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Date : 20191204


Dossier : IMM-542-19

Référence : 2019 CF 1557

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

ANA JOSEFA VILLAMAN LUCIANO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

 

I.  Aperçu

[1]  Le 3 août 2017, madame Ana Josefa Villaman Luciano (la demanderesse) a présenté une demande de résidence permanente à partir du Canada fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la demande CH) au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Elle sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision du 2 janvier 2019 par laquelle un agent principal (l’agent) a rejeté sa demande CH.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.   Les faits

  1. La demanderesse

[3]  La demanderesse, qui a 60 ans, est une citoyenne de la République dominicaine. Elle y exerçait la profession d’avocate, et a quitté son emploi pour venir prendre soin de sa fille et de sa petite-fille au Canada.

[4]  La demanderesse a une fille de 27 ans, Christine Villaman (Christine), et une petite-fille de quatre ans, Zurie Senior (Zurie). Christine et Zurie sont toutes deux citoyennes canadiennes.

[5]  Février 2016 est la dernière date à laquelle la demanderesse est entrée au Canada munie d’un visa de visiteur en vue d’aider sa fille et sa petite-fille. Elle est demeurée au Canada depuis après avoir obtenu des prolongations son visa de visiteur. Toutefois, sa dernière demande de prolongation a été refusée à la suite du rejet de sa demande CH.

[6]  La demanderesse est entrée au Canada pour la première fois en 1990. Elle a donné naissance à sa fille Christine au Canada, en 1991. Elle affirme que cette grossesse est survenue à la suite d’une agression sexuelle. La demanderesse exerçait un emploi sans autorisation au Canada à cette époque. En 1993, elle est retournée avec sa fille en République dominicaine.

[7]  Christine est revenue au Canada en 2006, alors qu’elle avait environ 15 ans, et a mené à terme ses études secondaires au Canada. La demanderesse l’a visitée au moment de la remise de son diplôme d’études secondaires en 2011.

[8]  En 2014, Christine est tombée enceinte. Elle avait marié un homme nommé Camillio Senior (Camillio) en 2013. En 2014, Camillio et Christine ne s’entendaient plus. La demanderesse est venue au Canada pour soutenir sa fille pendant sa grossesse, puisque Camillio n’était plus présent. La petite-fille de la demanderesse, Zurie, est née le 26 novembre 2014. La demanderesse est restée au Canada de novembre 2014 à septembre 2015.

[9]  Après la naissance de Zurie, Christine et Camillio se sont encore plus éloignés l’un de l’autre. À un certain moment, Camillio a accusé Christine d’abus sexuels et physiques. Christine a été détenue en prison pendant quatre jours et Camillio a eu la garde de Zurie pendant quatre mois.

[10]  Christine et Camillio sont engagés dans un litige concernant la garde de Zurie. Un rapport du Bureau de l'avocat des enfants déposé avec la demande CH témoigne de la situation [traduction] « terrible » entre Christine et Camillio.

[11]  Christine souffre d’un trouble dépressif et d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT). Des lettres de la psychiatre de Christine, la Dre Jennifer Hirsch de l'hôpital Mount Sinaï, datées de 2014 et de 2016, ainsi que d’une thérapeute du centre Hope 24/7 (qui offre des services aux personnes touchées par la violence familiale), de 2017, confirment que Christine a des antécédents de dépression et d’idées suicidaires. Christine affirme qu’elle a subi de la violence physique, verbale et psychologique de la part de son ex-mari, ce qui a entraîné une dégradation de sa santé mentale. Le Bureau de l'avocat des enfants a déterminé que ses allégations de violence familiale étaient crédibles et bien soutenues par des éléments de preuve provenant de tiers. Plusieurs documents du Dossier certifié du tribunal portent sur le fait que l’ex-mari de Christine continue de la harceler par des messages textes.

[12]  La demanderesse est le principal soutien moral de sa fille et de sa petite-fille depuis son retour au Canada en février 2016. Selon les lettres de la psychiatre et de la thérapeute de Christine, avoir sa mère au pays l’aiderait à gérer sa dépression, à créer un environnement stable pour Zurie et à obtenir un arrangement de garde juste. Le rapport du Bureau de l'avocat des enfants confirme que la demanderesse a fournir une aide importante à Christine, et a contribué à ce qu’elle se porte bien. Le Bureau de l'avocat des enfants a souligné le fait qu’il est important que l’état de santé mentale de Christine demeure stable pendant le processus de détermination de la garde.

