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Date : 20060602

Dossier : IMM-4607-05

Référence : 2006 CF 685

Ottawa (Ontario), le 2 juin 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JAMES RUSSELL

 

ENTRE :

MIRA MIJATOVIC

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

LA DEMANDE

 

[1]               La présente demande, déposée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, vise le contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), le 30 juin 2005 (la décision), portant que Mira Mijatovic (la demanderesse) n’est ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger.

 

 

LES FAITS

 

[2]               La demanderesse est née à Sanski Most, un village de l’ancienne République socialiste de Bosnie-Herzégovine, faisant autrefois partie de la République fédérale socialiste de Yougoslavie (RFSY). Elle est d’origine ethnique serbe. En août 1990, elle a commencé à travailler à Belgrade, ville située dans l’ancienne République socialiste de Serbie qui faisait également partie de la RFSY. Au début des années 90, une guerre a éclaté en raison du démembrement de la fédération. À cette époque, la demanderesse se rendait régulièrement à la maison familiale, à Sanski Most. Au début de la guerre, la Bosnie et l’Herzégovine, de même que plusieurs autres parties de la RFSY, ont été reconnues comme États indépendants par la communauté internationale. La Serbie et le Monténégro ont été les seules républiques à demeurer dans l’ancienne fédération. Ils sont par la suite devenus connus sous le nom de République fédérale de Yougoslavie (RFY). La RFY affirmait constituer le nouvel État remplaçant la RFSY, mais elle n’était pas reconnue à ce titre par la communauté internationale.

 

[3]               En 1994, pour pouvoir se déplacer avec plus de facilité, la demanderesse a présenté une demande de passeport au gouvernement en place à Belgrade. On lui a délivré un passeport rouge de l’ancienne RFSY. La demanderesse fait valoir qu’il s’agissait simplement d’un passeport de complaisance. Elle soutient que la RFY délivrait de tels passeports à toutes les personnes d’ethnie serbe originaires d’autres parties de l’ancienne Yougoslavie socialiste, alors qu’elle délivrait des nouveaux passeports bleus à ses propres citoyens. La demanderesse est retournée à Belgrade en 1995 et a tenté sans succès d’obtenir le statut de réfugié pour les membres de sa famille en Serbie. Elle n’était pas elle-même considérée comme une réfugiée officielle parce qu’elle était arrivée de Serbie avant le début de la guerre (dossier certifié, à la page 513). En octobre 1995, elle a aidé sa famille à s’enfuir de Sanski Most pour rejoindre la Republika Srpska, une partie de la Bosnie sous contrôle serbe. Elle est ensuite retournée travailler à Belgrade.

 

[4]               Comme la situation se détériorait à Belgrade, la demanderesse s’est mise en quête d’un moyen de quitter l’ancienne RFSY. En septembre 1998, elle a obtenu un permis de travail canadien et a occupé un emploi dans un restaurant au Canada, pendant six mois. Dans sa demande de permis, elle s’identifiait comme une citoyenne de la [traduction] « RS de Yougoslavie ». Avant l’expiration de son permis, la demanderesse a présenté une demande de prorogation de celui-ci en passant par son employeur et a également tenté de présenter une demande d’asile, s’identifiant comme citoyenne yougoslave. Cependant, son employeur a fait faillite en 1999 et elle a appris, à la même époque, qu’elle avait utilisé le mauvais formulaire pour présenter sa demande d’asile et qu’elle ne possédait plus de statut au Canada. Elle a soumis les bons formulaires le 18 novembre 1999, s’identifiant de nouveau comme citoyenne de la Yougoslavie. Elle a allégué la même identité dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) soumis le 3 octobre 2000. En 2002, elle a modifié son FRP pour alléguer qu’elle était apatride. Elle soutient présentement être citoyenne de la Bosnie-Herzégovine et a modifié son FRP en conséquence le 25 mai 2005.

