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Date : 20191209


Dossier : IMM‑6228‑18

Référence : 2019 CF 1573

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 9 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

FLORENCE MITAMBA MWAYUMA

NOBLE FAUSTIN AGANZA BALAMAGE

STEVIE KASUZA BALAMAGE

JABEZ NKOLO BALAMAGE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs, Florence Mwayuma (demanderesse principale) et ses trois enfants, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté leur appel formé à l’encontre du rejet de leur demande d’asile. Ils avaient interjeté appel devant la SAR de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR), qui avait conclu qu’ils n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

I.  Contexte

[2]  Les demandeurs sont tous des citoyens de la République démocratique du Congo (RDC). L’époux de la demanderesse principale, et le père de ses enfants, réside en RDC et y travaille comme avocat et député. Il ne fait pas partie de la demande d’asile. La demanderesse principale et son époux ont une fille adulte qui est étudiante aux États‑Unis et qui ne fait pas non plus partie de la demande d’asile.

[3]  En janvier 2016, l’un des demandeurs, le fils aîné, que j’appellerai A.B., est venu au Canada muni d’un visa d’étudiant. Les autres demandeurs, ainsi que l’époux de la demanderesse principale (et père des enfants), sont venus au Canada en juillet 2016 pour rendre visite à A.B. L’époux de la demanderesse principale est retourné en RDC en août 2016. Les demandeurs sont restés au Canada et ont demandé l’asile le 22 novembre 2016. Leur demande d’asile était fondée sur une crainte de persécution en raison de leur appartenance à un groupe social particulier, du fait de leur origine banyamulenge. La demanderesse principale a également fondé sa demande d’asile sur sa crainte d’être victime de violence sexuelle en RDC.

[4]  L’audience devant la SPR a eu lieu le 1er février 2017, et la SPR a rendu sa décision le 20 février 2017. La SPR a rejeté la demande d’asile au motif que la demanderesse principale et A.B. manquaient de crédibilité, et que la présentation tardive de la demande d’asile combinée au défaut de demander l’asile lorsque les demandeurs avaient voyagé à l’extérieur de la RDC remettait également en question l’authenticité de leur crainte de persécution. Il est important pour l’exposé des faits de souligner que le témoignage d’A.B. devant la SPR a été un facteur important dans la conclusion selon laquelle les demandeurs manquaient de crédibilité, parce que A.B. a contredit leur prétention en affirmant qu’il ne craignait pas de retourner au Congo.

[5]  Les demandeurs ont interjeté appel de cette décision auprès de la SAR. Pendant la période comprise entre l’audience de la SPR et la publication de sa décision, A.B. a été accusé d’une infraction criminelle, ce qui a donné lieu à une évaluation psychiatrique en octobre 2017, qui a mené à un diagnostic de schizophrénie. Par conséquent, la demanderesse principale a été désignée comme sa représentante, et les demandeurs ont demandé à déposer de nouveaux éléments de preuve devant la SAR.

[6]  La SAR a accepté les nouveaux éléments de preuve concernant l’état d’A.B., ainsi que les éléments de preuve sur la situation en RDC. Elle a également accepté l’argument des demandeurs selon lequel le témoignage d’A.B. – et toute incidence sur la crédibilité de la demanderesse principale – devrait être rejeté, parce qu’il était le produit de son état psychiatrique.

[7]  La SAR a ensuite examiné l’analyse faite par la SPR des prétentions des demandeurs, en appliquant la norme de la décision correcte. Elle a estimé que la SPR n’avait pas commis d’erreur en concluant que la crainte de persécution de la demanderesse principale fondée sur son origine ethnique n’était pas crédible. La preuve montrait l’existence de tensions constantes entre les Hutus et les Tutsis ailleurs en RDC, mais les demandeurs vivaient dans la capitale, à Kinshasa, et la preuve indiquait que la situation n’y était pas aussi difficile.

