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Date : 20191210


Dossiers : T‑1492‑18

T‑1491‑18

T‑388‑18

T‑389‑18

Référence : 2019 CF 1583

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Pamel

Dossier : T‑1492‑18

ENTRE :

LA MINISTRE DU REVENU NATIONAL

demanderesse

et

CHARLES FRIEDMAN

défendeur

Dossier : T‑1491‑18

ET ENTRE :

LA MINISTRE DU REVENU NATIONAL

demanderesse

et

CLAIRE FRIEDMAN

défendeur

Dossier : T‑388‑18

ET ENTRE :

CHARLES FRIEDMAN

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Dossier : T‑389‑18

ET ENTRE :

CLAIRE FRIEDMAN

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une série de quatre cas connexes concernant les demandes de renseignements [DR] de l’Agence du revenu du Canada [ARC] adressées à monsieur Charles Friedman et à son épouse, Mme Claire Friedman, en date du 1er février 2018. L’ARC a demandé à M. et à Mme Friedman de remplir un questionnaire dans le cadre d’une vérification des avoirs que le couple pourrait avoir à l’étranger qui, selon l’ARC, n’auraient peut‑être pas été divulgués au cours des années d’imposition 2010 à 2016.

[2]  Les Friedman ont refusé de fournir les renseignements demandés, faisant valoir dans leurs observations écrites que les articles 231.1 et 231.7 de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl.) [LIR], sont inconstitutionnels, car ils violent leurs droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 [la Charte], plus précisément ceux protégés par les articles 7, 11 et 13.

[3]  Lorsqu’il a comparu devant moi, l’avocat des Friedman a limité les contestations fondées sur la Charte aux articles 7 et 13, ayant reconnu que rien ne laissait entendre que les DR étaient une enquête criminelle que l’ARC menait sur ses clients sous le couvert d’une vérification de nature civile. À elle seule, cette concession devrait également être suffisante pour répondre à la contestation fondée sur l’article 13 de la Charte.

[4]  Ces quatre dossiers, soit deux demandes de contrôle judiciaire des demandes de renseignements de l’ARC présentées respectivement par M. et Mme Friedman, et deux demandes en jugement sommaire pour l’émission d’une ordonnance de production de l’ARC pour chacun des Friedman, ont été regroupés le 26 février 2019.

I.  Les faits

[5]  Les Friedman sont mariés, et sont tous deux âgés de plus de 80 ans. Leurs déclarations de revenus des particuliers et celles d’autres entités liées ou associées ont été sélectionnées à des fins de vérification par l’équipe de l’ARC chargée de l’observation à l’étranger. L’ARC examine toute exigence en matière de déclaration de biens et de revenus à l’étranger afin d’établir si les Friedman se sont conformés à leurs droits et obligations prévus par la LIR. Au cours de ces années d’imposition, les Friedman n’ont produit aucun formulaire T1135 et n’ont déclaré à l’ARC aucun revenu provenant de sources étrangères.

[6]  Le 1er février 2018, un vérificateur de l’ARC a envoyé une lettre de DR à M. et à Mme Friedman, respectivement, conformément à l’article 231.1 de la LIR. La lettre demandait aux Friedman de fournir des renseignements liés aux vérifications et de répondre au questionnaire sur les biens à l’étranger joint à la demande, et ce, dans un délai de 30 jours suivant la date des lettres.

[7]  Le 27 février 2018, les Friedman ont produit et signifié leurs demandes de contrôle judiciaire des DR.

[8]  Le 8 août 2018, la ministre du Revenu national [la ministre] a déposé un avis de demande sommaire demandant à la Cour de contraindre M. et Mme Friedman à fournir les livres, dossiers, documents et renseignements demandés le 1er février 2018.

[9]  À ce jour, les Friedman n’ont pas répondu aux DR.

[10]  Bref, la question dont je suis saisi porte sur le pouvoir de l’ARC de mener des vérifications concernant des contribuables pour s’assurer que le système d’autocotisation et d’autodéclaration du Canada fonctionne bien. Les articles 231.1 et 231.7 de la LIR autorisent l’ARC à demander des renseignements aux contribuables. Voici les sections pertinentes de ces dispositions :

231.1(1) Une personne autorisée peut, à tout moment raisonnable, pour l’application et l’exécution de la présente loi, à la fois :

231.1(1) An authorized person may, at all reasonable times, for any purpose related to the administration or enforcement of this Act,

 

a) inspecter, vérifier ou examiner les livres et registres d’un contribuable ainsi que tous documents du contribuable ou d’une autre personne qui se rapportent ou peuvent se rapporter soit aux renseignements qui figurent dans les livres ou registres du contribuable ou qui devraient y figurer, soit à tout montant payable par le contribuable en vertu de la présente loi;

 

(a) inspect, audit or examine the books and records of a taxpayer and any document of the taxpayer or of any other person that relates or may relate to the information that is or should be in the books or records of the taxpayer or to any amount payable by the taxpayer under this Act, and

 

[…]

[…]

 

231.7(1) Sur demande sommaire du ministre, un juge peut, malgré le paragraphe 238(2), ordonner à une personne de fournir l’accès, l’aide, les renseignements ou les documents que le ministre cherche à obtenir en vertu des articles 231.1 ou 231.2 s’il est convaincu de ce qui suit :

231.7(1) On summary application by the Minister, a judge may, notwithstanding subsection 238(2), order a person to provide any access, assistance, information or document sought by the Minister under section 231.1 or 231.2 if the judge is satisfied that

 

a) la personne n’a pas fourni l’accès, l’aide, les renseignements ou les documents bien qu’elle en soit tenue par les articles 231.1 ou 231.2;

 

(a) the person was required under section 231.1 or 231.2 to provide the access, assistance, information or document and did not do so; and

 

b) s’agissant de renseignements ou de documents, le privilège des communications entre client et avocat, au sens du paragraphe 232(1), ne peut être invoqué à leur égard.

 

(b) in the case of information or a document, the information or document is not protected from disclosure by solicitor‑client privilege (within the meaning of subsection 232(1)).

