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     Date: 20000404

     Dossier: T-2116-98



OTTAWA (ONTARIO), LE MARDI 4 AVRIL 2000


DEVANT : MONSIEUR LE JUGE TEITELBAUM


ENTRE :

    



LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA




demandeur




et




SURENDAR SINGH et

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE




défendeurs




ORDONNANCE

     Pour les motifs énoncés dans les motifs de l"ordonnance, la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

     IL EST PAR LES PRÉSENTES ORDONNÉ d"accorder à M. Singh la différence entre le salaire qu"il touchait lorsqu"il occupait son ancien poste d"employé de niveau CR-04 et celui qu"il aurait touché dans son nouveau poste entre la date de l"ordonnance du tribunal et la date à laquelle il a été nommé à un poste de niveau ES-01 à titre intérimaire, ainsi que les intérêts.

     IL EST EN OUTRE ORDONNÉ QUE le poste de M. Singh, qui est un poste intérimaire de niveau ES-01, devienne un poste permanent au moyen d"un décret d"exemption pris par le gouverneur en conseil conformément à l"article 41 de la Loi sur l"emploi dans la fonction publique.

     IL EST EN OUTRE ORDONNÉ QUE l"indemnité spéciale de 3 000 $ accordée par le tribunal soit reconnue à M. Singh avec intérêts.

     IL EST EN OUTRE ORDONNÉ QUE des intérêts simples soient versés sur les sommes accordées conformément à la décision du tribunal

     a) sur le salaire perdu depuis le 2 août 1989; et

     b) sur l"indemnité spéciale à compter du 2 février 1989

et que ces intérêts soient calculés en fonction du taux moyen des obligations d"épargne du Canada pour chacune des périodes en question. Toutefois, le montant total à payer au titre de l"indemnité spéciale, y compris les intérêts, ne devrait en aucun cas dépasser 5 000 $.

     IL EST EN OUTRE ORDONNÉ QUE le demandeur verse à M. Singh un montant suffisant pour couvrir l"obligation fiscale additionnelle à laquelle ce dernier sera assujetti du fait qu"il touchera cette somme sous la forme d"une somme forfaitaire plutôt que sous la forme d"un revenu faisant partie de son salaire mensuel.

                             " Max M.Teitelbaum "

                         __________________________________

                                 J.C.F.C.

Traduction certifiée conforme


Martine Brunet, LL.B.





     Date: 20000404

     Dossier: T-2116-98

ENTRE :

     LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

     demandeur

     et

     SURENDAR SINGH et

     LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE


     défendeurs


     MOTIFS DE L"ORDONNANCE

LE JUGE TEITELBAUM

[1]      Cette demande, qui a été présentée conformément à l"article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale , L.R.C. (1985), ch. F-7, vise à l"examen de la décision par laquelle un tribunal canadien des droits de la personne (le tribunal) a conclu, le 6 novembre 1998, que le défendeur, Surendar Singh, avait directement été victime de discrimination en raison de son âge à l"égard du " concours des ES-01 de 1988 ". Le tribunal a rejeté la plainte à l"égard des autres événements ou incidents allégués qui auraient donné lieu à des actes de discrimination fondés sur l"âge, et a rejeté la demande en entier en ce qui concerne le motif fondé sur la race.

[2]      Le demandeur sollicite une ordonnance infirmant la partie de la décision par laquelle le tribunal a conclu qu"il y avait eu discrimination directe en raison de l"âge à l"égard d"un événement désigné comme étant le " concours des ES-01 de 1988 ".

[3]      Le demandeur sollicite également une ordonnance renvoyant l"affaire au tribunal et lui demandant de rejeter la plainte ou d"examiner la plainte conformément aux motifs prononcés par cette cour.

[4]      La demande est fondée sur les moyens suivants :

         1. Le tribunal a commis une erreur de droit en appliquant le mauvais critère juridique en vue de déterminer s"il existait une preuve prima facie de discrimination et en concluant à l"existence de pareille preuve.
         2. Le tribunal a commis une erreur de droit en appliquant d"une façon erronée, ou subsidiairement en omettant d"appliquer, le critère permettant d"apprécier la crédibilité des témoins.
         3. Le tribunal a rendu une décision fondée sur des conclusions de fait erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait.
         4. Le tribunal a commis une erreur susceptible de révision en fondant sa conclusion sur une preuve de discrimination systémique alors qu"aucune discrimination de ce genre n"était alléguée et que, de toute façon, la preuve, si elle était bien appréciée, ne permettait pas de conclure à l"existence de pareille discrimination.
         5. Subsidiairement, le tribunal a commis une erreur en concluant que le défendeur Surendar Singh a perdu un emploi plutôt que d"avoir perdu une possibilité d"emploi et en lui accordant une indemnité sur cette base.

LES FAITS

[5]      Le défendeur, Surendar Singh, est né à Delhi, en Inde, en 1945. Il a obtenu une maîtrise ès arts en anglais à l"université de Delhi, en 1969, et s"est installé au Canada peu de temps après.

[6]      En 1971, M. Singh a obtenu un diplôme universitaire supérieur en administration publique de l"université Carleton, à Ottawa. Il a subséquemment obtenu un baccalauréat ès arts avec majeure en économie en 1973 et un baccalauréat en commerce en 1977, dans les deux cas de l"université Carleton.

[7]      En 1981, M. Singh a commencé à travailler comme commis à Statistique Canada. Il a d"abord été embauché pour une période déterminée, mais en 1982, il est devenu un employé permanent ou il a été employé pour une période indéterminée, lorsqu"il occupait un poste de commis au sein de la Division des transports de Statistique Canada, au niveau CR-04 du système de classification des postes du gouvernement.

[8]      À compter de 1985, M. Singh s"est porté candidat à divers concours concernant différents postes à Statistique Canada, principalement dans la catégorie ES ou dans la catégorie des économistes. Il s"est également porté candidat à au moins un concours se rapportant à un poste faisant partie du groupe SI ou du groupe des agents de la statistique.