[8]  En ce qui concerne la conclusion selon laquelle la conduite de la demanderesse principale n’était pas conforme à sa crainte présumée, la SAR a jugé qu’il était pertinent de tenir compte des nombreux déplacements à l’extérieur de la RDC et de la présentation tardive de la demande d’asile au Canada. La preuve montrait que les demandeurs avaient fait plusieurs voyages à l’extérieur de la RDC depuis 2006, mais qu’ils n’avaient jamais présenté de demande d’asile dans aucun de ces pays, notamment en Suisse, en Allemagne, aux Pays‑Bas, en Italie, en Belgique et aux États‑Unis. La SAR a également estimé qu’il était pertinent de prendre en compte la séquence des événements, soulignant que les demandeurs sont arrivés au Canada en juillet 2016, que l’époux est parti en août, que la demanderesse principale a inscrit ses enfants à l’école au Canada en août, et que, pourtant, aucune demande d’asile n’a été présentée avant novembre. Bien qu’elles ne soient pas déterminantes, ces considérations jouaient un rôle important lorsqu’il s’agissait d’évaluer la crédibilité de leur demande d’asile.

[9]  Sur la question de la persécution fondée sur le sexe, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse principale n’était pas aussi vulnérable que d’autres femmes en RDC parce qu’elle est mariée à un avocat bien connu qui siège comme député, et parce qu’elle vit à Kinshasa. La SPR et la SAR ont reconnu que la demanderesse principale avait subi des mutilations génitales féminines à l’âge de 12 ans, et que sa sœur avait été enlevée et violée de nombreuses années auparavant. Elles ont toutefois conclu que l’évaluation du risque dans le cadre d’une demande d’asile doit être prospective et que la preuve n’appuyait pas la prétention de la demanderesse selon laquelle sa crainte actuelle était fondée sur des événements récents et concrets. La SAR a fait remarquer que la preuve documentaire montrait que la violence sexuelle dans les zones de conflit en RDC constitue un problème important, mais elle a conclu que la preuve n’établissait pas l’existence d’un fondement objectif à la crainte de persécution fondée sur le sexe alléguée par la demanderesse.

[10]  En ce qui concerne la crainte de la demanderesse que ses fils soient recrutés de force dans un groupe armé, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle la preuve ne démontrait pas un risque que les jeunes Banyamulenges vivant à Kinshasa soient vulnérables au recrutement forcé. La preuve a montré que cette situation s’était produite ailleurs dans le pays, mais qu’elle n’était pas pertinente pour la situation des demandeurs.

[11]  À la lumière du diagnostic de schizophrénie d’A.B., les demandeurs ont également présenté une demande d’asile sur place, en raison du risque de persécution que celui‑ci courait en RDC parce que la maladie mentale est méconnue et que de nombreux membres de la population en général considèrent la maladie mentale comme un signe de possession ou de sorcellerie. Ils ont également fait valoir que l’absence d’établissements de soins adéquats signifiait qu’A.B. ne pourrait pas obtenir de soins médicaux de longue durée, ce qui augmentait le risque d’attirer l’attention de la police ou de se retrouver en prison et mettre ainsi sa vie en danger.

[12]  La SAR a rejeté cette prétention. Elle a conclu qu’il incombait aux demandeurs de démontrer que l’effet cumulatif de la discrimination équivalait à de la persécution pour pouvoir établir le bien‑fondé de leur demande d’asile fondée sur l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, SC 2001, c 27 [LIPR]. La SAR a conclu que la famille est riche, et la preuve n’a pas appuyé la conclusion selon laquelle « la situation financière de la famille serait un obstacle à l’accès aux soins de [A.B.]. Au contraire, dans les circonstances, compte tenu de sa réalité familiale, il aura probablement plus de chances que le Congolais moyen » (au par. 98). La preuve ne démontrait pas que la famille avait rejeté A.B. et, par conséquent, les demandeurs d’asile « n’ont pas fait la preuve que [A.B.] risque une possibilité sérieuse de persécution en raison de sa santé mentale » (au par. 100).