[13]  Christine a obtenu la garde temporaire exclusive de Zurie en 2017, et son ex-mari dispose d’un droit de visite. La demanderesse participe aux échanges lors des visites en tant que tiers.

[14]  La demanderesse prend soin de Zurie quand Christine est au travail, et quand elle a des épisodes dépressifs. La demanderesse habite avec Christine, et bénéficie de son soutien financier. La famille obtient également un soutien financier de la part de l’Église de Jésus-Christ des Saints des derniers jours de Brampton. La demanderesse a joint au dossier les talons de paye et la lettre d'emploi de 2016 de Christine, comme préposée à l’entretien et ouvrière. Le total de la rémunération de Christine était d’environ 669,50 $ de septembre à décembre 2015, et de 2 900 $ de janvier à octobre 2016. Entre mars et avril 2017, Christine semble avoir gagné près de 1 600 $ comme ouvrière temporaire.

[15]  En outre, une personne qui fréquente la même église que la demanderesse lui a offert un emploi de bonne d'enfants, si cette dernière peut obtenir la résidence permanente.

[16]  La demanderesse s’est impliquée à l’église en faisant du bénévolat et en participant à des ateliers de conversation en anglais. En outre, elle a joint au dossier quatre lettres de voisins et d’amis canadiens témoignant de son intégrité et de sa loyauté.

[17]  L’employeur de la demanderesse en République dominicaine a mis fin à son contrat de superviseure d’un contentieux en janvier 2017 en raison de son séjour prolongé au Canada. La demanderesse avait pu reprendre ce poste lorsqu’elle était retournée en République dominicaine après ses visites au Canada en 2011 et en 2015.

[18]  La demanderesse a aussi présenté deux articles de presse portant sur les conditions de vie en République dominicaine, ainsi que le rapport sur les droits de l’homme de 2016 de ce pays provenant du département d'État des États-Unis. L’un des articles, provenant de la chaîne d'information en ligne News Americas Now, mentionnait que la République dominicaine affichait un taux de chômage plus élevé chez les femmes que chez les hommes. L’autre article, provenant du New York Times, portait sur le virus Zika en République dominicaine. En outre, le rapport sur les droits de l’homme traitait de la violence envers les femmes comme d’un problème omniprésent, même si le gouvernement a pris des mesures afin d’accroître les mesures de protection et augmenter le nombre de poursuites, avec des ressources limitées. On y soulignait également la discrimination envers les femmes en milieu de travail, comme le démontrent le plus haut taux de chômage chez les femmes et leur faible présence dans des postes de direction, ainsi que leurs salaires moins élevés.

[19]  En juillet 2018, la demanderesse a été avisée que sa demande CH avait été retirée et que son dossier avait été détruit, après qu’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) ait reçu une demande de sa part à cet effet. La demanderesse a répondu par écrit à IRCC afin d’expliquer qu’elle n’avait jamais demandé que sa demande soit retirée, et qu’il s’agissait probablement d’un faux document envoyé par l’ex-mari de Christine, Camillio. La demanderesse a présenté une lettre de l’avocat de Christine, spécialisé en droit familial, datée du 13 août 2018 au soutien de la réouverture de son dossier. L’avocat a expliqué le rôle vital que joue la demanderesse dans la vie de sa petite-fille, en particulier étant donné l’âpre dispute sur la garde entre les parents, et qu’elle a joué dans l’obtention par Christine de la garde temporaire exclusive de Zurie. Grâce à ces explications, la demanderesse a pu soumettre à nouveau sa demande, tout en bénéficiant de la date de sa demande initiale.

[20]  Des documents supplémentaires ont été soumis par la demanderesse au moment où elle a présenté à nouveau sa demande, à savoir une lettre d’emploi mise à jour attestant que Christine occupait un poste à temps plein dans un entrepôt et gagnait un salaire annuel de 30 680 $ en date du 4 juin 2018.

B.  La décision fondée sur les considérations d’ordre humanitaire

[21]  L’agent a conclu que, même si l’intérêt supérieur de Zurie ainsi que les liens familiaux de la demanderesse au Canada constituaient des facteurs qui permettraient à la demanderesse d’avoir gain de cause dans sa demande, la demanderesse disposait d’autres moyens pour immigrer, notamment la possibilité de faire l’objet d’un parrainage au titre de la catégorie du regroupement familial. Par conséquent, la dispense visée au paragraphe 25(1) de la LIPR n’était pas justifiée.