 

[5]               En septembre 1999, la demanderesse a présenté une demande de renouvellement de son passeport à l’ambassade de la Yougoslavie, au Canada. Sa demande a été accueillie et la date d’expiration du passeport délivré était le 30 septembre 2009. Il s’agissait toujours d’un passeport rouge de la RFSY. En 2003, la RFY est devenue la Serbie-et-Monténégro, État officiellement reconnu par la communauté internationale. En août 2004, la demanderesse a reçu un certificat attestant sa citoyenneté de la Bosnie-Herzégovine. Elle a aussi présenté devant la Cour un affidavit supplémentaire auquel est joint un certificat du ministre des Affaires intérieures de la République de la Serbie attestant qu’elle n’est pas enregistrée comme citoyenne de la Serbie-et-Monténégro. Un affidavit du consul de la Serbie-et-Monténégro de Toronto accompagnant l’affidavit supplémentaire indique que la demanderesse n’est donc pas citoyenne de cet État. La Commission n’avait pas été saisie de ces documents joints à l’affidavit supplémentaire.

 

[6]               La demande d’asile de la demanderesse a d’abord été entendue par un tribunal de deux membres en 2002, mais lorsque l’un des deux est tombé malade, l’audience a été reportée. Le 25 mai 2005, la demande a été entendue de nouveau et a donné lieu à la décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

 

LA DÉCISION VISÉE PAR LE CONTRÔLE JUDICIAIRE

 

[7]               La Commission a rejeté la demande de la demanderesse, concluant qu’elle était citoyenne de la Serbie-et-Monténégro et qu’elle ne risquait pas d’être persécutée dans ce pays. La décision de la Commission reposait essentiellement sur sa conclusion portant que la demanderesse n’avait pas démontré qu’elle n’était pas citoyenne de la Serbie-et-Monténégro. La Commission a pris acte du fait que deux passeports de l’ancienne RFY lui avaient été délivrés, soit en 1994 et en 1999 respectivement. Elle a rejeté l’allégation de la demanderesse selon laquelle il s’agissait de passeports de complaisance et que les véritables citoyens de la RFY se voyaient délivrer des documents de couleur différente. La Commission a prêté attention au fait que la demanderesse s’était toujours identifiée comme citoyenne de la Yougoslavie et qu’elle n’avait pas eu de problèmes avec les autorités de Belgrade. La Commission a indiqué que la demanderesse n’avait pas, dans le passé, tenté de s’identifier comme citoyenne de la Bosnie-Herzégovine.

 

[8]               La Commission a examiné divers documents soumis relativement aux nationalités des habitants de l’ancienne RFSY. Elle est arrivée à la conclusion que les citoyens de la Bosnie-Herzégovine pouvaient également être citoyens de la Serbie-et-Monténégro. Elle a également conclu que la demanderesse n’était pas considérée comme réfugiée lorsqu’elle travaillait à Belgrade et que, en vertu de la Loi sur la citoyenneté yougoslave de 1996, rien n’indiquait qu’elle aurait cessé d’être citoyenne. Enfin, la Commission a estimé que la demanderesse s’était vu accorder une occasion raisonnable de soumettre des éléments de preuve démontrant qu’elle n’avait pas droit à la citoyenneté de la Serbie-et-Monténégro, ce qu’elle n’a pas fait.

 

[9]               Ayant conclu que la demanderesse pourrait retourner en Serbie-et-Monténégro à titre de citoyenne, la Commission a rejeté comme non pertinente l’allégation de celle-ci portant qu’elle n’y aurait ni statut ni emploi, estimant que ces circonstances ne faisaient pas d’elle une réfugiée. De plus, le danger de criminalité auquel elle serait exposée en Serbie-et-Monténégro ne serait pas différent de celui auquel les autres habitants de ce pays sont exposés. Selon la Commission, la demanderesse ne pouvait faire valoir être une réfugiée de la Serbie-et-Monténégro.