[9]      En 1985, M. Singh a présenté sa candidature à un poste d"entrée de niveau ES-01, à Statistique Canada; il a obtenu la deuxième place, mais il n"a pas été nommé à un poste ES. En 1988, il a présenté sa candidature à un autre poste de niveau ES-01 (le concours des ES-01 de 1988). Ce concours est l"événement qui a donné lieu à la conclusion de discrimination fondée sur l"âge tirée par le tribunal.

Les faits relatifs au concours des ES-01 de 1988

[10]      Le concours des ES-01 de 1988 devait permettre de combler un poste de la catégorie ES au niveau 01 au sein de la Division du travail.

[11]      De huit à dix candidats ont été sélectionnés et ont subi un examen oral et un examen écrit pour lesquels un système de classement a été utilisé. Les candidats au concours ont été notés sur leurs connaissances, sur leurs aptitudes et sur leurs qualités personnelles.

[12]      M. Singh a perdu deux points à l"égard des qualités personnelles, de sorte qu"il a obtenu la deuxième place, après Christine Cowan, qui avait obtenu deux points de plus que lui. Une liste d"admissibilité renfermant uniquement le nom de la candidate reçue, Christine Cowan, a été établie.

[13]      M. Singh a eu une entrevue postérieure avec le gestionnaire chargé de l"entrevue, Richard Vincent; M. Vincent a alors examiné le système de classement avec M. Singh. À peu près à ce moment-là, M. Singh a fait savoir à M. Vincent qu"il voulait être inscrit sur la liste d"admissibilité.

[14]      M. Singh a subséquemment interjeté appel contre le résultat du concours, mais il s"est désisté après que le représentant syndical, Pierre Mulvihill, de l"Alliance de la Fonction publique du Canada, eut conclu un règlement avec l"employeur.

[15]      À ce jour, M. Singh n"a pas réussi à être promu à un poste permanent à un niveau de classification plus élevé.

[16]      Le 5 mars 1993, M. Singh a déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) une plainte dans laquelle il alléguait que son âge ainsi que son origine nationale ou ethnique, qu"il désigne comme étant indienne, avaient nui aux efforts qu"il avait faits pour obtenir de l"avancement.

[17]      La plainte que M. Singh a déposée devant la Commission était longue et se rapportait à divers concours et à différents individus à Statistique Canada. La partie de la plainte qui est ici en cause se rapporte au concours des ES-01 de 1988; il en est fait mention au sous-alinéa iii), partie III, et au sous-alinéa iv), partie V, de la décision du tribunal.

[18]      Dans le témoignage qu"il a présenté devant le tribunal au sujet du concours des ES-01 de 1988, M. Vincent a nié avoir agi d"une façon discriminatoire envers M. Singh en raison de son âge ou de sa race, en affirmant que ces facteurs n"influaient pas sur la procédure de sélection et que les seuls facteurs dont il était tenu compte étaient les connaissances, les aptitudes et les qualités personnelles.

[19]      M. Vincent a donné les explications suivantes au sujet des raisons pour lesquelles il n"avait pas inscrit de noms sur la liste d"admissibilité à part celui de la candidate reçue :

         1) Il a demandé à son superviseur de déterminer s"il devait y avoir d"autres vacances et on lui a répondu qu"il ne devait pas y en avoir dans un avenir rapproché.
         2) À ce moment-là, on avait l"habitude d"inscrire un seul nom sur la liste d"admissibilité, conformément à la procédure normale.
         3) Si un autre poste devait être doté, une nouvelle liste d"admissibilité pouvait être établie au cours d"une période déterminée; cette liste pouvait inclure le nom du candidat qualifié qui occupait la deuxième place, mais pour qu"il en soit ainsi, il devait y avoir un poste à combler.
         4) L"inscription d"un nom sur une liste donnerait lieu à des attentes alors qu"il n"y a pas de poste à combler.

[20]      En 1989, quelques semaines seulement après la tenue du concours des ES-01 de 1988, Statistique Canada a offert des postes à 26 candidats dans le cadre du programme de recrutement des ES. Le concours de 1988 n"était pas visé par ce programme, mais les candidats devaient satisfaire aux mêmes exigences fondamentales sur le plan des études et des connaissances.

[21]      En témoignant devant le tribunal, M. Dodds, président du comité de recrutement pour le programme de recrutement des ES, a fait savoir que si M. Singh avait été inscrit sur la liste d"admissibilité, un gestionnaire aurait pu le choisir comme ES-01.

[22]      M. Dodds a en outre témoigné qu"à un moment donné, au printemps ou pendant l"été 1989, on avait demandé aux gestionnaires, à Statistique Canada, de cesser de tenir des concours pour des postes ES-01. Toutefois, ils pouvaient continuer à embaucher les candidats dont les noms figuraient sur les listes d"admissibilité. M. Dodds a ajouté qu"étant donné qu"il y avait une pénurie de recrues en 1989, on était porté à embaucher les employés en se fondant sur les listes d"admissibilité, à condition que les exigences du poste soient similaires.

[23]      Quant à la question de l"âge, M. Dodds a témoigné que, sur une période de neuf ans, Statistique Canada avait embauché 340 individus et qu"un seul individu de niveau ES-01 avait plus de 40 ans.

[24]      Le profil statistique de la population ES-01 pour la période allant de 1987 à 1992 montre que 97,7 p. 100 des individus en cause avaient moins de 40 ans.

[25]      Au cours de la période pertinente, en 1988 et 1989, M. Singh avait de 43 à 44 ans.

[26]      Le tribunal a conclu que M. Singh n"était pas un témoin digne de foi, mais qu"il avait établi une preuve prima facie de discrimination fondée sur l"âge.

[27]      Le tribunal a rejeté la plainte de M. Singh sur tous les autres points.