[22]  L’agent a examiné les éléments contenus au dossier d’immigration de la demanderesse, y compris la demande de retrait et la réouverture du dossier.

[23]  Il a ensuite examiné le degré d’établissement de la demanderesse au Canada, ses liens familiaux ainsi que l’intérêt supérieur de l’enfant, les autres moyens à sa disposition pour immigrer au Canada et les difficultés auxquelles elle ferait face si elle retournait en République dominicaine.

  • (1) L’établissement au Canada

[24]  L’agent a tenu compte du bénévolat effectué par la demanderesse, de son engagement dans son église, ainsi que des liens d’amitié qu’elle a noués au Canada. Toutefois, il a conclu qu’elle avait [TRADUCTION] « atteint le degré attendu d’établissement » pour quelqu’un qui vit au Canada depuis deux ans. Il a en outre souligné les bouleversements que causerait la séparation physique d’avec ses amis au Canada, mais a affirmé qu’elle pourrait tout de même garder le contact avec eux par d’autres moyens.

[25]  L’agent a aussi estimé que la situation financière de la demanderesse et de sa fille constituait un facteur défavorable quant à l’établissement de la demanderesse au Canada, car cette dernière n’avait pas démontré qu’elles possédaient de bonnes habitudes de gestion financière. Elles n’avaient pas, à son avis, soumis assez d’éléments de preuve, comme des relevés bancaires ou d’autres documents, démontrant que Christine pourrait continuer de soutenir financièrement la demanderesse. De plus, l’agent était préoccupé du fait que la demanderesse recevait un soutien financier de l’église.

[26]  L’agent a accordé peu d’importance à l’offre d’emploi reçue par la demanderesse, car il a conclu que rien n’indiquait si son employeur éventuel avait fait une demande d’étude d’impact sur le marché du travail en vue de déterminer s’il pouvait embaucher une personne qui n’est pas une résidente permanente ou une citoyenne. L’agent a ajouté que son rôle n’était pas d’évaluer le potentiel d’établissement d’un demandeur, mais seulement son établissement actuel.

  • (2) Les liens familiaux et l’intérêt supérieur de l’enfant

[27]  L’agent a affirmé avoir accordé [TRADUCTION] « un poids considérable » à l’intérêt supérieur de Zurie et aux liens familiaux de la demanderesse. Par contre, il n’a pas reconnu que la demanderesse était la personne qui s’occupait principalement de Zurie, puisque la garde temporaire avait été accordée à Christine. L’agent a supposé que le tribunal n’aurait pas accordé la garde temporaire de Zurie à Christine si elle n’avait pas pu s’occuper principalement des soins de sa fille.

[28]  Selon l’agent, la demanderesse représente une [TRADUCTION] « source cruciale » de soutien, et joue un [TRADUCTION] « rôle vital » dans la vie de sa petite-fille Zurie et de son unique enfant, Christine, en l’aidant à combattre sa dépression et son TSPT. Sans sa mère, Christine aurait à payer une garderie, ou pourrait être incapable de travailler à temps plein. L’agent a convenu que Christine n’avait aucun autre membre de sa famille au Canada, et que sa santé mentale pourrait se détériorer si la demanderesse devait quitter le Canada. Il a en outre conclu que cela pourrait avoir des répercussions sur les soins apportés à Zurie.

  • (3) Les autres moyens qui peuvent permettre d’immigrer au Canada

[29]  L’agent a déterminé que peu d’éléments de preuve démontraient que la demanderesse ne pouvait être parrainée par Christine au titre de la catégorie du regroupement familial, notamment puisque Christine avait auparavant parrainé son ex-mari au titre de cette même catégorie. Étant donné que les demandes de dispense fondées sur les considérations d’ordre humanitaire ne visent que des cas exceptionnels, elles ne devraient pas être accueillies lorsque d’autres moyens peuvent être utilisés pour immigrer.

