Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20050506

Dossier : T-536-04

Référence : 2005 CF 632

Ottawa (Ontario), le 6 mai 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE von FINCKENSTEIN

ENTRE :

OMAR AHMED KHADR représenté par sa

tutrice à l'instance FATMAH EL-SAMNAH

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                   SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

                                                                                                                                      défenderesse

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                 Omar Khadr est un citoyen canadien de 17 ans détenu depuis 2002 par le gouvernement américain qui lui reproche d'avoir participé aux activités des forces d'Al-Qaïda en Afghanistan. Il est actuellement détenu au camp Delta à Guantanamo Bay.


[2]                 Le demandeur soutient qu'il a été interrogé plusieurs fois pendant sa détention, qu'il n'a pas été traduit devant un tribunal indépendant et qu'il s'est vu refuser l'accès à des représentants consulaires, à ses avocats et à sa famille. Il a fait valoir qu'il doit maintenant faire face à une poursuite devant un tribunal militaire à l'issue de laquelle il pourrait être condamné à mort pour des événements qui ont eu lieu quand il avait 15 ans.

[3]                Le demandeur allègue qu'à deux reprises au moins, des agents du gouvernement canadien l'ont interrogé à Guantanamo Bay et ont ensuite transmis les renseignements ainsi obtenus aux fonctionnaires américains. Il soutient que l'omission de l'informer de son droit au silence et de son droit à l'assistance d'un avocat constituait une atteinte à ses droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).      

[4]                 Dans sa déclaration, le demandeur prie la Cour de lui accorder :

a)         une déclaration portant que les droits qui lui sont garantis par la Charte ont été enfreints;

b)         des dommages-intérêts de 100 000 $;

c)         une injonction interdisant tout nouvel interrogatoire par des agents du gouvernement canadien.

[5]                Le demandeur a déposé un avis de requête en injonction provisoire le 8 février 2005 et, le 18 février 2005, la défenderesse a déposé des affidavits souscrits par Serge Paquette et Willam Hooper. Les contre-interrogatoires sur affidavits ont eu lieu le 2 mars 2005.


[6]                William Hooper, directeur adjoint aux opérations du SCRS, a témoigné que le SCRS a interrogé Omar Khadr deux fois et que ces interrogatoires n'ont pas été menés en rapport avec des questions liées à l'application de la loi canadienne. M. Hooper a affirmé avoir pris part à la décision de dépêcher du personnel du SCRS à Guantanamo Bay pour y interroger le demandeur, mais il n'a mené aucun des interrogatoires. Il a également dit que l'identité de ceux qui ont procédé aux interrogatoires ne pouvait être révélée.

[7]                En réponse aux questions relatives à l'application des principes directeurs du SCRS en matière d'interrogatoire, M. Hooper a dit qu'il ne savait pas s'ils avaient été respectés puisqu'il n'était pas présent. Aux questions concernant des interrogatoires à venir, il a répondu dans le même sens. L'avocat de la Couronne a affirmé qu'un déclarant contre-interrogé n'a pas à s'informer des questions qu'il ne connaît pas. M. Hooper a également fourni la preuve que le SCRS avait transmis les notes d'interrogatoires aux autorités américaines. Lorsqu'il a été invité à produire une copie des rapports, l'avocat de la Couronne s'est opposé en disant qu'un déposant contre-interrogé sur son affidavit n'est pas tenu de fournir des documents dont il n'est pas fait mention dans son affidavit.


[8]                M. Paquette, directeur des services d'urgence au Bureau des affaires consulaires, a été présenté comme un représentant du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI); il ne disposait cependant d'aucun renseignement. Il a témoigné avoir été saisi du dossier lorsqu'on l'a préparé en vue de la production de l'affidavit. Par conséquent, ses connaissances se limitaient aux renseignements que lui avait transmis une certaine Mme Heatherington, directrice de la Direction du renseignement extérieur du MAECI, et à un cahier de documents dont on lui avait demandé de prendre connaissance avant le contre-interrogatoire. M. Paquette ne s'est pas adressé à un certain M. Gould, qui a rencontré M. Khadr à Guantanamo Bay, pour obtenir des renseignements. L'avocat de la Couronne s'est opposé à la question de savoir pourquoi M. Paquette n'avait pas parlé à M. Gould, affirmant que les réponses dévoileraient les communications avocat-client.

