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Date : 20191129


Dossier : T‑1359‑07

Référence : 2019 CF 1531

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Toronto (Ontario), le 29 novembre 2019

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

CHEMIN DE FER CANADIEN PACIFIQUE LIMITÉE

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une requête présentée par la demanderesse, Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée [CP], sur le fondement de l’article 52.5 et des alinéas 220(1)b) et 279a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles des CF], dans laquelle elle prie la Cour de déclarer inadmissible la preuve d’expert soumise par la défenderesse et de la radier du dossier. Des quatre rapports d’expert présentés en preuve jusqu’à maintenant, deux sont visés par la présente requête. Le premier, rédigé par James W. Ely Jr, historien et professeur de droit américain, apporte des réponses à plusieurs questions sur l’histoire de la politique et du droit américains relativement à la taxation des chemins de fer américains au 19e siècle [le rapport Ely]. Le deuxième, rédigé par Frank Urban, un ancien employé de l’Office des transports du Canada, aborde le lien entre les taxes sur le carburant et l’impôt sur le revenu et les subventions accordées à CP entre 1969 et 1996 pour le transport du grain [le rapport Urban].

[2]  CP soutient que les rapports Urban et Ely sont tous deux inadmissibles, car ils ne remplissent pas l’exigence de la pertinence ni celle de la nécessité d’aider la Cour à trancher les questions fondamentales au procès. CP affirme que leur admission serait plus préjudiciable que bénéfique. Je ne suis pas d’accord, et j’autoriserai leur admission. Avant d’expliquer pourquoi, je ferai d’abord une brève mise en contexte de l’affaire.

I.  Le contexte

[3]  Cette mise en contexte résume les documents présentés à la Cour aux fins de la présente requête préliminaire, ainsi que les actes de procédure antérieurs, dont certains remontent à près d’une décennie, et les faits entourant deux décisions antérieures de la Cour (Chemin de fer Canadien Pacifique c Canada, 2012 CF 1030, conf. par 2013 CF 161). Les parties tentent de s’entendre sur un exposé conjoint des faits en prévision du procès qui aura lieu en janvier 2020.

[4]  Le litige sous-jacent remonte à la formation du Canada et à l’entrée dans la Confédération de la Colombie‑Britannique en 1871, lorsque le gouvernement s’est engagé auprès de cette toute nouvelle province à construire, dans un délai de dix ans, un chemin de fer qui la relierait au reste du Canada.

[5]  Cependant, le gouvernement n’a pas été en mesure de terminer le chemin de fer dans le délai promis. Par conséquent, en 1880, Sa Majesté la Reine du chef du Canada et une société qui n’était pas encore constituée en personne morale ont signé un contrat auquel était annexé un projet de charte prévoyant la construction du tronçon manquant et l’exploitation permanente du chemin de fer [le contrat]. La société non constituée en personne morale est finalement devenue CP.

[6]  Sir Charles Tupper, le ministre des Chemins de fer et des Canaux ayant signé le contrat et inspiré l’Acte concernant le chemin de fer Canadien du Pacifique, 37 Victoria c 14 [la Loi sur le CP] de 1881, a fait état de l’expérience américaine en matière de chemin de fer durant les débats de la Chambre des communes consacrés au contrat :

Je ne m’arrêterai pas à discuter la question de l’exemption de taxe accordée au chemin, car messieurs les députés n’ont qu’à jeter un coup d’œil sur les lois des États-Unis et celle de tous les pays où l’on a dû construire des grandes lignes de chemin de fer, pour se convaincre que la politique du gouvernement des États‑Unis a toujours été d’exempter de taxes ces voies ferrées, le chemin lui‑même, ses accessoires, les stations, enfin tout ce que comprend le terme : chemin de fer. Un des juges des Cours des États-Unis [a déclaré] que, vu que ces chemins étaient des entreprises nationales, des bienfaits publics, d’utilité générale à la prospérité de tous, ils devraient être exempts de taxes d’état et de municipalité. Nous n’avons fait que suivre ce qui se pratique aux États‑Unis et ce à quoi nous étions tenus, comme l’opposition le comprendra.

