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Date : 20191204


Dossier : IMM-2627-19

Référence : 2019 CF 1550

Ottawa (Ontario), le 4 décembre 2019

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

BALJIT SINGH BEDI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  M. Baljit Singh Bedi demande le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’Immigration (SI), rendue le 3 avril 2019, le déclarant interdit de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)(a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi] et prenant contre lui la mesure de renvoi prévue à l’alinéa 229(1)(b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227.

[2]  La SI conclut qu’il existe des motifs raisonnables de croire que M. Bedi a volontairement et consciemment contribué de façon significative aux crimes contre l’humanité ou au dessein criminel de la Force policière du Pendjab (FPP).

[3]  Pour les raisons qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II.  Contexte

[4]  M. Bedi est citoyen de l’Inde. Le 18 mai 2017, il entre au Canada avec sa famille et le 8 juin 2017, il y demande l’asile. Dans le narratif qui accompagne son formulaire de Fondement de demande d’asile [Formulaire], M. Bedi indique notamment avoir joint la FPP en 1991 et y avoir travaillé jusqu’à sa retraite en 2016. Il fonde sa demande d’asile et celle de sa famille sur sa crainte de la FPP qui l’aurait torturé et arrêté arbitrairement pour avoir aidé et encouragé un ami Sikh à porter plainte contre la FPP.

[5]  Le 11 septembre 2017, un agent de l’Agence des Service Frontaliers du Canada (ASFC) interroge M. Bedi en lien avec son travail de policier dans la FPP. Le 12 septembre 2017, M. Bedi complète un formulaire détaillant sa carrière de policier au sein de la FPP.

[6]  Le 5 mars 2018, un agent d’exécution de la loi prépare un rapport sous l’alinéa 44(1) de la Loi, concluant qu’à son avis, M. Bedi est interdit de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)(a) de la Loi, puisqu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’il a commis ou a été complice dans la perpétration de crimes contre l’humanité. Le 6 mars 2018, un délégué du Ministre défère le dossier à la SI pour enquête en vertu de l’alinéa 44(2) de la Loi.

[7]  Le 15 janvier 2019, M. Bedi témoigne devant la SI et le 3 avril 2019, cette dernière rend sa décision.

III.  Décision de la SI

[8]  Devant la SI, le Ministre plaide que la preuve documentaire démontre de manière non équivoque que la FPP a commis, de manière systématique, des crimes qui rencontrent la définition de crimes contre l’humanité durant presque toute la carrière de M. Bedi dans la FPP, soit depuis le début des années 1990 jusqu’en 2009. Ces crimes sont notamment sous formes d’assassinats extrajudiciaires, de torture et de violations systématiques des droits humains. Le Ministre soumet qu’il n’y a pas de preuve que M. Bedi a personnellement commis ces crimes, mais que la preuve révèle qu’il en a été complice à titre de policier de la FPP pendant 25 ans.

[9]  Le Ministre souligne que le manque de crédibilité de M. Bedi est l’un des aspects déterminants du dossier. En effet, devant la SI, M. Bedi a affirmé ne pas avoir connu les crimes ou les opérations perpétrés par la FPP, tandis qu’il a au contraire confirmé, dans d’autres déclarations, avoir appris la perpétration de tels crimes peu après son entrée dans la FPP et avoir participé à des incursions et à des opérations de perquisitions des villages, qui incluent des arrestations massives. Le Ministre soutient que M. Bedi tente, devant la SI, de minimiser son rôle et sa connaissance.

[10]  M. Bedi soumet plutôt à la SI que le Ministre n’a pas rencontré son fardeau de preuve et que son témoignage devant la SI est fiable et crédible. Il a confirmé n’avoir jamais directement été impliqué dans les incursions, les arrestations, les interrogatoires ou les abus, ayant travaillé plutôt aux points de contrôle pour la vérification des voitures et aux transports des prisonniers pour leurs comparutions au tribunal. Il ajoute n’avoir eu qu’un rôle limité dans les opérations de ratissages et de perquisitions et ne pas s’être battu contre les militants.

[11]  Dans le cadre de son analyse, la SI évalue d’abord la crédibilité du témoignage que M. Bedi a livré devant elle. Elle confirme que la preuve documentaire crédible et fiable fait état de la perpétration répandue et systématique de crimes contre l’humanité par la FPP dans tout le Pendjab, particulièrement au cours des années 90. Elle conclut qu’il est invraisemblable que M. Bedi ait été totalement ignorant de ces évènements et en tire une inférence négative quant à sa crédibilité (Ali c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2005 CF 1306). Au surplus, cette inférence négative de crédibilité est exacerbée, selon la SI, lorsqu’elle compare le témoignage de M. Bedi avec les informations qu’il a consignées dans ces différents formulaires et les informations qu’il a transmises à l’agent de l’ASFC, lesquelles confirment au contraire sa participation et sa connaissance.