 

[…]

[…]

 

(4) Quiconque refuse ou fait défaut de se conformer à une ordonnance peut être reconnu coupable d’outrage au tribunal; il est alors sujet aux procédures et sanctions du tribunal l’ayant ainsi reconnu coupable.

(4) If a person fails or refuses to comply with an order, a judge may find the person in contempt of court and the person is subject to the processes and the punishments of the court to which the judge is appointed.

 

[…]

[…]

 

[11]  Les Friedman soutiennent que les dispositions ci‑dessus enfreignent leur droit à la protection contre l’auto‑incrimination. Ils soutiennent également que les DR elles‑mêmes sont lacunaires, car elles ne répondent pas aux exigences de la LIR. La façon dont les DR sont traitées et formulées est importante pour les arguments des deux parties; par conséquent, j’ai reproduit la lettre de l’ARC ci‑après :

[traduction]

 

M. Charles Friedman

*Adresse supprimée*

Monsieur,

Objet : Monsieur Friedman, années d’imposition 2010‑01‑01 à 2016‑12‑31

Vos déclarations de revenus des particuliers et celles de toute autre entité à laquelle vous êtes lié ou associé ont été sélectionnées à des fins de vérification pour la période susmentionnée. L’Agence du revenu du Canada (ARC) possède des renseignements lui permettant de déterminer que vous possédez peut‑être des avoirs à l’étranger et que vous avez omis de les divulguer, comme l’exige la Loi de l’impôt sur le revenu. Tous les particuliers, sociétés, fiducies ou sociétés de personnes sont tenus de remplir et de produire le formulaire T1135 avec leur déclaration de revenus (ou, dans le cas d’une société de personnes, avec leur déclaration de renseignements des revenus de la société de personnes) si, à un moment quelconque de l’année, le coût total de tous les biens étrangers désignés qu’ils possédaient ou dans lesquels ils avaient un droit de bénéficiaire était de plus de 100 000 $.

Afin d’accélérer et de faciliter notre vérification, nous aurons besoin d’avoir une compréhension claire de toutes les entités avec lesquelles vous avez eu un lien ou une affiliation au cours des années d’imposition susmentionnées.

Le mot « entités » dans cette lettre fait référence aux sociétés, fiducies, sociétés de personnes, sociétés en commandite, fonds de pension, établissements, fondations, anstalts, stiftungs, associations, organismes de bienfaisance, fonds et toute autre entité ou organisation, qu’elle soit constituée en personne morale ou non, qu’elle soit située ou non au Canada.

Dans la présente lettre, les mots « lien » et « affiliation » doivent être interprétés dans leur sens ordinaire par rapport aux définitions restreintes énoncées dans la Loi de l’impôt sur le revenu.

Veuillez nous retourner le questionnaire ci‑joint, dûment rempli, dans les 30 jours suivant la date de la présente lettre. Nous communiquerons avec vous pour fixer un rendez‑vous pour une entrevue initiale.

[12]  Une version identique de la lettre ci‑dessus a été adressée à Mme Friedman.

II.  Enjeux et discussion :

[13]  Les Friedman soulèvent trois enjeux principaux :

  • Les DR s’adressent‑elles clairement à M. et à Mme Friedman, ou y a‑t‑il confusion quant à la cible de la vérification par l’ARC, soit les Friedman ou les entités qui leur sont liées?

  • Les articles 231.1 et 231.7 de la LIR portent‑ils atteinte aux droits des Friedman qui sont garantis par la Charte?

  • La Cour devrait‑elle rendre un jugement déclaratoire, lequel limitera l’utilisation de la preuve dans d’éventuelles procédures criminelles?

A.  La norme de contrôle

[14]  Bien qu’aucune des parties n’ait abordé la norme de contrôle pour les DR de l’ARC dans ses actes de procédure, la norme de contrôle applicable à un « régime administratif distinct et particulier dans le cadre duquel le décideur possède une expertise spéciale » est celle de la raisonnabilité (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 55). Les pouvoirs de vérification accordés par la LIR sont un régime administratif dans lequel les décideurs et les agents désignés possèdent une expertise spéciale. En l’espèce, l’agent qui a émis la DR fait partie de l’équipe chargée de l’observation à l’étranger. Le nom de cette équipe laisse entendre un certain niveau de spécialisation, ce qui exige une certaine déférence de la part de la Cour.

[15]  De plus, les questions visant à déterminer si l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un décideur administratif a enfreint les droits garantis par la Charte sont également examinées selon la norme de la raisonnabilité (voir Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12; Loyola High School c Québec (Procureur général), 2015 CSC 12; Law Society of British Columbia c Trinity Western University, 2018 CSC 32).

B.  Questions préliminaires

[16]  Il y a deux questions préliminaires à examiner : la première est de savoir si je devrais rayer l’ARC de l’intitulé de la cause dans les dossiers T‑388‑19 et T‑389‑19, et la deuxième, si je devrais permettre aux Friedman de modifier leurs actes de procédure pour ajouter un argument à l’appui de leur position sur le bien‑fondé des DR.

[17]  Pour ce qui est de la première question, l’avocat des Friedman n’a exprimé aucune opposition. Je suis d’avis que l’article 303 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, est énoncé clairement. Par conséquent, l’ARC ne sera plus considérée comme partie défenderesse dans l’intitulé de la cause des dossiers T‑388‑19 et T‑389‑19.

[18]  En ce qui concerne la deuxième affaire préliminaire, dans une lettre à la Cour datée du 13 septembre 2019, les Friedman ont demandé la permission de modifier leurs actes de procédure pour y inclure un argument qui a été approuvé dans une décision récente, Canada (Ministre du Revenu national) c Lin, 2019 CF 646 [Lin], qui porte également sur les demandes de renseignements de l’ARC. En l’espèce, les Friedman soutiennent que, selon la décision Lin de la Cour, les DR que leur a envoyées l’ARC ne satisfont pas au critère prescrit pour obtenir une ordonnance de production de la Cour en vertu de l’article 231.7 de la LIR.