[Non souligné dans l’original.]

[7]  D’après la Loi sur le CP, le chemin de fer à construire devait être composé de quatre sections et de deux embranchements selon une trajectoire devant être approuvée par le gouverneur en conseil. La Loi sur le CP a ratifié le contrat, dans lequel figurait la clause au cœur du présent litige. La clause 16 prévoit en partie ce qui suit :

Le chemin de fer Canadien du Pacifique et toutes les gares et stations, ateliers, bâtiments, cours et autres propriétés, matériel roulant et dépendances nécessaires et servant à sa construction et à son exploitation, et le capital‑actions de la compagnie, seront à perpétuité exempts des taxes imposées par le Canada ou par aucune province devant être établie ci‑après, ou par aucune corporation municipale de telle province […]

[Non souligné dans l’original.]

[8]  Selon CP, comme l’exemption fiscale prévue à la clause 16 [l’exemption] n’a jamais été abrogée, modifiée, abolie, ni remplacée, elle demeure valide et en vigueur et confère un droit contractuel, constitutionnel et législatif qui met la société à l’abri de taxes directes et indirectes. L’exemption ne concerne que la ligne directe de CP dans tout le Canada, et non ses embranchements qui divergent de la ligne principale pour desservir des industries et des collectivités locales.

[9]  Les deux taxes contestées par CP au titre de l’exemption sont i) la taxe sur le carburant versée conformément au paragraphe 23(1) de la Loi sur la taxe d’accise, LRC 1985, c E‑15 [la LTA], et ii) l’impôt des grandes sociétés perçu en application de la partie I.3 de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl) [la LIR]. Le litige relatif à la taxe sur le carburant concerne les années 2003 à 2007 et celui se rapportant à l’impôt des grandes sociétés concerne uniquement les années 2000 et 2005.

[10]  La taxe sur le carburant est une taxe indirecte, ce qui signifie qu’elle est comprise dans les prix que les fabricants et les fournisseurs facturent à CP. Comme l’exemption dont bénéficie CP s’applique uniquement à la ligne principale – mais que CP utilise à présent du carburant pour d’autres aspects de ses activités – l’Agence du revenu du Canada [l’ARC] a autorisé la société, dans une lettre du 27 juillet 1990, à déposer directement une demande de remboursement de la taxe sur le carburant visée par l’exemption [l’autorisation], même s’il s’agit d’une taxe indirecte.

[11]  En l’espèce, CP fait valoir que l’autorisation demeure en vigueur relativement à son exemption. Elle a déposé une série de demandes de remboursement, sur le fondement de l’autorisation, pour récupérer la taxe sur le carburant versée de 2003 à 2007; l’ARC a rejeté ces demandes au motif que CP n’était pas le contribuable direct au titre de la LTA. CP a déposé des avis d’opposition auprès de l’ARC, soutenant que l’exemption s’appliquait aux taxes directes et indirectes. L’ARC a par la suite rejeté ces oppositions, estimant qu’aucune disposition de la LTA n’autorisait le remboursement de la taxe sur le carburant.

[12]  En l’espèce, CP sollicite le remboursement de ces taxes sur le carburant, ainsi qu’un jugement déclarant que l’ARC n’a pas le droit de percevoir de taxes sur le carburant acheté, consommé ou utilisé en rapport avec sa ligne principale. CP conteste par ailleurs la perception de l’impôt des grandes sociétés versé à l’égard de son capital-actions. Bien qu’elle ait reçu des remboursements pour les années d’imposition de 2001 à 2004, CP allègue un paiement en trop pour ses années d’imposition de 2000 et 2005. De plus, CP sollicite un jugement déclarant que Sa Majesté n’a pas le droit de percevoir la taxe imposée en vertu de la LIR sur le revenu obtenu de l’exploitation de son réseau ferroviaire, comme le prévoyait initialement la Loi sur le CP.

