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Date : 20050503

Dossier :    IMM-8333-04

Référence : 2005 CF 609

Ottawa (Ontario), le 3 mai 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

ENTRE :

                                                                MINH CHI NGO

demandeur

                                                                            et

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉET DE L'IMMIGRATION

                                                                             

défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

INTRODUCTION

[1]                Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d'appel de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Section d'appel) a, le 10 septembre 2004, faisant droit à un appel interjeté par le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, conclu que le demandeur était une personne visée à l'alinéa 36(1)c) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) et a par conséquent ordonné l'exécution de la mesure de renvoi prise contre lui.


[2]                Le demandeur demande à la Cour d'annuler la décision rendue par la Section d'appel et sollicite une nouvelle audience.

LE CONTEXTE FACTUEL

[3]                Le demandeur a quitté le Vietnam en 1997 pour se rendre en France. Pendant son séjour en France, une entreprise d'informatique l'a invité à venir au Canada. Il est arrivé le 20 décembre 1997, muni d'un visa de visiteur.

[4]                Environ un mois et demi après son arrivée, le demandeur a appris qu'il était recherché par les autorités vietnamiennes. Il a par la suite retrouvé une ex-petite amie avec qui il s'est marié au Canada en mars 1998. L'épouse du demandeur a subséquemment présenté une demande de parrainage pour son mari, qui a également revendiqué le statut de réfugié en 2002.

[5]                Le 5 juin 2001, un rapport préparé dans le cadre de l'article 27 de la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2, a conclu que le demandeur était une personne non admissible en vertu du sous-alinéa 19(1)(c.1)ii) de ladite loi.


19. Personnes non admissibles

(1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :

c.1) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu_elles ont, à l_étranger :

(ii) soit commis un fait - acte ou omission - qui constitue une infraction dans le pays où il a été commis et qui, s_il était commis au Canada, constituerait une infraction qui pourrait être punissable, aux termes d_une loi fédérale, d_un emprisonnement maximal égal ou supérieur à dix ans,

sauf si elles peuvent justifier auprès du ministre de leur réadaptation et du fait qu_au moins cinq ans se sont écoulés depuis la commission du fait;

19. Inadmissible persons

(1) No person shall be granted admission who is a member of any of the following classes :

(c.1) persons who there are reasonable grounds to believe

(ii) have committed outside Canada an act or omission that constitutes an offence under the laws of the place where the act or omission occurred and that, if committed in Canada, would constitute an offence that may be punishable under any Act of Parliament by a maximum term of imprisonment of ten years or more,

except persons who have satisfied the Minister that they have rehabilitated themselves and that at least five years have elapsed since the expiration of any sentence imposed for the offence or since the commission of the act or omission, as the case may be;

[6]                Cette conclusion a été tirée à la lumière d'informations selon lesquelles le demandeur était recherché au Vietnam pour fraude en violation de l'article 134 du Code pénal de la République socialiste du Vietnam. Un mandat d'arrêt aurait été émis par les autorités de Ho Chi Minh-Ville le 13 février 1998. On reproche au demandeur d'avoir commis une fraude pour un montant équivalant à plusieurs millions de dollars canadiens.

[7]                Une enquête a été menée par la Section de l'immigration entre le 28 novembre 2001 et le 20 septembre 2002. Au cours de cette période, la LIPR est entrée en vigueur et la demande initiale a été modifiée pour stipuler que le demandeur était interdit de territoire en vertu de l'alinéa 36(1)c) de ladite LIPR.


36. Grande criminalité

(1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

c) commettre, à l_extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d_un emprisonnement maximal d_au moins 10 ans.

36. Serious criminality

(1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

(c) committing an act outside Canada that is an offence in the place of where it was committed and that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years.

[8]                À la suite de l'enquête, le commissaire Michel Beauchamp a jugé, le 20 septembre 2002, que les allégations qui pesaient sur le demandeur n'étaient pas fondées. Le Ministre a fait appel de cette décision en vertu du paragraphe 63(5) de la LIPR. L'audience devant la Section d'appel a eu lieu le 21 octobre 2003. Le commissaire Di Pietro a accueilli l'appel et pris une mesure d'expulsion contre le demandeur.

[9]                Le 13 janvier 2005, l'autorisation d'introduire la présente demande de contrôle judiciaire a été accordée.