[19]  Conformément à l’article 75(1) des Règles des Cours fédérales, la Cour peut autoriser une partie à modifier un document, « aux conditions qui permettent de protéger les droits de toutes les parties ». L’analyse qu’il convient de faire pour décider d’autoriser ou non une modification est guidée par une évaluation à plusieurs volets présentée dans plusieurs décisions et résumée judicieusement dans l’arrêt Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 242, au paragraphe 3 : citant Continental Bank Leasing Corp. c La Reine, [1993] ACI no 18 :

[...] Je préfère tout de même examiner la question dans une perspective plus large : […] les intérêts de la justice seraient‑ils mieux servis si la requête en modification ou en rétractation était approuvée ou rejetée? Les critères mentionnés dans les affaires entendues par d’autres tribunaux sont évidemment utiles, mais il convient de mettre l’accent sur d’autres facteurs également, y compris le moment auquel est présentée la requête visant la modification ou la rétractation, la mesure dans laquelle les modifications proposées retarderaient l’instruction expéditive de l’affaire, la mesure dans laquelle la thèse adoptée à l’origine par une partie a amené une autre partie à suivre dans le litige une ligne de conduite qu’il serait difficile, voire impossible, de modifier, et la mesure dans laquelle les modifications demandées faciliteront l’examen par la Cour du véritable fond du différend. Il n’existe aucun facteur qui soit prédominant, ou dont la présence ou l’absence soit nécessairement déterminante. On doit accorder à chacun des facteurs le poids qui lui revient dans le contexte de l’espèce. Il s’agit, en fin de compte, de tenir compte de la simple équité, du sens commun et de l’intérêt qu’ont les tribunaux à ce que justice soit faite.

[Non souligné dans l’original.]

[20]  Les Friedman soutiennent que le critère prescrit pour obtenir une ordonnance de production, qui est essentiellement énoncé à l’article 231.7, a été appliqué dans la décision Canada (Ministre du Revenu national) c SML Operations (Canada) Ltd, 2003 CF 868 [SML], et confirmée dans Canada (Ministre du Revenu national) c Chamandy, 2014 CF 354 [Chamandy].

[21]  Bien que l’avocat des Friedman connaissait les décisions SML et Chamandy bien avant la requête en modification des actes de procédure, ils soutiennent que la décision Lin pousse le critère un peu plus loin et s’applique mieux à la présente cause. Ils soulignent que dans les décisions Chamandy et SML, les lettres de l’ARC ont été adressées à des particuliers en leur qualité de dirigeants d’une société; dans la cause Lin, comme dans la cause actuelle, les lettres ne sont adressées qu’aux personnes, mais renvoient à leurs entités liées. La conclusion dans les trois cas, soit que la Cour refuse d’émettre une ordonnance de production, est la même, mais l’objectif est différent et, selon les Friedman, les faits liés à la décision Lin correspondent davantage à la présente affaire.

[22]  De plus, les Friedman soutiennent qu’ils sont autorisés à citer de la jurisprudence nouvelle et pertinente à titre de défendeurs à une demande et qu’il ne serait pas logique de ne pas leur permettre de citer cette jurisprudence récente dans le présent dossier consolidé.

[23]  Pour sa part, la ministre s’oppose à la modification, car, dit‑elle, cela amène une toute nouvelle argumentation. Étant donné que des arguments semblables étaient disponibles à la fois dans la décision Chamandy et la décision SML, et étant donné que la décision Lin a été tranchée par la Cour en mai 2019, la ministre soutient que la requête des Friedman en faveur d’une modification arrive trop tard et cause un préjudice inéquitable à leur égard.

[24]  Je permettrais la modification. Bien qu’elle ait été produite de façon informelle, et sans doute un peu tard, elle était en temps suffisamment opportun pour que les deux parties puissent présenter des arguments sur la question, et elle n’était pas assez complexe pour retarder l’audience dans ces dossiers et compliquer la trame factuelle, ou exiger la présentation d’éléments de preuve supplémentaires (Francoeur c Canada [1992] 2 CF 33, p. 337; Canderel Ltd c Canada, [1994] 1 CF 3; Nidek Co. c Visx Inc (1998), 234 NR 94 (CAF); Teva Canada Ltée c Gilead Sciences Inc., 2016 CAF 176, par. 29).

[25]  La décision Lin permet à la Cour d’examiner toute la gamme des arguments possibles soulevés contre les lettres de DR de l’ARC. Par conséquent, les intérêts de la justice seraient mieux servis si la Cour acceptait la modification afin de tenir compte de tous les arguments des deux parties à l’égard de la clarté des lettres de l’ARC.

(1)  Les lettres de DR s’adressent‑elles manifestement à M. et à Mme Friedman, ou y a‑t‑il confusion quant à la cible de la vérification par l’ARC, soit les Friedman ou les entités qui leur sont liées?

[26]  Comme l’a expliqué la Cour dans les décisions Chamandy, Lin et SML, pour que la Cour rende une ordonnance de production à la suite d’une DR de l’ARC, les trois critères suivants doivent être présents :

  • (1) la personne visée par l’ordonnance doit être clairement identifiée comme tenue de fournir les renseignements demandés;

  • (2) malgré l’obligation à laquelle elle était tenue de fournir les renseignements ou de produire les documents que la ministre cherche à obtenir, la personne ne l’a pas fait;

  • (3) le privilège des communications entre client et avocat n’est pas opposable auxdites demandes de documents et de renseignements de la ministre.

[27]  Selon le paragraphe 231.7(1) de la LIR, l’ARC peut demander à la Cour d’ordonner à un contribuable de fournir des renseignements. Toutefois, comme il a été mentionné ci‑dessus, le critère à appliquer pour savoir si la Cour peut délivrer une ordonnance de production de DR est que la Cour doit être convaincue que « la personne visée par l’ordonnance était tenue de fournir l’accès, l’aide, les renseignements ou les documents demandés par le ministre en vertu des articles 231.1 ou 231.2, » (voir l’alinéa 231.7(1)a)).