[13]  CP allègue que l’imposition des deux taxes constitue une violation injustifiée i) du contrat, ii) de la Loi sur le CP, iii) de la charte du CP et iv) de la Constitution du Canada, à l’égard de laquelle elle a déposé un avis de question constitutionnelle conformément à la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 [la Loi sur les CF] et aux Règles des CF. Par conséquent, la Cour devra trancher deux questions principales au procès : premièrement, à savoir si les deux taxes contestées tombent sous le coup de l’exemption et, deuxièmement, à savoir si les taxes déjà payées sont à présent recouvrables malgré la conduite antérieure de CP, à l’égard de laquelle la défenderesse soulève des moyens de défense en equity, y compris la préclusion, l’acquiescement et le manque de diligence.

II.  Analyse

[14]  Les deux rapports doivent être évalués suivant l’arrêt R c Mohan, [1994] 2 RCS 9 [Mohan], dans lequel la Cour suprême du Canada a établi que pour être admissible, la preuve d’expert doit i) être pertinente, ii) être nécessaire, iii) n’être visée par aucune règle d’exclusion et iv) être produite par un expert dûment qualifié. Même si la preuve satisfait aux quatre critères de l’arrêt Mohan, je dois ensuite passer au second volet de l’analyse, c’est‑à‑dire exercer mon rôle de gardien en évaluant si l’admission des deux rapports d’experts serait plus préjudiciable que bénéfique. Cet exercice suppose notamment d’évaluer les conséquences probables qu’aura la preuve, si elle est admise, sur la durée et la complexité du procès (White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co, 2015 CSC 23 [White Burgess], aux par. 19, 24). Il incombe à la défenderesse, qui a présenté les deux rapports d’experts, de démontrer qu’ils doivent être admis (Sopinka, Lederman et Bryant : The Law of Evidence in Canada, Alan W. Bryant, Sidney N. Lederman, Michelle K. Fuerst, 5e éd, Toronto, Lexis Nexis, 2018) à la p. 12.44 [The Law of Evidence]). Je commencerai mon analyse en examinant les motifs contestés à l’égard du rapport Ely, et je passerai ensuite au rapport Urban.

L’admissibilité du rapport Ely

[15]  CP fait valoir que le rapport Ely est inadmissible parce qu’il ne satisfait pas aux deux premiers critères de l’arrêt Mohan, à savoir qu’il est dépourvu de pertinence au regard des faits et des questions soulevées et qu’il n’est pas nécessaire pour aider la Cour à interpréter l’exemption en droit canadien. CP ne conteste pas l’admissibilité des rapports au titre du troisième et du quatrième critère de l’arrêt Mohan (règle d’exclusion et qualification des experts). Elle soutient que la jurisprudence, l’histoire et la politique américaines se rapportant aux premières taxes imposées aux États‑Unis n’affectent ni l’interprétation du contrat ni la législation canadienne qui l’a codifié. CP ajoute que la Cour peut se référer directement au droit américain ou à tout autre droit étranger, sans recourir à une preuve d’expert, de sorte que le rapport Ely n’est pas nécessaire; elle invoque en partie la décision New Brunswick c Rothmans Inc, 2009 NBQB 60 [Rothmans] :

[traduction]
[82]  […] aucune question de droit étranger n’a été soulevée en l’espèce et, de ce fait, la preuve d’expert relative au droit américain n’est pas pertinente en l’espèce et le « rapport Hazard » n’est pas non plus nécessaire pour établir le droit interne, question qui doit être laissée à l’appréciation de la Cour.

[83]  Il est évident que la Cour est à même d’examiner la jurisprudence étrangère et des questions connexes sans faire appel à une preuve d’expert [...]

[84]  De même, rien n’empêche les défenderesses, si elles le souhaitent, de citer la jurisprudence ou d’autres publications émanant d’autres pays, y compris les États-Unis, en présentant des observations juridiques qui mettent en avant la jurisprudence étrangère pertinente et toute autre publication que la Cour voudra bien examiner. C’est une question d’argument, et non de preuve!