LA DÉCISION CONTESTÉE

[10]            La Section d'appel a estimé que, pour décider si le demandeur était interdit de territoire en vertu de l'alinéa 36(1)c) de la LIPR, l'article 33 devait être pris en considération. Celui-ci dispose :


33. Interprétation

Les faits - actes ou omissions - mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu_ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33. Rules of interpretation

The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

[11]            La Section d'appel a conclu que les allégations contenues dans le rapport d'Interpol et le mandat d'arrêt constituaient des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait commis ces délits. La Section d'appel a rejeté la conclusion du commissaire selon laquelle ces éléments de preuve, qu'il avait jugés suffisants pour établir des motifs raisonnables, étaient réfutés par le fait que le Vietnam ne respecte pas la primauté du droit. Même s'il existe des preuves témoignant de violations des droits de la personne au Vietnam, la Section d'appel a dit ne pas pouvoir accepter la conclusion du commissaire après avoir entendu le témoignage du demandeur selon lequel les actes qui lui étaient reprochés visaient à permettre à une entreprise d'emprunter indirectement des fonds d'une banque d'État, ce qui est contraire à la loi vietnamienne.

[12]            La Section d'appel a estimé que les preuves étaient suffisantes en l'espèce pour conclure que le demandeur était visé par l'alinéa 36(1)c) de la LIPR. L'appel a par conséquent été accueilli et une ordonnance d'expulsion a été prononcée contre le demandeur en vertu du paragraphe 67(2) de la LIPR et de l'alinéa 229(1)c) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement).

[13]            Un certain nombre de questions ont été soulevées par le demandeur dans sa demande. À mon avis, une seule mérite notre attention étant donné son caractère déterminant. Pour les motifs qui suivent, la Section d'appel a commis une erreur en omettant d'examiner le point de savoir si les mêmes actes commis au Canada auraient constitué une fraude au sens de l'article 380 du Code criminel du Canada.

ANALYSE

[14]            La conclusion d'interdiction de territoire en vertu de l'article 36 de la LIPR est basée sur la norme de preuve des « motifs raisonnables » , qui se situe à mi-chemin entre les simples soupçons et la prépondérance des probabilités : Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 2 C.F. 642. Il s'agit d'une croyance légitime en une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi.

[15]            Plus spécifiquement, dans le cas du paragraphe 36(1), qui prévoit qu'un ressortissant étranger est interdit de territoire au Canada pour cause de grande criminalité, le seuil prévu est la gravité du crime selon la norme canadienne : Brannson c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1981] 2 C.F. 141. Les décideurs doivent essentiellement apprécier la gravité apparente de l'infraction reprochée d'un point de vue canadien.

[16]            La jurisprudence de la Cour montre que cette équivalence peut être établie de trois façons différentes : Hill c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1987] A.C.F. no 47 (Q.L.); Dayan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1987] 2 C.F. 569; Steward c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1988] 3 C.F. 452.


1)         en comparant la teneur exacte de chaque loi à la fois grâce à des documents et, si possible, par le témoignage d'experts en droit étranger dans le but de dégager les éléments constitutifs de chaque infraction;

2)         en examinant les preuves, à la fois orales et écrites, pour décider si elles suffisent à établir que les éléments constitutifs de l'infraction au Canada ont été prouvés lors des procédures à l'étranger, que ce soit en détail et dans les mêmes termes dans les actes introductifs d'instance ou dans les dispositions législatives;

3)         par une combinaison des deux.

[17]            La Section d'appel a simplement conclu que, si elle avait été commise au Canada, l'infraction dont le demandeur est accusé au Vietnam constituerait une infraction en violation de l'article 380 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46.

380. Fraude

(1) Quiconque, par supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif, constituant ou non un faux semblant au sens de la présente loi, frustre le public ou toute personne, déterminée ou non, de quelque bien, service, argent ou valeur :

a) est coupable d_un acte criminel et passible d_un emprisonnement maximal de dix ans, si l_objet de l_infraction est un titre testamentaire ou si la valeur de l_objet de l_infraction dépasse cinq mille dollars;

380. Fraud                                         

(1) Every one who, by deceit, falsehood or other fraudulent means, whether or not it is a false pretence within the meaning of this Act, defrauds the public or any person, whether ascertained or not, of any property, money or valuable security or any service,

(a) is guilty of an indictable offence and liable to a term of imprisonment not exceeding ten years, where the subject-matter of the offence is a testamentary instrument or the value of the subject-matter of the offence exceeds five thousand dollars; or


[18]            Les actes illégaux allégués dans les circonstances présentes ont trait au fait que le demandeur a emprunté des fonds d'une banque d'État pour les transférer à d'autres entreprises, permettant à celles-ci d'avoir ainsi accès à des fonds excédant la limite légale imposée en matière de financement des entreprises. Il semblerait que le gouvernement vietnamien impose une limite aux emprunts de fonds, limite qu'il est illégal de dépasser, afin de prévenir une expansion trop rapide du secteur privé.

