'agir avec équité, ne peut jamais être considérée en elle-même sans "importance suffisante" à moins que ce ne soit à cause de son effet perçu sur le résultat ou, en d'autres mots, à cause du tort réel qu'elle a causé. Si c'est là la façon correcte de voir les implications de l'analyse adoptée par la majorité de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique sur la question d'équité dans la procédure en l'espèce, j'estime nécessaire d'affirmer que la négation du droit à une audition équitable doit toujours rendre une décision invalide, que la cour qui exerce le contrôle considère ou non que l'audition aurait vraisemblablement amené une décision différente. Il faut considérer le droit à une audition équitable comme un droit distinct et absolu qui trouve sa justification essentielle dans le sens de la justice en matière de procédure à laquelle toute personne touchée par une décision administrative a droit. Il n'appartient pas aux tribunaux de refuser ce droit et ce sens de la justice en fonction d'hypothèses sur ce qu'aurait pu être le résultat de l'audition.


[19]            Dans le cas en l'espèce, la C.N.L.C. a refusé de tenir compte des résultats des prises de sang. Il est impossible de savoir quelle aurait été la décision de la C.N.L.C. si elle avait tenu compte des prises de sang. Monsieur Rice a été assujetti deux fois à la prise d'échantillons d'urine parce qu'on le soupçonnait d'avoir consommé de l'alcool. Les deux résultats se sont révélés négatifs.

[20]            Voici un extrait de l'interrogatoire de Monsieur Rice durant sa première audience :

LE COMMISSAIRE :

Q-            Alors, l'infirmier ou, en tout cas, la personne du personnel qui aurait perçu une odeur d'alcool à votre haleine, c'est une personne qui ne dit pas la vérité?

R-            Je sais pas, monsieur. Moi, j'ai des papiers icitte de l'hôpital...

Q-            Um-hum.

R-            ... le diagnostic, les prises de sang qui ont été prises.

Q-             Um-hum.

R-            Je sais pas comment lire ça, moi, rien de ça. Si vous connaissez ça, je le sais pas, vous voulez les faire checker, je vais vous les amener pour les faire checker, si voulez faire checker. Ça, c'est toutes les prises de sang qui ont été prises là-bas. S'il est question d'alcool là-dedans (inaudible), il y en a pas.

[21]            Il n'est pas évident que le résultat aurait été le même si Monsieur Rice avait été traité de façon équitable (Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202).


[22]            La décision Mooring, précité, fait partie d'une série de décisions portant su l'équité. Malgré le fait que la Cour suprême a déterminé que la C.N.L.C. n'était pas un tribunal visé par la Charte et qu'elle n'était pas assujettie aux règles de preuve, elle a tout de même cité la décision Cardinal, précitée, comme fondement du principe selon lequel :

34. ... le directeur d'une prison était tenu d'agir équitablement en déterminant s'il convenait de placer un détenu en ségrégation. ... De toute évidence, la décision de la Commission de révoquer la mise en liberté conditionnelle d'une personne a un effet important sur les droits de cette dernière. Cette décision détermine de manière péremptoire si le requérant retournera dans la société ou s'il demeurera incarcéré dans une prison ou un pénitencier. La Commission se doit donc d'agir équitablement lorsqu'elle décide d'accorder ou de révoquer la libération conditionnelle.

[...]

36. En quoi consiste "l'obligation d'agir équitablement" qui incombe à la Commission?    Le contenu de cette obligation varie selon la structure et la fonction de la commission ou du tribunal administratif en cause. En matière de libération conditionnelle, la Commission doit s'assurer que les renseignements sur lesquels elle se fonde pour agir sont sûrs et convaincants. ... Chaque fois que des renseignements ou des "éléments de preuve" lui sont soumis, la Commission doit en déterminer la provenance et décider s'il serait équitable qu'elle s'en serve pour prendre sa décision.

37. Pour déterminer s'il serait équitable de prendre en considération un renseignement donné, la Commission sera souvent guidée par la jurisprudence en matière d'exclusion d'éléments de preuve pertinents....

[23]            Il n'est pas nécessaire que je détermine s'il était opportun que la C.N.L.C. prenne en considération la preuve par ouï-dire si je présume que cette même personne (anonyme) aurait été disponible pour témoigner et pour se soumettre à un contre-interrogatoire.

[24]            Cependant, exclure une analyse scientifique effectuée à l'hôpital qui aurait pu exonérer Monsieur Rice et refuser de la prendre en considération est inéquitable. Nous ne pouvons être certains que cette preuve aurait inclu des renseignements au sujet de la consommation d'alcool de Monsieur Rice, mais nous ne le saurons jamais si cette preuve n'est pas prise en considération.


                                        ORDONNANCE

La décision de la Commission nationale des libérations conditionnelles, section d'appel, en date du 17 janvier 2005, est annulée. L'affaire est envoyée à une commission différemment constituée pour que celle-ci procède à une nouvelle audition et statue à nouveau sur l'affaire.

« Sean Harrington »

                                                                                                     Juge                        


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                     

DOSSIER :                                                     T-247-05

INTITULÉ :                                                    JACQUES RICE

ET

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        LE 20 JUILLET 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE:                                               LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :                                               LE 31 AOÛT 2005

COMPARUTIONS :

Daniel Royer                                                     POUR LE DEMANDEUR

Dominic Guimond                                              POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Labelle, Boudrault, Côté et Assoc.

Montréal (Québec)                                            POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                                POUR LE DÉFENDEUR


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