[28]      Quant au " concours des ES-01 de 1988 " qui est ici en cause, les conclusions du tribunal sont essentiellement énoncées dans les paragraphes suivants, pages 71 et 72 des motifs de la décision :

         Contrairement aux autres plaintes de M. Singh, nos constatations en ce qui a trait au défaut d"ajouter le nom de M. Singh à la liste d"admissibilité en question ne repose d"aucune façon sur le témoignage de M. Singh. Après un examen soigneux de toute la preuve qui nous a été présentée, nous avons conclu que l"explication fournie par l"intimé, même si elle semble raisonnable à première vue, était en fait un prétexte. Nous sommes convaincus qu"il peut être raisonnablement déduit que le fait de ne pas mettre le nom de M. Singh sur une liste d"admissibilité s"expliquait en partie parce que, à l"âge de 43 ou 44 ans, M. Singh ne correspondait pas au profil des recrues de niveau ES-01 que Statistique Canada prônait. Comme nous avons constaté que l"âge de M. Singh était un facteur dans la prise de décisions de l"intimé, en conséquence, nous avons conclu qu"à cet égard, nous accueillons la plainte de M. Singh.
         Évidemment, il n"y a aucune garantie que M. Singh aurait eu un poste de ES-01 si son nom avait été inscrit sur la liste d"admissibilité à la suite du concours Cowan. Selon le Tribunal, il s"agit d"une question qui doit être examinée dans l"évaluation quantitative des dommages, et qui n"affecte pas la responsabilité de Statistique Canada.

[29]      Le tribunal a ensuite rendu l"ordonnance ci-après énoncée, aux pages 97 et 98 de ses motifs :

         Pour les raisons qui précèdent, le tribunal déclare que les droits de M. Singh en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne ont été transgressés par l"intimé, et ordonne :
         1) que Statistique Canada nomme M. Singh, à la première occasion raisonnable, dans un poste de niveau ES-01. Ce poste doit être accordé aux mêmes conditions que celles qui s"appliquent aux candidats internes de Statistique Canada engagés dans le cadre du Programme actuel de recrutement des ES;
         2) que Statistique Canada verse à M. Singh la différence entre le salaire qu"il a effectivement reçu en tant que CR-04 et le salaire qu"il aurait reçu s"il avait été nommé dans un poste de ES-01 le 2 août 1989. Les avantages relatifs à la pension et les autres avantages relatifs à l"emploi de M. Singh devront être rajustés pour tenir compte de ces paiements;
         3) que Statistique Canada verse à M. Singh un montant additionnel permettant de couvrir l"exigibilité de l"impôt sur le revenu qu"il devra acquitter du fait qu"il recevra les montants susmentionnés de cette façon;
         4) que Statistique Canada verse à M. Singh la somme de 3 000 $ à titre d"indemnité spéciale;
         5) qu"un intérêt simple soit versé à l"égard des montants attribués suite à la présente décision :

             a) sur le salaire perdu depuis le 2 août 1989;

             b) sur l"indemnité spéciale à compter du 2 février 1989

         L"intérêt doit être calculé en fonction du taux moyen des obligations d"épargne du Canada pour chacune des périodes en question. Cependant, en aucun cas le montant total à payer au titre de l"indemnité spéciale, y compris l"intérêt, ne doit dépasser 5 000 $.


LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, dans sa forme modifiée.


Purpose

2. The purpose of this Act is to extend the laws in Canada to give effect, within the purview of matters coming within the legislative authority of Parliament, to the principle that all individuals should have an opportunity equal with other individuals to make for themselves the lives that they are able and wish to have and to have their needs accommodated, consistent with their duties and obligations as members of society, without being hindered in or prevented from doing so by discriminatory practices based on race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability or conviction for an offence for which a pardon has been granted.

Objet

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant_: le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l'égalité des chances d'épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'orientation sexuelle, l'état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l'état de personne graciée.

Prohibited grounds of discrimination

3. (1) For all purposes of this Act, the prohibited grounds of discrimination are race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability and conviction for which a pardon has been granted.

Motifs de distinction illicite

3. (1) Pour l'application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'orientation sexuelle, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.

Employment

7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

on a prohibited ground of discrimination.

Emploi

7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects_:

a) de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d'emploi.

10. It is a discriminatory practice for an employer, employee organization or employer organization

(a) to establish or pursue a policy or practice, or

(b) to enter into an agreement affecting recruitment, referral, hiring, promotion, training, apprenticeship, transfer or any other matter relating to employment or prospective employment,

that deprives or tends to deprive an individual or class of individuals of any employment opportunities on a prohibited ground of discrimination.

10. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite et s'il est susceptible d'annihiler les chances d'emploi ou d'avancement d'un individu ou d'une catégorie d'individus, le fait, pour l'employeur, l'association patronale ou l'organisation syndicale_:

a) de fixer ou d'appliquer des lignes de conduite;

b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l'engagement, les promotions, la formation, l'apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d'un emploi présent ou éventuel.

LES POINTS LITIGIEUX

[30]      La demande soulève les questions suivantes :

         1. Le tribunal a-t-il commis une erreur de droit en appliquant le mauvais critère juridique en vue de déterminer s"il existait une preuve prima facie de discrimination et en concluant à l"existence de pareille preuve?
         2. Le tribunal a-t-il commis une erreur de droit en appliquant d"une façon erronée, ou subsidiairement en omettant d"appliquer, le critère permettant d"apprécier la crédibilité des témoins?
         3. Le tribunal a-t-il commis une erreur susceptible de révision en fondant sa conclusion sur une preuve de discrimination systémique alors qu"aucune discrimination de ce genre n"était alléguée et que la preuve ne permettait pas de tirer pareille conclusion?
         4. Subsidiairement, le tribunal a-t-il commis une erreur en accordant une réparation comme si le plaignant n"avait pas obtenu un emploi plutôt que d"avoir perdu une possibilité d"emploi?

ARGUMENTS DES PARTIES

Arguments du demandeur

[31]      Le demandeur soutient que le tribunal a commis une erreur en se demandant s"il existait une preuve prima facie alors qu"il avait déjà conclu à l"inexistence de pareille preuve. À cette erreur vient s"ajouter le fait que le tribunal a employé, à l"égard de la discrimination systémique, une norme de contrôle qui ne s"appliquait pas aux faits dont il était saisi. Ce faisant, il a appliqué le critère d"une façon erronée, ou il a appliqué le mauvais critère.