[16]  CP conteste par ailleurs l’analyse juridique figurant dans le rapport Ely; elle fait remarquer que cet accent mis sur le droit étranger n’a aucune pertinence au regard des questions juridiques canadiennes qui doivent être tranchées en l’espèce. Elle fait valoir que, comme dans la décision Rothmans, aucun droit étranger n’est invoqué. Bien que la jurisprudence canadienne établisse clairement que le droit étranger doit être prouvé comme une question de fait (voir, par exemple, JPMorgan Chase Bank c Lanner (The), 2008 CAF 399 [JPMorgan], au par. 33), CP soutient qu’aucun aspect de son action ne nécessite d’interpréter le droit étranger. Sur cette question de droit, CP cite également l’arrêt Canada (Bureau de régie interne) c Canada (Procureur général), 2017 CAF 43 [Bureau de régie interne], dans lequel la Cour d’appel fédérale avait radié l’affidavit présenté par un professeur de droit ayant rédigé des avis juridiques fondés sur le droit en vigueur à l’étranger :

Il ne s’agit pas non plus ici, de toute évidence, d’un cas où le droit et les textes étrangers auxquels renvoie M. St‑Hilaire constitueraient des questions de fait nécessitant la production d’éléments de preuve; ce dernier s’y réfère plutôt à seule fin d’aider la Cour dans son analyse d’une question de droit interne. Or les tribunaux judiciaires s’appuient couramment sur la jurisprudence et la doctrine étrangères sans qu’il soit besoin de présenter en preuve les textes en question par voie d’affidavit […]

[Non souligné dans l’original.]

[17]  CP énumère cinq raisons précises pour lesquelles le rapport n’est ni pertinent ni nécessaire puisqu’il concerne le droit étranger : i) Sir Charles Tupper avait une perception malavisée du droit américain; ii) l’expérience américaine était si diverse d’un État à l’autre qu’elle ne peut tout simplement pas s’avérer pertinente dans le contexte canadien; iii) l’imposition ou la non-imposition de taxes aux États‑Unis ne sert pas de fondement à l’exercice d’interprétation en contexte canadien; iv) la jurisprudence invoquée par M. Ely ne vise pas la période en cause – elle y est plutôt postérieure; et v) la Cour doit avoir recours aux principes canadiens actuels et non au droit américain pour interpréter les documents essentiels.

[18]  Enfin, CP affirme que bon nombre des conclusions juridiques de M. Ely sont fondées sur le droit étranger, ce qui justifie d’exclure sa preuve. La juge Gagné (tel était alors son titre) faisait remarquer ce qui suit au paragraphe 39 de la décision Boily c Canada, 2017 CF 1021 [Boily] : « La preuve d’expert d’un juriste sur une question fondamentale est un domaine où le critère de la nécessité serait appliqué strictement et (ou) elle serait exclue […] » CP soutient que M. Ely a commis l’erreur décrite dans la décision Boily en présentant son avis juridique comme une [traduction] « politique ». Toutefois, CP affirme qu’en réalité, M. Ely tire des conclusions juridiques sur les questions fondamentales à trancher, en interprétant les termes [traduction] « dépendances », « propriété » et « capital-actions » à la lumière de la jurisprudence américaine. CP fait remarquer que suivant le deuxième volet du critère des arrêts Mohan et White Burgess, tout avantage découlant du rapport Ely sera éclipsé par le temps et le coût additionnels qu’il nécessitera. En particulier, elle fait valoir que l’interrogatoire et le contre-interrogatoire d’un expert qui viendrait témoigner en réponse prolongeraient l’instance et détourneraient la Cour de sa tâche principale, qui consiste à interpréter la clause 16 dans le contexte canadien.

