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Date : 20000530

T-1599-98

E n t r e :

                MERCK FROSST CANADA INC. et MERCK & CO., INC.,

                                                                                              demanderesses

                                                      - et -

                  MINISTRE DE LA SANTÉET ALCON CANADA INC.,

                                                                                                   défendeurs

                                   MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE MULDOON

[1]         La présente demande, qui a été entendue à Vancouver et à Ottawa, a été introduite en vertu de l'article 55.2 de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, et de l'article 6 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133. Les demanderesses sollicitent une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer à la défenderesse Alcon Canada Inc. un avis de conformité pour une solution gélifiante ophtalmilque au maléate de timolol en concentrations de 0,25 % et 0,5% tant que le brevet canadien no 1 280 367 ne sera pas expiré. Les demanderesses réclament également une ordonnance au sujet de leurs dépens.


Les faits

[2]         La seconde demanderesse, Merck & Co., Inc. (Merck & Co.) est titulaire du brevet canadien no 1 280 367 (le brevet 367). La première demanderesse, Merck Frosst Canada Inc. (Merck Frosst), est l'unique licenciée du brevet. En juin 1995, les deux sociétés ont commencé à commercialiser le Timoptic-XE, des gouttes ophtalmiques servant à traiter le glaucome. Ce produit est fondé sur l'invention révélée par le brevet 367.

[3]         L'invention décrite dans le brevet a pour objet une composition pharmaceutique contenant au moins un polysaccharide en solution aqueuse du type subissant une transition de phase liquide-gel sous l'effet d'une augmentation de la force ionique. La revendication 1 du brevet est ainsi libellée :

[TRADUCTION]

1.              Composition pharmaceutique destinée à entrer en contact avec un liquide physiologique, caractérisée par le fait que ladite composition est destinée à être administrée sous une forme liquide non gélifiée et à se gélifier in situ; cette composition contient au moins un polysaccharide en solution aqueuse, du type subissant une transition de phase liquide-gel, se gélifiant in situ sous l'effet d'une augmentation de la force ionique dudit liquide physiologique.

Utilisés dans une solution ophtalmique, les ions ou sels qui sont censés être responsables de la gélification de la solution sont présents dans les sécrétions lacrymales ou larmes du sujet. L'utilisation de l'invention dans des gouttes ophtalmiques, comme Timoptic-XE, fait en sorte que les gouttes se gélifient à la surface de l'oeil plutôt que d'être rapidement éliminées par le clignement de l'oeil.


[4]         À la fin des années 1990, la défenderesse Alcon Canada Inc. (Alcon), a essayé de commercialiser des produits semblables au Timoptic-XE sous le nom de solution gélifiante ophtalmique au maléate de timolol en concentrations de 0,25 % et 0,5% (SGOT). Pour ce faire, elle a soumis à Santé Canada une présentation abrégée de drogue nouvelle dans laquelle elle se référait au Timoptic-XE et elle a signifié un avis d'allégation daté du 10 juin 1998 à Merck Frosst. Dans son avis d'allégation, Alcon alléguait notamment que sa SGOT ne contreferait pas le brevet 367 et que celui-ci était de toute façon invalide.

[5]         En ce qui concerne son allégation de non-contrefaçon, Alcon affirmait que la SGOT contient de la gomme xanthane et que cette gomme n'est pas un type de polysaccharide subissant une transition de phase liquide-gel, se gélifiant in situ sous l'effet d'une augmentation de la force ionique. Elle alléguait que Merck & Co. avait reconnu cet état de fait dans certaines de ses observations écrites en date du 7 décembre 1987 qui avaient été soumises au cours des poursuites relatives à l'équivalent américain de son brevet 367.


