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                                                                                                                                 Date : 20050520

                                                                                                                    Dossier : IMM-3905-04

                                                                                                                  Référence : 2005 CF 730

ENTRE :

                                                     GREGORY CHRISTOPHER

ANNAMARY CHRISTOPHER

                                                                             

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), le 23 mars 2004, par laquelle la Commission a décidé que les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention ou des personnes à protéger.

LES FAITS


[2]                Les demandeurs sont des citoyens tamouls du Sri Lanka. Le mari a 72 ans et son épouse, 56 ans. Leurs revendications sont fondées sur l'appartenance à un groupe social, soit les Tamouls du Nord du pays qui craignent à la fois les Tigres de libération de l'Eelam tamoul (TLET) et les autorités du Sri Lanka. Tous leurs enfants ont quitté le pays pour se rendre au Canada; leurs deux fils ont été acceptés comme réfugiés au sens de la Convention et leur fille a été parrainée.

[3]                Les demandeurs ont soutenu que leur famille avait eu des difficultés avec les TLET, qui tentaient de recruter leurs enfants, et l'armée du Sri Lanka, qui soupçonnait les membres de la famille d'être des sympathisants des TLET. La famille a dû déménager plusieurs fois. Leurs fils ont été arrêtés, torturés et détenus plusieurs fois et ils ont finalement fui le pays pour se rendre au Canada. Les demandeurs sont ensuite retournés à Jaffna dans l'espoir d'y vivre tranquilles puisque leurs enfants étaient tous partis à l'étranger.

[4]                Pendant le déroulement des négociations de paix et depuis qu'une certaine légitimité a été accordée aux TLET, ces derniers ont commencé à recruter de façon agressive les jeunes qui n'étaient pas encore dans leurs rangs et à chercher à extorquer des fonds aux plus âgés. En mars 2003, des représentants des TLET se sont rendus au domicile des demandeurs à Jaffna pour leur demander une forte somme; ils les ont menacés de représailles s'ils refusaient de payer. Il y a eu en tout trois visites de ce genre. Selon les demandeurs, les représentants des TLET ont exigé qu'ils communiquent avec leurs enfants pour obtenir de l'argent. D'autres aînés du village auraient été traités de la même façon.


[5]                En mai 2003, les demandeurs se sont rendus à Colombo et ont demandé des documents de voyage qui leur ont permis de quitter le pays le 30 juillet 2003. Pendant cette période de trois mois à Colombo, les demandeurs n'ont pas eu de problèmes avec les TLET. Selon leur témoignage, leurs voisins auraient dit aux représentants des TLET à quel endroit le couple se trouvait; les demandeurs avaient l'impression que les TLET croyaient qu'ils étaient allé à Colombo afin de se procurer l'argent demandé.

DÉCISION VISÉE PAR LE CONTRÔLE JUDICIAIRE

[6]                La Commission a d'abord déclaré qu'elle n'avait pas le mandat de tenir compte des motifs d'ordre humanitaire ou du principe de la réunification des familles.

[7]                La formation a ensuite affirmé que les demandeurs avaient pu se rendre à Colombo sans problèmes et que les TLET ne les avaient pas poursuivis, même s'ils n'avaient pas réussi à remettre à temps l'argent qui était exigé. Les demandeurs n'avaient pas eu non plus de problèmes avec les autorités sri-lankaises à Colombo. La Commission a donc conclu qu'ils disposaient d'une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable, car ils n'avaient pas eu de problèmes à cet endroit et ils n'avaient pas été obligés de se procurer des permis de voyage ou de s'inscrire auprès de la police depuis le cessez-le-feu unilatéral de décembre 2001. La Commission a aussi pris en compte la preuve documentaire et a constaté que la situation dans le pays s'était considérablement améliorée depuis 2002.


[8]                Voici un extrait de la décision de la Commission :

[...] aucun attentat suicide à la bombe, aucun rapport portant sur des arrestations ou des détentions arbitraires, aucune rafle, à grande échelle, de Tamouls; la plupart des postes de contrôle ont été enlevés; on a mis fin à l'enregistrement des visiteurs et les rapports faisant état de mauvais traitements aux mains des forces de sécurité ont pratiquement cessé. On a déclaré un état d'urgence qui a duré deux jours à la suite d'agitations politiques, mais il n'y a pas eu de résurgence de combats liés à la guerre civile.