[28]  Je dois souligner qu’il n’y a pas de preuve par affidavit indiquant comment M. et Mme Friedman ont compris les demandes d’information qui leur ont été envoyées. Quoi qu’il en soit, leur avocat soutient que la personne faisant l’objet de la vérification dans chacun de leurs cas n’est pas clairement identifiée dans les DR; par conséquent, la première exigence du paragraphe 231.7(1) n’est pas respectée. Bien que les lettres de l’ARC aient chacune été adressées individuellement à M. Friedman et à Mme Friedman, l’avocat des Friedman soutient que les DR visaient à obtenir à la fois leurs déclarations de revenus des particuliers ainsi que tout renseignement concernant les « entités qui leur sont liées ou associées ».

[29]  Cette formulation est identique à celle de la lettre de l’ARC en cause dans la décision Lin, où la Cour a conclu que l’identité des personnes visées par les demandes de renseignements n’était pas claire et a donc refusé de délivrer une ordonnance de production aux contribuables. Les Friedman soutiennent que la logique appliquée dans la décision Lin s’applique également en l’espèce.

[30]  Les Friedman affirment également que le deuxième paragraphe des lettres, qui se lisait comme suit : [traduction] « Afin d’accélérer et de faciliter notre vérification, nous aurons besoin d’avoir une compréhension claire de toutes les entités avec lesquelles vous avez eu un lien ou une affiliation au cours des années d’imposition susmentionnées », modifie la portée de la requête, car l’ARC demande des documents à toutes les entités liées aux Friedman. Ils soulignent également la vaste portée du questionnaire de la DR, plus précisément les questions 6.1 et 6.2, qui cherchent à obtenir des renseignements au sujet d’entités contrôlées directement ou indirectement par des membres de la famille des Friedman. Elles seraient trop générales et engloberaient des entités liées aux Friedman et à leur famille.

[31]  La ministre soutient que les lettres sont toutes adressées à une seule personne et que le questionnaire étaye en outre l’affirmation selon laquelle les DR visent les Friedman de manière individuelle. Il est prétendu que cela constitue l’interprétation pleine de bon sens de la lettre et du questionnaire, car il est généralement entendu que les contribuables sont tenus de fournir des renseignements sur leur famille nucléaire dans la mesure où ils sont au courant de tels renseignements et qu’ils font l’objet d’une vérification concernant leurs intérêts dans des entités connexes. Par conséquent, la ministre affirme que le prétendu manque de clarté allégué par les Friedman n’est pas fondé sur des faits.

[32]  Ainsi, bien que l’article 231 de la LIR accorde à l’ARC un vaste pouvoir discrétionnaire de demander à une personne des renseignements sur ses propres finances ainsi que sur les finances des entités qui lui sont liées, dans la mesure où elle est au courant de ces renseignements, la jurisprudence est claire : l’ARC doit préciser qui fait l’objet d’une vérification.

[33]  En ce qui concerne les DR, le juge Boswell a écrit dans la décision Lin :

À mon avis, les lettres sont adressées à la fois aux particuliers et aux entités qui leur sont liées. Les entités ne sont pas nommées, et il n’est pas évident de savoir qui fait l’objet de la vérification : les défendeurs ou les entités non désignées?

[Non souligné dans l’original.]

[34]  Les Friedman ont raison de dire que la lettre mentionnée dans Lin est formulée de façon identique aux lettres qui leur sont adressées. Je conviens que le juge Boswell était d’avis que les lettres qu’il avait devant lui prêtaient à confusion. Cependant, je ne sais pas quels autres documents il avait devant lui dans la décision Lin, notamment si les lettres étaient accompagnées de questionnaires ou d’autres renseignements.

[35]  Pour ce qui est d’évaluer précisément qui est tenu de fournir l’information demandée, il me semble qu’il faut tenir compte des faits. Il est libre à la Cour de procéder à une évaluation différente, surtout à la lumière des arguments et des éléments de preuve présentés à la Cour dans une affaire donnée. Après un examen attentif des DR et, en particulier, des questionnaires qui les accompagnent, je suis convaincu que, contrairement à Chamandy et à SML, l’ARC adresse manifestement ses questions à M. et à Mme Friedman en leur qualité personnelle de contribuables. En outre, contrairement à la façon dont les questions ont été évaluées dans la décision Lin, l’ARC adresse expressément ces questions aux Friedman en ce qui concerne leur situation fiscale personnelle.

[36]  Tout d’abord, dans la formule d’appel, il est écrit [traduction] « Monsieur Charles Friedman » et « Madame Claire Friedman », puis leur adresse personnelle, et les lettres commencent toutes les deux par [traduction] « Monsieur » et « Madame ». Les lettres sont également intitulées [traduction« Objet : Madame/Monsieur Friedman, années d’imposition 2010‑01‑01 à 2016‑12‑31 ». Il semble très clair que l’enquête vise les Friedman à titre de particuliers et non pas à titre d’administrateurs ou de dirigeants d’une société ou d’une autre entité.

[37]  Deuxièmement, la première ligne de la lettre se lit [traduction« Vos déclarations de revenus des particuliers et celles de toute autre entité qui vous est liée ou associée ont été sélectionnées à des fins de vérification pour la période susmentionnée » [non souligné dans l’original]. Il ne fait aucun doute que l’objet de la vérification est l’impôt des particuliers des Friedman.

[38]  Troisièmement, les questions du questionnaire s’adressent de toute évidence aux Friedman à titre de particuliers. Les seules questions concernant d’autres entités sont les questions 6.1, 6.2, 7.1, 7.2 et 7.3. Toutefois, ces questions précisent dans leurs notes en bas de page que le répondant n’a pas à inclure [traduction« quelque entreprise qui, au cours des années visées par l’examen, a produit des déclarations de revenus au Canada… » et [traduction« quelque entreprise qui est une filiale d’une entreprise dont l’existence a été divulguée en vertu de l’article 3 du présent questionnaire ».