[6]         En ce qui concerne ses moyens d'invalidité, Alcon a premièrement soutenu que la revendication 1 du brevet 367 ne peut raisonnablement être interprétée comme ayant une portée suffisamment grande pour inclure la gomme xanthane, sans inclure également les compositions ophtalmiques de l'état antérieur de la technique, telles celles visées par les brevets américains no 4 136 177 et no 4 136 173. Deuxièmement, Alcon a fait valoir qu'avant la date de dépôt du brevet 367, on connaissait déjà des compositions ophtalmiques contenues dans un médicament à usage ophtalmique et de la gomme xanthane. Elle a en outre ajouté que le timolol et le maléate de timolol et leur utilisation comme bêta-bloquants dans le but de réduire l'hypertension oculaire étaient également connus avant la date de dépôt du brevet 367. Troisièmement, Alcon a indiqué que dans la mesure où les revendications du brevet 367 incluent la gomme xanthane, elles sont invalides en raison de leur caractère inopérant ou de leur absence d'utilité. Les demanderesses, évidemment, réfutent toutes ces allégations et tous ces arguments.


[7]         La preuve présentée par les deux parties à l'appui de leurs allégations respectives est volumineuse. Qu'il suffise de préciser que les demanderesses ont d'abord produit une preuve du Pr Neumann de l'université de Toronto, spécialiste de la thermodynamique appliquée des interfaces ainsi que des problèmes biomédicaux et biotechnologiques. Pendant le contre-interrogatoire, il a affirmé être un spécialiste des polysaccharides. Alcon a riposté en produisant une preuve du Pr Ross-Murphy de la University of London, dont les recherches portent sur la structure et les propriétés des polymères et des polysaccharides, notamment la gomme xanthane, en particulier sur le lien entre cette structure et ces propriétés et la gélification. Les demanderesses ont eu tôt fait de produire à leur tour une preuve du Pr Edwin Morris, récemment en poste à la Cranfield University (Angleterre), dont les expériences de recherche portent sur les propriétés fonctionnelles des polymères naturels et tout particulièrement sur les polysaccharides commerciaux qui sont utilisés comme agents gélifiants, comme la gomme xanthane et la gomme gellane. Le Pr Morris a en outre déclaré avoir de l'expérience dans l'utilisation des polysaccharides dans les solutions ophtalmiques. Les deux parties ont également produit des résultats d'essais de leurs laboratoires respectifs. À tout cela, Alcon a ajouté les résultats des essais effectués par le laboratoire de sa société-mère étrangère, Alcon Laboratories Inc., sous la surveillance d'un employé, M. Bhagwati Kabra.

Questions juridiques

[8]         Les parties ont soulevé plusieurs questions préliminaires. La première porte sur la question de savoir si l'avis d'allégation de la défenderesse est trop vague et sur celle de savoir si Alcon est de ce fait irrecevable à faire valoir certains des moyens sur lesquels elle se fonde au soutien de son avis d'allégation. La troisième et dernière question préliminaire concerne le bien-fondé de certains aspects de l'avalanche de preuves que les parties ont déversée sur la Cour. Les deux questions de fond concernent l'interprétation qu'il convient de donner au brevet 367 et l'allégation de non-contrefaçon d'Alcon. Ainsi qu'on le constatera, il n'est pas nécessaire de se prononcer sur la question de la validité du brevet.


[9]         En ce qui concerne la première question préliminaire, les demanderesses contestent l'avis d'allégation d'Alcon au motif que cet avis renferme des allégations de non-contrefaçon qui ne sont pas suffisamment détaillées au sens de l'alinéa 5(3)a) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) DORS/93-133 (le Règlement). Cet alinéa dispose :


5. (3) Where a person makes an allegation pursuant to paragraph (1)(b) or subsection (2) the person shall

[...]                          

(a) provide a detailed statement of the legal and factual basis for the allegation;

5. (3) Lorsqu'une personne fait une allégation visée à l'alinéa (1)b) ou au paragraphe (2), elle doit :

[...]

a) fournir un énoncé détaillé du droit et des faits sur lesquels elle se fonde;


Ainsi que notre Cour l'a signalé dans le jugement Syntex (U.S.A.) Inc. c. Novopharm Ltd. (1996), 65 C.P.R. (3d) 499 (C.F. 1re inst.), les faits articulés dans l'avis d'allégation doivent être suffisamment détaillés pour que, s'ils sont tenus pour avérés ou s'ils sont établis, ils puissent justifier les allégations de non-contrefaçon formulées dans l'avis d'allégation.


