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                                                                                                                                 Date : 20050506

                                                                                                                    Dossier : IMM-4674-04

                                                                                                                  Référence : 2005 CF 638

ENTRE :

                                                               SONILA LUZATI

                                                              LORHEN LUZATI

                                                               ORSIDA LUZATI

                                                             XHEVAIR LUZATI

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE STRAYER

[1]                La présente demande de contrôle judiciaire vise à faire annuler la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a tranché, en date du 6 mai 2004, que les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.


[2]                Les demandeurs qui viennent d'Albanie forment une famille : Sonila, l'épouse et la mère; Xhevair, le mari et le père; Lorhen, le fils adulte; Orsida, la fille mineure. Leur demande d'asile est fondée sur une crainte prétendue de persécution du fait de leurs opinions politiques et de leur appartenance à un groupe social, le cas advenant qu'ils soient retournés en Albanie.


[3]                Voyons les allégations des demandeurs. Au moment où le régime communiste commençait à s'effondrer en Albanie en 1990, le mari et la femme ont participé à des manifestations anticommunistes. Le Parti démocratique a été porté au pouvoir à la suite d'élections en 1992 et en 1993. Le couple a adhéré à ce parti. Le mari s'était affairé avant cette période à distribuer des documents du parti et à organiser des réunions et des manifestations. Sonila a dit qu'elle a agi à titre d'observatrice pour le Parti démocratique dans sa circonscription au cours des élections locales d'octobre de 1996. Durant la première moitié de 1997, Sonila a reçu des lettres de menace anonymes la sommant d'abandonner le Parti démocratique. Son mari a été extirpé d'une voiture, battu et menacé par des malfaiteurs qui agissaient visiblement pour le Parti socialiste (qui avait été mis sur pied pour remplacer le Parti communiste). Le Parti socialiste a remporté les élections du 29 juin 1997 et le couple a continué de recevoir des menaces par téléphone, par courrier et sur la rue. En mars 1998, deux inconnus ont tenté d'enlever leur fils, Lorhen, qui était alors âgé de 13 ans. Il a réussi à s'échapper. L'affaire a été signalée à la police qui n'y a jamais donné suite. Sonila a été renvoyée de l'institution scolaire où elle travaillait. En septembre 1999, Xhevair a été gravement battu par la police au moment où il participait à une réunion du Parti démocratique. Le 21 juin 2000, Sonila a été enlevée sur la rue, poussée dans une fourgonnette et battue. Ses deux agresseurs ont menacé de la violer et de la tuer et lui ont dit qu'ils tueraient tous les membres du Parti démocratique. Une fois relâchée, elle est allée au poste de police pour signaler l'agression. La police s'est montrée indifférente. Peu de temps après, le 11 juillet 2000, Sonila a quitté l'Albanie avec ses enfants pour venir au Canada. Il semblerait que Xhevair soit demeuré là-bas parce qu'ils n'avaient pas les moyens de venir tous en même temps. Il est demeuré en Albanie et a continué à travailler dans un bar et un restaurant. Il a été agressé et menacé à plusieurs occasions en raison de son appartenance au Parti démocratique. Il a quitté l'Albanie le 13 avril 2001 et il est arrivé au Canada le jour suivant. Tous les membres de la famille ont demandé l'asile à leur arrivée au Canada.


[4]                En ce qui a trait à Sonila, la Commission a jugé qu'il se pouvait qu'elle ait été membre du Parti démocratique, mais non un membre actif ni un membre de premier plan d'un genre à attirer des gestes d'intimidation de la part des partisans du Parti socialiste. La Commission a conclu que « la demandeure principale n'a pas fait la preuve de son profil politique, qui constitue le fondement de sa demande d'asile » (dossier de la demanderesse, à la page 5). Sonila avait allégué, entre autres choses, avoir agi à titre d'observatrice pendant les élections locales de 1996. Même si la Commission a reconnu qu' « il était possible que la demandeure principale ait agi à titre d'observatrice pendant les élections en 1996 » , elle a accordé « peu de poids » à la preuve portant sur sa connaissance du rôle d'un observateur électoral. La Commission a également rejeté une lettre d'attestation datée du 21 juillet 2000, apparemment signée par le président du Parti démocratique, qui confirmait qu'elle était une des « activistes » du Parti, en la qualifiant de lettre « contrefait[e] ou [ayant] été obtenu[e] par des moyens frauduleux » . De plus, la Commission a rejeté sa version des faits concernant l'enlèvement à l'occasion duquel elle aurait été battue et menacée de viol et de mort parce que, même si elle a dit avoir signalé l'agression à la police, elle n'a jamais obtenu de soins médicaux. La Commission a jugé qu'il n'était pas raisonnable que, compte tenu du fait qu'elle avait été battue sauvagement, elle ne soit pas allée immédiatement dans une clinique médicale, mais qu'elle se soit plutôt rendue au poste de police sans jamais demander de soins médicaux. Elle a notamment expliqué à cet égard que les postes dans les cliniques médicales étaient occupés par des membres du Parti socialiste qui l'auraient maltraitée davantage. La Commission a rejeté cette explication.