[32]      Deuxièmement, le demandeur soutient qu"après avoir conclu qu"une liste était créée et que pareille liste ne devait comprendre qu"un nombre suffisant de noms pour satisfaire aux besoins prévus, il restait uniquement à savoir si, en dressant la liste d"admissibilité, on avait fait preuve de discrimination directe en raison de la race ou de l"âge du plaignant.

[33]      Il est soutenu que le tribunal a omis de tenir compte de la preuve qui se rapportait directement à la question dont il était saisi, à savoir si la discrimination directe avait été établie. Cela étant, le tribunal a mal appliqué le critère énoncé dans l"arrêt Commission ontarienne des droits de la personne et O"Malley c. Simpsons-Sears [1985] 2 R.C.S. 536.

[34]      Le demandeur affirme que le tribunal a commis une erreur en statuant que la preuve systémique en question était suffisante pour établir une preuve prima facie de refus après avoir conclu que cette preuve était insuffisante à d"autres égards. En outre, le tribunal ne s"est pas demandé si la preuve était suffisamment complète pour établir les allégations qui avaient été faites.

[35]      Quant à la crédibilité, le demandeur soutient que le décideur ne peut pas fonder sa décision sur la conclusion selon laquelle un témoignage est invraisemblable ou déraisonnable sans tirer des conclusions précises, et que s"il le fait, il commet une erreur susceptible de révision. Il est soutenu que la seule preuve directe relative à la décision de ne pas inscrire le nom de M. Singh sur la liste d"admissibilité avait été fournie par M. Singh lui-même et par le gestionnaire chargé du concours, M. Vincent.

[36]      Étant donné que le tribunal a conclu que le plaignant n"était pas un témoin digne de foi, M. Vincent a été la seule personne à témoigner sur la question cruciale de savoir s"il avait été tenu compte de l"âge dans le concours des ES-01 de 1988. Le demandeur déclare qu"il incombait au tribunal, s"il décidait de ne pas tenir compte de son témoignage, de justifier et d"expliquer cette décision.

[37]      Le tribunal a commis une erreur de droit en omettant de mentionner le témoignage de M. Vincent sur ce point crucial, ce témoin n"ayant pas été contre-interrogé ou n"ayant pas été contredit par un témoin digne de foi.

[38]      Le demandeur affirme que la conclusion de fait tirée par le tribunal, à savoir qu"il avait été tenu compte de l"âge dans le concours des ES-01, est contraire à certains éléments de preuve, à savoir la preuve fournie par le gestionnaire qui avait organisé le concours, la preuve relative à la procédure normale de dotation et la preuve de l"âge en tant que facteur dans le recrutement d"employés du groupe ES et dans la dotation des postes y afférents.

[39]      Il est en outre soutenu qu"aucune disposition législative n"exige que les noms des candidats qualifiés soient inscrits sur les listes d"admissibilité à moins qu"il n"y ait des vacances ou à moins que l"on ne prévoie des vacances. Il n"était donc pas nécessaire d"inscrire le nom du plaignant sur la liste d"admissibilité.

[40]      Quant à la discrimination systémique, le demandeur affirme que le tribunal a commis une erreur en fondant en totalité ou en partie sa conclusion de discrimination sur la discrimination systémique alors que la preuve était faible et peu concluante.

[41]      Il est en outre soutenu que le fait que le tribunal s"est fondé sur la preuve statistique à l"égard de la question de l"âge est incompatible avec la conclusion selon laquelle la preuve était peu utile et que cette preuve n"était pas concluante en ce qui concerne la question de la race.

[42]      Quant à la réparation qui a été accordée, le demandeur déclare que la conclusion du tribunal selon laquelle le plaignant aurait probablement obtenu un poste de niveau ES-01 est contraire à la preuve selon laquelle les personnes inscrites sur les listes d"admissibilité étaient considérées comme des candidats moins intéressants que les recrues visées par le programme des recrues.

[43]      Enfin, il est soutenu que la nature et l"importance de la réparation qui a été accordée sont disproportionnées au degré de responsabilité auquel il a été conclu et qu"il n"a pas été suffisamment tenu compte du dossier dont disposait le tribunal.

Arguments du défendeur

[44]      Le défendeur soutient que le tribunal n"a pas commis d"erreurs de droit ou de fait dans sa décision du 6 novembre 1998 et, par conséquent, que rien ne permet à cette cour d"intervenir.

[45]      Le défendeur affirme que le tribunal a appliqué le critère correctement en vue de déterminer ce qui constitue une preuve prima facie de discrimination.

[46]      Le défendeur concède que le tribunal a peut-être tenu compte de la preuve de discrimination systémique à titre de preuve indirecte en se prononçant sur une plainte individuelle.

[47]      Il est soutenu que le tribunal a tenu compte de tous les éléments de preuve avant de conclure que l"explication avancée par l"employeur, tout en semblant au départ raisonnable, était en fait un prétexte.

[48]      Enfin, le défendeur déclare que le tribunal disposait de bon nombre d"éléments de preuve lui permettant de déterminer que l"omission d"inscrire le nom de M. Singh sur la liste d"admissibilité à la suite de la tenue du concours des ES-01 de 1988 était du moins en partie attribuable au fait que, puisqu"il était âgé de 43 ou 44 ans, il ne correspondait pas au profil que Statistique Canada avait établi pour les employés du niveau ES-01.

ANALYSE

Norme de contrôle

[49]      Avant d"analyser la question de savoir si le tribunal a commis une erreur susceptible de révision, il faut énoncer la norme de contrôle applicable à la décision du 6 novembre 1998.

[50]      L"arrêt Canada (Procureur général) c. Mossop , [1993] 1 R.C.S. 554, a fait jurisprudence en ce qui concerne la norme de contrôle à appliquer aux décisions rendues par les tribunaux des droits de la personne. À la page 585, la Cour a statué qu"en raison de leur expertise en ce qui concerne l"appréciation des faits et le règlement des plaintes dans un contexte de droits de la personne, il faudrait faire preuve d"énormément de retenue à l"égard des décisions rendues par les tribunaux des droits de la personne sur des questions de fait.