[9]                Le demandeur dépose maintenant la présente requête pour obliger les déclarants à donner suite à des engagements pris durant le contre-interrogatoire. Les engagements pris par M. Hooper se rapportent principalement à ce qui est ressorti des interrogatoires de M. Khadr, tandis que ceux de M. Paquette concernent les communications entre les fonctionnaires canadiens et les autorités américaines.


[10]            Le demandeur allègue qu'un déclarant contre-interrogé sur son affidavit a le devoir de se renseigner sur les questions qu'il connaît ou qu'il est en mesure de connaître. Il s'appuie sur l'ouvrage intitulé Civil Procedure Encyclopaedia de W.A. Stevenson pour affirmer que, lorsqu'un affidavit renferme des déclarations faites sur la foi de renseignements tenus pour véridiques, et malgré le silence des règles, le tribunal est investi d'une compétence inhérente pour ordonner au déclarant de se renseigner s'il ne s'agit pas d'un fardeau trop lourd. Il a également invoqué de nombreux exemples de jurisprudence de l'Ontario, du Manitoba et de l'Alberta à l'appui de l'argument selon lequel le déclarant est tenu de se renseigner.

[11]            Le demandeur affirme en outre à propos de la jurisprudence de la Cour :

[traduction] [¼] Les décisions faisant autorité dans d'autres ressorts sont cohérentes quant à la question soulevée dans la présente requête. Malheureusement, toutefois, la jurisprudence de la Cour est contradictoire à cet égard. Le demandeur soutient que la grande majorité des décisions penche en faveur de l'obligation pour un déclarant de se renseigner sur des questions pertinentes quant à la requête, dans la mesure où cela ne constitue pas un fardeau trop lourd.

[12]            Il conclut son argumentation comme suit :

[traduction] Il est évident que les décisions de la Cour concernant l'obligation d'un déclarant contre-interrogé de s'informer sur les questions relevant de son pouvoir ou contrôle ne sont pas cohérentes. Toutefois, le demandeur soutient que la majorité des décisions favorise nettement le point de vue selon lequel un témoin représentant une vaste organisation telle que le gouvernement doit s'informer sur les questions pertinentes quant à la requête.

[13]            Compte tenu de l'abondance de la jurisprudence de la Cour sur la question de l'obligation du déclarant contre-interrogé de se renseigner, je ne vois pas la nécessité de faire référence à des ouvrages externes ni à des décisions d'autres tribunaux. Il s'agit en l'espèce d'une requête interlocutoire. Le demandeur a le fardeau d'établir les éléments nécessaires pour que sa requête soit accueillie. La défenderesse n'a pas à déposer d'affidavits. Si, comme en l'espèce, elle le fait, je ne vois pas pourquoi elle aurait l'obligation de se renseigner davantage. Dans la mesure où elle refuse de le faire, la défenderesse ne pourra pas dans son argumentation subséquente, à l'audition de la requête, formuler des observations fondées sur les faits qui auraient été dévoilés si les engagements pris avaient été respectés.


[14]            Dans Ward c. La Nation crie de Samson, [2001] A.C.F. no 1383 (QL), le juge Hugessen, dans le cadre d'une requête interlocutoire, a succinctement résumé le droit comme suit :

3       Il ressort sans équivoque de la transcription qu'aucun engagement n'a, dans les faits, été donné. Cette situation est tout à fait normale puisque, lors d'un contre-interrogatoire concernant un affidavit, le témoin n'est pas tenu d'être informé ni, par conséquent, de se renseigner plus avant. Si le témoin n'arrive pas à élucider les faits visés par sa déposition, seule sa crédibilité sera touchée. En revanche, il est peu probable que la crédibilité soit affaiblie lorsque la question touche au contenu de vieux documents auxquels le témoin n'était pas partie et qui remontent très vraisemblablement à de nombreuses années avant sa naissance. Le contre-interrogatoire concernant un affidavit ne peut remplacer l'interrogatoire préalable, qu'il s'agisse d'un interrogatoire oral ou de la communication de documents, et ce n'est pas la façon appropriée d'obtenir des documents pertinents se trouvant en la possession de la partie adverse. Enfin, il est évident que, comme le témoin n'est pas la représentante légale de la partie qui l'a appelée à témoigner, elle ne peut exposer la thèse de cette dernière quant à l'un ou l'autre des faits en cause. Dans l'affaire Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), (1997) 146 F.T.R. 249 ou (1997) 80 C.P.R (3d) 550, j'ai eu l'occasion d'exprimer de manière approfondie mon point de vue sur les différences qui existent entre un interrogatoire préalable et un contre-interrogatoire concernant un affidavit :