[10]       En réponse au reproche des demanderesses, l'avocat d'Alcon signale plusieurs allégations de fait de l'avis d'allégation qui, à son avis, pourraient justifier une allégation de non-contrefaçon, si elles étaient tenues pour avérées. Il appelle en particulier l'attention sur les allégations suivantes : le produit d'Alcon contient de la gomme xanthane et cette gomme ne subit pas une transition de phase liquide-gel, se gélifiant in situ sous l'effet d'une augmentation de la force ionique et les demanderesses ont déjà admis le second fait allégué. Comme les demanderesses le soulignent, ces allégations ne pèchent pas par excès de précision. Elles satisfont toutefois aux exigences de l'alinéa 5(1)a) du Règlement, car elles justifieraient l'allégation de non-contrefaçon d'Alcon si on les tenait pour véridiques. Elles précisent par ailleurs le terrain du débat sur lequel les demanderesses auraient à combattre l'allégation de non-contrefaçon d'Alcon si elles choisissaient ce parti. L'allégation de non-contrefaçon n'est pas, en d'autres termes, une simple assertion vague.


[11]       Les demanderesses s'opposent également à ce que la personne morale défenderesse se retranche derrière la définition que le Pr Ross-Murphy donne du gel, en affirmant que cette définition ne fait pas partie des allégations de non-contrefaçon articulées dans l'avis d'allégation. La discussion entourant le terme « gel » a toutefois été lancée par les demanderesses par le biais du premier affidavit du Pr Morris, en vue de réfuter l'allégation faite par Alcon dans son avis d'allégation suivant laquelle la gomme xanthane ne subit pas une transition de phase liquide-gel in situ. Alcon était donc tout à fait en droit d'invoquer la définition contraire que le Pr Ross-Murphy a donnée de ce terme en défense. Conclure autrement reviendrait à priver le défendeur à une instance introduite en vertu de l'article 5 de tout moyen de se défendre. On forcerait par ailleurs ainsi le défendeur à conjecturer en premier lieu au sujet des moyens auxquels le demandeur recourra pour interpréter le brevet pour contester l'avis d'allégation et, en second lieu, au sujet de la preuve scientifique qu'il lui faudra présenter pour défendre sa thèse. Une telle façon de procéder serait tout aussi inefficace qu'inutile. De plus, parce que la définition du terme « gel » est une question d'interprétation de brevets, et qu'elle constitue par conséquent la première étape obligée de tout débat sur la non-contrefaçon ou la validité, les demanderesses ne peuvent prétendre maintenant qu'elles ne savaient pas qu'une telle façon de procéder leur nuirait. On peut donc considérer que le principe à la base de la règle interdisant les allégations supplémentaires a été respecté en l'espèce.

[12]       Quant à la question de savoir si Alcon peut maintenant alléguer que la gomme xanthane se gélifie à cause des protéines et non des ions, cette question a été exposée -- à peine abordée à vrai dire -- dans l'avis d'allégation, en plus d'être reprise par les demanderesses. La Cour n'est cependant pas indifférente aux préoccupations des demanderesses. Bien que, dans le cadre d'une instance introduite en vertu de l'article 5, les défenderesses puissent formuler des allégations plus détaillées pour compléter celles qu'elles ont déjà faites dans leur avis d'allégation contesté, il arrive un moment donné où, à l'instar des branches d'un baobab robuste, les allégations prennent racine et suivent leur propre chemin. C'est à ce moment qu'on doit mettre un terme aux allégations. Les avocats n'ont toutefois pas réussi à persuader la Cour que les allégations en étaient arrivées à ce point.


[13]       Comme dernière question préliminaire, les demanderesses prient la Cour de refuser d'admettre la preuve d'Alcon, ou du moins ses deux derniers affidavits, dont la plupart ont été déposés après l'expiration du délai imparti d'abord par le juge Teitelbaum dans son ordonnance du 15 octobre 1998, puis prorogé par le juge Evans, dans son ordonnance du 25 janvier 1999. Alcon soutient que le premier affidavit du Pr Morris devrait être exclu ou, à titre subsidiaire, que la preuve des deux parties devrait être acceptée intégralement.