[13]  La SAR a également rejeté la prétention selon laquelle A.B. a qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR, car une telle conclusion est expressément interdite si le risque résulte de l’incapacité de l’autre pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats [LIPR, sous‑alinéa 97(1)b)(iv)].

[14]  S’appuyant sur cette analyse, la SAR a rejeté l’appel. Les demandeurs ont demandé le contrôle judiciaire de cette décision.

II.  Questions en litige et norme de contrôle

[15]  La présente affaire soulève les trois questions suivantes :

  1. La conclusion selon laquelle A.B. n’est pas un réfugié sur place est‑elle déraisonnable?
  2. La SAR a‑t‑elle tiré une conclusion déraisonnable au sujet de la crainte de persécution fondée sur le sexe alléguée par la demanderesse principale?
  3. La conclusion relative à la crainte subjective et à la présentation tardive de la demande d’asile est‑elle déraisonnable?

[16]  La norme de contrôle applicable à toutes ces questions est celle de la décision raisonnable : voir les décisions Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93; Walite c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 49, au par. 18.

[17]  La principale question à trancher dans un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable est résumée dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Igloo Vikski Inc, 2016 CSC 38, [2016] 2 RCS 80 :

[18]  Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse au caractère raisonnable du résultat concret de la décision ainsi qu’au raisonnement qui l’a produit. Le raisonnement doit démontrer « la justification de la décision, [...] la transparence et [...] l’intelligibilité du processus décisionnel » (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 47). Le résultat concret et les motifs, examinés ensemble, doivent servir à démontrer que le résultat appartient aux issues possibles (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Nerre‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, par. 14). Si l’insuffisance des motifs d’un tribunal administratif ne justifie pas à elle seule le contrôle judiciaire, il faut néanmoins que les motifs « expliquent de façon adéquate le fondement de sa décision » (Newfoundland Nurses, par. 18, citant Société canadienne des postes c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2010 CAF 56, [2011] 2 R.C.F. 221, par. 163 (le juge Evans, dissident), inf. par 2011 CSC 57, [2011] 3 R.C.S. 572).

[18]  En d’autres termes, dans le cadre d’un contrôle judiciaire selon la norme déférente de la raisonnabilité, il s’agit notamment de déterminer si le processus et la décision indiquent que le décideur a réellement « analysé » la preuve, en appliquant le critère juridique approprié. La norme ne commande pas une démarche parfaite. Il faut se rappeler que le législateur a confié au décideur administratif la tâche de réaliser une enquête initiale sur les faits, en l’espèce la SPR puis la SAR. La déférence est de mise envers un décideur, particulièrement dans un contexte où l’enquête est principalement factuelle et qu’elle relève du champ d’expertise du décideur, lorsqu’une plus grande exposition aux subtilités de la preuve ou une meilleure connaissance du contexte des politiques peut procurer un avantage. Si le raisonnement du décideur peut être compris, et s’il démontre que ce type d’analyse a eu lieu, la décision sera généralement jugée raisonnable : voir la décision Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431.

III.  Analyse

A.  La conclusion selon laquelle A.B. n’est pas un réfugié sur place est‑elle déraisonnable?

[19]  Un réfugié est une personne qui craint avec raison de retourner dans son pays d’origine ou de résidence habituelle. Cette peur découle généralement des événements qui sont survenus dans ce pays. Parfois, la crainte peut être liée à un incident qui s’est produit pendant que la personne se trouvait dans un autre pays et avait, par exemple, exprimé des opinions politiques : voir le Guide du HCR, aux par. 95‑96; les décisions Balog c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 449; Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 CFPI 836 (CF 1re inst.).