[19]  Après avoir examiné les observations des parties, je conclus que le rapport Ely est admissible. Il contribue à présenter le contexte factuel des « circonstances entourant » le contrat. Le rapport pourrait donc revêtir de l’importance durant le procès en aidant la Cour à comprendre le contexte du réseau ferroviaire américain dans les années 1800 jusqu’à la signature du contrat. Ces circonstances sont pertinentes en partie parce que plusieurs membres du syndicat initial de CP étaient des Américains ou des Canadiens qui avaient déjà exploité des chemins de fer et investi dans les réseaux ferroviaires lorsque l’industrie américaine était en plein essor – en particulier MM. John Kennedy de New York, James Hill et Richard Angus du Minnesota, et George Stephen et Duncan McIntyre du Québec.

[20]  Par ailleurs, Sir Charles Tupper, le principal représentant gouvernemental ayant participé à ce dossier à l’époque, a manifestement pris en compte l’expérience américaine lorsqu’il a pensé le réseau ferroviaire national du Canada. À mon sens, l’admissibilité ne devrait pas dépendre de la question de savoir si sa compréhension des pratiques ferroviaires était bonne ou mauvaise.

[21]  Le rapport permet plutôt de comprendre le contexte plus général dans lequel s’inscrivent les déclarations de Sir Tupper, d’autant plus que ce contexte atteste que les États‑Unis exerçaient une influence non seulement sur les hommes ayant pris part à l’élaboration du réseau ferroviaire, mais aussi sur le ministre responsable et, vraisemblablement, sur le gouvernement canadien dans son ensemble. Je n’accepte pas non plus l’argument de la demanderesse selon lequel le rapport Ely ne porte que sur des décisions postérieures au contrat, puisque M. Ely cite et analyse plusieurs décisions qui lui sont antérieures et qui relèvent clairement du contexte plus général.

[22]  Enfin, l’admission de cette preuve d’expert n’aura aucune incidence sur la façon dont la Cour appliquera le droit canadien plutôt que le droit américain à son exercice d’interprétation; en aucun cas l’inclusion du rapport ne déterminera sa valeur probante ni le poids qu’il convient de lui accorder.

[23]  S’agissant du deuxième volet du critère de l’admissibilité, suivant lequel la Cour doit exercer son rôle de gardien une fois que le rapport est déclaré admissible, j’estime que l’aide qu’il fournira à la Cour l’emporte sur tous les inconvénients liés au fait de devoir interroger l’expert (et potentiellement un expert qui viendra témoigner en réponse) et d’examiner son témoignage au procès. C’est tout le contraire : les avantages additionnels qui en découleront justifient les risques potentiels. J’estime que M. Ely contribue à mettre le contrat en contexte. Comme le fait observer CP, l’expérience américaine était extrêmement diverse. La capacité de M. Ely à conceptualiser cette diversité relativement au réseau ferroviaire canadien permettra d’assimiler avec efficacité la jurisprudence et les pratiques disparates au sud de la frontière.

[24]  Bref, maintenant que la phase précédant l’instruction s’achève après de nombreuses années, le procès aura lieu dans moins de deux mois. Avec le temps des fêtes qui arrive bientôt, la période qui nous sépare du procès est d’autant plus courte. Comme nous disposons de peu d’éléments de preuve concernant les intentions des parties à l’égard de l’exemption prévue à la clause 16, et qu’aucun des témoins ayant assisté à ces événements de 1880 n’est encore en vie, j’estime que l’approche américaine à l’égard de la taxation des chemins de fer est une composante importante des « circonstances [ayant] entour[é] » le développement du réseau ferroviaire au Canada.