[39]  De plus, le questionnaire précise que [traduction: « si aucuns états financiers n’ont été préparés pour cette entité, fournir une liste du coût des biens détenus par l’entité et des passifs de l’entité à la fin de chaque exercice de l’entité se terminant aux années visées par l’examen. » Ces précisions laissent penser qu’un portrait complet et détaillé des renseignements financiers des entités n’est pas ce qui est recherché, mais plutôt un portrait complet de la situation financière des Friedman par rapport à ces entités.

[40]  L’avocat de la ministre a confirmé lors de l’audience que, si les Friedman n’étaient pas au courant des entités liées directement aux membres de leur famille ou s’ils n’avaient pas les documents nécessaires, il serait attendu d’eux qu’ils répondent en ce sens au questionnaire, incitant ainsi l’ARC à faire un suivi auprès d’eux, au besoin, si elle avait besoin de plus amples renseignements.

[41]  Il semble que les Friedman aient confondu les sujets de l’enquête, soit M. et Mme Friedman, respectivement, avec la nature de l’enquête, qui est une demande de documents concernant les Friedman et les entités qui leur sont liées. À ce titre, il s’agit des déclarations de revenus des particuliers de M. et de Mme Friedman.

[42]  Lorsqu’elles sont considérées dans leur ensemble, il est aisé de constater que les lettres (ainsi que les questionnaires qui les accompagnaient) étaient adressées aux Friedman à titre de particuliers. De plus, il est facile de comprendre pourquoi l’ARC demanderait de tels renseignements au sujet des entités liées à un contribuable dans le cadre d’une vérification de ses biens détenus à l’étranger.

[43]  Par conséquent, je conclus que les DR s’adressent de toute évidence à M. et à Mme Friedman respectivement et qu’elles ont été émises dans le cadre de la vérification de leurs déclarations de revenus des particuliers.

[44]  Les deux autres critères de la décision Chamandy sont également respectés, à savoir que les Friedman ont été tenus de fournir les renseignements ou les documents à la ministre, mais qu’ils ne l’ont pas fait, et que les renseignements et les documents demandés ne sont pas protégés par le privilège des communications client‑avocat. Par conséquent, les DR sont suffisamment claires, et la Cour peut émettre une ordonnance de production.

(2)  Les arguments constitutionnels des Friedman concernant leurs droits garantis par la Charte sont‑ils valides?

[45]  Les Friedman soutiennent que la conduite de l’ARC porte atteinte à leurs droits et libertés garantis par la Charte, l’Agence menant ce qu’ils appellent une enquête criminelle sous le couvert d’une vérification à caractère civil. Ils soutiennent également que les dispositions de la LIR en question, les articles 231.1 et 231.7, sont inconstitutionnelles, car elles portent atteinte à la Charte.

[46]  Voici les dispositions pertinentes de la Charte :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

 

[…]

[…]

 

11. Tout inculpé a le droit :

11. Any person charged with an offence has the right

 

[…]

[…]

 

c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui‑même dans toute poursuite intentée contre lui pour l’infraction qu’on lui reproche;

 

(c) not to be compelled to be a witness in proceedings against that person in respect of the offence;

 

[…]

[…]

 

13. Chacun a droit à ce qu’aucun témoignage incriminant qu’il donne ne soit utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires.

13. A witness who testifies in any proceedings has the right not to have any incriminating evidence so given used to incriminate that witness in any other proceedings, except in a prosecution for perjury or for the giving of contradictory evidence.

 

[47]  Quant à la ministre, il est soutenu que les arguments constitutionnels des Friedman ne sont étayés par aucun élément de preuve et ne sont que conjectures.

a)  L’ARC menait‑elle une enquête criminelle secrète sous le couvert d’une vérification civile et, dans l’affirmative, cette conduite contrevenait‑elle à la Charte?

[48]  Je vais d’abord traiter de cet argument, car il est le moins controversé.

[49]  Bien qu’il ait abondamment soutenu le contraire dans sa documentation écrite, l’avocat des Friedman a reconnu lors de l’audience dont je suis saisi qu’il n’y a à ce moment‑ci aucune preuve d’enquête criminelle en cours ni envisagée par l’ARC contre ses clients.

[50]  La façon dont les fonctions de vérification et d’enquête de l’ARC se distinguent les unes des autres et la façon dont la protection de la Charte est enclenchée en cas de vérification ou d’enquête de l’ARC sont des questions qui ont été examinées à fond par la Cour suprême dans l’arrêt R. c Jarvis, 2002 CSC 73 [Jarvis]. Dans l’arrêt Jarvis, la Cour suprême a appliqué le critère de l’« objet prédominant » pour déterminer si une enquête de l’ARC vise en fait à établir la responsabilité pénale d’un contribuable ou si elle sert à évaluer l’obligation fiscale. La ministre applique le critère aux faits actuels pour établir à quel moment la frontière entre le civil et le criminel a été franchie, ce que la Cour suprême appelle le « Rubicon ».

[51]  Selon les critères de l’arrêt Jarvis, il me semble que l’ARC n’envisage pas pour le moment d’intenter des poursuites criminelles ou pénales contre les Friedman. Il n’y a aucune preuve qu’une décision a été prise de procéder à une enquête criminelle, et aucun geste de l’ARC ne va dans le sens d’une telle enquête. De plus, rien n’indique que le vérificateur fiscal a transféré son dossier à la direction générale des enquêtes de l’ARC ou qu’il a été utilisé par cette dernière dans le but de recueillir des renseignements à l’appui d’accusations criminelles.

[52]  Je suis donc convaincu que, pour le moment, la ministre ne mène pas d’enquête criminelle contre M. et Mme Friedman. Par conséquent, l’article 11 de la Charte ne s’applique pas en l’espèce.

b)  Est‑ce qu’une procédure administrative comme une vérification de l’ARC et les réponses fournies dans le cadre de cette vérification constituent des « procédures » en vertu de l’article 13?