[20]  Telle est la situation en l’espèce. Les demandeurs soutiennent qu’A.B. risque d’être persécuté en raison de sa maladie mentale, qui s’est manifestée et a été diagnostiquée alors qu’il se trouvait au Canada. Ils craignaient qu’A.B. ne soit en danger en raison de l’absence d’établissements de soins adéquats en RDC, conjuguée à l’attitude sociale répandue envers les personnes atteintes de maladies mentales. En outre, les demandeurs ont affirmé que si A.B. ne recevait pas de soins médicaux appropriés et sur une base permanente, son état était susceptible d’attirer l’attention de la police ou des forces de sécurité, comme ce fut le cas au Canada. Si cela arrivait en RDC, la vie d’A.B. serait en danger en raison des conditions qui régnaient dans les prisons du pays. Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en rejetant cette prétention au motif que la situation financière de la famille permettrait de surmonter la pénurie de médecins, d’établissements de soins de santé et de médicaments en RDC. La SAR a laissé entendre que la famille pouvait obtenir les soins médicaux nécessaires en Afrique du Sud, comme elle l’avait fait auparavant lorsque la demanderesse principale avait connu des complications lors de l’accouchement de son fils cadet. Cette conclusion était déraisonnable, car la question est de savoir si A.B. risque d’être persécuté en RDC.

[21]  Les demandeurs soutiennent qu’ils ont établi l’existence d’une « crainte fondée de persécution », qui exige seulement la démonstration d’une possibilité raisonnable de persécution, une norme de preuve moindre que la prépondérance des probabilités [Adjei c Canada (Emploi et Immigration), [1989] 2 CF 680, 1989 CanLII 5184 (CA)]. La SAR a commis une erreur lorsqu’elle a rejeté cette prétention en se fondant sur une hypothèse concernant l’accès à des soins médicaux appropriés en RDC dont bénéficierait A.B. en raison de la situation financière de sa famille.

[22]  Le défendeur soutient que la décision de la SAR est raisonnable compte tenu de son évaluation de la preuve documentaire et de sa conclusion qu’en fin de compte, A.B. serait à l’abri du risque de discrimination ou de mauvais traitements en raison de la position éminente de son père et de la richesse de sa famille. La SAR n’a pas laissé entendre qu’il pouvait ou devait se rendre en Afrique du Sud pour se faire soigner; elle a simplement souligné que, dans le passé, la famille avait utilisé ses ressources financières pour se procurer des soins médicaux appropriés lorsqu’elle en avait besoin. La conclusion de la SAR selon laquelle les demandeurs n’ont pas démontré une crainte de persécution fondée est raisonnable compte tenu de la preuve. Le fardeau de la preuve reposait sur les demandeurs, et la SAR a simplement conclu qu’ils ne s’en étaient pas acquittés.

[23]  J’estime que l’analyse de la SAR concernant cette question est déraisonnable, parce que la preuve sur laquelle repose la conclusion n’est pas claire. De plus, la conclusion est contredite par des éléments de preuve importants figurant dans le dossier. La SAR a fondé sa conclusion sur la richesse de la famille, mais il n’est pas du tout clair comment cela permettrait de surmonter la pénurie de médecins, d’établissements de soins de santé ou de médicaments appropriés en RDC. Bien que la preuve démontre que le traitement médical doit être financé par le secteur privé parce qu’il n’est pas fourni par l’État, cet élément ne permet pas à lui seul de tirer pareille conclusion.

[24]  La preuve au dossier montre que la discrimination et les mauvais traitements à l’égard des personnes atteintes de maladies mentales sont généralisés en RDC. Ces documents indiquent l’existence d’une croyance répandue selon laquelle la maladie mentale est un signe de sorcellerie ou de possession, et les enfants atteints de maladie mentale ou d’une déficience mentale sont régulièrement accusés de sorcellerie. De nombreuses familles maltraitent ou abandonnent les personnes présentant des symptômes de maladie mentale ou ayant une déficience mentale, qui sont perçues comme une malédiction ou une source d’embarras pour toute la famille. Il est établi que les risques ne proviennent pas seulement des forces de sécurité; les membres de la famille se livrent également à des séquestrations et de mauvais traitements. Il existe une preuve abondante relative à la discrimination sociétale généralisée fondée sur la maladie mentale et la déficience mentale.