 

[10]           La Commission a également rejeté une demande du conseil de la demanderesse qui voulait faire modifier l’ordre de l’interrogatoire à l’audience. Toutefois, cette question, de même que la question de savoir si la demanderesse risque d’être persécutée en Serbie-et-Monténégro, n’a pas été soulevée par la demanderesse devant la Cour.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[11]           Les questions suivantes sont soulevées en l’espèce :

 

  1. La preuve présentée par la demanderesse dans l’affidavit supplémentaire est-elle admissible?

 

  1. La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que la demanderesse est une citoyenne de la Serbie-et-Monténégro?

 

 

LES ARGUMENTS DE LA DEMANDERESSE

 

[12]           La demanderesse fait valoir que la Commission a appuyé ses conclusions sur des éléments de preuve mal interprétés, non existants, ou dont elle n’a pas tenu compte. La Commission n’a pas examiné la preuve indiquant que les anciens passeports rouges de la RFSY étaient délivrés aux Serbes de la Bosnie comme passeports de complaisance pour faciliter leurs déplacements. La demanderesse n’a jamais demandé la citoyenneté de la RFY ou de la Serbie-et-Monténégro. De plus, elle soutient que la Commission n’a pas tenu compte d’une lettre de l’ambassade de la Serbie-et-Monténégro expliquant que, bien que les Bosniaques soient des citoyens de l’ancienne Yougoslavie, ils ne sont pas des citoyens de la Serbie-et-Monténégro.

 

[13]           La demanderesse allègue également que la Commission a mal interprété un rapport concernant le traité sur la double citoyenneté intervenu entre la RFY et la Bosnie-Herzégovine. Elle indique qu’elle ne pouvait pas demander la double citoyenneté en octobre 2002, lorsque le traité a été ratifié, parce qu’elle avait déjà entrepris la procédure de demande d’asile. On ne lui a jamais offert la citoyenneté serbe et elle s’est simplement vu délivrer un passeport de complaisance. Son certificat de naissance indique qu’elle est originaire de la Bosnie-Herzégovine.

 

[14]           La demanderesse croit également que la Commission a mal interprété une déclaration de l’ambassade de la Serbie-et-Monténégro indiquant que les personnes détenant un passeport de ce pays sont considérées comme en étant citoyennes. La demanderesse fait valoir que cette déclaration ne devait pas être interprétée de façon à viser les passeports de la RFSY ou de la RFY, étant donné que la Serbie-et-Monténégro n’a été constituée qu’en février 2003. Le passeport était délivré par la RFSY. Ce n’était pas un passeport de la Serbie-et-Monténégro.

 

[15]           À cet égard, la demanderesse soulève les points de droits suivants. Premièrement, la Commission doit tenir compte de la totalité de la preuve produite régulièrement devant elle (Owusu-Ansah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] A.C.F. n442 (C.A.F.); Carlos Enrique Sangueneti Toro (demandeur) c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1981] 1 C.F. 652 (C.A.F.)). De plus, il est inapproprié pour un tribunal de chercher les incohérences mineures dans le dossier du demandeur pour justifier le rejet de sa demande (Attakora c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] A.C.F. n444 (C.A.F.); Owusu-Ansah, précité). En outre, la décision d’un tribunal doit être infirmée si elle n’est pas étayée par la preuve (Sharma c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1984] A.C.F. n47 (C.A.F.) ou si elle s’appuie sur une simple hypothèse, plutôt qu’une conclusion justifiée (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Satiacum, [1989] A.C.F. n505 (C.A.F.). Une décision ne doit pas être fondée sur des facteurs non pertinents (Mehe c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] A.C.F. n967 (C.A.F.)). Enfin, la demanderesse souligne qu’un tribunal commet des erreurs de droit quand il interprète erronément la preuve dont il est saisi (Tung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] A.C.F. n292 (C.A.F.); Madelat c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] A.C.F. n49 (C.A.F.)).

 

[16]           En ce qui concerne plus précisément la question des passeports, la demanderesse cite un extrait du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCNUR), HCR/IP/4/Fre/REV.1 (janvier 1992) (le Guide HCNUR), portant sur les passeports de complaisance et indiquant qu’ils n’établissent pas la citoyenneté.