[30]  Bien que l’agent ait noté que Christine pourrait ne pas satisfaire au critère du revenu minimum pour parrainer la demanderesse, il a conclu que cette dernière n’avait pas fourni assez d’éléments de preuve documentaire concernant la situation financière de Christine et la manière dont celle-ci tentait de surmonter les difficultés qui l’empêcheraient de se voir reconnaître la qualité de répondante. L’agent a fait un parallèle entre les attentes envers Christine pour démontrer qu’elle tentait d’augmenter son revenu pour satisfaire au critère du revenu minimum, et la situation d’une personne ayant des antécédents criminels qui doit démontrer qu’elle a pris des mesures pour corriger son comportement et prévenir les comportements susceptibles de mener à la criminalité.

[31]  En outre, l’agent était d’avis que Christine pourrait faire une demande de super visa pour la demanderesse. Subsidiairement, la demanderesse pourrait présenter une demande de visa de résident temporaire et/ou de prolongation de son visa actuel.

  • (4) Les difficultés associées au retour

[32]  L’agent a conclu que la demanderesse serait vraisemblablement en mesure de refaire sa vie en République dominicaine. Elle est très instruite, et y détient une expérience professionnelle appréciable. Elle a aussi des frères et sœurs qui résident en République dominicaine, et peu d’éléments de preuve démontrent qu’ils ne pourraient pas l’aider. Elle pourrait se trouver un emploi et aider financièrement sa fille au Canada. De plus, elle pourrait fréquenter une église située près de sa résidence et ravoir le même soutien spirituel, émotionnel et communautaire. Rien ne l’empêcherait de revenir au Canada pour visiter sa fille et sa petite-fille.

III.   La question en litige et la norme de contrôle

[33]  La question en litige consiste à savoir si l’évaluation qu’a faite l’agent des circonstances d’ordre humanitaire soulevées par la demanderesse dans sa demande était raisonnable.

[34]  Étant donné la nature discrétionnaire des décisions visant une demande pour motifs d’ordre humanitaire et l’importance des faits dans de telles décisions, il faut appliquer à ces décisions la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au par. 44 [Kanthasamy]); Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au par. 62 [Baker]). Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47). La Cour doit se demander si les lacunes éventuelles de la décision de l’agent sont suffisantes pour la rendre déraisonnable (El Thaher c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1439, au par. 49 [El Thaher]).

IV.   Analyse

[35]  L’objectif des dispositions d’ordre humanitaire dans la législation sur l’immigration, comme le paragraphe 25(1) de la LIPR, est d’« offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont "de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne" » (Kanthasamy, au par. 21, citant Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 338. Bien que la décision d’accorder une dispense soit discrétionnaire et dépende fortement du contexte, les agents doivent véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à leur connaissance, et leur accorder du poids, au moment de se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire (Kanthasamy, au par. 25). Par conséquent, une analyse raisonnable d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne se limite pas à une liste de contrôle (Salde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 386, au par. 22).

[36]  Bien qu’une demande CH ne soit pas censée constituer un régime d’immigration parallèle, les motifs des agents doivent refléter l’historique législatif sous-tendant les considérations d’ordre humanitaire, à savoir l’idée d’une exception souple à l’application de la Loi pour laisser place à de la sympathie ou de la compassion à l’égard des malheurs d’autrui (Kanthasamy, aux par. 13, 21 à 24).

A.   Les autres moyens proposés pour immigrer au Canada

[37]  La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en supposant qu’elle disposait d’autres moyens pour immigrer, notamment le parrainage parental. Contrairement au parrainage d’un partenaire conjugal, ce qu’avait fait Christine pour son ex-époux, le parrainage parental exige un revenu vital minimum. La demanderesse a remis des documents concernant les revenus de Christine de 2015 à 2018. En 2018, Christine a réussi à obtenir un poste à temps plein mieux rémunéré, mais son salaire était tout de même insuffisant pour parrainer la demanderesse.

[38]  Pour le parrainage parental, le revenu vital minimum est le seuil de faible revenu majoré de 30 pour cent pour les trois années d’imposition précédant le dépôt de la demande. Pour que Christine ait pu parrainer la demanderesse, il lui aurait fallu un revenu de 47 476 $ en 2015, de 48 404 $ en 2016 et de 48 945 $ en 2017, conformément au Guide 5772 - Demande de parrainage pour parents et grands-parents. La demanderesse affirme aussi que le programme de parrainage parental est en quelque sorte une loterie, et qu’il est possible qu’elle ne soit même pas sélectionnée.