[25]  La Cour pourrait ainsi juger utile de s’appuyer sur le contexte factuel présenté par M. Ely dans son analyse pour comprendre les circonstances lorsqu’elle interprétera le contrat, la Loi de CP, la charte du CP et la Constitution canadienne [les quatre C]. Comme cette interprétation sera au cœur du procès, les circonstances factuelles aux États‑Unis sont à la fois pertinentes et nécessaires. Les deux autres rapports qui n’ont pas été contestés, soit ceux de MM. Hanna et Regehr, et qui ont déjà été présentés par CP et la défenderesse respectivement, donnent certainement un aperçu général, selon des perspectives différentes, des acteurs, de la politique et des événements à l’origine des quatre C. MM. Hanna et Regehr ont eu de longues carrières de professeurs d’histoire dans des universités canadiennes reconnues. Ils se spécialisent tous deux dans l’histoire du réseau ferroviaire et ont publié un grand nombre d’ouvrages sur le sujet.

[26]  En revanche, M. Ely aborde le sujet d’un point de vue juridique complètement différent et possède une compréhension approfondie du contexte législatif américain de l’époque. Compte tenu de l’établissement national et transfrontalier du système ferroviaire en Amérique du Nord, le point de vue différent de M. Ely complète ceux des deux historiens canadiens, ce qui permettra à la Cour de mieux comprendre les circonstances et l’incidence qu’elles auraient pu avoir sur les quatre C.

[27]  S’agissant du premier instrument, et du plus important parmi les quatre, – le contrat et sa clause 16 – il doit, comme l’exige la Cour suprême, recevoir une interprétation contractuelle appelant une démarche pratique, axée sur le bon sens et consistant « à discerner l’intention des parties et la portée de l’entente” »; ainsi, le contrat doit être lu « dans son ensemble, en donnant aux mots y figurant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec les circonstances dont les parties avaient connaissance au moment de la conclusion du contrat » (Creston Moly Corp c Sattva Capital Corp, 2014 CSC 53, au par. 47) [Sattva] (Non souligné dans l’original). Contrairement à l’arrêt Bureau de régie interne, les références de M. Ely au droit, aux précédents et aux autres politiques des États‑Unis contribueraient à rattacher les circonstances entourant le contrat à son contexte factuel.

[28]  Cette caractéristique distinctive permet également de distinguer le rapport de M. Ely de ceux qui avaient été exclus dans les décisions précitées, comme le rapport du professeur Hazard commentant le droit américain dans la décision Rothmans. Dans cette affaire, les actes de procédure ne soulevaient aucune question de droit étranger, et le tribunal a conclu que la jurisprudence et les normes éthiques américaines renvoyaient à des arguments, et non à des éléments de preuve (Rothmans, au par. 84). Même si la Loi constitutionnelle de 1867 faisait aussi partie des questions en litige dans la décision Rothmans, les rapports d’experts Glenn et Hazard traitaient surtout de la question des normes éthiques et professionnelles ainsi que des enjeux de politique publique concernant le cas d’un procureur général ayant retenu les services d’un avocat externe aux termes d’une entente sur des honoraires conditionnels. Il s’agissait d’une question nouvelle et très moderne qui se posait dans un contexte canadien et à l’égard de laquelle le droit américain n’avait joué aucun rôle. De plus, dans cette affaire, il n’était pas question d’interpréter un contrat et des circonstances remontant à un siècle et demi, comme c’est le cas en l’espèce.

[29]  La décision Boily soulevait aussi une question différente – à savoir que la preuve d’expert se rapportait à une question décisive fondamentale de l’affaire, ce qui n’est pas acceptable pour un rapport d’expert (au par. 39). En l’espèce, cependant, je ne crois pas que M. Ely se soit aventuré sur le terrain des opinions, comme l’avait fait l’expert contesté dans la décision Boily.