 

[17]           La demanderesse soutient que la Cour a décidé dans le passé que les passeports de complaisance ne sont pas des preuves de citoyenneté, en particulier si le pays de délivrance n’existe plus, comme dans le cas de la RFSY (Radic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] A.C.F. n1376; Zidarevic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [1995] A.C.F. n158). La demanderesse allègue également que sa naissance en Bosnie-Herzégovine crée une présomption de citoyenneté de ce pays (Sviridov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. n159). En outre, la Commission n’avait pas compétence pour évaluer la probabilité de persécution visant la demanderesse en Serbie-et-Monténégro, puisqu’elle n’est pas citoyenne de ce pays (Radic).

 

LES ARGUMENTS DU DÉFENDEUR

 

[18]           Selon le défendeur, la norme de contrôle judiciaire des conclusions de fait de la Commission est la décision manifestement déraisonnable (Adar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. n695; Keita c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 187, [2001] A.C.F. n376). De plus, une personne sollicitant le statut de réfugié doit établir son identité selon la prépondérance de la preuve (Keita, précitée; Yip c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. n1285, au paragraphe 7; Farooqi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1396, [2004] A.C.F. n1696, au paragraphe 4). Il incombait à la demanderesse de soumettre les éléments de preuve appropriés pour établir sa demande d’asile (El Jarjouhi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. n466, aux paragraphes 6-7; Rahmatizadeh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. n578, au paragraphe 9).

 

[19]           Le défendeur veut démontrer qu’un passeport constitue une preuve suffisante à première vue de citoyenneté (Adar, précitée au paragraphe 14; Mathews c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1387, [2003] A.C.F. n1777, au paragraphe 11; Radic, précitée). Il fait valoir que la Commission a adéquatement apprécié la preuve portant que les personnes détenant un passeport de la Serbie-et-Monténégro sont nécessairement des citoyens de ce pays. Il soutient également que l’appréciation faite par la Commission de la preuve selon laquelle une personne peut être à la fois une ressortissante de la Bosnie-Herzégovine et de la Serbie-et-Monténégro était correcte. De plus, il rappelle à la Cour que la demanderesse détient un passeport délivré par la RFY en 1999. Elle n’a pas présenté de preuve démontrant qu’elle n’est pas citoyenne de la Serbie-et-Monténégro ou que le passeport qu’elle détient n’est plus valide.

 

[20]           Le défendeur allègue que la demanderesse n’a pas établi que la Commission a omis d’apprécier un des éléments de preuve. En fait, elle demande à la Cour de soupeser de nouveau la preuve. Il s’agit d’une question de fait qui, soutient le défendeur, est entièrement du ressort de la Commission (Brar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. n435, aux paragraphes 10-11 (C.A.F.); Bela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 581, [2001] A.C.F. n902, au paragraphe 13; Grewal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (23 février 1983), A-972-82, à la page 2 (C.A.F.)). Le défendeur souligne de plus que la Commission est présumée avoir considéré toute la preuve et qu’elle n’a pas à mentionner tous et chacun des documents dans sa décision (Florea c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. n598 (C.A.F.). Il ajoute que, de toute façon, la Commission n’a pas jugé que le préjudice allégué équivalait à de la persécution.

 

[21]           Dans un mémoire supplémentaire, le défendeur traite de l’admissibilité de l’affidavit supplémentaire de la demanderesse et souligne que la preuve dont la Commission n’était pas saisie à l’origine est inadmissible dans un contrôle judiciaire (Charlery (Représentante désignée) c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 993, [2001] A.C.F. n1372, au paragraphe 16; M.R.A. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 207, [2006] A.C.F. n252, aux paragraphes 13-14; Sarder c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. n1230, aux paragraphes 2-4; Moktari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. n135; Farhadi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. n381).

