Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20191206


Dossier : IMM‑3010‑19

Référence : 2019 CF 1566

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

JAVIER ANTONIO FUENTES REYES

SANDRA VICTORIA ANDRADE VARGAS ET

CRISTIAN DANIEL LOPEZ ANDRADE

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs contestent la décision par laquelle un agent principal (l’agent) a rejeté leur demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), car il a conclu qu’ils ne seraient pas exposés à un risque de persécution, ni menacés de torture, que leurs vies ne seraient pas menacées, et qu’ils ne seraient pas exposés au risque de subir des traitements ou peines cruels s’ils retournaient dans leur pays de nationalité. La demande est accueillie pour les motifs qui suivent.

[2]  Tous les demandeurs sont des citoyens de la Colombie. Il s’agit d’une famille bien nantie qui possédait une entreprise en Colombie. Ils ont demandé réclamé le statut de réfugié au Canada alléguant qu’un groupe criminel armé leur a extorqué de l’argent, les a détenus et les a menacés, les forçant à se réinstaller ailleurs en Colombie, puis, ultimement, à quitter le pays en avril 2017. Ce groupe criminel porte plusieurs noms, y compris « Urabeños », « Pro‑Gaitán Autodefensas Gaitanistas de Colombia – AGC », « Clan del Golfo », « Clan Úsuga » et « Bloque Centrauros ». Il sera ci‑après appelé « AGC ».

[3]  La Section de la protection des réfugiés [SPR] a rejeté les demandes de demandeurs, concluant qu’ils n’étaient pas crédibles étant donné les nombreuses incohérences, omissions et contradictions dans l’ensemble de leurs éléments de preuve. La SPR n’a pas cru qu’AGC leur avait extorqué de l’argent, les avait détenus dans un entrepôt pour avoir omis de verser des paiements, les avait forcés à déménager chez la mère du demandeur principal, ou les avait menacés de préjudice ou de mort de manière continue.

[4]  Les demandeurs ont joint à leur demande d’ERAR de nouveaux renseignements, qui, selon eux, redonnent de la crédibilité à leur témoignage devant la SPR. Ils ont présenté des affidavits et un tract d’AGC daté du 28 octobre 2018, accompagnés de lettres non datées de deux employés de leur ancien commerce selon lesquelles des membres du groupe armé continuaient de s’y présenter et de demander de l’argent. Lorsque ces membres ont su que les demandeurs n’étaient plus les propriétaires, ils ont affirmé qu’ils les retrouveraient et qu’ils les tueraient. De plus, le 20 octobre 2018 ou peu de temps après, l’un des employés a trouvé le tract, qui est joint à la demande d’ERAR, lequel cite les demandeurs comme cibles militaires du groupe.

[5]  Une attestation de l’un des demandeurs, monsieur Fuentes Reyes, était aussi jointe à la demande d’ERAR. Il atteste qu’il a une fille qui habite avec sa mère, soit son ex‑conjointe, et qu’à la fin de l’été 2018, elle l’avait appelé pour lui dire que deux hommes s’étaient présentés chez eux et avaient demandé où se trouvaient les demandeurs. Lorsqu’ils ont appris que les demandeurs avaient quitté la Colombie, ils ont dit à sa fille de trouver où ils étaient, sans quoi il y aurait des conséquences. Sa fille et son ex‑conjointe se sont enfuies en Espagne et y sont demeurées.

[6]  Après son examen des éléments de preuve supplémentaires, l’agent chargé de l’ERAR a conclu que la question déterminante était celle de l’existence et de l’efficacité de la protection de l’État en Colombie. L’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas mentionné comment ils avaient demandé la protection de l’État, et que, l’omission de la demander avait porté un coup fatal à leur demande :

[traduction]

Dans un pays démocratique comme la Colombie, doté d’une police et de forces armées opérationnelles, il incombe aux citoyens craignant les menaces de groupes criminels de d’abord demander la protection de l’État dans leur pays de citoyenneté. Seulement après s’être vus refuser de l’aide de la part des autorités locales, ministérielles ou nationales de la Colombie, ou avoir pu démontrer que les autorités colombiennes sont incapables de les protéger, les demandeurs peuvent obtenir le statut de personne protégée au Canada. À mon avis, en ne faisant pas appel à la police pour faire face aux menaces, les demandeurs n’ont pas réfuté la présomption de l’existence d’une protection étatique adéquate en Colombie.

[Non souligné dans l’original.]