                Il convient tout d'abord de rappeler certaines notions élémentaires. Le contre-interrogatoire n'est pas un interrogatoire préalable et il diffère de celui-ci sous plusieurs rapports importants. Plus particulièrement,

a)              la personne interrogée est un témoin, et non une partie;

b)              les réponses données sont des éléments de preuve, et non des aveux;

c)              le témoin peut légitimement répondre qu'il ignore quelque chose; il n'est pas tenu de se renseigner;

d)              on ne peut exiger d'un témoin qu'il produise un document que s'il en a la garde ou la possession, les mêmes règles s'appliquant à tous les témoins;

e)              les règles relatives à la pertinence sont plus restreintes.


[15]            Il faut se rappeler que nous examinons également une requête interlocutoire. Par conséquent, les observations du juge Hugessen s'appliquent tout à fait à la présente affaire. Le demandeur bénéficiera d'un interrogatoire préalable complet pour obtenir les faits dans le cadre de son action principale.

[16]            Pour paraphraser les propos de la Cour d'appel dans Merck & Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1994] A.C.F. no 662 (QL) (qui, il faut le reconnaître, se penchait sur un avis de conformité à un règlement et non sur une requête interlocutoire), si le demandeur voyait sa requête accueillie, c'est que, de fait, il « saurait compter sur les déclarations de l'intimé pour prouver ses propres prétentions » . C'est précisément ce que le demandeur tente de faire en l'espèce, mais je ne suis pas disposé à autoriser cela.

[17]            Deuxièmement, je ne vois pas du tout la pertinence des renseignements demandés dans le cadre de la requête du demandeur. Les parties m'ont informé dans les requêtes précédentes que le demandeur est incarcéré dans une prison américaine à Guantanamo Bay, à Cuba. Au Canada, aucune accusation en instance ne pèse contre lui, il n'est pas recherché pour quoi que ce soit et il ne fait l'objet d'aucune enquête (du moins, la défenderesse n'en a pas informé la Cour).

[18]            Le demandeur ne veut pas être interrogé par des agents de la sécurité canadienne, quels qu'ils soient, et il aimerait bénéficier des services consulaires du MAECI. Il prie la Cour de lui accorder un bref de mandamus en rapport avec les services consulaires dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire distincte (dossier T-686-04).

[19]            L'injonction provisoire qu'il sollicite dans la présente action vise à faire cesser les interrogatoires effectués par les agents de la sécurité canadienne jusqu'à ce qu'il soit statué sur son action en dommages-intérêts et sur l'injonction permanente.

[20]            Puisqu'il est incarcéré dans une prison américaine, mais que le rôle des agents de la sécurité canadienne n'est pas clair, la question de la responsabilité sous le régime de la Charte doit être plaidée. Par ailleurs, la question de savoir s'il a droit de garder le silence et de ne pas être interrogé par les agents de la sécurité canadienne dépend de ses droits, et non des renseignements qui seraient recueillis si la défenderesse était contrainte de respecter ses engagements. Par conséquent, les réponses aux engagements pris ne sont tout simplement pas pertinentes quant à la requête en injonction provisoire.

[21]            Pour ces motifs, la présente demande ne peut être accueillie.


                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la présente demande soit rejetée. Aucuns dépens ne sont adjugés puisque la question n'a pas été soulevée par la défenderesse.

« K. von Finckenstein »

                                                                                                     Juge                        

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                     

DOSSIER :                                        T-536-04

INTITULÉ :                                       OMAR AHMED KHADR représenté par sa tutrice à l'instance FATMAH EL-SAMNAH

c.

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

                                                     

LIEU DE L'AUDIENCE :                  VANCOUVER (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 27 AVRIL 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE von FINCKENSTEIN

DATE DES MOTIFS :                      LE 6 MAI 2005

COMPARUTIONS :

Dennis Edney                                       POUR LE DEMANDEUR

Nathan J. Whitling

Doreen Mueller                                    POUR LA DÉFENDERESSE

Robert Drummond

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edney, Hattersley & Dolphin                  POUR LE DEMANDEUR

Edmonton (Alberta)

Parlee McLaws LLP                            POUR LE DEMANDEUR

Edmonton (Alberta)

John H. Sims, c.r.                                 POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada                                                       


 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.