 

ANALYSE

 

L’admissibilité de la nouvelle preuve

 

[22]           La Cour doit d’abord trancher la question de l’admissibilité de l’affidavit supplémentaire de la demanderesse, qui comprend des documents indiquant qu’elle n’est pas citoyenne de la Serbie-et-Monténégro. Comme je l’ai mentionné précédemment, la Commission n’en était pas saisie au moment de rendre sa décision. Il est bien établi que, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour ne peut pas prendre en considération des éléments de preuve dont le décideur ne disposait pas (Farhadi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. n381, au paragraphe 20; Moktari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. n135, au paragraphe 34; F.C. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1242; [2005] A.C.F. n1504, au paragraphe 35). La nouvelle preuve présentée par la demanderesse est donc inadmissible dans la présente instance. Si cette dernière estime que les renseignements contenus dans son affidavit pourraient influer sur la décision de la Commission, elle dispose d’autres moyens pour les faire valoir.

 

La norme de contrôle

 

[23]           Le présent contrôle judiciaire porte sur la question de savoir si la Commission a adéquatement tenu compte de la preuve dont elle était saisie relativement à la nationalité de la demanderesse. L’appréciation de la preuve est une question qui est entièrement du ressort de la Commission et qui est en conséquence susceptible de révision selon la norme de la décision manifestement déraisonnable. Voir Thomasz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1137, [2005] A.C.F. no1392.

 

[24]           De toute évidence, le fardeau imposé à la demanderesse est bien lourd. Pour s’en acquitter, celle-ci doit démontrer que la Commission, en parvenant à ses conclusions relatives à la nationalité, a mal utilisé des éléments de preuve importants ou n’en a pas tenu compte.

 

L’appréciation de la preuve concernant la nationalité

 

[25]           Le défendeur soutient que la demanderesse ne s’est pas acquittée de son fardeau consistant à démontrer sa nationalité et que, d’après la preuve présentée, on ne peut affirmer que les conclusions de la Commission sont manifestement déraisonnables. Il faut donc examiner soigneusement la décision de la Commission et les documents sur lesquels la demanderesse et la Commission se sont fondées. La Commission a indiqué s’être appuyée sur les considérations suivantes pour arriver à sa conclusion portant que la demanderesse est citoyenne de la Serbie-et-Monténégro :

-         Le fait que la demanderesse s’est vu délivrer un passeport valide en 1994 et en 1999.

-         Son opinion selon laquelle la lettre de l’ambassade de la Serbie-et-Monténégro, citée dans la réponse à la demande d’information YUG26544.E, en date du 18 avril 1997, portant que ce document était inapplicable en l’espèce. La lettre mentionnait la pratique de la RFY de délivrer des passeports aux réfugiés de la Bosnie-Herzégovine sans leur conférer la citoyenneté.

-         Son examen de la Loi sur la citoyenneté yougoslave de 1996. La Commission a souligné que la demanderesse n’avait pas satisfait aux exigences de renonciation à la citoyenneté de la RFY.

-         Sa préférence du contenu de la Demande d’information SCG43269.E, en date du 7 février 2005, plutôt qu’à celui d’autres demandes d’information plus anciennes. Selon la demande d’information SCG43269.E, d’après l’ambassade de la Serbie-et-Monténégro, les détenteurs de passeports de ce pays en sont citoyens.

-         Le fait que, depuis 2002, il est possible pour les citoyens de la Bosnie-Herzégovine et de la RFY d’avoir la double citoyenneté.

-         L’aveu de la demanderesse concernant le fait qu’elle n’était pas considérée comme une réfugiée lorsqu’elle habitait à Belgrade.