[14]       À l'appui de leur thèse respective, les parties s'accusent mutuellement d'avoir désobéi aux directives de la Cour au sujet des pièces qui devaient être déposées et des délais à respecter. Les demanderesses affirment par ailleurs qu'elles ont subi un préjudice notamment en raison du dépôt tardif du dernier affidavit du Pr Ross-Murphy et de celui de M. Kabra. La Cour constate pourtant que, dans son ordonnance, le juge Teitelbaum envisage nettement la possibilité que les parties aient à présenter d'autres éléments de preuve, une option dont les deux parties se sont prévalues à fond et pour laquelle le protonotaire adjoint Giles a donné sa bénédiction dans ses ordonnances du 15 juillet et du 4 août 1999. Quant à la dernière vague d'affidavits d'Alcon, le fait que les demanderesses n'aient pas été autorisées à y répondre leur a causé bien peu de préjudice, compte tenu du caractère sommaire de la présente procédure. Finalement, il convient de souligner que, comme le juge Dubé l'a fait remarquer, les deux parties se sont écartées longuement du droit chemin. Ainsi que le protonotaire Lafrenière l'a pour sa part fait remarquer, les parties n'ont jamais respecté les délais fixés par les Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106. Aucune des deux parties ne peut donc être considérée comme étant sans reproche en l'espèce. La Cour admet donc toute la preuve, bien qu'à contrecoeur.

La revendication 1 s'applique aussi bien aux gels faibles qu'aux gels forts.


[15]       En ce qui concerne la première question de fond, les deux parties conviennent que la Cour doit interpréter correctement le brevet. Le problème d'interprétation est en particulier lié à la signification de l'énoncé « polysaccharide [...] du type subissant une transition de phase liquide-gel, se gélifiant in situ » de la revendication 1. Les demanderesses soutiennent que cet énoncé s'applique à tout polysaccharide qui passe de l'état de solution à celui de gel, que le gel ainsi obtenu soit faible ou fort. Alcon prétend que la revendication 1 ne s'applique pas aux polysaccharides qui se transforment uniquement en gels faibles. La définition du mot « gel » figurant dans la revendication 1 s'applique-t-elle à la fois aux gels faibles et aux gels forts, ou simplement aux gels forts ? Tel est essentiellement l'objet du différend. Alcon a en outre contesté brièvement la signification des 10 derniers mots de la revendication 1, mais comme cet argument n'a aucun lien avec l'avis d'allégation, il n'y pas lieu d'en tenir compte.


[16]       En ce qui concerne le terme « gel » , les demanderesses se fondent sur sa signification courante pour faire valoir qu'il englobe les gels faibles. Toutefois, le sens courant du terme n'a guère de poids dans le présent débat, étant donné que les agences de mise en marché, qui semblent utiliser le sens courant, emploient l'expression « gel pour la douche » pour décrire ce qui, selon les essais d'Alcon, est une solution. La Cour ne serait pas non plus disposée, dans les circonstances, à formuler des conclusions en se fondant sur des manuels, des encyclopédies ou des articles de vulgarisation scientifique. Le recours à des échantillons physiques de divers gels et gels faibles risquerait tout au plus de compliquer les choses. Il est préférable de s'en tenir aux articles savants et aux opinions d'experts produits par les deux parties, qui révèlent que les gels et les gels faibles peuvent présenter de nombreuses caractéristiques différentes. Ainsi, les gels et les gels faibles réagissent différemment à de fortes contraintes : tandis que les premiers se dissocient, les seconds s'écoulent comme une solution visqueuse. La tentative du Pr Ross-Murphy de distinguer les gels faibles en les appelant également solutions est contestable, à la lumière de son article « Non-linear Viscoelasticity of polysaccharide solutions. 2: Xanthan polysaccharide solutions » , International Journal of Biological Macromolecule, 1987, vol. 9, octobre, 257 à 264 (page 263), dans lequel il indique que les gels faibles à base de gomme xanthane ne sont pas de vraies solutions. Il est plus pertinent de prendre en compte la conviction inébranlable du Pr dans le fait que l'expression « transition de phase liquide-gel » qui figure dans la revendication 1 ne désigne pas la transition que subit une solution de polymères pour devenir un simple gel faible. Toutefois, le Pr Ross-Murphy et le Pr Morris ne peuvent finalement s'entendre sur ce qu'est une transition de phase liquide-gel, en dehors du fait qu'elle nécessite une percolation. Ils ne s'entendent sur aucune mesure importante de la viscosité, du module de conservation, aucun nombre requis de chaînes de polymères réticulés ni sur aucun trait de caractère de définition, si ce n'est le fait que la valeur de G' (réponse élastique) est supérieure à la valeur de G" (réponse visqueuse). La tentative de décrire la transition de phase liquide-gel a tout au plus contribué à accroître encore la confusion entourant la définition du terme « gel » .