[51]      Dans l"arrêt Procureur général du Canada c. Alliance de la Fonction publique du Canada et Commission des droits de la personne (19 octobre 1999, T-1698-98 (C.F. 1re inst.), le juge Evans a fait la remarque suivante au sujet de la norme de contrôle (page 34 de ses motifs) :

         Le choix de la norme de contrôle applicable à l"interprétation par le tribunal de sa loi habilitante ne peut pas être débattu devant cette Cour. La Cour suprême du Canada a clairement établi que le principe de la retenue judiciaire ne s"appliquait pas à l"égard de l"interprétation donnée par les tribunaux administratifs aux dispositions législatives en matière de droits de la personne, y compris les dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne , et qu"il incombait à la cour de révision d"interpréter elle-même les dispositions de la Loi qui font l"objet du litige : Canada (Procureur général) c. Mossop , [1993] 1 R.C.S. 554. Cela signifie que, si l"interprétation de la cour de révision est différente de celle du tribunal, il s"ensuit que le tribunal a commis une erreur de droit et que sa décision est susceptible d"être annulée.

Le juge Evans a ajouté ce qui suit à la page 41 de ses motifs :

         Le désir de ne pas étendre les questions d"interprétation de manière à empiéter sur des fonctions relevant du domaine d"expertise des tribunaux des droits de la personne semble avoir incité le juge Bastarache, dans l"arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, à la page 1017, à observer que
             le degré précis de retenue dont il faudrait faire preuve envers un tribunal des droits de la personne [peut] toujours être sujet à controverse...

[52]      Par conséquent, en ce qui concerne les questions de fait, cette cour examine la décision du tribunal selon la norme de la décision raisonnable. Ce principe a été énoncé dans la décision Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574 (C.F. 1re inst.), où mon collègue le juge Nadon a dit ce qui suit (page 609) :

         Selon l"esprit de la Cour suprême du Canada dans l"arrêt Mossop , il faut privilégier la retenue plutôt que l"interventionnisme tant que la CCDP traite des questions d"appréciation des faits et de décision, tout particulièrement à l"égard de questions pour lesquelles la CCDP dispose d"un vaste pouvoir discrétionnaire, [...]

[53]      Dans la décision Lukian c. Société des chemins de fer Canadien National, (1994) 80 F.T.R., le juge en chef adjoint Jerome (tel était alors son titre) a fait les remarques suivantes au sujet de la norme de contrôle applicable (pages 3 et 4) :

         D'une manière générale, les tribunaux judiciaires, appelés à se prononcer sur la manière dont un tribunal administratif a exercé les pouvoirs discrétionnaires qui lui sont reconnus, hésiteront à intervenir, étant donné que ces tribunaux, en raison de la formation, de l'expérience, des connaissances et de l'expertise de leurs membres, sont, mieux que les cours de justice, en mesure d'exercer ces pouvoirs. Ainsi, puisque la décision rendue par la Commission se situe dans les limites du pouvoir discrétionnaire qui lui est reconnu, la Cour ne cherchera pas à s'immiscer dans la manière dont ce pouvoir est exercé, à moins qu'il ne soit démontré que la manière dont il a été exercé était contraire au droit. Or, le droit exige que la Commission examine chaque cas qui lui est présenté, qu'elle agisse de bonne foi, qu'elle tienne compte de l'ensemble des considérations pertinentes, qu'elle ne soit pas influencée par des considérations hors de propos et qu'elle n'agisse pas de manière arbitraire ou capricieuse ou pour une raison contraire à l'esprit de son texte d'habilitation.

[54]      Le défendeur a mentionné l"arrêt Maple Lodge Farms Ltd. c. Canada [1982] 2 R.C.S. 2 à l"appui de la règle selon laquelle une cour ne devrait pas intervenir dans l"exercice du pouvoir discrétionnaire exercé par une autorité législative simplement parce qu"elle aurait peut-être exercé ce pouvoir d"une façon différente.

[55]      Dans cet arrêt, le juge MacIntyre a dit que lorsqu"un tribunal a fait preuve de bonne foi en exerçant le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par la loi et qu"il a exercé ce pouvoir conformément aux principes de justice naturelle et sans tenir compte de facteurs non pertinents, la Cour ne devrait pas intervenir.

[56]      À l"audience du 22 mars 2000, on a également mentionné la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l"Immigration) [1998] A.C.F. no 1425, dans laquelle Monsieur le juge Evans a réitéré, au paragraphe 14, que la Cour devrait refuser d"intervenir dans la décision d"un tribunal si elle n"est pas convaincue que la Commission a tiré une " conclusion de fait manifestement erronée " et " qu"elle en est venue à cette conclusion sans tenir compte des éléments dont [elle disposait] ".

[57]      Conformément aux principes susmentionnés, la norme de contrôle applicable aux conclusions de fait est celle de la décision raisonnable, alors que les conclusions de droit seront examinées selon la norme de la décision correcte.

Le concours des ES-01 de 1988

[58]      La présente instance se rapporte à une allégation de discrimination directe fondée sur l"âge. La distinction entre la discrimination directe et la discrimination indirecte a été définie comme suit dans l"arrêt O"Malley, supra :

         À cet égard, il y a discrimination directe lorsqu"un employeur adopte une pratique ou une règle qui, à première vue, établit une distinction pour un motif prohibé. [...] D"autre part, il y a le concept de la discrimination par suite d"un effet préjudiciable. Ce genre de discrimination se produit lorsqu"un employeur adopte, pour des raisons d"affaires véritables, une règle ou une norme qui est neutre à première vue et qui s"applique également à tous les employés, mais qui a un effet discriminatoire pour un motif prohibé sur un seul employé ou un groupe d"employés en ce qu"elle leur impose, en raison d"une caractéristique spéciale de cet employé ou de ce groupe d"employés, des obligations, des peines ou des conditions restrictives non imposées aux autres employés.