[19]            À mon avis, la Section d'appel a commis une erreur en omettant de se demander si les mêmes actes commis au Canada auraient constitué une fraude au sens du Code criminel. En l'espèce, même si la Section d'appel a conclu que le demandeur avait permis à une entreprise d'obtenir indirectement des fonds, elle aurait dû vérifier si ces mêmes actes auraient constitué un délit s'ils avaient été commis au Canada. Or, elle ne l'a pas fait.

[20]            Le demandeur invoque les arrêts Zlatic c. La Reine, [1993] 2 R.C.S. 29, et Théroux c. La Reine, [1993] 2 R.C.S. 5, de la Cour suprême du Canada, pour avancer qu'aucune preuve relative à l'existence d'éléments de fraude en l'espèce n'avait été apportée. Le demandeur soutient que, même s'il avait indirectement permis à une entreprise de se procurer des fonds par son intermédiaire, il n'a fait que profiter d'un vide juridique. Rien dans la loi canadienne ne l'empêcherait de le faire.


[21]            La Section d'appel n'a que brièvement mentionné que les actes reprochés au demandeur constituaient une fraude au sens de l'article 380 du Code criminel. Elle n'a effectué aucune analyse relative aux éléments constitutifs de l'infraction, comme l'exige la jurisprudence de la Cour.

[22]             C'est l'équivalence entre les infractions qui doit être examinée, et non l'équivalence entre les lois : Steward, précité. Dans la présente affaire, même s'il était établi que les actes du demandeur constitueraient une infraction de fraude en vertu de la loi vietnamienne, cela ne veut pas nécessairement dire que les mêmes actes commis au Canada constitueraient une infraction suivant l'article 380 du Code criminel. Bien qu'il ne revienne pas à la Cour d'effectuer l'analyse de l'équivalence, il est à mon avis très douteux, à la lumière des faits en l'espèce, qu'on puisse établir l'équivalence avec la loi canadienne.

[23]            L'omission de la Section d'appel d'évaluer convenablement l'équivalence de l'infraction, lorsqu'elle a jugé que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour des motifs de grande criminalité, constitue une erreur donnant lieu à révision. Peu importe la norme de contrôle applicable, l'omission d'apprécier convenablement l'équivalence dans les cas visés par l'alinéa 36(1)c) de la LIPR est fatale.

[24]            Pour les motifs précités, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision de la Section d'appel en date du 10 septembre 2004 est annulée, et l'affaire est renvoyée à la Section d'appel pour réexamen par un tribunal différemment constitué.


[25]            J'ai examiné la demande de dépens du demandeur. Les circonstances ne sont pas exceptionnelles au point de condamner le défendeur aux dépens. En vertu de mon pouvoir discrétionnaire, je refuse d'adjuger les dépens.

[26]            Les parties avaient la possibilité de soulever une question de portée générale comme le prévoit l'alinéa 74d) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, mais elle ne l'ont pas fait. Je ne propose la certification d'aucune question grave de portée générale.


                                                               ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

1.         La demande de contrôle judiciaire soit accueillie.

2.         La décision de la Section d'appel en date du 10 septembre 2004 soit annulée, et que l'affaire soit renvoyée à la Section d'appel pour réexamen par un tribunal différemment constitué.

3.          Aucuns dépens ne soient adjugés.

4.          Aucune question grave de portée générale ne soit certifiée.

       « Edmond P. Blanchard »     

Juge

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                        IMM-8333-04

INTITULÉ :                                                        Minh Chi Ngo

c.

MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                                MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L'AUDIENCE :                              LE 19 AVRIL 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                  LE JUGE BLANCHARD

DATE DES MOTIFS :                                     LE 3 MAI 2005

COMPARUTIONS :                            

Vonnie E. Rochester                                         POUR LE DEMANDEUR

Ian Demers                                                        POUR LE DÉFENDEUR

                                                                                                                                                           

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :             

Vonnie E. Rochester                                         POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)


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