Pour ces motifs, la Commission a jugé que les demandeurs disposaient d'une PRI viable à Colombo aujourd'hui, avec une très faible possibilité de persécution, et qu'ils pourraient très bien déménager à Colombo.

OBSERVATIONS DES DEMANDEURS

[9]                Les demandeurs soulignent d'abord que la Commission n'a pas soulevé de problèmes de crédibilité quant à leur témoignage et n'a pas contesté le fait que les TLET leur avaient demandé un gros montant d'argent. À leur avis, il était manifestement déraisonnable que la Commission vienne à la conclusion que les TLET ne les avaient pas poursuivis à Colombo pour la simple raison qu'ils n'avaient pas été inquiétés pendant les trois mois qu'ils avaient passés dans cette ville. Les demandeurs prétendent que les TLET ne les ont pas poursuivis à Colombo parce qu'ils ne les avaient pas encore retrouvés (Colombo est une grande ville) et parce que l'organisation avait l'impression que les demandeurs cherchaient à se procurer l'argent qui leur avait été réclamé.


[10]            L'avocat des demandeurs a aussi insisté sur le fait que l'analyse de la Commission portait entièrement sur la situation au Sri Lanka dans la période suivant l'installation du processus de paix et qu'elle ne s'intéressait pas aux risques d'autres incidents d'extorsion. En fait, les demandeurs soutiennent que les TLET peuvent maintenant fonctionner plus librement à Colombo par suite de la trêve; il est possible que les attentats suicides à la bombe, les arrestations ou détentions arbitraires et les rafles, à grande échelle, de Tamouls aient diminué, mais ces facteurs n'ont rien à voir avec la question de savoir si les demandeurs risquent encore de subir des menaces d'extorsion à Colombo.

[11]            L'avocat des demandeurs a aussi affirmé que, selon la preuve documentaire, la situation concernant les extorsions de la part des TLET est plus grave qu'avant le cessez-le-feu, car ils peuvent fonctionner partout au pays dans l'impunité. Par conséquent, les demandeurs soutiennent que la conclusion de la Commission selon laquelle les demandeurs avaient une PRI viable, conclusion qui ne fait aucune référence aux données sur les activités des TLET à Colombo, est manifestement déraisonnable.


[12]            Dans leur mémoire en réplique, les demandeurs soulignent qu'il ne s'agit pas de savoir s'il y a eu augmentation des extorsions des TLET à Colombo, mais plutôt de déterminer si ces extorsions ont lieu et si les demandeurs présentent le profil des personnes ayant un risque raisonnable d'être ciblées. Selon les demandeurs, on suppose que les personnes ayant de la famille à l'étranger ont la capacité de payer; or, les demandeurs se trouvent justement dans cette situation. Ils ajoutent que le critère de détermination du statut de réfugié n'est pas la certitude ou la probabilité de persécution, mais simplement un peu plus qu'une possibilité minime.

OBSERVATIONS DU DÉFENDEUR

[13]            Selon le défendeur, la conclusion de la Commission selon laquelle les activités d'extorsion des TLET à Colombo seraient progressivement contrées et que les demandeurs y trouveraient une possibilité de refuge intérieur est étayée par la preuve dont elle était saisie. Une telle conclusion de fait, lorsqu'elle est étayée par la preuve qui a été soumise au tribunal, ne peut être considérée comme une conclusion tirée d'une manière abusive ou arbitraire.

[14]            L'avocate du défendeur ajoute que l'on présume que la Commission a pris en compte toute la preuve dont elle était saisie et qu'elle n'a pas à mentionner chacun des éléments de preuve. En l'espèce, souligne-t-elle, le demandeur n'aurait pas réussi à faire tomber cette présomption.

[15]            Le défendeur mentionne aussi un document rédigé par la Direction des recherches de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié ne signalant aucune augmentation des activités d'extorsion des TLET à Colombo après le cessez-le-feu de février 2002. De la même façon, il allègue que les demandeurs ont été incapables de prouver l'assertion selon laquelle l'extorsion est un problème qui touche particulièrement les personnes ayant des enfants vivant à l'étranger.