[17]       La signification du terme « gel » apparaît plus clairement si l'on considère que les gels et les gels faibles ont en commun un spectre mécanique et certaines caractéristiques : la façon dont ils répondent à de faibles contraintes et retiennent les solvants comme une éponge (module de conservation). Aussi est-il difficile de conclure qu'il existe une nette ligne de démarcation entre les deux. Les similitudes observées indiquent tout au plus que la différence en est une de degré et non de nature.


[18]       Selon Alcon, la revendication 1 ne peut s'appliquer aux gels faibles, car ces derniers ne seraient pas un ingrédient utile pour le brevet. Le Pr Ross-Murphy fait tout particulièrement valoir qu'utilisé dans des gouttes ophtalmiques, un gel faible aurait tôt fait de se dissocier sous l'effet du clignement constant de l'oeil et de disparaître de la surface de l'oeil. La Cour n'est toutefois pas convaincue que ce soit nécessairement le cas, étant donné que le professeur a par la suite admis, en contre-interrogatoire, que la formation d'un gel faible dans l'oeil était tout à fait possible. En fait, il a pendant des années soutenu avec vigueur que les gels faibles pouvaient retrouver leur structure après s'être dissociés sous contrainte. Alcon a également fait ressortir certaines déclarations faites dans les années 90 par Merck & Co. concernant l'absence d'utilité sur le plan ophtalmique de la gomme xanthane (gel faible). Cependant, aux fins d'interprétation du brevet, on ne peut recourir à ces déclarations, étant donné qu'elles font partie de l'historique du brevet 367; P.L.G. Research Ltd. c. Jannock Steel Fabricating Co. (1991), 35 C.P.R. (3d) 346 (C.F. 1re inst.), conf. 41 C.P.R. (3d) 492 (C.A.F.). L'irrecevabilité ne permet pas non plus d'admettre cette preuve. En ce qui concerne l'argument d'Alcon selon lequel il n'est pas nécessaire que les gels faibles se forment in situ pour être utiles et que, par conséquent, la revendication 1 ne peut s'appliquer à eux, le Pr Neumann était absolument convaincu que même s'il était possible d'administrer un gel faible selon une méthode volumétrique, comme on l'a fait dans le passé ainsi que l'a admis le Pr Morris, la substance s'écoulerait sous forme de gouttes inégales, à moins d'être suffisamment aqueuse. Ce phénomène donne à penser que l'application d'une solution aqueuse de polymères (qui se gélifiera seulement in situ), à la place d'un gel faible plus rigide, peut présenter l'avantage de permettre un dosage plus reproductible et plus précis et peut, par conséquent, être (relativement) utile.


[19]       Quant au brevet lui-même, il décrit parfois les gels qui sont destinés à être utilisés sous forme « semi-solide » . Ce terme est également utilisé à la page 3, ligne 1, pour désigner les gels non fluides décrits dans le brevet américain 4 188 373, ainsi qu'à la page 4, ligne 29, pour décrire les gels qui ne peuvent être administrés au moyen de méthodes volumétriques. L'avocat de la défenderesse a avancé (paragraphes 259 à 262 du mémoire de la défenderesse) que ces faits, ainsi que d'autres indices, indiquent que le brevet ne fait pas allusion aux gels faibles. L'avocat de la défenderesse (paragraphes 279 à 282, 264 à 266 du mémoire de la défenderesse) a mis de l'avant, par exemple, les résultats d'essais présentés à la figure 2 du brevet, ainsi que l'éloge qui est fait à la page 6, ligne 16, de la capacité de la gomme gellane de passer d'une phase liquide à une phase « solide » . L'avocat de la défenderesse (paragraphe 263 du mémoire de la défenderesse) a également noté que le brevet ne fait nulle part allusion à la gomme xanthane, gel faible connu, mais mentionne uniquement la gomme gellane, gel fort connu. Enfin, à l'appui de son argument contre l'inclusion des gels faibles, il a cité (pages 397 à 399 de la transcription, 2 au 4 février 2000), entre autres, les revendications 4, 5 et 6 du brevet et souligné qu'elles s'appliquaient uniquement à la gomme gellane.


