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                                                                                                                                 Date : 20050929

                                                                                                                           Dossier : T-1943-04

                                                                                                                Référence : 2005 CF 1288

ENTRE :

                                          LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           demandeur

                                                                             et

                                                          VALMONT BABINEAU

                                                                                                                                             défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

JUGE PINARD

[1]         Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision d'une arbitre de grief rendue

le 4 octobre 2004 faisant droit au grief du défendeur au motif qu'il avait été puni deux fois pour la même infraction.

                                                                   * * * * * * * *

[2]         Le 28 février 2002, le défendeur, un agent correctionnel du pénitencier de Dorchester, a été renvoyé chez lui « sans rémunération » par un superviseur du Service correctionnel du Canada pour refus d'accomplir les tâches qui lui avaient été confiées.


[3]         Le 4 avril 2002, un gestionnaire supérieur d'unité, Dave Niles, a adressé au défendeur une réprimande écrite pour le même refus d'obtempérer à un ordre le 28 février 2002. Dans sa note de service, M. Niles a écrit ce qui suit :

[traduction]

[...] Après avoir examiné soigneusement les circonstances atténuantes qui ont été portées à ma connaissance par l'enquêteur de même qu'au cours de l'audience disciplinaire, je conclus qu'une réprimande écrite est une sanction adéquate pour cet écart de conduite.

La présente constitue une réprimande écrite, qui sera versée dans votre dossier personnel, et y restera inscrite pendant deux ans.

[Non souligné dans l'original.]

[4]         Subséquemment, le 19 avril 2002, un autre gestionnaire d'unité, Darrell Blacquiere, a avisé le défendeur qu'une intervention de paye était en cours pour recouvrer huit heures au titre d'un congé non rémunéré en raison de son absence le 28 février 2002. M. Blacquiere a écrit à ce sujet :

[traduction]

. . .En ce qui vous concerne, vous avez été renvoyé chez vous parce que vous aviez refusé d'accomplir les tâches qui vous avaient été confiées par votre superviseur correctionnel.

Le jeudi 28 février 2005, vous étiez absent du travail pour ce motif. Par conséquent, la présente note de service vise à vous informer qu'une intervention de paye est en cours afin de recouvrer huit heures au titre d'un congé non rémunéré.   

[5]         Le 21 mai 2002, le défendeur a déposé un grief à l'encontre des mesures prises les 4 et    19 avril 2002 au motif qu'il avait fait l'objet de deux sanctions pour le même incident.

[6]         L'arbitre a entendu les témoignages et les parties, et a conclu qu'il s'agit là d'un exemple classique d'imposition de sanctions distinctes par deux gestionnaires dans des notes distinctes. Elle a été convaincue que le défendeur avait été traité injustement, vu qu'il avait fait l'objet d'une « double incrimination » ; elle a donc fait droit à son grief, enjoignant à l'employeur de lui rembourser sa rémunération régulière pour la journée du 28 février 2002.


                                                                   * * * * * * * *

[7]         Citant la décision Ryan c. Canada (Procureur général), 2005 CF 65, [2005] A.C.F.        no 110 (QL), au paragraphe 18, le demandeur allègue que la norme de contrôle applicable aux décisions des arbitres de grief nommés en application de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P-35, est la décision manifestement déraisonnable. Je suis du même avis. En effet, les arbitres possèdent un haut niveau d'expertise en matière de relations de travail et les tribunaux doivent faire preuve d'une grande retenue à leur égard. Seule une décision clairement irrationnelle peut être jugée manifestement déraisonnable par la Cour (voir Canada (P.G.) c. Alliance de la fonction publique du Canada, [1993] 1 R.C.S. 941, aux pages 963 et 964).

[8]         En l'espèce, le demandeur prétend que l'application par l'arbitre de la règle de la               « double incrimination » est fondamentalement erronée. Le demandeur admet que, dans la jurisprudence en matière d'arbitrage dans les relations de travail, les arbitres ont établi qu'il est généralement interdit aux employeurs d'infliger deux sanctions à un employé pour la même infraction (le demandeur cite l'ouvrage de Donald J. M. Brown et de David M. Beatty, intitulé Canadian Labour Arbitration, troisième édition (Aurora : Canada Law Book, Inc., 2004)). Cependant, il soutient que cette règle ne s'applique pas au cas où l'employeur impose temporairement une sanction disciplinaire en raison de la nécessité d'intervenir sans délai puis, après avoir fait enquête et réfléchi à la sanction appropriée, inflige la sanction définitive (le demandeur cite également la décision Evans c. Conseil du Trésor (Solliciteur général), [1988] C.R.T.F.P.C. no 341).


[9]         Le demandeur soutient également que l'interdiction de la « double incrimination » ne s'applique qu'une fois que l'employé a été clairement avisé du classement officiel de l'affaire et de la prise d'une décision disciplinaire définitive. Lorsque la preuve montre qu'aucun message clair n'a été donné en ce sens, on ne peut pas conclure à la prise d'une décision définitive et il n'y a pas lieu d'appliquer la règle (le demandeur cite Re Long Manufacturing Division, Borg-Warner (Canada) Ltd. c. United Automobile Workers, Local 1256, 11 L.A.C. (2d) 395). Par conséquent, le demandeur conclut qu'étant donné la preuve dont elle disposait, l'arbitre pouvait seulement conclure qu'une enquête en cours avait donné lieu à la prise d'une décision définitive concernant la sanction à imposer pour l'écart de conduite, soit la perte d'une journée de salaire et une réprimande écrite, et non à l'imposition de « deux sanctions distinctes » .