[12]  La SI examine les critères énoncés par la Cour suprême du Canada dans Mugesera c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2005 CSC 40, et conclut que la FPP a commis des crimes contre l’humanité.

[13]  La SI applique ensuite le test de contribution énoncé par la Cour suprême du Canada dans Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola], et conclut qu’il existe des motifs raisonnables de croire que M. Bedi a contribué consciemment de manière volontaire et significative au dessein criminel ou aux crimes.

[14]  En lien avec chacun des six éléments du test, la SI note ou tire les conclusions suivantes : (1) la FPP est une force d’environ 60 000 agents et son objectif de liquider un groupe identifiable d’individus et de partisans est un dessein criminel évident; (2) M. Bedi a été policier pendant 25 ans, a été assigné dans un commando pour contrer les militants sikhs et a participé aux incursions et aux opérations de ratissages et de perquisitions de village, durant lesquelles des crimes contre l’humanité sont commis; (3) M. Bedi n’a pas simplement acquiescé passivement, mais a participé aux opérations, et ses actions s’alignent avec une contribution significative et avec le dessein criminel de la FPP; (4) M. Bedi est éventuellement devenu constable en chef à la fin de sa carrière et il a participé aux opérations, ce qui augmente la vraisemblance qu’il ait connu le dessein criminel de la FPP; (5) lors de l’entrevue avec l’agent de l’ASFC, M. Bedi a indiqué avoir appris que la FPP commettait des atrocités contre les Sikhs, ce qui constitue une autre indication qu’il connaissait la situation et ce qui indique aussi, avec ses longues années de service et sa participation à de multiples opérations policières durant lesquelles de nombreux crimes sont commis, une contribution significative au dessein criminel ou aux crimes; et (6) M. Bedi s’est joint volontairement à la FPP, a appris qu’elle commettait des atrocités dès le début de sa carrière et y est demeuré pendant 25 ans, ce qui démontre que sa contribution est volontaire.

[15]  La SI conclut qu’il existe des motifs raisonnables de croire que M. Bedi a volontairement et consciemment contribué de façon significative à la perpétration de crimes contre l’humanité, prononce son interdiction de territoire et ordonne son renvoi.

IV.  Arguments des parties en contrôle judiciaire

A.  M. Bedi

[16]  M. Bedi soumet que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable (Al Khayyat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 175 au para 18; Khasria c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 773 au para 16) et que la décision est déraisonnable.

[17]  Lors de l’audience devant la Cour, M. Bedi a confirmé qu’il ne contestait pas la conclusion de la SI quant à sa crédibilité, ni la conclusion de la SI selon laquelle la FPP a commis des crimes contre l’humanité de façon répandue et systématique.

[18]  M. Bedi soumet plutôt que la SI a mal appliqué les facteurs de contribution énoncés dans Ezokola, ce qui rend sa décision déraisonnable.

[19]  En particulier, M. Bedi plaide que la SI a tiré des conclusions de fait erronées ou a ignoré des faits essentiellement puisque (1) la SI n’a pas tenu compte qu’il a été relégué au poste de gardien de sécurité d’un officier senior lorsqu’il a refusé de collaborer; (2) il n’a travaillé au sein de l’unité dite « Commando » que pendant six mois, et non pas pendant une période significative, tel que le décrit la SI au paragraphe 26 de sa décision, et est ensuite devenu tireur; (3) sa participation aux opérations de ratissage et de perquisition pour la recherche de terroristes n’établit pas qu’il a apporté une contribution volontaire, significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel, surtout qu’il n’est demeuré dans cette unité que pendant six mois; (4) la SI a tiré une conclusion de fait erronée au paragraphe 27 de sa décision en concluant que M. Bedi a participé aux incursions et descentes à de « nombreuses reprises » alors qu’il était au sein de l’unité Commando, ce qualificatif étant plutôt relié à un autre poste; (5) le fait qu’il a œuvré au sein d’autres composantes de la FPP pourrait l’exonérer suivant les commentaires dans Ezokola au para 95; (6) son Formulaire est sa première déclaration spontanée et le fait qu’il a écrit qu’il était en bas de la hiérarchie aurait dû être considéré; (7) il affirme qu’il est devenu constable en chef en 2008 et que ce n’est que le troisième grade sur une échelle de quatorze grades; et (8) l’acquiescement passif est insuffisant pour faire la preuve de la complicité (Moreno c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 298 (CA)).

[20]  En somme, M. Bedi plaide que le Ministre n’a pas prouvé que M. Bedi a contribué aux crimes commis par le FPP de façon volontaire, consciente et significative.

B.  Le Ministre

[21]  Le Ministre soumet que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique (Khasria c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 773) et que la décision est raisonnable.