[20]       En revanche, le brevet revient constamment sur l'utilisation des polysaccharides en général qui se gélifient in situ sous l'effet des ions, sans expressément se limiter à certaines marques de gel ni aux polysaccharides formant des gels forts. De plus, les scientifiques, le Pr Morris dans son affidavit no 1, paragraphe 57, et son affidavit no 2 paragraphe 63, et le Pr Ross Murphy, dans les pages 185 à 187 du contre-interrogatoire, conviennent que la méthode à cisaillement constant utilisée à la figure 2 du brevet pour mesurer les propriétés rhéologiques d'un gel échantillon ne convient pas pour mesurer les propriétés rhéologiques d'un gel fort. Interprété globalement, et malgré l'existence des revendications 4, 5 et 6, le brevet semble vouloir inclure les gels faibles. Le fait de retenir une ou deux allusions curieuses mais isolées aux gels forts, ce que lord Russell of Killowen, dans l'arrêt Electrical & Musical Industries Ltd. c. Lissen Ltd. (1938), 56 R.P.C. 23 (H.C.) aurait appelé des « phrases égarées » , constituerait non seulement une interprétation trop technique de l'exposé figurant dans la demande de brevet, mais encore une interprétation qui serait à la fois déraisonnable et inéquitable pour le breveté. La Cour estime donc qu'une personne versée dans la technique de préparation des compositions ophtalmiques interpréteraient la revendication 1 en concluant qu'elle inclut les polysaccharides formant un gel faible in situ, et non seulement ceux qui, comme la gomme gellane, sont réputés former des gels forts.

Allégations de non-contrefaçon

[21]       Après avoir interprété le brevet en concluant qu'il inclut les gels faibles, il incombe à la Cour de déterminer, en second lieu, si les allégations de non-contrefaçon formulées par Alcon concernant sa SGOT sont fondées ou non. Les demanderesses soutiennent que les revendications 1, 2, 3 et 6 à 15 ont été contrefaites à la lumière des résultats d'essais montrant que les spectres mécaniques de la SGOT, dans du liquide lacrymal simulé auquel des ions avaient été ajoutés, correspondaient à ceux d'un gel faible. À ces résultats, obtenus par le laboratoire du Pr Morris, la défenderesse oppose ceux d'essais distincts menés sous la supervision du Pr Ross-Murphy et de M. Kabra. Selon ces derniers essais, lorsque la SGOT est saturée d'ions, elle ne subit pas une transition de phase liquide-gel, mais bien une simple augmentation de viscosité. Avant de se pencher sur ces essais, la Cour doit toutefois aborder une question de preuve.


[22]       Ainsi que nous l'avons déjà signalé, Alcon a cité à la Cour les déclarations que Merck & Co. a déjà faites au cours des poursuites relatives à l'équivalent américain de son brevet 367, ainsi qu'au cours de la présentation, en 1998, de sa demande de brevet d'invention de Chastaing. Alcon demande à la Cour d'admettre ces déclarations à titre de déclarations contre intérêt et de déclarations antérieures incompatibles et d'empêcher les demanderesses de les contredire. Les déclarations en question sont respectivement les suivantes : 1) la gomme xanthane ne subit pas une transition de phase liquide/gel ; 2) l'augmentation de la force ionique n'a pas d'incidence marquée sur la gomme xanthane. Il n'est toutefois pas certain que l'avocat de l'intimée puisse invoquer la première déclaration, compte tenu de l'aveu formel que sa cliente a fait le jour de l'ouverture des débats (page 68 du procès-verbal des débats des 2, 3 et 4 février 2000) et suivant lequel la SGOT, qui contient de la gomme xanthane, se gélifie.