[30]  Je réalise que les tribunaux canadiens, plus particulièrement la Cour suprême, « ont formulé des commentaires sur le fait qu’il est exceptionnel qu’une preuve d’expert soit nécessaire, plutôt qu’admise par défaut […] un besoin factuel et technique doit justifier l’admission d’une telle preuve » (Association of Chartered Certified Accountants c Institut canadien des comptables agréés, 2016 CF 1076, au par. 17 [Chartered Accountants], citant R c DD, 2000 CSC 43). D’ailleurs, dans l’arrêt Chartered Accountants, deux professeurs de droit, tous deux des experts reconnus, avaient fourni un aperçu de la réglementation régissant les comptables au Canada et interprété dans leurs rapports des lois provinciales portant sur cette profession. Tout en reconnaissant que les rapports constituaient des résumés utiles et efficaces, la Cour a estimé que « [l]a simple utilité n’entraîne pas la nécessité d’admettre une preuve d’expert » et que « l’efficacité n’est désormais pas plus nécessaire que l’utilité » (Chartered Accountants, aux par. 22 et 26).

[31]  Le contexte en l’espèce est encore une fois différent de celui de l’arrêt Chartered Accountants. La façon dont les chemins de fer étaient gérés sur les plans politique, commercial et judiciaire aux États-Unis il y a 150 ans fait partie du contexte, sur lequel M. Ely fournit de précieux renseignements. Son rapport n’est pas simplement une autre interprétation juridique susceptible de rendre la tâche de la Cour plus efficace : il apporte des connaissances qui peuvent aider la Cour dans son exercice principal d’établissement des faits. Sans connaître la nature ou la portée de toute la preuve factuelle qui sera produite au procès, je ne puis conclure que ce rapport n’est ni pertinent ni nécessaire; au contraire, j’estime qu’il enrichit les délibérations de la Cour et qu’il serait donc prématuré de le radier à ce stade de l’instance.

L’admissibilité du rapport Urban

[32]  Là encore, CP ne conteste pas ce rapport sur le fondement du troisième ou du quatrième critère de l’arrêt Mohan (règle d’exclusion et qualification des experts), mais plutôt sur les critères de la pertinence et de la nécessité. Elle fait valoir que le rapport Urban est dépourvu de pertinence pour les raisons suivantes : i) il porte sur une période de taxation antérieure à la période visée par le contrôle, ii) il traite des subventions reçues à l’égard des embranchements, et non de la ligne principale et iii) il fournit des calculs qui, s’ils sont exacts, ne font qu’indiquer que la situation financière entre les parties était neutre au regard des taxes payées et remboursées entre 1979 et 1996.

[33]  De plus, CP souligne que la partie de l’action liée aux dommages-intérêts a été dissociée du procès qui aura lieu en janvier 2020 et qu’une évaluation des taxes totales à rembourser, que M. Urban calcule dans son rapport, n’est pas indiquée à ce premier stade de l’action. CP affirme que compte tenu des renseignements qu’il contient, le rapport Urban ne rend pas plus ou moins probable l’existence ou l’inexistence de quelque fait en cause que ne le ferait l’absence de cet élément de preuve.

[34]  CP soutient en outre que même si le rapport Urban est jugé pertinent et nécessaire, il ne devrait pas être admis, car cela donnerait lieu à une utilisation inefficace du temps de la Cour compte tenu de sa pertinence globale, en ce qu’il prolongera et compliquera excessivement le procès. Selon CP, je devrais donc exercer ma fonction de gardien en l’excluant, étant donné que le préjudice qui résulterait de son admission l’emporterait sur toute valeur probante qu’il serait susceptible d’avoir.

[35]  Je ne suis pas d’accord et, comme pour le rapport Ely, j’estime que le rapport Urban est à la fois pertinent et nécessaire, et qu’il remplit donc les deux critères de l’arrêt Mohan en cause. La défenderesse m’a convaincu que le rapport pourrait s’avérer pertinent au regard des moyens de défense en equity qu’elle fera valoir, à savoir la préclusion, le manque de diligence et l’acquiescement, en raison du défaut de CP d’invoquer la clause 16 à différents moments durant l’histoire, notamment durant les années citées dans le rapport Urban (1979‑1996). Même si, comme l’a souligné CP, cette période est antérieure aux années litigieuses en l’espèce (la plupart des années entre 2000 et 2007), M. Urban fournit malgré tout une ventilation détaillée et des explications concernant les subventions relatives au transport du grain et les coûts de l’exploitation ferroviaire. Cette analyse va bien au-delà des années d’échantillonnage dont il traite, car il s’agit de domaines très techniques sur lesquels nous ne disposons par ailleurs pas d’éléments de preuve ou de connaissances à ce stade de l’instance. C’est ce qu’a fait ressortir le processus de communication préalable, eu égard aux questions et aux réponses mises en avant dans le cadre de l’instruction de la présente requête.