[5]                En ce qui a trait à l'époux, Xhevair, la Commission a apparemment rejeté, pour les raisons exposées ci-dessous, son témoignage concernant les agressions dont il a été victime et les menaces qu'il a reçues du fait qu'il était membre du Parti démocratique. La Commission n'était pas convaincue qu'il se trouvait effectivement en Albanie après le mois de septembre 1999 parce qu'il lui a été impossible de produire son passeport ou son « carnet de travail » , des documents qui auraient permis d'établir ses allées et venues durant cette période. La Commission n'a pas cru son témoignage lorsqu'il a affirmé qu'il travaillait dans des bars et des cafés à Tirana durant cette période, parce qu'il y était connu comme un membre du Parti démocratique et que ces endroits étaient fréquentés par des membres importants du gouvernement socialiste. Comme il n'a allégué aucun incident dans ces bars, la Commission n'a pas jugé crédible son témoignage concernant ces emplois. Elle a rejeté une lettre datée du 27 septembre 2003, censée provenir du Parti démocratique de l'Albanie, attestant le fait qu'il était membre du Parti, qu'il avait été un des premiers activistes durant les années 1990, qu'il avait participé à toutes les réunions et qu'il avait effectivement critiqué le Parti socialiste. La lettre confirmait également qu'il avait agi à titre d'observateur lors des élections locales d'octobre 1996. De plus, elle attestait le fait que lui et sa famille avaient été la cible du Parti socialiste. La Commission a rejeté cette lettre parce qu'elle n'avait pas la même présentation que la lettre d'attestation type fournie par le président du Parti démocratique. En outre, la Commission a estimé que les lettres d'attestation le concernant lui et sa femme avaient été « obtenu[e]s dans des circonstances propices à la fraude » parce qu'elles avaient été obtenues du Parti par sa belle-soeur. La preuve dont il a été fait état révélait que les faux documents étaient monnaie courante en Albanie. De la même manière qu'elle l'a fait pour sa femme, la Commission a conclu que Xhevair était un simple membre du Parti démocratique, sans plus.

[6]                S'appuyant sur le fait qu'elle a jugé que les lettres d'attestation du Parti démocratique étaient des faux documents et sur ses conclusions de manque de crédibilité à l'égard de certains aspects du témoignage des deux demandeurs adultes, la Commission a rejeté l'ensemble de la preuve relative à la crainte de persécution du fait de leurs opinions politiques.

[7]                Il s'agit essentiellement de conclusions de fait et la norme de contrôle applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable. Bien qu'elle doive généralement faire preuve de retenue à l'égard des conclusions de fait et de crédibilité tirées par la Commission, la Cour peut intervenir si elle juge que ces conclusions sont déraisonnables. Voir, par exemple, Toth c. Canada [2002] A.C.F. no 518; Ortiz c. Canada [2004] A.C.F. no 863. Plusieurs conclusions très importantes de la Commission concernant la crédibilité sont, à mon avis, manifestement déraisonnables.


[8]                La conclusion selon laquelle le témoignage de Sonila n'était pas crédible de façon générale repose principalement sur le fait que la Commission a jugé que sa version des faits concernant l'incident où elle a été enlevée, agressée et menacée manquait de vraisemblance. La Commission a conclu qu'il n'était pas possible qu'elle n'ait pas cherché à obtenir des soins médicaux. Interrogée à ce sujet, elle a dit que, malgré le fait qu'elle ait subi des ecchymoses, elle n'a pas eu besoin de soins médicaux, qu'elle ne se sentait pas à l'aise de demander des soins dans les circonstances et que les postes dans les cliniques médicales étaient pour la plupart occupés par des socialistes qui se seraient montrés inamicaux et peu serviables. En toute déférence, j'estime que la Commission a tiré une conclusion manifestement déraisonnable quant au manque de vraisemblance de ce témoignage. La preuve comportait un certificat du chef du poste de police no 1, à Tirana, en date du 21 juin 2000, qui confirme que Sonila avait déposé une plainte ce jour-là, qu'elle avait été maltraitée et battue et qu'on avait tenté de la violer, parce qu'[traduction] « elle est activiste et membre du Parti démocratique dans la circonscription où elle habite » . La crainte qu'elle avait d'être traitée par un personnel médical socialiste ne manquait pas non plus de vraisemblance : la présidente de l'audience de la Commission a elle-même reconnu ne pas ignorer que, dans nombre de lieux de travail, les partisans du Parti démocratique avaient été remplacés par des travailleurs du Parti socialiste à la suite des élections de 1997 (voir le dossier de la Commission, à la page 1543). À mon avis, cette conclusion déraisonnable quant à la vraisemblance de la version des faits de la demanderesse constituait un facteur déterminant dans la conclusion de la Commission selon laquelle son témoignage n'était pas crédible dans son ensemble.