[39]  Selon la demanderesse, la présente affaire est semblable à l’affaire Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 715 [Torres], où la Cour a conclu au paragraphe 9 qu’il était déraisonnable pour l’agent de proposer au demandeur un autre moyen d’obtenir la résidence permanente lorsqu’il était évident, à la lumière des éléments de preuve, qu’il ne s’agissait pas d’un moyen dont il pouvait se prévaloir.

[40]  La demanderesse soutient aussi que l’agent a conclu à tort que les statuts temporaires, comme le super visa, le visa de résident temporaire ou les prolongations de visa de résident temporaire, équivalaient à un statut de résident permanent. Dans l’arrêt Kanthasamy, lorsque la Cour suprême a affirmé que les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire ne devaient pas constituer un régime d’immigration parallèle, elle faisait référence seulement aux autres moyens qui permettent d’obtenir le statut de résident permanent, et non aux statuts temporaires. Qui plus est, le super visa exige aussi un revenu vital minimum, que Christine n’atteint pas.

[41]  Le défendeur soutient qu’il incombe à la demanderesse de démontrer au moyen d’éléments de preuve suffisants en quoi Christine serait incapable de parrainer la demande de résidence permanente au titre de la catégorie du parrainage parental, comme l’a précisé la Cour dans Goraya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 341, au paragraphe 16 [Goraya]. Puisque, dans les observations qu’elle a présentées à l’agent, la demanderesse n’a pas expliqué pourquoi elle ne pouvait se prévaloir des autres moyens d’immigrer, la Cour ne devrait pas tenir compte des arguments que la demanderesse lui a présentés au sujet de l’impossibilité de se prévaloir de ces autres moyens. En outre, l’agent a souligné que Christine n’atteint peut-être pas le seuil de revenu minimum requis, mais il a conclu que la demanderesse n’a pas démontré comment Christine tente de surmonter les difficultés qui l’empêcheraient de se voir reconnaître la qualité de répondante. Puisque les demandes CH ne sont pas censées constituer un régime d’immigration parallèle, le fait qu’il ne soit pas garanti pour la demanderesse d’obtenir le statut de résidente permanente dans le cadre du programme de parrainage parental, ou un statut temporaire, ne signifie pas que la résidence permanente doive nécessairement lui être octroyée au moyen d’une telle demande.

[42]  Selon le défendeur, la demanderesse peut toujours présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger, tout en continuant d’obtenir des autorisations de prolonger ses séjours temporaires. Par exemple, elle pourrait faire une demande de résidence permanente, avec, à l’appui, l’offre d’emploi qu’elle a reçue. Le fait que la demanderesse n’ait pas été autorisée à prolonger son visa de visiteur est un élément dont ne disposait pas l’agent; par conséquent, la Cour ne devrait pas en tenir compte en l’espèce.

[43]  Je partage l’avis du défendeur, selon qui les demandes CH ne sont pas censées constituer un régime d’immigration parallèle, mais doivent plutôt servir de « soupape » dans des cas exceptionnels (Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082, au par. 15). En conséquence, il incombe à la demanderesse de prouver l’existence de circonstances justifiant la prise de mesures spéciales.

[44]  Par contre, j’estime qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de proposer à la demanderesse d’autres moyens d’immigrer, d’autant plus que ces autres moyens semblent avoir été le facteur principal l’emportant sur le « poids considérable » qu’il a accordé aux liens familiaux de la demanderesse et à l’intérêt supérieur de sa petite-fille.

[45]  En l’espèce, contrairement à l’affaire Goraya, la demanderesse a fourni des éléments de preuve concernant les revenus de sa fille de 2015 à 2018. Même si la demanderesse n’a pas précisé dans sa demande initiale qu’elle ne pouvait se prévaloir des autres moyens d’immigrer proposés par l’agent, les documents présentés à l’agent démontraient qu’elle n’était pas admissible aux programmes qui exigent un revenu minimum aux répondants. L’agent savait que Christine avait récemment obtenu un poste à temps plein, et avait en quelque sorte reconnu qu’[TRADUCTION] « il [était] possible que la fille de la demanderesse ne satisfasse pas au critère du revenu minimum pour la parrainer ». Par conséquent, l’agent n’a pas simplement conclu que les éléments de preuve qui lui avaient été présentés étaient insuffisants, mais il a proposé d’autres moyens d’immigrer qui étaient manifestement incompatibles avec cette preuve.