[36]  Le rapport Urban est donc nécessaire pour aider la Cour à comprendre les questions fondamentales qui seront examinées lors du procès. Il serait également prématuré de le radier à ce stade. Quoi qu’il en soit, le rapport Urban traite, du moins en partie, de la ligne principale en cause et des nombreuses taxes qui ont été remboursées par CP aux gouvernements provinciaux et non à la défenderesse.

[37]  En somme, les questions relevées par CP (à savoir que le rapport ne mentionne pas la période en litige, fait référence à des subventions ayant été remboursées au gouvernement et traite principalement des embranchements plutôt que de la ligne principale) peuvent toutes être abordées lors du contre-interrogatoire de M. Urban et des arguments oraux, qui auront finalement une incidence sur le poids accordé au rapport. Ces questions ne justifient pas d’exclure un rapport pertinent au regard des questions fondamentales en l’espèce, parce que son exclusion à ce stade précoce empêcherait la défenderesse de produire la preuve à l’appui de ses arguments et des moyens de défense qu’elle entend invoquer au procès.

III.  Conclusion

[38]  La défenderesse s’est acquittée de son fardeau de démontrer que les deux rapports sont admissibles. Le rapport Ely fournit une preuve concernant les circonstances entourant le contrat, ce qui le rend à la fois pertinent et nécessaire pour éclairer le contexte historique, politique et social de la clause 16. Exclure le rapport à ce stade-ci, juste avant le procès, aura pour effet de priver l’instance des lumières d’un éminent spécialiste américain de l’histoire du droit ferroviaire qui expose le contexte historique au sud de la frontière et nous offre un aperçu factuel des circonstances entourant le contexte canadien.

[39]  De même, le rapport Urban sera admissible même s’il se rapporte à des années antérieures à celles directement en cause dans les litiges sur la taxe d’accise et l’impôt sur le revenu. Les renseignements concernant ces années fournissent un contexte important et, sans eux, nous ne pourrions comprendre le comportement des parties avant les années en cause. Son exclusion nuirait également à la capacité de la défenderesse de présenter une défense pleine et entière fondée sur les motifs qu’elle soulève en equity.

[40]  La question de savoir si les rapports écrits de MM. Urban et Ely résisteront à la rigueur du contre-interrogatoire, ou aux autres témoignages d’experts qui seront présentés, devra être tranchée à la lumière de l’ensemble des éléments de preuve présentés au procès. Il est prématuré d’exclure les deux rapports avant que la Cour n’ait la possibilité d’en saisir la teneur en s’éclairant du contexte plus général dans lequel ils s’inscrivent; les avantages de leur inclusion l’emportent sur le préjudice de l’exclusion. Par conséquent, en aucun cas la présente décision ne définit ou ne préjuge le caractère probant définitif des rapports en question.

IV.  DÉPENS

[41]  Les dépens sont adjugés à la défenderesse.


ORDONNANCE dans le dossier T‑1359‑07

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La présente requête est rejetée; les rapports contestés ne seront pas radiés.

  2. Les dépens sont adjugés à la défenderesse.

« Alan S. Diner »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Ce 16e jour de décembre 2019.

 

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1359‑07

 

INTITULÉ :

CHEMIN DE FER CANADIEN PACIFIQUE c SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 NOVEMBRE 2019

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

 

LE 29 NOVEMBRE 2019

COMPARUTIONS :

Michael Barrack

Justin Manoryk

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Joanna Hill

Michael Ezri

William Softly

Linsey Rains

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Blake, Cassels & Graydon LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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