 

[26]           La Commission peut à bon droit présumer qu’un demandeur d’asile est un citoyen du pays duquel il détient un passeport. Toutefois, cette présomption peut être réfutée. Si des éléments de preuve indiquent qu’un demandeur d’asile n’est pas en fait un ressortissant du pays qui a délivré le passeport, la Commission doit tenir compte des incidences de cette preuve. Dans la décision Radic, le juge William P. McKeown a souligné qu’on s’attend à ce que la Commission soit au courant de concepts comme les passeports de complaisance. Dans Adrar, [1997] A.C.F. n695, le juge Bud Cullen a cité l’extrait suivant de la décision Radic :

14. La jurisprudence relative à l’importance légale des passeports est la suivante. Un passeport est une preuve suffisante à première vue de citoyenneté [Varin c. Cormier (1937), D.L.R. 588 (C.S.Q.)]. Dans l’arrêt Radic c. M.E.I (1994), 85 F.T.R. 65, à la p. 67, le juge McKeown écrit ce qui suit :

 

Quant au passeport de la requérante délivré par la nouvelle Yougoslavie, la Commission, qui a qualité d’experte aurait dû être au courant de la question des passeports de complaisance. La Commission n’a fait aucune allusion au paragraphe 93 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés (nouvelle édition Genève, janvier 1992) à la page 22, paragraphe 93. Voici le libellé du paragraphe en question :

 

 

93.

 

La nationalité peut être prouvée par la possession d’un passeport national. La possession d’un tel passeport crée une présomption sauf preuve contraire que son titulaire a la nationalité du pays de délivrance, à moins que le passeport lui-même contienne une indication contraire. La personne qui, étant titulaire d’un passeport au vu duquel il apparaît qu’elle a la nationalité du pays de délivrance, prétend ne pas posséder la nationalité de ce pays, doit justifier cette prétention, par exemple, en démontrant que son passeport est un passeport dit "de complaisance" (un passeport national d’apparence normale qui est parfois délivré par les autorités d’un pays à des non-ressortissants). Cependant, la simple affirmation par le titulaire du passeport que celui-ci a été délivré pour sa convenance, comme titre de voyage uniquement, ne suffit pas à faire tomber la présomption de nationalité. Dans certains cas, il est possible de s’informer auprès de l’autorité qui a délivré le passeport. Sinon, ou si l’information ne peut être obtenue dans un délai raisonnable, l’examinateur devra décider de la crédibilité de l’affirmation du demandeur en prenant en considération tous les autres éléments de son récit.

 

 

Essentiellement, le passeport est une preuve de citoyenneté à moins que sa validité soit contestée. Il incombe donc à l’intimé de faire la preuve que la citoyenneté du requérant est différente de celle qui figure dans son passeport.

 

[27]           En l’espèce, la demanderesse a soumis en preuve la réponse à la demande d’information YUG38495.E, datée du 12 février 2002, selon laquelle la RFY délivrait des passeports de complaisance aux Serbes de Bosnie. La Commission n’a pas examiné cet élément de preuve, ce qui semble contredire l’hypothèse voulant que la demanderesse soit une ressortissante de la Serbie-et-Monténégro simplement parce que la RFY lui a délivré un passeport de l’ancienne Yougoslavie socialiste. La réponse à la demande d’information YUG38495.E comporte l’extrait suivant :

 

[traduction][S]elon un rapport de 1997 de la Direction du droit international du ministère fédéral des Affaires étrangères de la Suisse indique que les autorités yougoslaves délivraient des « passeports de complaisance » (convenience passports) aux citoyens bosniaques de la Republika Srpska afin de « faciliter leurs déplacements » (27 mai 1997). Selon la Direction, les détenteurs de tels passeports n’étaient pas considérés comme des citoyens yougoslaves et se voyaient refuser l’entrée en Yougoslavie (ibid.).