[59]      En l"espèce, le tribunal a conclu que le plaignant avait établi une preuve prima facie de discrimination directe à l"égard du concours des ES-01 de 1988. La jurisprudence de cette cour, et en particulier les décisions Holden c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (1990), 112 N.R. 395 (C.A.F.), Canada (Procureur général) c. Martin et al. [1994] 2 C.F. 524 (C.F. 1re inst.) et Commission canadienne des droits de la personne c. Canada (1994), 76 F.T.R. 265, établissent qu"une fois qu"une preuve prima facie de discrimination a été établie, il incombe à la partie qui aurait agi de façon discriminatoire de s"expliquer.

[60]      Le tribunal a conclu que le plaignant avait été victime de discrimination directe en raison de son âge en ce sens qu"il avait les qualités requises pour occuper le poste de niveau ES-01 visé par le concours de 1988, qu"il n"a pas été inscrit sur la liste d"admissibilité, que Statistique Canada embauchait des employés de niveau ES-01 à ce moment-là, qu"il y avait un besoin organisationnel continu d"employés de niveau ES-01 et que quelques semaines seulement après que la liste d"admissibilité en question eut été établie, Statistique Canada a offert des postes à 26 candidats dans le cadre du programme de recrutement des ES.

[61]      Avant de conclure que le plaignant avait établi une preuve prima facie de discrimination, le tribunal a fait les remarques suivantes (page 64 de ses motifs) :

         Nous n"avons pas de preuve concernant les postes précis qui ont été comblés à cette époque, ni des exigences liées à ces postes, et nous n"avons pas non plus de preuve en ce qui concerne l"identité, les qualifications, l"âge ou l"origine ethnique des candidats qui ont été engagés. Toutefois, contrairement aux allégations faites par M. Singh en ce qui concerne le défaut de Statistique Canada de lui offrir un poste de niveau ES-01 pendant que la liste d"admissibilité était en vigueur à la suite du concours de 1985, dans le cas présent, l"allégation de M. Singh n"est pas qu"il n"a pas eu de poste mais plutôt qu"on a refusé de mettre son nom sur la liste d"admissibilité qui aurait pu éventuellement lui permettre de trouver un poste. En conséquence, le défaut de produire une preuve sur ces points n"est pas fatale à l"établissement d"une cause prima facie en ce qui concerne cet aspect de la plainte de M. Singh. En appliquant les critères articulés dans l"arrêt O"Malley, nous constatons que la preuve qui a été déposée en rapport avec la question de l"âge est suffisante pour justifier une décision en faveur de M. Singh, en l"absence d"une réponse de la part de l"intimé. En conséquence, nous constatons que M. Singh a établi une preuve suffisante jusqu"à preuve contraire de discrimination sur le motif de l"âge et que le fardeau se déplace sur l"intimé qui doit fournir une explication raisonnable de sa conduite.


[62]      Le tribunal a ensuite examiné la nature des explications fournies par l"employeur, c"est-à-dire par le gestionnaire chargé du concours, M. Vincent (page 65 et suivantes de ses motifs) :

         L"explication fournie par Statistique Canada concernant la tenue de ce concours en particulier repose presque entièrement sur la preuve fournie par M. Vincent qui a témoigné qu"il n"avait pas porté le nom de M. Singh sur la liste d"admissibilité parce qu"il n"y avait qu"un seul poste à combler. M. Vincent a par la suite expliqué que son superviseur (qui n"a jamais été nommé) lui avait indiqué qu"il ne prévoyait pas que d"autres postes s"ouvriraient.
         L"explication fournie par Statistique Canada semble, au premier abord, être raisonnable. Il reste toutefois à déterminer si l"explication fournie par Statistique Canada est un simple prétexte et si la motivation de la conduite de l"intimé, du moins en partie, repose sur l"âge de M. Singh.
         M. Vincent a déclaré avoir peu de souvenirs d"une quantité d"événements survenus dans le cadre de ce concours, et son témoignage était souvent incomplet. Par exemple, il n"arrivait pas à se rappeler le nombre de candidats ayant participé au concours, le nom des autres membres du comité de sélection, ou quels étaient les motifs de l"appel de M. Singh. D"un autre côté, M. Vincent se rappelait très bien que M. Singh avait obtenu 6,5 sur 10 pour une question ayant trait aux qualités personnelles, et que le score de M. Singh pour les qualités personnelles avait été diminué de deux points après une vérification des références, ce qui avait constitué la marge de points qui séparait M. Singh et Mme Cowan et que l"appel de M. Singh avait été abandonné la journée précédant son audition. En conséquence, nous avons constaté que la mémoire de M. Vincent était sélective.

[...]

         Contrairement aux autres plaintes de M. Singh, nos constatations en ce qui a trait au défaut d"ajouter le nom de M. Singh à la liste d"admissibilité en question ne repose d"aucune façon sur le témoignage de M. Singh. Après un examen soigneux de toute la preuve qui nous a été présentée, nous avons conclu que l"explication fournie par l"intimé, même si elle semble raisonnable à première vue, était en fait un prétexte. Nous sommes convaincus qu"il peut être raisonnablement déduit que le fait de ne pas mettre le nom de M. Singh sur une liste d"admissibilité s"expliquait en partie parce que, à l"âge de 43 ou 44 ans, M. Singh ne correspondait pas au profil des recrues de niveau ES-01 que Statistique Canada prônait.

[63]      Je suis convaincu que le tribunal pouvait avec raison conclure, en se fondant sur tous les éléments de preuve dont il disposait au sujet du concours des ES-01 de 1988, que le plaignant avait établi une preuve prima facie de discrimination fondée sur l"âge.

Renversement de la charge de la preuve

[64]      Même si la loi n"obligeait pas le demandeur à inscrire tous les candidats ayant les qualités requises sur la liste d"admissibilité, la preuve montre clairement qu"il existait un besoin en ce qui concerne les recrues de niveau ES-01, à un point tel que 26 nouveaux candidats de niveau ES-01 visés par le Programme de recrutement des ES se sont vu offrir des postes fort peu de temps après la tenue de concours auquel M. Singh s"était porté candidat.