[22]  Le Ministre répond que la preuve permet raisonnablement de croire que M. Bedi est complice dans les crimes contre l’humanité commis par la FPP. En effet, le Ministre soumet que (1) le FPP a commis des crimes contre l’humanité contre des militants sikhs, qui est un groupe identifiable; (2) M. Bedi n’est pas crédible en ce qu’il savait ou devait savoir ce qui se passait au début des années 1990 dans l’État du Pendjab; (3) les réponses de M. Bedi étaient vagues, évasives et insatisfaisantes à la lumière de la preuve documentaire; (4) le premier récit d’une personne est le plus fidèle (Athie c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 425 au para 49) et il confirme que M. Bedi connaissait les crimes et qu’il y a participé; (5) sur le Formulaire, M. Bedi a consigné savoir que la police du Pendjab commettait beaucoup d’atrocités contre les Sikhs; (6) la SI a bien appliqué le test de complicité élaboré dans Ezokola.

[23]  En somme, le Ministre soumet qu’il était bien raisonnable pour la SI de conclure que la contribution de M. Bedi aux crimes contre l’humanité commis par le FPP était volontaire, significative et consciente.

V.  Analyse

[24]  Les parties sont d’accord en ce que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Hadhiri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1284). La tâche de la Cour consiste à vérifier la justification, la transparence et l’intelligibilité de la décision (Dunsmuir c New Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47 [Dunsmuir]).

[25]  La Cour doit vérifier si la décision appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir au para 47) et, dans ce cas, si les faits déposés en preuve permettent raisonnablement de conclure, selon les éléments du test développé par la Cour suprême dans Ezokola, qu’il existe des motifs de croire que M. Bedi a été complice de la FPP dans la perpétration de crimes contre l’humanité.

[26]  Ezokola exige que la contribution soit non seulement volontaire et consciente, mais aussi significative. Une contribution significative est moindre qu’une contribution substantielle ou une contribution essentielle (Ezokola au para 56) et elle est évaluée eu égard au dessein criminel de l’organisation ou au crime identifiable précis (Ezokola au para 87).  

[27]  Il n’est pas contesté que la SI pouvait tirer une inférence négative quant à la crédibilité de M. Bedi vu les contradictions entre ses différentes déclarations et son témoignage devant la SI.

[28]  Il n’est pas non plus contesté que la FPP a commis des crimes contre l’humanité de façon systématique et répandue, dans tout le Pendjab, au cours des années 90 et 2000. Ces crimes incluent la torture, le viol et les exécutions extrajudiciaires durant les perquisitions, ratissages, incursions et descentes aux villages.

[29]  Or la preuve révèle que M. Bedi a participé à ces descentes, ratissages et perquisitions et selon ses propres déclarations, pas uniquement pendant les six mois de son affectation à l’unité Commando (voir Dossier certifié du Tribunal aux pp 139, 142, 176). De plus, M. Bedi a clairement indiqué, dans son narratif, avoir appris que la FPP commettait des atrocités dès son arrivée au sein de l’organisation. Il n’est par ailleurs devenu agent de sécurité que cinq ans plus tard. Ainsi, s’il a été rétrogradé au poste d’agent de sécurité après s’être objecté aux activités de l’organisation, tout indique qu’il ne s’est pas objecté pendant au moins cinq ans. Le dossier certifié du Tribunal fait état des déclarations de M. Bedi confirmant notamment (1) qu’il s’est joint à la FPP volontairement; (2) qu’il avait connaissance des crimes commis par l’organisation (voir narratif de son Formulaire) et qu’il a choisi de ne pas quitter, demeurant en poste pendant 25 ans; (3) qu’il a participé à environ 40 opérations de ratissage en plus des opérations de commandos, au cours desquelles, selon la preuve documentaire non contestée, des crimes étaient commis.

[30]  La SI a examiné chacun des critères du test d’Ezokola et le fait qu’elle ait indiqué que M. Bedi ait passé un temps significatif dans l’unité Commando plutôt que six mois n’a pas d’impact. Les actes indicatifs de sa contribution significative ne sont pas limités à ceux qu’il a commis alors en poste dans ce Commando.

[31]  L’analyse de la SI s’appuie sur la preuve au dossier et sa décision est raisonnable puisqu’elle fait partie des issues possibles acceptables en regard des faits et du droit.


JUGEMENT dans IMM-2627-19

LA COUR STATUE que :

  • 1) La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  • 2) Aucune question n’est certifiée:

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2627-19

INTITULÉ :

BALJIT SINGH BEDI c CANADA (CITOYENNETÉ ET IMMIGRATION)

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QuÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 NOVEMBRE 2019

JUGEMENT ET motifs:

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 4 DÉCEMBRE 2019

COMPARUTIONS :

Me Meryam Haddad

Pour le demandeur

Me Michel Pépin

Pour leS défendeurS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Meryam Haddad

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour leS défendeurS

 

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