[16]            En résumé, le défendeur soutient que les demandeurs n'ont pas le profil de cibles probables d'activités d'extorsion et souligne qu'ils ont été incapables de démontrer que la Commission avait tiré une conclusion manifestement déraisonnable en statuant qu'ils bénéficiaient d'une PRI à Colombo.

QUESTION EN LITIGE

[17]            Voici la seule question à aborder dans la présente affaire : la Commission a-t-elle commis une erreur en statuant que les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur viable à Colombo?

ANALYSE


[18]            D'après la jurisprudence et l'analyse pragmatique et fonctionnelle dans Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. n ° 1283 (1re inst.) (QL), la norme de contrôle judiciaire pertinente dans une demande de contrôle judiciaire visant une PRI est le critère de la décision manifestement déraisonnable (Khan c. Canada (M.C.I.), [2005] A.C.F. n ° 47 (C.F.); Chorny c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. n ° 1263 (C.F.); Canada (M.C.I.) c. Mohideen, [2005] A.C.F. n ° 596 (C.F.)). En d'autres mots, la Cour modifiera la décision de la Commission uniquement si le demandeur peut démontrer que la Commission a rendu une décision fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait (Loi sur les Cours fédérales, alinéa 18.1(4)d)).

[19]            Il est bien établi en droit que le concept de PRI est « inhérent » à la définition de l'expression « réfugié au sens de la Convention » . Puisqu'un réfugié au sens de la Convention doit être un réfugié d'un pays, et non d'une subdivision ou d'une région d'un pays, le revendicateur du statut de réfugié ne peut être un réfugié au sens de la Convention s'il existe une possibilité de refuge intérieur. Il s'ensuit donc que la détermination du statut de réfugié au sens de la Convention s'accompagne nécessairement d'une évaluation de la PRI. Puisque l'existence d'une PRI est un élément essentiel de la question de savoir si le demandeur est un réfugié au sens de la Convention, il incombe au demandeur de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu'il existe une sérieuse possibilité de persécution dans l'ensemble de son pays.

[20]            Le critère permettant de déterminer l'existence d'une PRI a été exposé par le juge Mahoney dans Rasaratnam c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 C.F. 706 (C.A.), à la page 711, et rappelé dans Thirunavukkarasu, précité, au paragraphe 12. Pour établir qu'un demandeur a accès à une PRI, la Commission doit d'abord être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le revendicateur ne risque pas sérieusement d'être persécuté dans le nouvel endroit et, ensuite, qu'il ne serait pas déraisonnable pour le revendicateur d'y trouver refuge.


[21]            En l'espèce, la Commission n'a pas remis en question la crédibilité des demandeurs ni le bien-fondé de leur crainte de persécution. En ce qui concerne l'existence d'une PRI, la Commission n'a pas examiné la situation particulière des extorsions de la part des TLET à Colombo; elle a plutôt choisi de concentrer son attention sur l'état du pays, de façon générale, sans référence particulière à la situation des demandeurs.

[22]            La décision de la Commission selon laquelle les demandeurs ont une PRI viable à Colombo se fondait sur quatre constatations : 1) les demandeurs ont pu résider à Colombo pendant trois mois sans incident; 2) depuis le cessez-le-feu de décembre 2001, il n'est plus nécessaire de s'inscrire auprès de la police ou d'obtenir de documents de voyage; 3) des changements positifs ont été enregistrés en 2002 et ces derniers ont été maintenus au cours des mois qui ont suivi; 4) il n'y a pas eu d'attentats suicides à la bombe, pas de rapports d'arrestations ou de détentions arbitraires, aucune rafle à grande échelle de Tamouls; la plupart des postes de contrôle ont été supprimés, l'enregistrement des visiteurs a été interrompu et les rapports de mauvais traitements aux mains des forces de sécurité sont maintenant très rares.