[65]      Cette preuve contredit directement le témoignage de M. Vincent, lorsqu"il déclare qu"il n"y avait qu"un poste de niveau ES-01 à combler et que l"on ne prévoyait pas que d"autres postes deviendraient vacants. Aucune explication justifiant l"omission d"inscrire le nom de M. Singh sur la liste d"admissibilité n"a été fournie par le demandeur.

[66]      Le tribunal a minutieusement examiné la preuve statistique que le demandeur avait présentée en vue d"établir que, dans bien des cas, un seul nom figurait sur les listes d"admissibilité, mais il a conclu qu"en fait, la plupart du temps, entre 1989 et 1994, les listes d"admissibilité semblaient renfermer plus d"un nom.

[67]      À cause des changements fondamentaux apportés à la procédure d"embauchage des candidats de niveau ES-01 par suite de la mise en oeuvre du programme de recrutement des ES en 1988-1989, le tribunal a conclu que les renseignements statistiques fournis par le demandeur étaient peu utiles lorsqu"il s"agissait de déterminer si le plaignant avait été victime de discrimination.

[68]      Le fait que M. Singh avait 43 ou 44 ans au cours de la période pertinente et que son âge " ne répondait pas aux critères établis par Statistique Canada pour le recrutement des postes de niveau ES " (page 70 des motifs du tribunal) a eu une importance cruciale dans l"enquête du tribunal.

[69]      Le demandeur a fait savoir que l"âge des candidats en soi importait peu, mais que c"était la propension de l"individu à prendre sa retraite qui entrait en ligne de compte. À mon avis, cela revient au même. La propension d"une personne à prendre sa retraite est directement liée à son âge et, par conséquent, l"âge entre en ligne de compte dans la sélection des candidats.

[70]      Sur ce point le tribunal a fait la remarque suivante (page 71 de ses motifs) :

         Dans l"optique du tribunal, la preuve statistique produite par l"intimé lui-même offrait une preuve circonstancielle éclatante d"une prédisposition organisationnelle contre la promotion de candidats internes plus âgés à des postes du groupe ES. La pièce R-36, onglet 52 en particulier démontre que sur une période de neuf ans, sur un total de 340 personnes engagées, seulement cinq candidats internes âgés de plus de 40 ans ont été engagés à des postes de niveau ES-01, 02 ou 03 et seulement un à un poste de niveau ES-01.


[71]      Comme le tribunal, je conclus que ces statistiques sont suffisantes pour établir l"existence d"une discrimination systémique fondée sur l"âge à l"égard de la sélection de candidats aux postes de niveau ES-01. Je suis en outre d"avis que le demandeur n"a pas pu justifier d"une façon raisonnable cette discrimination.

[72]      Dans la réponse qu"elle a donnée à l"audience du 22 mars 2000, l"avocate du demandeur a soutenu que le tribunal avait commis une erreur en tenant compte des statistiques mises à sa disposition, mais en ne tenant pas compte du taux de participation des individus de plus de 40 ans. Le demandeur affirme devant la Cour qu"il n"y avait aucune façon dont le tribunal pouvait savoir combien de personnes âgées de plus de 40 ans participaient aux concours visant à combler des postes de niveau ES-01 et quel était leur taux de réussite.

[73]      Le demandeur a soutenu que, cela étant, le tribunal avait commis une erreur en examinant la preuve sélectivement et en ne tenant pas compte de tous les facteurs pertinents dont il avait besoin pour faire des comparaisons lui permettant de justifier sa décision. Par conséquent, les conclusions du tribunal sont fondées sur des impressions.

[74]      À la suite de cet argument, le demandeur a réitéré l"argument principal que le procureur général a invoqué devant la Cour, à savoir que le tribunal avait commis une erreur en concluant que les actions d"un gestionnaire, M. Vincent, dans un concours, le concours des ES-01 de 1988, montraient que l"âge entrait en ligne de compte dans la procédure d"embauchage.

[75]      Avec égards, je suis convaincu que le tribunal n"a pas tiré de conclusions de fait de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte de la preuve dont il disposait. Les motifs longs et détaillés du tribunal montrent que chaque élément de la plainte de M. Singh a été examiné et qu"il a été tenu compte de la preuve dans son ensemble.

Le critère énoncé dans l"arrêt O"Malley

[76]      Quant au concours des ES-01 de 1988, le tribunal a correctement appliqué le critère énoncé au paragraphe 28 de l"arrêt O"Malley, supra, à savoir que " [d]ans ce contexte, la preuve suffisante jusqu"à preuve contraire est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l"absence de réplique de l"employeur intimé ".

[77]      Le demandeur affirme que le défendeur n"a pas établi les allégations en présentant une preuve prima facie de discrimination. J"ai examiné les arguments et la preuve dont disposait le tribunal ainsi que les motifs prononcés par ce dernier; je ne souscris pas à cet avis. Je conclus qu"un bon nombre d"éléments de preuve ont été soumis à l"appui des allégations que le plaignant avait faites au sujet du concours des ES-01 de 1988.

[78]      L"arrêt CN c. Canada (Commission des droits de la personne) [1987] 1 R.C.S. 1114 a été invoqué par l"avocat du défendeur à l"audience du 22 mars 2000 comme preuve établissant qu"en matière de droits de la personne, la législation doit être interprétée d"une façon large et libérale.

[79]      Quant à l"approche qu"il convient d"adopter à l"égard de la législation relative aux droits de la personne, la Cour a fait les remarques suivantes, à la page 1134 :

         La législation sur les droits de la personne vise notamment à favoriser l"essor des droits individuels d"importance vitale, lesquels sont susceptibles d"être mis à exécution, en dernière analyse, devant une cour de justice. Je reconnais qu"en interprétant la Loi, les termes qu"elle utilise doivent recevoir leur sens ordinaire, mais il est tout aussi important de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits qui y sont énoncés. On ne devrait pas chercher par toutes sortes de façons à les minimiser ou à diminuer leur effet. Bien que cela puisse sembler banal, il peut être sage de se rappeler ce guide qu"offre la Loi d"interprétation fédérale lorsqu"elle précise que les textes de loi sont censés être réparateurs et doivent ainsi s"interpréter de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de leurs objets.