[25]  De plus, la preuve documentaire démontre l’existence d’une grave pénurie de médecins adéquatement formés, d’établissements de soins de santé et de médicaments pour traiter de tels troubles. En 2013, on estimait qu’il y avait environ 30 professionnels formés, dans un pays dont la population (à l’époque) s’élevait à 69 millions de personnes. En outre, le dossier montre qu’il y a une pénurie d’installations et de médicaments; en 2014, on a déclaré qu’il n’y avait que 6 hôpitaux psychiatriques comptant 500 lits pour desservir tout le pays. Les rapports fournis à la SAR mentionnent expressément la pénurie de spécialistes qualifiés pour traiter la schizophrénie. La preuve démontre aussi qu’un pourcentage important de la population de la RDC souffre d’une forme ou d’une autre de maladie mentale, associée à la violence qui sévit depuis longtemps dans ce pays.

[26]  Compte tenu de ces éléments de preuve, il n’était pas raisonnable pour la SAR de conclure que la richesse de la famille ou la position du père dans la société permettrait de surmonter ces obstacles, de sorte qu’il n’y avait pas de crainte fondée de persécution. Il était déraisonnable pour la SAR de fonder sa conclusion sur des conjectures. De plus, la SAR ne se reporte aucunement aux éléments de preuve sur lesquels elle s’est appuyée pour étayer sa conclusion sur ce point : voir les décisions Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 229, aux par. 15‑20; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1210, au par. 25.

[27]  J’estime que l’analyse de la demande d’asile sur place par la SAR est déraisonnable parce que les éléments de preuve sur lesquels elle était fondée ne sont pas mentionnés et qu’on ne sait pas pourquoi ni comment la SAR a évalué les éléments de preuve contradictoires indiqués précédemment. En l’absence d’explication dans les motifs, je dois conclure que la conclusion était fondée sur des conjectures et qu’elle n’appartient donc pas aux issues raisonnables.

B.  La SAR a‑t‑elle tiré une conclusion déraisonnable au sujet de la crainte de persécution fondée sur le sexe alléguée par la demanderesse principale?

[28]  Comme il a été expliqué précédemment, la demanderesse a affirmé craindre d’être victime de persécution fondée sur le sexe, compte tenu de son histoire personnelle et des risques permanents de violence sexuelle auxquels les femmes sont exposées en RDC.

[29]  La SAR a rejeté cette prétention, car elle a conclu que certains des événements que la demanderesse principale a invoqués comme fondement de sa crainte s’étaient produits il y a de nombreuses années, et que son comportement depuis cette époque ne justifiait pas une crainte actuelle. L’examen de la preuve documentaire par la SAR n’a pas non plus permis d’établir un fondement objectif à la crainte de persécution fondée sur le sexe. La preuve tendait plutôt à démontrer que les risques pour les femmes sont plus grands dans les zones de conflit. La SAR a conclu qu’elle doit « évaluer la situation de l’appelante là où elle vit et en fonction de sa situation (femme mariée, éduquée, financièrement privilégiée » (au par. 73).

[30]  Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en ignorant la preuve substantielle sur le risque de violence sexuelle pour toutes les femmes en RDC, et que ce risque n’était pas limité aux zones de conflit. Je suis d’accord.

[31]  En ce qui concerne la demande d’asile sur place, la SAR conclut que la violence sexuelle est largement documentée dans les zones de conflit en RDC, mais elle constate que ces sources « sont beaucoup plus rares pour Kinshasa » (au par. 73). Selon la SAR, la preuve documentaire n’étayait pas une crainte objective de persécution fondée sur le sexe.