[46]  Comme dans l’affaire Torres, au paragraphe 9, en l’espèce, il était déraisonnable pour l’agent de conclure que la demanderesse pouvait bénéficier du régime de parrainage parental. Les éléments de preuve dont il disposait démontraient clairement que la fille de la demanderesse avait peiné à trouver un emploi à temps plein, et ce seulement en 2018, emploi pour lequel elle est rémunérée bien en deçà du seuil nécessaire pour parrainer un parent aux fins de la résidence permanente ou d’un super visa.

[47]  L’agent a en outre pris la liberté d’ajouter une autre exigence, soit que la demanderesse démontre non seulement qu’il ne lui était pas possible de se prévaloir d’autres moyens d’immigrer au Canada, mais aussi que Christine faisait suffisamment d’efforts pour arriver à surmonter les difficultés qui l’empêcheraient de se voir reconnaître la qualité de répondante. De plus, il a, à tort, comparé cette situation à celle d’une personne aux antécédents criminels devant faire la preuve de sa réadaptation au moment de présenter une demande de dispense pour des considérations d’ordre humanitaire.

[48]  La comparaison entre Christine, une personne à faible revenu, souffrant de troubles mentaux, prise dans une âpre dispute pour la garde de son enfant et qui travaille à temps plein, et une personne interdite de territoire au Canada pour criminalité, confine non seulement à une comparaison répugnante et tout à fait inappropriée entre la pauvreté et la criminalité, mais témoigne aussi de l’absence totale de compréhension de l’approche humanitaire de la part de l’agent. Les tentatives de se sortir de la pauvreté ou d’augmenter son revenu diffèrent complètement des efforts de réadaptation d’une personne aux antécédents criminels; les agents doivent porter une attention particulière aux analogies évoquées dans leur analyse.

[49]  Même s’il a reconnu que le soutien de la demanderesse envers sa fille permettait à cette dernière de stabiliser son état de santé mentale et d’avoir la possibilité de travailler à temps plein, l’agent a appuyé sa décision de mettre fin à ce soutien sur sa conclusion selon laquelle Christine n’avait pas fait assez d’efforts pour justifier le maintien de ce soutien. Ce genre de raisonnement est circulaire, et fait jouer les problèmes de santé mentale de Christine contre elle, d’autant plus que les éléments de preuve démontraient que Christine avait amélioré ses conditions d’emploi entre 2015 et 2018 avec le soutien de sa mère. Il est certain que ce raisonnement ne reflète pas « le comportement d’une personne sensible et attentive aux malheurs des autres ou le comportement d’une personne animée par le désir de les soulager » (Nagamany c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 187, au par. 32).

[50]  Enfin, l’agent a proposé que la demanderesse continue de demander la prolongation de son visa de résident temporaire. Je partage l’avis du défendeur selon lequel la Cour ne peut tenir compte du refus de prolonger le visa de la demanderesse qui a suivi la décision fondée sur les considérations d’ordre humanitaire, puisqu’il s’agit d’un nouvel élément de preuve dont ne disposait pas l’agent. Il était donc raisonnable pour l’agent de conclure que la demanderesse pouvait demander la prolongation de son visa de résident temporaire. Par contre, l’agent devait tenir compte des répercussions à long terme que présente le statut de résident temporaire sur les autres circonstances d’ordre humanitaire avancées par la demanderesse, comme l’intérêt supérieur de sa petite-fille, mais il ne l’a pas fait.

B.   L’intérêt supérieur de l’enfant

[51]  La demanderesse soutient que l’analyse de l’agent concernant l’intérêt supérieur de Zurie était inadéquate, car il n’a pas soupesé ce facteur avec les autres facteurs pertinents. Même si l’agent a accordé un poids considérable au fait que l’intérêt supérieur de Zurie commandait d’accueillir la demande CH, il n’a pas expliqué dans sa décision de quelle manière il avait évalué ce facteur par rapport aux autres. Il ne suffit pas que l’agent dise simplement qu’il a accordé de l’importance à l’intérêt supérieur de l’enfant pour qu’il s’acquitte de son obligation d’être « réceptif, attentif et sensible » à cet intérêt, il faut aussi que ses motifs rendent compte du fait qu’il a pris en considération les répercussions qu’une décision défavorable aurait sur l’enfant, et qu’il les a appréciées à la lumière des autres facteurs (Cardona c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1345, aux par. 31 à 36).