 

[28]           Un autre élément de preuve concernant les passeports de complaisance et l’octroi de la citoyenneté par la RFY dont était saisie la Commission est une lettre jointe à la réponse à la demande d’information YUG26544.E. La Commission a admis l’existence de cette lettre, mais a apparemment omis de prêter attention à son contenu. Dans sa décision, elle a affirmé que la lettre indiquait qu’[traduction] « un détenteur de passeport de la Bosnie-Herzégovine peut être un citoyen de l’ancienne Yougoslavie, mais cela ne signifie pas qu’il est citoyen de la Serbie-et-Monténégro ». La Commission a ensuite souligné que la demanderesse n’avait jamais détenu un passeport de la Bosnie- Herzégovine et que la preuve apportée par la lettre ne s’appliquait pas à sa demande. L’interprétation de la lettre faite par la Commission est manifestement contraire à son sens réel. La lettre indique ce qui suit :

[traduction] En ce qui concerne la télécopie que vous nous avez envoyée aujourd’hui, nous vous confirmons que la possession d’un passeport yougoslave par des réfugiés des Républiques de Croatie et de Bosnie ne signifie ni que ceux-ci sont citoyens de la République fédérale de Yougoslavie ni qu’ils possèdent les droit d’un citoyen yougoslave.

 

Les passeports yougoslaves sont délivrés aux réfugiés de la Croatie et de la Bosnie pour des motifs humanitaires seulement.

 

[29]           Contrairement à l’interprétation de la Commission, la lettre ne mentionne ni le fait de détenir un passeport de la Bosnie-Herzégovine ni le fait d’être citoyen de ce pays. La lettre affirme simplement que la RFY délivrait des passeports aux personnes issues de la Bosnie et de la Croatie sans leur accorder la citoyenneté. Elle appuie la prétention de la demanderesse selon laquelle son passeport de la RFSY ne constitue pas une preuve de citoyenneté de la RFY ou, actuellement, de la Serbie-et-Monténégro.

 

[30]           La Commission a estimé que la réponse à la demande d’information SCG43269.E était plus convaincante que celle à la demande YUG26544.E. Encore là, elle a commis une erreur en appréciant la preuve. En interprétant la réponse à la demande SCG43269, la Commission a mis l’accent sur une déclaration de l’ambassade de la Serbie selon laquelle [traduction] « [t]oute personne détenant un passeport de la Serbie-et-Monténégro est considérée comme un citoyen de ce pays » et [traduction] « c’est le cas depuis toujours ». Elle voyait dans cette déclaration une indication que les passeports délivrés par la RFSY à la demanderesse en 1994 et en 1999 constituaient des preuves de sa citoyenneté de l’actuelle Serbie-et-Monténégro. Une telle interprétation ne tient pas compte du fait que la question posée à l’ambassade n’était pas de savoir si les passeports de l’ancienne Yougoslavie socialiste étaient une indication que la personne était citoyenne de la Serbie-et-Monténégro. La question et la réponse de l’ambassade faisaient seulement mention des passeports serbes et monténégrins. L’interprétation de la Commission va au-delà du sens évident du texte dont elle était saisie.

 

[31]           Les réponses aux demandes d’information YUG38495.E, YUG26544.E et SCG43269.E doivent être lues conjointement avec la Loi sur la citoyenneté qui énonçait le critère applicable pour être considéré un ressortissant de la RFY au moment où la demanderesse a présenté sa demande de statut de réfugié. Dans son analyse de la Loi sur la citoyenneté, la Commission s’est limitée à déterminer si la demanderesse avait renoncé à la citoyenneté de la RFY. Elle n’a pas mentionné les dispositions de la loi indiquant que des règles particulières s’appliquaient aux personnes se trouvant dans la situation de la demanderesse. Les moyens d’acquérir et d’établir la citoyenneté sont décrits en termes généraux aux articles 2 et 6 de cette loi. Toutefois, les ressortissants de l’ancienne RFSY sont assujettis à des conditions spéciales prévues dans les dispositions transitoires à la fin de la loi. Une nette distinction est établie entre les personnes qui avaient la citoyenneté de la Serbie ou du Monténégro avant le démembrement de la RFSY et ceux qui étaient originaires d’autres parties du pays.

 

[32]           Conformément aux termes de la Loi sur la citoyenneté, la demanderesse aurait pu avoir le droit de demander la citoyenneté de la RFY. En effet, elle pourrait encore y avoir droit. Toutefois, cela ne signifie pas qu’elle était en fait citoyenne de la RFY. Dans le contexte d’une demande d’asile, le simple droit de présenter une demande de citoyenneté d’un pays particulier ne fait pas du demandeur un citoyen de ce pays, à moins que la demande constitue une simple formalité. La Cour d’appel fédérale a été saisie de cette question dans Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 126, [2005] A.C.F. n603.