[53]  Les Friedman citent British Columbia Securities Commission c Branch, [1995] 2 RCS 3 [Direction générale], à l’appui de la thèse selon laquelle une personne contrainte de témoigner dans le cadre d’une instance réglementaire ou administrative est protégée par la Charte et peut en retour bénéficier de l’immunité relative à la preuve.

[54]  Ce que les Friedman recherchent, c’est l’assurance, ou au moins la confirmation, au moyen d’un jugement déclaratoire de la Cour, que les éléments de preuve qu’ils pourraient être contraints de fournir à l’ARC bénéficieront de l’immunité relative à la preuve et ne pourront pas être utilisés contre eux dans « d’autres procédures » que l’ARC pourrait intenter.

[55]  Je dois d’abord mentionner que cet enjeu n’est pas habituellement pertinent dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire. Toutefois, la question est également soulevée dans le contexte de la demande sommaire de la ministre visant à obtenir une ordonnance contraignant les Friedman à fournir les réponses aux DR. En conséquence, je l’aborderai.

[56]  Les Friedman se concentrent sur le libellé de l’article 13 de la Charte :

13. Chacun a droit à ce qu’aucun témoignage incriminant qu’il donne ne soit utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires.

13. A witness who testifies in any proceedings has the right not to have any incriminating evidence so given used to incriminate that witness in any other proceedings, except in a prosecution for perjury or for the giving of contradictory evidence.

 

[Non souligné dans l’original.]

[Emphasis added.]

[57]  Ils soutiennent que le processus administratif de la LIR est une « procédure » au sens de l’article 13, bien qu’il n’y ait pas de jurisprudence confirmant la protection de l’article 13 pour les témoignages donnés dans le cadre des vérifications civiles ou des processus administratifs de l’ARC en général.

[58]  Dans la décision Campbell c Canada (Procureur général), 2018 CF 683 [Campbell], le juge Grammond a discuté d’arguments semblables à ceux qui sont présentés devant moi en l’espèce. Dans la décision Campbell, le demandeur, M. Campbell, était préoccupé par l’utilisation de l’expression « autres procédures ». Il a sollicité une ordonnance déclaratoire auprès de la Cour pour que les documents à produire en réponse à la demande formulée aux termes de l’article 231.1 de la LIR soient protégés par les articles 7, 11 et 13 de la Charte et ne puissent pas être utilisés contre lui « dans une autre instance, quelle qu’en soit la nature » (Campbell, au paragraphe 15).

[59]  Le juge Grammond a refusé d’émettre cette déclaration pour les motifs énoncés aux paragraphes 16 à 18 de la décision :

[16] Il n’est pas approprié de rendre une telle ordonnance maintenant, puisqu’à l’heure actuelle, il n’y a aucun différend réel concernant l’utilisation future des renseignements que M. Campbell est appelé à fournir. M. Campbell n’est actuellement accusé d’aucune infraction. La réparation qu’il demande est de la nature d’un jugement déclaratoire. Dans l’arrêt Daniels c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12 (CanLII), au paragraphe 11, [2016] 1 RCS 99 [Daniels], la juge Rosalie Abella de la Cour suprême du Canada a exposé les circonstances dans lesquelles il convient de rendre un jugement déclaratoire :

[… ] La partie qui demande réparation doit établir que le tribunal a compétence pour entendre le litige, que la question en cause est réelle et non pas simplement théorique et que la partie qui soulève la question a véritablement intérêt à ce qu’elle soit résolue. Un jugement déclaratoire ne peut être rendu que s’il a une utilité pratique, c’est‑à‑dire s’il règle un « litige actuel » entre les parties […].

[17] En l’espèce, rien n’indique que l’ARC entend utiliser les renseignements demandés à M. Campbell pour porter des accusations criminelles. Il n’y a simplement aucune utilité pratique à déterminer la portée de la protection que conférera la Charte si jamais des accusations sont portées contre M. Campbell. En fait, si je devais rendre un jugement déclaratoire, j’usurperais le rôle de la cour de juridiction criminelle qui serait saisie du dossier de M. Campbell. Un tel tribunal pourrait entendre une requête visant à exclure des éléments de preuve aux termes du paragraphe 24(2) de la Charte. Comme il existe un autre recours, le jugement déclaratoire n’est pas approprié.

[18] M. Campbell se fonde sur l’arrêt Seth, dans lequel le juge Robert Décary a fait remarquer que « l’utilisation du témoignage forcé […] est protégée dans des poursuites subséquentes au criminel par l’article 13 de la Charte ». La Cour d’appel n’a toutefois pas rendu de jugement déclaratoire en ce sens. La phrase citée faisait partie intégrante des motifs pour lesquels la Cour a refusé de suspendre les procédures administratives dans lesquelles le demandeur serait contraint de témoigner. En l’espèce, mon approche est compatible avec celle adoptée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Seth.

[60]  En l’espèce, les Friedman sont préoccupés par l’utilisation du mot « procédure » et demandent la confirmation que la fonction de vérification de l’ARC constitue une « procédure » comme le prévoit l’article 13 de la Charte, afin que les réponses qu’ils sont contraints de fournir à la suite des demandes de renseignements ne soient pas utilisées contre eux par l’ARC dans le cadre de poursuites subséquentes pénales ou criminelles.

[61]  Toutefois, il me semble que le raisonnement du juge Grammond s’applique également ici. Comme dans l’affaire Campbell, il n’y a pas de véritable problème en l’espèce en ce qui concerne l’utilisation éventuelle des renseignements que les Friedman sont appelés à fournir à l’ARC.

[62]  Je ne crois pas que ce soit le rôle de la Cour de préjuger des affaires de façon à usurper le rôle d’une cour de juridiction criminelle qui serait appelée à répondre à cette question. Comme l’a mentionné le juge Grammond dans l’arrêt Campbell, un tel jugement déclaratoire équivaudrait à « usurper le rôle de la cour de juridiction criminelle ».