[52]  Le défendeur soutient que l’agent a soupesé l’intérêt supérieur de Zurie avec le fait que la demanderesse n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve concernant les raisons pour lesquelles Christine ne peut la parrainer ou la manière dont Christine tente de satisfaire au critère du revenu minimum, s’il s’agit d’un obstacle.

[53]  En outre, selon le défendeur, rien ne démontre que la présence de la demanderesse est essentielle pour permettre à Christine de conserver la garde de sa fille. Compte tenu du fait que la demanderesse avait pu auparavant revenir au Canada après avoir eu l’autorisation de prolonger ses séjours, sa crainte de ne plus pouvoir revenir au Canada pour visiter sa fille et sa petite-fille n’est qu’hypothétique.

[54]  J’estime que l’agent n’a pas expliqué de façon intelligible comment il a soupesé le [TRADUCTION] « poids considérable » accordé à l’intérêt supérieur de Zurie, et les liens familiaux de la demanderesse, avec les autres facteurs, dont le principal semble être sa conclusion selon laquelle Christine pourrait parrainer la demanderesse dans le cadre du programme de parrainage parental. Toutefois, comme je l’ai expliqué précédemment, les éléments au dossier dont disposait l’agent ne lui permettaient pas de tirer une telle conclusion. S’agissant de la possibilité que la demanderesse puisse visiter Zurie et Christine après l’obtention d’un statut temporaire, l’agent n’a pas traité des répercussions de ce statut temporaire sur les liens familiaux et sur l’intérêt supérieur de Zurie. Qui plus est, étant donné le litige en instance concernant la garde, et la nature délicate de la situation, même une absence temporaire de la demanderesse pourrait avoir un impact à long terme sur Christine et sur Zurie.

[55]  Il semble que l’agent a voulu soupeser les importants facteurs favorables, particulièrement l’intérêt supérieur de Zurie, avec les autres moyens qui auraient permis à la demanderesse d’immigrer au Canada, moyens dont elle ne pouvait se prévaloir à la date de la décision. Cependant, l’agent n’a pas fourni dans ses motifs des éléments intelligibles expliquant comment les autres moyens d’immigrer permettaient de l’emporter sur l’intérêt supérieur de l’enfant, alors que la demanderesse ne peut actuellement se prévaloir des deux options à long terme. L’agent n’a pas été « réceptif, attentif et sensible » quant à toutes les conséquences de la décision sur l’intérêt supérieur de l’enfant. Il a conclu, de manière déraisonnable, que les [TRADUCTION] « efforts insuffisants » de Christine pour élever son revenu au-delà du minimum requis afin de pouvoir parrainer la demanderesse justifiaient que l’enfant de quatre ans soit privée de la stabilité et du soutien qu’apporte la demanderesse.

[56]  La conclusion de l’agent concernant les autres moyens d’immigrer rend sa décision déraisonnable. Il a déterminé, à tort, que l’existence des autres moyens d’immigrer l’emportait sur le [TRADUCTION] « poids considérable » supposément accordé à l’intérêt supérieur de l’enfant, lequel doit être pris en compte aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR.

 V.   Questions certifiées

[57]  Les avocats des parties ont été invités à soumettre des questions à certifier, et chacun a indiqué que l’affaire n’en soulève aucune et je suis d’accord.

VI.   Conclusion

[58]  Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’agent a, de façon déraisonnable, proposé à la demanderesse d’autres moyens d’immigrer au Canada en vue de l’obtention de la résidence permanente, moyens dont elle ne pouvait se prévaloir, et il a accordé à l’existence de ces moyens un poids supérieur à celui, pourtant considérable, accordé aux liens familiaux de la demanderesse et à l’intérêt supérieur de sa petite-fille, Zurie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-542-19

LA COUR STATUE que :

  1. La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent chargé d’évaluer la demande fondée sur les considérations d’ordre humanitaire pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour de janvier 2020.

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-542-19

 

INTITULÉ :

ANA JOSEFA VILLAMAN LUCIANO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 AOÛT 2019

 

Jugement et motifS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 4 DÉCEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Nilofar Ahmadi

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Prathima Prashad

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

NK Lawyers

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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