[9]                J'estime que la Commission a également tiré des conclusions déraisonnables en tranchant que Xhevair ne pouvait avoir travaillé dans deux cafés à Tirana de 1991 à 2001, parce que sinon il y aurait eu des incidents dans ces bars ou cafés, du moins au cours de la période qui a suivi l'élection du Parti socialiste, et parce que ces bars ou cafés étaient « fréquentés par des membres importants du gouvernement » . Cette conclusion laisse présumer qu'un membre important du gouvernement qui entrerait dans un café ou un bar où un activiste du Parti démocratique travaille provoquerait forcément un incident ou que le travailleur partisan du Parti démocratique s'en prendrait au client. J'estime que cette conclusion est déraisonnable et elle l'est de façon manifeste.


[10]            L'avocat des demandeurs a soutenu que, si la Commission était préoccupée par les allées et venues de Xhevair après le mois de septembre 1999, elle aurait dû lui poser la question directement et lui donner l'occasion d'expliquer les contradictions qu'elle avait constatées. Il a cité de nombreuses décisions à cet égard, notamment Owusu Ausah c. Canada (1989), 8 Imm. L.R. (2d) 106 (C.A.F.), et Gracielome c. Canada (1989) 9 Imm. L.R.(2d) 237 (C.A.F.). Je conviens que cette question aurait dû être soulevée devant le demandeur. Cette question revêtait visiblement beaucoup d'importance pour la Commission, mais elle n'était pas apparente pour le demandeur. Rien n'indique, par exemple, pourquoi la Commission a particulièrement refusé de croire qu'il se trouvait en Albanie « après le mois de septembre 1999 » . Ni l'un ni l'autre des avocats ne pouvait expliquer ce qui découlait de ce mois en particulier et il n'a pas dû être évident pour Xhevair de comprendre pourquoi ses allées et venues après cette date spécifique étaient particulièrement suspectes. Ainsi, si la question avait été expressément soulevée, il aurait pu porter à l'attention de la Commission un permis de conduire international, avec son nom et sa photo, délivré à Tirana le « 11.07.2000 » , dont la date d'expiration était le « 11.07.2001 » . Peu importe que la date soit le 7 novembre ou le 11 juillet, ce document aurait été approprié pour établir s'il se trouvait bel et bien en Albanie après le mois de septembre 1999. Si je comprends bien, ce document faisait partie du dossier de la Commission, mais il n'en a pas été fait état dans les observations qui lui ont été présentées.

[11]            J'estime également qu'il était manifestement déraisonnable pour la Commission de conclure que les documents du Parti démocratique confirmant la participation de Xhevair et de Lorhen aux activités du ce parti étaient contrefaits. La Commission en est arrivée à cette conclusion pour deux raisons. Premièrement, elle a constaté que les lettres en question n'avaient pas la même présentation que l' « attestation type » fournie par le président du Parti démocratique. Ce modèle de lettre figure à la page 366 du dossier de la Commission. Il semble que ce ne soit rien d'autre qu'une macro-instruction créée par ordinateur qui pourrait être facilement modifiée pour personnaliser la lettre selon le membre du parti en question. Les attestations concernant ces demandeurs ont été considérées comme des documents contrefaits parce que les numéros de téléphone et de télécopieur du Parti démocratique n'y apparaissaient pas. En outre, ces attestations ont inspiré des soupçons à la Commission parce qu'elles avaient été obtenues à la demande de la belle-soeur de Lorhen qui se trouvait en Albanie. Je pense qu'il était manifestement déraisonnable de conclure, pour ces motifs, qu'il s'agissait de documents contrefaits.


[12]            Je ne me pencherai pas sur les autres reproches formulés par les demandeurs au sujet de la décision de la Commission, les motifs précédents étant à mon avis suffisants pour faire annuler cette décision et renvoyer l'affaire à un tribunal différemment constitué pour qu'il procède à une nouvelle audition.

                                                                                                                              « Barry L. Strayer »          

Juge suppléant

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B


                                                 COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                 IMM-4674-04

INTITULÉ :                                                                SONILA LUZATI, LORHEN LUZATI, ORSIDA LUZATI et XHEVAIR LUZATI

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        LE 14 AVRIL 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                           LE JUGE SUPPLÉANT STRAYER

DATE DES MOTIFS :                                               LE 6 MAI 2005

COMPARUTIONS :

D. Clifford Luyt                                                             POUR LES DEMANDEURS

Kareena R. Wilding                                                       POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Czuma Ritter                                                                 POUR LES DEMANDEURS

Avocats

Toronto (Ontario)                                                         

John H. Sims, c.r.                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)                                                                                                                                  

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