[32]  Je conviens avec le défendeur qu’il faut faire preuve d’une grande retenue à l’égard des conclusions de fait de la SAR et de son évaluation des éléments de preuve. Je ne suis toutefois pas d’accord pour dire que l’explication de l’évaluation de la preuve documentaire concernant la crainte fondée sur le sexe satisfait au critère de « transparence » ou de « justification ». Je fais mien le raisonnement du juge Donald Rennie dans la décision Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 39 :

[6]  L’adéquation des motifs est assujettie à la norme de la raisonnabilité. Pour y satisfaire, les motifs doivent expliquer, avec un minimum de force persuasive, le raisonnement sur lequel les constatations et les conclusions reposent. Ils doivent être transparents, ce qui veut dire que l’analyse factuelle et juridique qui sous‑tend la conclusion ou le résultat doit être discernable. Il n’est pas nécessaire pour cela que tous les arguments, la jurisprudence et la preuve soient mentionnés, mais les motifs, pris comme un tout et lus dans le contexte du dossier, doivent attester la raisonnabilité de la décision : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62.

[33]  Le dossier en l’espèce, qui décrit la RDC comme la [traduction] « capitale mondiale du viol », montre la triste réalité au pays. La SAR constate que les risques sont plus grands dans les zones de conflit, ce qui est amplement étayé par la preuve au dossier. Or, la preuve documentaire montre également que des crimes de violence sexuelle [traduction] « se sont produits en grande partie dans les zones de conflit [...] mais aussi dans tout le pays » (Rapport sur les droits de l’homme 2015, RDC, p. 26); et que la violence sexuelle contre les femmes et les filles est demeurée [traduction] « endémique, tant dans les zones de conflit que dans les zones non conflictuelles, dans les zones urbaines et rurales [...] La plupart des agresseurs jouissaient d’une immunité totale » (Rapport d’Amnistie internationale. 2015/16, RDC). Un autre rapport du dossier cite un diplomate à Kinshasa, selon lequel : [traduction] « Le viol est aujourd’hui considéré comme un phénomène aussi répandu et violent dans les banlieues de Kinshasa que dans les Kivus » (FIDH‑RDC « Victims of Sexual Violence Rarely Obtain Justice and Never Receive Reparation » (Les victimes de crimes sexuels obtiennent rarement justice et jamais réparation)).

[34]  La citation de ces ouvrages n’a pas pour but de procéder à une évaluation de la preuve; ce n’est pas le rôle du tribunal de révision. Il s’agit plutôt simplement de mettre en évidence des éléments de preuve qui contredisent directement la conclusion de la SAR sur un élément clé de la demande d’asile des demandeurs, et qui ne sont pas analysés par la SAR. Cette conclusion est déraisonnable : voir la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration) (1998), 157 FTR 35, 1998 CanLII 8667 (CF), aux par. 15‑17.

C.  La conclusion relative à la crainte subjective et à la présentation tardive de la demande d’asile est‑elle déraisonnable?

[35]  Eu égard à mes conclusions précédemment exposées, il ne m’est pas nécessaire d’examiner cette question.

IV.  Conclusion

[36]  Pour tous ces motifs, je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable. Le critère à satisfaire est très rigoureux. En l’espèce, toutefois, je conclus que les erreurs cumulatives de la SAR touchent à l’essence même des demandes d’asile des demandeurs.

[37]  Bien que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’exige pas la perfection et que le décideur ne soit pas tenu de se référer à chacun des éléments de preuve pris en compte pour tirer une conclusion, je conclus en l’espèce qu’il m’est tout à fait impossible de « relier les points » dans le raisonnement de la SAR, étant donné qu’elle s’est appuyée sur des éléments de preuve qui ne sont pas expressément mentionnés et qu’elle n’a pas abordé directement les éléments de preuve contraires sur la question essentielle de savoir si le bien‑fondé de la demande sur place et de la demande pour persécution fondée sur le sexe a été démontré.

[38]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à la SAR pour qu’elle procède à un nouvel examen.

[39]  Aucune question de portée générale n’a été proposée aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6228‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour de janvier 2020.

Semra Denise Omer, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6228‑18

INTITULÉ :

FLORENCE MITAMBA MWAYUMA ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 JUIN 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 9 DÉCEMBRE 2019

COMPARUTIONS :

Arghavan Gerami

Pour les demandeurs

Andrew Kinoshita

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law Professional Corporation

Avocats

Ottawa (Ontario)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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