[63]  Je suis également d’accord avec le juge Grammond lorsqu’il souligne, dans l’arrêt Campbell, que le paragraphe 24(2) de la Charte, qui prévoit l’exclusion des éléments de preuve obtenus en violation de la Charte, est à la disposition de ceux qui estiment que les éléments de preuve présentés en vertu d’« autres procédures » ont été obtenus à tort.

[64]  Par conséquent, je ne vois pas la nécessité de rendre une ordonnance déclaratoire comme le demandent les Friedman, et aucune ne sera rendue.

c)  Les articles 231.1 et 231.7 de la LIR sont‑ils inconstitutionnels parce qu’ils vont à l’encontre des articles 7, 11 et 13 de la Charte?

[65]  Les Friedman sont d’avis que les articles 231.1 et 231.7 de la LIR sont trop larges, en ce sens qu’ils n’offrent pas aux contribuables une protection suffisante contre l’auto‑incrimination et contreviennent donc aux principes de justice fondamentale.

[66]  Comme nous l’avons déjà mentionné, la contestation fondée sur l’article 11 de la Charte n’a pas eu lieu au cours de l’audience. De toute évidence, les Friedman n’ont été accusés d’aucune infraction criminelle, de sorte que l’article 11 ne s’applique pas en l’espèce.

d)  Article 13 de la Charte

[67]  Pour que les articles 231.1 et 231.7 de la LIR soient constitutionnels, les Friedman soutiennent qu’ils doivent comprendre une disposition stipulant que l’ARC ne peut pas utiliser les renseignements recueillis au cours d’une vérification civile comme éléments de preuve dans des procédures criminelles ou pénales ultérieures.

[68]  Comme dans la décision Campbell, je ne crois pas que l’article 13 de la Charte soit pertinent à ce stade.

[69]  L’article 13 de la Charte s’applique lorsque le témoignage est utilisé pour incriminer une personne dans « d’autres procédures ». Il n’y a pas « d’autres procédures » de ce genre à l’heure actuelle, et l’article 13 ne s’appliquerait que si les Friedman étaient accusés d’une infraction criminelle.

e)  Article 7 de la Charte

[70]  M. et Mme Friedman soutiennent expressément que l’article 7 de la Charte s’applique, car le défaut de se conformer aux articles 231.1 et 231.7 de la LIR encourt un emprisonnement maximal de 12 mois (voir l’article 238 de la LIR). Toutefois, j’estime que leurs préoccupations sont prématurées.

[71]  Dans leurs arguments écrits, les Friedman conviennent que, [traduction« à l’étape de la demande de renseignements, [ils] [ne] bénéficient probablement pas d’un droit général de rester silence [sic] en vertu de l’article 7 de la Charte si l’objet principal de ladite demande de renseignements au moment de sa délivrance était administratif et non criminel ou pénal ».

[72]  Je suis d’accord avec la ministre pour dire que les lettres et les questionnaires qui les accompagnent sont de toute évidence destinés à une vérification à caractère civil. J’ai déjà conclu qu’il n’y a aucune preuve qu’une enquête criminelle ou pénale sur les Friedman soit en cours ou prochaine.

[73]  En l’absence de preuve d’une enquête criminelle en cours ou d’une raison de croire que les Friedman risquent l’emprisonnement, ce qui n’est certainement pas le cas à ce stade de l’enquête de l’ARC sur leurs avoirs à l’étranger, les préoccupations quant à la façon dont leurs droits pourraient ou non être touchés ne sont que de la pure spéculation.

[74]  Dans la décision Campbell, le juge Grammond a traité de l’application de l’article 7 de la Charte et a conclu que les dispositions des articles 231.1 et 231.7 n’allaient pas à l’encontre de cet article. Relativement à l’article 13 de la Charte, il a déclaré ce qui suit au paragraphe 12 de cette décision :

L’article 7 accorde toutefois une protection plus large contre le témoignage incriminant, qui s’étend au‑delà des situations précises visées à l’alinéa 11c) et à l’article 13. La protection contre le témoignage incriminant est considérée comme un principe de justice fondamentale qui relève de l’article 7 lorsque la liberté d’une personne est compromise (R c S (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451). La Cour suprême du Canada a examiné l’application de l’article 7 en dehors du contexte criminel dans l’arrêt British Columbia Securities Commission c Branch, [1995] 2 R.C.S. 3. Cette affaire portait sur la contestation de la validité d’une disposition de la Securities Act de la Colombie‑Britannique qui exige que les administrateurs d’émetteurs répondent à des questions sous serment et produisent des documents. La Cour a conclu que l’article 7 peut s’appliquer soit au moment où l’on contraint une personne à témoigner, soit au moment où le témoignage est utilisé dans des procédures ultérieures. Toutefois, au moment de la contrainte, l’immunité sera rarement accordée. La règle veut que la personne doive témoigner. Une exception sera admise seulement s’il est établi que le but véritable d’obliger une personne à témoigner est de l’incriminer. Lorsque le but est lié à l’application d’un cadre réglementaire, une personne peut être contrainte de témoigner et elle bénéficiera de l’immunité contre l’utilisation de cette preuve dans des procédures criminelles ultérieures. Par conséquent, il a été conclu que la disposition de la Securities Act n’allait pas à l’encontre de l’article 7.

[Non souligné dans l’original.]

[75]  De plus, la jurisprudence sur l’utilisation de l’article 7 pour protéger le droit d’un témoin de ne pas s’incriminer laisse clairement entendre qu’il s’agit d’un recours utilisé seulement dans des circonstances exceptionnelles. Dans l’arrêt Haywood Securities Inc c Inter‑Tech Resource Group Inc, [1986] 2 WWR 289 (BC CA), une cause dans laquelle une enquête criminelle était en cours, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, le juge Macfarlane a souligné le fait que l’article 7 n’offre pas une protection absolue :

[traduction]

Je suis d’accord que, si les procédures n’avaient pas d’autre objet que de réunir des éléments de preuve à l’appui d’une accusation ou de faciliter l’engagement de poursuites criminelles contre le témoin, il serait logique de soutenir que ce témoin ne devrait pas être contraint à révéler des renseignements susceptibles d’entraîner une déclaration de culpabilité contre lui. Toutefois, selon moi, il n’en serait ainsi que si les procédures au cours desquelles ce témoignage a été donné étaient tellement dépourvues de toute fin publique légitime et si délibérément conçues pour faciliter l’engagement de poursuites contre le témoin qu’il serait injuste de permettre qu’elles continuent. Dans de pareilles circonstances, la continuation des procédures pourrait être considérée comme une violation des principes de justice fondamentale.