[7]  Je conviens avec les demandeurs que l’agent a mal énoncé l’exigence voulant que l’on doive, en toutes circonstances, demander la protection de l’État avant d’être accepté à titre de réfugié. Malgré qu’un demandeur ne puisse pas simplement compter sur sa propre conviction que la protection de l’État ne sera pas offerte, il n’a pas à risquer sa vie pour prouver que cette protection n’existe pas (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, 20 Imm. L.R. (2e) 85). Le rôle de l’agent consiste à évaluer le caractère raisonnable des mesures prises pour obtenir une protection, ou l’absence de mesures, en tenant compte du contexte général. En l’espèce, l’agent a omis de déterminer si, d’après les faits qui lui ont été soumis, le défaut de demander la protection était raisonnable.

[8]  Les éléments de preuve présentés à l’agent pourraient bien mener à la conclusion que le défaut des demandeurs de demander une protection était raisonnable, et ce pour les motifs qui suivent.

[9]  Même si la SPR a conclu que les allégations des demandeurs selon lesquelles ils étaient menacés par l’AGC n’étaient pas crédibles, les nouveaux éléments de preuve, que l’agent semble avoir acceptés, révèlent le contraire. Plus précisément, selon le tract de l’AGC, les demandeurs, entre autres, sont des [traduction] « cibles militaires […] car ils n’ont pas répondu aux exigences convenues concernant leur propre sécurité et/ou cause ».

[10]  Les demandeurs ont aussi remis à l’agent la réponse à la demande d’information COL.105118E de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, qui énonce [traduction] « ce que signifie être une "cible militaire" (objetivo militar), y compris, qui exécute ces menaces ainsi que les méthodes utilisées pour y parvenir; s’il existe une possibilité de refuge intérieur pour quelqu’un faisant l’objet de menaces; ainsi que la réponse de l’État ». Ce document constitue une preuve solide à l’effet qu’il n’y a pas de protection étatique pour les citoyens ordinaires, comme les demandeurs, qui sont visés en tant que cibles militaires :

[traduction]

Un professeur adjoint de l’Université Winthrop a souligné que, si la personne visée par des menaces « occupe alors un poste de direction ou de pouvoir, ou est fonctionnaire au sein du système de justice, [elle] pourrait bénéficier de la protection des autorités, mais seulement dans ces cas‑là », ajoutant qu’un citoyen (ou sa famille) qui a été « persécuté (déplacé/tué) » pourrait se prévaloir des ressources de l’État, mais ne serait peut‑être pas protégé par la police ou d’autres forces après avoir reçu des menaces.

[11]  En outre, les demandeurs ont présenté des rapports démontrant qu’il y a encore de la collusion entre les membres de l’AGC et les autorités colombiennes qui seraient responsables de leur protection s’ils la demandaient. Ils ont aussi joint de nombreux rapports concernant l’existence, ou l’absence, d’une protection étatique en Colombie, de manière générale, et dans certaines régions du pays. Ces éléments de preuve devaient être soupesés au moment de déterminer s’il était raisonnable pour les demandeurs de demander la protection de l’État.

[12]  Malgré les observations formulées par l’avocat du défendeur, je ne puis convenir que les arguments formulés par les demandeurs [traduction] « sont fondés sur une évaluation assez granulaire de la preuve quant aux conditions dans le pays » et [traduction] « qu’il y a là un désaccord quant à la façon dont les éléments de preuve ont été analysés et soupesés ». À mon avis, l’agent n’a pas procédé à une analyse ou à une appréciation de la preuve quant à savoir s’il était raisonnable pour les demandeurs de ne pas demander une protection en Colombie. Compte tenu du dossier dont il était saisi et de celui de la Cour, il s’agit d’une erreur susceptible de contrôle.

[13]  Les demandeurs ont également allégué que l’agent n’a pas utilisé le bon critère pour évaluer s’il existe une protection de l’État. Cette question ne sera pas examinée, car l’erreur de l’agent, à savoir que les demandeurs devaient demander la protection de l’État, est déterminante dans la présente demande.

[14]  Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3010‑19

LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie, que la demande d’ERAR est renvoyée à un autre agent pour qu’il statue de nouveau sur l’affaire, et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 19e jour de décembre 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3010‑19

 

INTITULÉ :

JAVIER ANTONIO FUENTES REYES ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 NOVEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 6 DÉCEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Penny Yektaelan Guetter

Maxwell Trower

POUR LES DEMANDEURS

Lorne McClenaghan

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Penny Yektaelan Guetter

Avocate

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.