[80]      À mon avis, le tribunal a interprété d"une façon large et libérale les dispositions pertinentes en matière de discrimination. Le tribunal a correctement appliqué le critère énoncé dans l"arrêt O"Malley et a conclu que, en ce qui concerne cette plainte particulière et uniquement cette plainte, M. Singh avait réussi à établir une preuve prima facie de discrimination que le demandeur ne pouvait pas réfuter d"une façon adéquate.

[81]      À mon avis, la conclusion que le tribunal a tirée en faveur du plaignant au sujet du concours des ES-01 de 1988 était tout à fait justifiée compte tenu de la preuve.

[82]      Compte tenu de la jurisprudence et de la preuve dont dispose cette cour, je ne puis conclure que le tribunal a commis une erreur de droit ou de fait. La preuve soumise par les deux parties au sujet de l"omission du demandeur d"inscrire M. Singh sur la liste d"admissibilité étaye la conclusion du tribunal selon laquelle M. Singh avait été victime de discrimination en raison de son âge. Rien ne permet à cette cour d"intervenir à l"égard de cette conclusion.

La crédibilité des témoins

[83]      Le demandeur affirme que le tribunal a mal appliqué, ou qu"il a omis d"appliquer, le critère permettant d"apprécier la crédibilité des témoins. Plus précisément, le demandeur soutient que le tribunal a commis une erreur en concluant que la plainte de M. Singh, à l"égard du concours de ES-01 de 1988, était justifiée même s"il a conclu que M. Singh n"était pas digne de foi.

[84]      Il est important de signaler que cette demande se rapporte uniquement au concours des ES-01 de 1988. La chose n"est pas contestée. Dans ses motifs, le tribunal a examiné la question de la crédibilité, en faisant remarquer qu"en ce qui concerne cette plainte particulière, sa conclusion ne reposait pas sur le témoignage du plaignant lui-même. La conclusion selon laquelle M. Singh aurait dû être inscrit sur la liste d"admissibilité était fondée sur les nombreux éléments de preuve présentés par M. Singh ainsi que par le demandeur.

[85]      À mon avis, le tribunal a examiné d"une façon suffisante la question de la crédibilité dans ses motifs et il a signalé que même si la crédibilité a fortement influé sur son appréciation des autres parties de la plainte, elle n"avait pas influé sur la question de l"omission du demandeur d"inscrire M. Singh sur la liste d"admissibilité à la suite du concours des ES-01de 1988.

La nature de l"ordonnance

[86]      Le demandeur soutient que le tribunal a accordé l"indemnité d"une façon incorrecte puisqu"il a conclu que le plaignant avait perdu un emploi au lieu d"accorder une indemnité fondée sur la conclusion selon laquelle le plaignant avait perdu une possibilité d"emploi du fait qu"il n"était pas inscrit sur la liste d"admissibilité pour le concours des ES-01 de 1988.

[87]      Il est en outre soutenu que la nature et l"importance de la réparation accordée sont disproportionnées au degré de responsabilité auquel il a été conclu et qu"il n"a pas été tenu compte du dossier dont disposait le tribunal. Le demandeur soutient qu"il faudrait annuler la partie de l"ordonnance prévoyant l"attribution d"un poste et que le montant accordé pour le salaire perdu devrait être réduit de façon qu"il soit tenu compte des aléas.

[88]      Puisque le tribunal a conclu que M. Singh aurait probablement été nommé à un poste de niveau ES-01, même si la chose n"était pas garantie, je suis d"avis que l"ordonnance du tribunal était tout à fait justifiée eu égard aux circonstances.

[89]      En particulier, puisqu"il existait de toute évidence un besoin organisationnel pour des candidats de niveau ES-01, et qu"au cours de la période pertinente, il y avait une pénurie de recrues dans les programmes de recrutement des ES, il convient d"accorder à M. Singh la différence entre le salaire qu"il touchait lorsqu"il occupait le poste d"employé de niveau CR-04 et celui qu"il aurait touché dans son nouveau poste entre la date de l"ordonnance et la date à laquelle il a été nommé à un poste de niveau ES-01 à titre intérimaire.

[90]      Étant donné que M. Singh occupe un poste intérimaire depuis le mois d"avril 1999, j"ordonnerai que son poste devienne permanent. Je crois comprendre que la chose sera accomplie au moyen d"un décret d"exemption pris par le gouverneur en conseil conformément à l"article 41 de la Loi sur l"emploi dans la fonction publique.

[91]      M. Singh a en outre droit, à titre d"indemnité spéciale, à la somme de 3 000 $ accordée par le tribunal et aux intérêts sur le montant susmentionné, ceux-ci étant calculés en fonction du taux moyen des obligations d"épargne du Canada pour chacune des périodes.

[92]      Enfin, comme le tribunal l"a ordonné, je conclus qu"il convient que le demandeur verse à M. Singh un montant suffisant pour couvrir l"obligation fiscale additionnelle à laquelle ce dernier sera assujetti du fait qu"il touchera cette somme sous la forme d"une somme forfaitaire plutôt que sous la forme d"un revenu faisant partie de son salaire mensuel.

[93]      La demande est rejetée avec dépens.

                             " Max M. Teitelbaum "

                    

                                 J.C.F.C.

Ottawa (Ontario)

le 4 avril 2000

Traduction certifiée conforme


Martine Brunet, LL.B.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


No DU GREFFE :      T-2116-98

    

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Procureur général du Canada c. Surendar Singh et Commission canadienne des droits de la personne
LIEU DE L'AUDIENCE :      Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :      les 17 et 18 janvier et le 22 mars 2000

MOTIFS DE L"ORDONNANCE du juge Teitelbaum en date du 4 avril 2000


ONT COMPARU :

Linda Wall          POUR LE DEMANDEUR

Prakash Diar          POUR LA DÉFENDERESSE

Surendar Singh          POUR SON PROPRE COMPTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada         

Ottawa (Ontario)          POUR LE DEMANDEUR

Commission canadienne des droits

de la personne

Contentieux

Ottawa (Ontario)          POUR LA DÉFENDERESSE
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