[23]       Quant à la seconde déclaration, qui a été faite au cours de la présentation de la demande de brevet de Chastaing, il est de jurisprudence constante que les éléments de preuve extrinsèques sont admissibles, sauf lorsqu'il s'agit d'interpréter un brevet (Laboratoire Pentagone Ltée. c. Parke, Davis & Co., [1968] R.C.S. 307 et Foseco Trading A.G. c. Canadian Ferro Hot Metal Specialities, Ltd. (1991), 36 C.P.R. (3d) 35 (C.F. 1re inst.). La seconde déclaration peut en soi être considérée comme un simple aveu (et non comme une déclaration contre intérêt ou comme une déclaration antérieure incompatible) et comme faisant foi de son contenu (Sopinka et al., The Law of Evidence in Canada, 2e éd., Toronto, Butterworths, 1999, aux pages 286 à 291). Pour ce qui est du contenu, l'avocat des demanderesses n'a pas réussi à convaincre la Cour que les déclarations de M. Chastaing, dans lesquelles celui-ci parle de la gomme xanthane en des termes généraux, devraient être considérées autrement que comme un aveu visant toutes les gommes xanthanes et non seulement la gomme xanthane de marque Keltrol.


[24]       Alcon soutient également que les demanderesses devraient être déclarées irrecevables à contredire la déclaration de M. Chastaing. On ne sait toutefois pas avec certitude quel type d'irrecevabilité Alcon invoque. S'agit-il de l'irrecevabilité résultant de la conduite, de l'irrecevabilité découlant du dossier de la demande de brevet, de l'irrecevabilité anglaise résultant de l'assentiment et de la réfutation, ou des trois types d'irrecevabilité ? Quant au premier type d'irrecevabilité, l'irrecevabilité résultant de la conduite, Alcon n'a pas plaidé que Merck & Co. : i) croyait comprendre que ses déclarations étaient fausses ; ii) voulait qu'Alcon agisse sur le fondement de ces déclarations ; iii) ou a agi d'une manière qui aurait conduit toute personne raisonnable à comprendre qu'elle voulait qu'on agisse sur le fondement de ces déclarations. Son comportement qui se rapproche le plus de ce type de conduite s'est produit lorsqu'elle a fait affirmer (au paragraphe 15 de son affidavit) par l'avocat de sa société mère étrangère (Me Ryan), non sans ambiguïté d'ailleurs, que tous ceux qui présentent une demande de brevet aux États-Unis sont bien conscients de l'importance et de la portée de toutes les déclarations faites au bureau des brevets américain au cours des poursuites en justice. Mais cela ne suffit pas. Quant à l'irrecevabilité résultant du dossier de la demande de brevet, l'avocat de l'intimée n'a pas cité à la Cour une seule décision canadienne dans laquelle ce type d'irrecevabilité a été appliquée ou dans lequel on y a fait même allusion. L'avocat n'a pas non plus avancé de raisons pour expliquer pourquoi la Cour devrait importer une telle notion étrangère. Finalement, le principe qui interdit à une partie de contredire ce qu'elle a déjà affirmé ne s'applique pas en l'espèce, étant donné qu'il s'agit d'allégations de fait incompatibles formulées par Merck & Co. et non d'agissements contradictoires qu'elle aurait eus et auxquels ce type d'irrecevabilité pourrait s'appliquer (lord Hailsham of St. Marylebone, Halsbury's Laws of England, 4e éd., Londres, Butterworths, 1992, au paragraphe 957). Le fait que l'avocat de l'intimée a présenté les allégations de fait de Merck & Co. comme étant [TRADUCTION] « une prise de position au sujet des faits » n'aide pas sa cause.


[25]       Et que dire des résultats des essais ? Les demanderesses n'ont pas réussi à établir, au moyen des essais du Pr Morris, que l'allégation de non-contrefaçon d'Alcon était non fondée. Les questions soulevées par Alcon concernant le protocole expérimental adopté par le Pr Morris expliquent en partie cet échec. La Cour s'inquiète notamment du fait que lors des essais menés pour les demanderesses, la SGOT ne s'est transformée en gel faible qu'après avoir été saturée par un nombre exceptionnellement élevé d'ions. L'affirmation du Pr Morris selon laquelle des principes établis avaient guidé la conception de ses essais et les explications confuses de ce dernier concernant les ratios et la dilution n'ont pas réussi à apaiser ces inquiétudes. Il s'agissait essentiellement de déterminer si la TGSF se gélifierait en présence du nombre approximatif d'ions présents dans l'oeil au moment de l'application ou peu de temps après. Les essais du Pr Morris ne répondaient nullement à cette question et, en conséquence, ne permettaient pas aux demanderesses de dépasser le seuil relativement bas fixé dans le jugement Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), (1998), 84 C.P.R. (3d) 492 (C.F. 1re inst.) et que les demanderesses devaient franchir. Les aveux faits dans la demande de brevet Chastaing, à l'effet que la gomme xanthane n'est guère affectée par les modifications de la force ionique, contribuent en outre à jeter le doute sur les résultats des essais du Pr Morris.