[10]       Pour sa part, le défendeur convient aussi que la norme de contrôle applicable en l'espèce est la décision manifestement déraisonnable. Il allègue que la jurisprudence mentionnée par les auteurs Brown et Beatty dans leur ouvrage précité ne permet pas à l'employeur d'imposer       deux sanctions distinctes sans aviser l'employé que la première mesure est temporaire ou a été prise en attendant l'issue de l'enquête ou le règlement définitif de l'affaire. La jurisprudence arbitrale autorise l'employeur à imposer une sanction disciplinaire temporaire et à établir par la suite la sanction appropriée à l'issue d'une enquête. Le défendeur soutient à juste titre que selon l'arbitre, les faits en cause dans la décision Evans c. Conseil du Trésor, précitée, établissaient la

« suspension [de l'employé] en attendant que soit menée l'enquête » .

                                                                   * * * * * * * *


[11]       La jurisprudence citée par Brown et Beatty de même que les mots employés par l'arbitre permettent de suivre la démarche à deux volets évoquée par le demandeur. Il était et demeure loisible à l'employeur d'adopter cette démarche, pourvu qu'il informe l'employé que la première étape de la procédure est temporaire ou provisoire, en attendant l'issue de son enquête. En l'espèce, après avoir examiné la preuve, j'estime que l'arbitre a conclu à bon droit qu' « il n'existe aucune preuve que M. Babineau a été renvoyé chez lui en attendant l'issue d'une enquête » . Pour sa part, le demandeur fait simplement valoir qu'un tel cas de réaction spontanée à ce qu'on perçoit comme de l'insubordination implique la possibilité d'une enquête plus poussée et de sanctions plus sévères. En ce qui concerne cette question déterminante, le demandeur ne m'a pas convaincu qu'il était manifestement déraisonnable pour l'arbitre d'exiger la preuve que le défendeur avait été renvoyé chez lui en attendant l'issue d'une enquête et de ne pas avoir conclu à la possibilité implicite d'une enquête plus poussée, eu égard aux circonstances.

[12]       De plus, la connaissance ou l'absence de connaissance par le défendeur d'une enquête plus poussée est purement une question de fait. Il n'incombe pas à la Cour de substituer sa propre appréciation des faits à celle d'un arbitre lorsque, comme en l'espèce, le demandeur ne parvient pas à établir que l'arbitre a rendu une décision fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait (alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7).

[13]       Je suis également d'avis que l'argument du demandeur selon lequel [traduction]            « la règle interdisant la double incrimination ne s'applique que lorsque l'employé a été clairement avisé du classement officiel de l'affaire et de la prise d'une décision disciplinaire définitive » va à l'encontre de la jurisprudence, y compris la décision Re Long Manufacturing, précitée. Le fait de limiter l'application de la règle de la double incrimination, comme le réclame le demandeur, aux cas où l'employé est clairement informé du classement de l'affaire est contraire à l'objet de la règle, vu que cela permettrait à l'employeur d'infliger une deuxième sanction pour la même infraction en s'appuyant uniquement sur l'absence d'un message clair à l'effet que la mesure initiale est définitive.


[14]       Enfin, la première sanction, laquelle a été communiquée comme il se doit au défendeur, est celle dont il est question dans la note de service du 4 avril 2002 signée par le gestionnaire d'unité Dave Niles. Celui-ci y mentionne que la [traduction] « sanction adéquate » pour l'écart de conduite en question est « une réprimande écrite » . L'[traduction] « intervention de paye relative au congé non rémunéré » visant le même écart de conduite a été prise et signifiée comme il se doit au défendeur sous la forme d'un avis quelques jours plus tard, soit le 19 avril 2002. Dans les circonstances, je conclus qu'il n'était pas manifestement déraisonnable,

c'est-à-dire clairement irrationnel, pour l'arbitre de juger que cette affaire est « un exemple classique de situation où deux niveaux de gestion ont imposé des peines séparées, au moyen de notes séparées, des semaines après la faute de conduite qui est à l'origine de la sanction disciplinaire » et d'annuler la deuxième sanction énoncée dans la note de service du 19 avril 2002, enjoignant à l'employeur de rembourser à l'employé sa rémunération régulière pour la journée du

28 février 2002.

[15]       Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

« Yvon Pinard »

                                                               

       JUGE

OTTAWA (ONTARIO)

Le 29 septembre 2005

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


                                                              COUR FÉDÉRALE

                                               AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-1943-04

INTITULÉ :                                                       PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. VALMONT BABINEAU

LIEU DE L'AUDIENCE :                               Halifax (Nouvelle-Écosse)

DATE DE L'AUDIENCE :                             Le 7 septembre 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

RENDUS PAR :                                             LE JUGE PINARD

DATE DES MOTIFS :                                   LE 29 SEPTEMBRE 2005

COMPARUTIONS :

Stéphane Hould                                              POUR LE DEMANDEUR

John Mancini                                                  POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John M. Sims, c.r.                                          POUR LE DEMANDEUR

Sous-procureur général du Canada

John Mancini                                                  POUR LE DÉFENDEUR

Montréal (Québec)

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