[23]            Avec tout le respect dû à la Commission, je dois dire que ces faits ne permettent pas de déterminer qu'il n'existe pas une sérieuse possibilité que les demandeurs soient victimes d'extorsion à Colombo. Il est fort possible que la vie quotidienne de la population générale se soit considérablement améliorée par suite du cessez-le-feu, mais cela ne veut pas nécessairement dire que l'environnement des Tamouls menacés d'extorsion par les TLET soit plus sûr. En effet, les demandeurs ont soutenu que le cessez-le-feu avait permis aux TLET d'exercer plus librement leurs activités dans l'ensemble du Sri Lanka. Comme je l'ai affirmé dans Anthonimuthu c. Canada (MCI), [2005] A.C.F. n ° 162 :

Quant à l'absence de preuve fiable que les TLET extorquaient d'importantes sommes d'argent à Colombo à l'époque alléguée ou que les Tamuols âgés étaient maltraités, la preuve est, au mieux, ambiguë. Le rapport du Département d'État mentionne que les TLET pratiquaient l'extorsion, mais le rapport ne précis pas la région dans laquelle ces actes se sont produits. La Direction des recherches de la Commission a également dit en 2003 que [traduction] « par suite du cessez-le-feu et de la possibilité, pour les TLET, de circuler librement dans les zones sous le contrôle du gouvernement, les TLET auraient étendu leurs activités d'extorsion dans une nouvelle région, surtout dans les villes de Batticaloa et de Karaitivu » .

[24]            Il est possible, comme le soutient le défendeur, que les demandeurs n'aient pu être ciblés par les TLET parce qu'ils ne correspondent pas au profil des victimes potentielles d'extorsion (ce ne sont pas des gens d'affaires) et parce que les TLET n'ont pas étendu leur secteur d'activités jusqu'à Colombo. Cependant, aucune analyse, dans les motifs de la Commission, ne permet de tirer cette conclusion. On ne peut certainement pas conclure hâtivement de cette façon du simple fait que la situation générale s'est quelque peu améliorée depuis le cessez-le-feu.


[25]            Nous ne pouvons pas non plus rejeter la possibilité d'extorsions à Colombo simplement parce que les demandeurs y ont vécu trois mois sans être harcelés par les TLET. Comme les demandeurs l'ont déclaré (et leur crédibilité n'a pas été remise en question par la Commission), on aurait dit à des membres des TLET que les demandeurs étaient déménagés à Colombo afin de trouver l'argent exigé; cette situation peut très bien expliquer la raison pour laquelle on ne les a pas importunés, sans compter le fait que Colombo est une grande ville et qu'il est possible que les TLET n'aient pas encore eu la possibilité de les retrouver.

[26]            Le défendeur a aussi évoqué quelques jugements où la Cour a confirmé des conclusions similaires concernant l'existence d'une PRI au Sri Lanka qui avaient été tirées par la Commission. Mais, comme on le sait très bien, chaque décision fondée sur des conclusions de fait repose sur la preuve soumise à la Commission. J'ai lu attentivement les décisions qui m'ont été soumises par l'avocate du défendeur et j'ai constaté que les faits divergent. En effet, dans certains cas, rien ne venait prouver la crainte d'extorsion ou le demandeur n'avait pas été victime d'extorsion. Dans d'autres, les incidents relatifs à des extorsions n'ont pas été considérés comme de la persécution, question qui n'était même pas en jeu dans la présente affaire.

[27]            En conclusion, j'estime que la Commission a commis une erreur susceptible d'examen en omettant d'analyser le risque d'extorsion à Colombo évoqué par les demandeurs. Il ne suffisait pas de rejeter le témoignage des demandeurs au moyen d'énoncés généraux sur l'amélioration de la situation dans le pays par suite du cessez-le-feu. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie; la décision de la Commission devrait être annulée et l'affaire devrait être renvoyée à un tribunal différemment constitué qui statuera à nouveau sur l'affaire.

                                                                                                                           « Yves de Montigny »             

Juge

Traduction certifiée conforme

Michèle Ali


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-3905-04

INTITULÉ :                                                    GREGORY CHRISTOPHER

ANNAMARY CHRISTOPHER c. MCI                     

                                    

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 5 MAI 2005

LIEU DE L'AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               LE JUGE DE MONTIGNY

DATE DES MOTIFS :                                   LE 20 MAI 2005

COMPARUTIONS:

John Grice                                                         POUR LES DEMANDEURS

Anshumala Juyal                                                POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

John W. Grice

North York (Ontario)                                        POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                    POUR LE DÉFENDEUR

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