[26]       Cela ne signifie pas pour autant que la Cour n'émet aucune réserve à l'égard des essais du Pr Ross-Murphy. La Cour considère, en particulier, que les essais de rotation utilisés par le professeur constituent, comme ce dernier l'a lui-même admis, une approche de second choix (contre-interrogatoire de Ross-Murphy, pages 55 à 57, 69 et 70) pour déterminer si la SGOT forme un gel faible. La Cour n'ira toutefois pas jusqu'à convenir, avec les demanderesses, que la SGOT ne devrait pas être aussi diluée qu'elle l'a été ni que la basse température à laquelle les essais ont été effectués a faussé les résultats. Comme dans le cas des essais menés par M. Kabra, les demanderesses ont exprimé de légères réserves à l'égard de ces essais, indiquant que M. Kabra savait que ses employeurs désiraient obtenir des résultats différents de ceux du Pr Morris et soulignant le fait que les échantillons de gomme xanthane de la SGOT, de Rhodigel Clear et de Keltrol T avaient été mélangés avec leurs liquides respectifs à des températures relativement élevées. Les demanderesses ont en outre allégué que les essais avaient été faits à la hâte, mais la Cour n'en est pas convaincue. Ces réserves mises à part, les demanderesses n'ont pas sérieusement mis en doute les résultats des essais menés par Kabra, indiquant simplement qu'ils différaient de ceux des professeurs Morris et Ross-Murphy. La Cour est donc convaincue de la fiabilité et de la validité des essais, à tel point que l'on peut sans risque ignorer l'allégation fragile d'Alcon concernant la façon dont les protéines de l'oeil jouent un rôle inconnu et non précisé dans la gélification de la SGOT.

Dispositif

[27]       Ayant conclu qu'il n'a pas été démontré que les allégations de non-contrefaçon d'Alcon ne sont pas fondées, la Cour n'a pas à examiner la question de la validité. Il suffit que les demanderesses ne réussissent pas à établir le premier point pour que les demandes soient rejetées. La personne morale intimée a droit aux dépens entre parties engagés dans la présente instance selon le montant mutuellement convenu par les parties ou, à défaut d'entente, selon le montant qui sera officiellement fixé.

                                                                                                                     « F.C. Muldoon »            

                                                                                                                                         Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                                                 COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                            SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                             AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                         T-1599-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :                         Merck Frosst Canada Inc. et Merck & Co., Inc. c. Ministre de la Santé et Alcon Canada Inc.

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                            Le 16 février 2000

                                                                                                                                                                                                                       

                                               MOTIFS DE L'ORDONNANCE DE

                                                        M. LE JUGE MULDOON

                                                       EN DATE DU 30 MAI 2000

                                                                                                                                                       

ONT COMPARU :

Me William H. Richardson                                                                                  pour les demanderesses

Me Gunars Gaikis                                                                                       pour la défenderesse (Alcon)

Me Joanne Fox                                                                           pour le défendeur (ministre de la Santé)

Ministère de la Justice

2, First Canadian Place, bureau 3400

Exchange Tower

Toronto ON M5X 1K6

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tétrault

Toronto-Dominion Centre, bureau 4700

Toronto ON    M5K 1E6                                                                                  pour les demanderesses

Smart & Biggar

438, avenue University, bureau 1500

Toronto ON    M5G 2K8                                                                           pour la défenderesse (Alcon)

Morris Rosenberg                                                                                                                                

Sous-procureur général du Canada                                             pour le défendeur (ministre de la Santé)

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