Les appelants soutiennent que l’al. 11c) et l’art. 13 ne constituent pas la seule protection de ces droits qui sont fondamentaux dans notre système de justice et ils invoquent l’art. 7. Je reconnais que, dans certains cas, la loi ou la procédure est ainsi conçue que les résultats qu’elle entraîne sont si injustes que le simple fait de contraindre une personne à témoigner pourrait contrevenir au principe fondamental d’équité sous‑jacent aux règles de la justice fondamentale et violer l’art. 7. Il est possible que, dans de telles situations, une personne soit contrainte à fournir un témoignage incriminant, mais il ne s’ensuit pas que l’art. 7 renferme une règle non écrite contre tous les cas où une personne est contrainte à témoigner ni tous les cas où un témoignage est incriminant.

[…]

L’effet de ces causes est qu’il n’existe pas de droit absolu à un sursis des procédures civiles en cas de poursuites criminelles, mais il existe une certaine protection discrétionnaire, dans des circonstances extraordinaires ou exceptionnelles. Il n’est pas justifié de donner à cette protection limitée un statut de droit fondamental. Si une protection s’avère manifestement nécessaire, le pouvoir discrétionnaire sera exercé au motif qu’un procès équitable de l’accusé et une juste détermination du bien‑fondé des accusations criminelles sont impossibles à moins de faire sursis aux procédures (aux par. 18 à 25).

[76]  L’objectif légitime de la LIR, qui consiste à permettre à l’ARC de faire des vérifications auprès des contribuables afin de veiller au respect de notre régime fiscal, doit donc être contrebalancé par les droits de l’article 7 invoqués par les Friedman, compte tenu du fait que le seul objet de l’article 7 est d’offrir une protection dans des « circonstances extraordinaires ou exceptionnelles » lorsque le texte législatif attaqué est injuste. Je ne suis pas d’avis qu’une vérification de routine de la fiscalité civile atteigne ce niveau, particulièrement en fonction de l’objectif général des articles 231.1 et 231.7, à l’intérieur d’un contexte plus vaste de système fiscal fondé sur l’autodéclaration et l’autocotisation.

[77]  Je ne suis donc pas convaincu que la possibilité que des poursuites criminelles soient intentées soit suffisante pour permettre aux Friedman de ne pas fournir les renseignements demandés par l’ARC dans cette affaire. En l’espèce, les articles 231.1 et 231.7 remplissent un but légitime au titre du régime de la LIR. Par conséquent, je suis d’accord avec le juge Grammond pour dire que ces dispositions ne contreviennent pas à l’article 7 de la Charte.

III.  Conclusion

[78]  Les demandes de contrôle judiciaire de M. et de Mme Friedman sont rejetées, et les demandes d’ordonnance de la ministre, au titre de l’article 231.7 de la LIR, sont accueillies, avec adjudication des dépens contre M. et Mme Friedman en ce qui a trait aux demandes qui les touchent.


JUGEMENT dans les dossiers T‑1492‑18, T‑1491‑18, T‑388‑18 et T‑389‑18

LA COUR STATUE que :

  1. L’intitulé de la cause des dossiers T‑388‑18 et T‑389‑18 est modifié de façon à ce que l’Agence du revenu du Canada ne figure plus à titre de défendeur;

  2. Les demandes de contrôle judiciaire présentées par M. et de Mme Friedman dans les dossiers T388‑18 et T‑389‑18 sont rejetées;

  3. La demande sommaire de la ministre du Revenu national au titre de l’article 231.7 de la Loi de l’impôt sur le revenu, présentée dans les dossiers T‑1491‑18 et T‑1492‑18, est accueillie;

  4. M. Friedman est tenu de fournir à une personne autorisée par la ministre du Revenu national certains documents et renseignements requis dans la Demande de renseignements qui lui est adressée et qui est datée du 1er février 2018;

  5. Mme Friedman est tenue de fournir à une personne autorisée par la ministre du Revenu national certains documents et renseignements requis dans la Demande de renseignements qui lui est adressée et qui est datée du 1er février 2018;

  6. M. Friedman a reçu l’ordre de payer les frais liés à la demande de contrôle judiciaire du dossier T‑388‑18 et liés à l’avis de demande sommaire du dossier T‑1492‑18;

7.  Le tribunal ordonne à Mme Friedman de payer les dépens de la demande de contrôle judiciaire du dossier T‑389‑18 et liés à l’avis de demande sommaire du dossier T‑1491‑18.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 6e jour de janvier 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossiers :

T‑1492‑18, T‑1491‑18, T‑388‑18 ET T‑389‑18

 

DOSSIER :

T‑1492‑18

 

INTITULÉ :

MINISTRE DU REVENU NATIONAL c CHARLES FRIEDMAN

 

ET DOSSIER :

T‑1491‑18

 

INTITULÉ :

MINISTRE DU REVENU NATIONAL c CLAIRE FRIEDMAN

 

ET DOSSIER :

T‑388‑18

 

INTITULÉ :

CHARLES FRIEDMAN c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

ET DOSSIER :

T‑389‑18

 

INTITULÉ :

CLAIRE FRIEDMAN c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 octobre 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 10 décembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Ian Demers

 

Pour la demanderesse

LA MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

Louis Frédérick Côté

Martin Bédard

 

POUR LES DÉFENDEURS

CHARLES FRIEDMAN ET CLAIRE FRIEDMAN

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

LA MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

Spiegel Sohmer

Montréal (Québec)

 

POUR LES DÉFENDEURS

CHARLES FRIEDMAN ET CLAIRE FRIEDMAN

 

 

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