 

[33]           En ce qui concerne la demanderesse, on ne peut affirmer que l’acquisition de la citoyenneté constituerait une simple formalité. Dans l’arrêt Williams, le demandeur avait simplement à renoncer à sa citoyenneté rwandaise pour avoir droit à la citoyenneté ougandaise parce que sa mère était originaire de ce pays. Dans Bouianova c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1993] A.C.F. n576, la demanderesse pouvait devenir automatiquement une citoyenne de la Russie parce qu’elle était née dans ce pays. En l’espèce, rien ne garantit que la demanderesse correspondrait au profil de l’une ou l’autre des catégories définies aux articles 47 et 48 de la Loi sur la citoyenneté. Elle ne détient pas un droit automatique à la citoyenneté, du fait de sa naissance par exemple. Toutes ces considérations m’amènent à conclure que la Commission a commis une erreur en négligeant de tenir compte de façon adéquate des incidences de la Loi sur la citoyenneté.

 

[34]           Comme je l’ai mentionné plus haut, la Cour n’est pas autorisée à soupeser de nouveau la preuve dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Elle ne peut intervenir si la Commission n’a pas tenu compte des éléments de preuve dont elle était saisie. En l’espèce, cette dernière a manifestement omis d’examiner les incidences d’éléments de preuve importants et elle a mal interprété certaines preuves sur lesquelles elle a fondé sa décision. La conclusion de la Commission portant que la demanderesse est citoyenne de la Serbie-et-Monténégro est donc manifestement déraisonnable.

 

[35]           Le défendeur affirme que, même si la Commission a commis une erreur susceptible de révision relativement à la nationalité de la demanderesse, il est inutile de renvoyer l’affaire pour qu’elle soit réexaminée parce que la demanderesse a uniquement invoqué un risque général. La Commission a affirmé ce qui suit à ce sujet :

 

[traduction] La criminalité et la situation d’emploi qu’elle craint sont vécues de façon générale par tous les citoyens du pays. La demanderesse ne sera pas exposée à un risque personnel, et il n’y a aucun lien avec l’un ou l’autre des motifs prévus dans la Convention sur les réfugiés.

 

[36]           Toutefois, il est clair que la Commission a entièrement fondé cette déclaration quant à l’appréciation du risque allégué sur sa conclusion portant que [traduction] « la demanderesse appartient au groupe ethnique et religieux de la majorité de la Serbie-et-Monténégro. Elle est une citoyenne de la Serbie-et-Monténégro. Elle possède un statut et n’est pas considérée comme une réfugiée dans ce pays ».

 

[37]           Dans les documents dont a été saisie la Commission, de même que dans le témoignage de la demanderesse, il a été fait mention de risques précis auxquels les Serbes de la Bosnie-Herzégovine font face. La Commission n’a pas fait état de ces éléments de preuve. En conséquence, je ne peux présumer que son appréciation du risque auquel la demanderesse serait exposée serait le même si cette dernière était une ressortissante de la Bosnie-Herzégovine. Toute l’affaire doit être réexaminée.

 


ORDONNANCE

 

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Commission en date du 30 juin 2005 est annulée, et la demande de la demanderesse est renvoyée à la Commission pour réexamen par un tribunal différemment constitué.

 

2.                    Il n’y a pas de question à certifier.

 

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christine Gendreau, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                               IMM-4607-05

 

INTITULÉ :                                             MIRA MIJATOVIC

 

c.

 

                                                                  LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                       TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                     LE 10 MAI 2006

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :        LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                            LE 2 JUIN 2006

 

COMPARUTIONS :

 

Dorothy Fox

POUR LA DEMANDERESSE

Deborah Drukarsh

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Dorothy Fox

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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