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Date : 20191204


Dossier : T-1604-18

Référence : 2019 CF 1559

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

COALITION CANADIENNE POUR LA DÉFENSE DES CHEVAUX

demanderesse

et

AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse, la Coalition canadienne pour la défense des chevaux, est une organisation à but non lucratif constituée sous le régime d’une loi fédérale. L’objectif de la Coalition est d’obtenir l’interdiction à l’échelle nationale de l’abattage des chevaux destinés à la consommation, ainsi que l’interdiction de l’exportation de chevaux vivants pour la consommation humaine.

[2]  La Coalition demande le contrôle judiciaire de la conduite, des pratiques et des politiques de l’Agence canadienne d’inspection des aliments [l’ACIA] à l’égard de l’expédition de chevaux vivants par avion de l’Ouest du Canada vers le Japon à des fins d’abattage.

[3]  La Coalition cherche également à enjoindre l’ACIA à se conformer aux exigences de deux dispositions réglementaires concernant l’expédition de chevaux par avion : l’une d’entre elles exige que les chevaux soient isolés les uns des autres; tandis que la seconde exige que, pendant le voyage, la tête des chevaux ne touche pas à un toit ou à un pont lorsqu’ils se tiennent debout en position naturelle dans leurs caisses.

I.  Le contexte

[4]  La Coalition milite activement contre l’exportation de chevaux vivants depuis 2012. Elle ne détient aucun intérêt personnel, propriétal ou pécuniaire relativement à l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire et elle se considère comme une partie à un litige d’intérêt public. La Coalition soutient que l’ACIA a permis que de grands chevaux (d’une hauteur de 14 mains ou plus) soient expédiés d’une manière qui contrevient aux dispositions du Règlement sur la santé des animaux, CRC, c 296 [le RSA].

[5]  L’ACIA est responsable de l’administration et de l’application de la Loi sur la santé des animaux, LC 1990, c 21 [la LSA] et du RSA. La législation lui confère le pouvoir d’empêcher que les animaux soient maltraités lors de leur transport à l’intérieur et à l’extérieur du Canada. Le ministre de la Santé est chargé de l’orientation globale de l’ACIA, et la LSA impose des responsabilités au ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire.

[6]  La Politique opérationnelle de conformité et d’application de la loi de l’ACIA expose les grandes lignes de son approche afin d’assurer la conformité aux dispositions réglementaires, ce qui comprend notamment des inspections régulières des chevaux expédiés à partir d’aéroports dans les provinces des Prairies. Ces inspections surviennent à plusieurs étapes du processus d’expédition : d’abord, à une ferme approuvée par l’ACIA afin de vérifier qu’il est satisfait aux exigences préalables à l’exportation; puis, à la ferme, après que les résultats des échantillons sanguins prélevés lors de la première inspection ont été analysés; enfin, à l’aéroport avant le départ des chevaux. Des vétérinaires ou inspecteurs de l’ACIA sont sur place à l’aéroport dès l’arrivée des chevaux et jusqu’à ce que tous les conteneurs soient chargés à bord de l’avion. Ils vérifient également que toutes les dispositions réglementaires en matière d’isolement et d’espace sont respectées.

[7]  Selon le Dr Cornelius Kiley, gestionnaire national de la Section du bien-être animal, de la biosécurité et des programmes de l’assurance des animaux à l’ACIA, les inspections reposent sur le jugement professionnel du vétérinaire ou de l’inspecteur de l’ACIA. Le vétérinaire ou l’inspecteur tient compte des exigences d’inspection énoncées dans la Ligne directrice stratégique et opérationnelle provisoire sur le programme : Exigences en matière de hauteur libre et recommandations sur la densité de chargement pour les chevaux transportés par voie aérienne et par voie terrestre [la LDSOPP]).

[8]  La mise en œuvre officielle de la LDSOPP est survenue en août 2017. La LDSOPP a apporté des modifications et des précisions à l’application de diverses exigences énoncées dans le RSA; notamment, en permettant que les têtes des chevaux puissent occasionnellement toucher aux filets mous qui recouvrent leurs caisses, et en permettant qu’ils soient expédiés en groupe plutôt qu’isolés comme l’exige le paragraphe 141(8) du RSA. L’ACIA affirme avoir élaboré la LDSOPP en raison du fait que l’Association du transport aérien international n’avait pas à l’époque de lignes directrices concernant les chevaux de plus de 800 kg, et du fait que les vétérinaires et inspecteurs de l’ACIA avaient besoin d’indications supplémentaires afin de déterminer l’espace nécessaire aux grands chevaux, surtout lorsqu’ils étaient expédiés par avion.

[9]  La LDSOPP reconnaît également que les exigences concernant l’espace libre pour la tête des chevaux sont difficiles à appliquer uniformément, parce que les tempéraments et les positions naturelles diffèrent d’une race de chevaux à l’autre, et que l’exportation de grands chevaux par avion n’est pas une activité prévue dans les dispositions réglementaires existantes. Selon la LDSOPP, certains chevaux, selon leur race et leur comportement, pourraient être plus à l’aise et moins anxieux s’ils sont expédiés ensemble, et que le filet mou et pliable recouvrant la caisse n’est pas considéré comme une structure au-dessus de la tête, puisqu’il n’est pas susceptible de causer des blessures ou des souffrances indues à un cheval. Bien que la Coalition ne conteste expressément la LDSOPP, elle s’y oppose indirectement, puisque le document fait partie d’un effort plus vaste de l’ACIA de réformer les dispositions réglementaires concernant le transport d’animaux (y compris les chevaux) afin de s’assurer que les animaux ne soient pas maltraités.

II.  Les dispositions réglementaires en question

[10]  La Coalition ne mentionne pas une décision en particulier ou des décisions prises par l’ACIA concernant le transport de chevaux. Elle reproche plutôt à l’ACIA d’avoir omis de veiller à ce que des expéditions de chevaux vivants par avion vers le Japon soient effectuées en conformité avec le paragraphe 141(8) et l’alinéa 142a) du RSA.

[11]  Ces deux dispositions se lisent ainsi :

141(8) S’il s’agit de transport aérien, chaque équidé de plus de 14 mains de hauteur est isolé des autres équidés.

142  Il est interdit de transporter ou de faire transporter des animaux dans un wagon de chemin de fer, un véhicule à moteur, un aéronef ou un navire, à moins :

a) que chaque animal ne puisse se tenir dans sa position naturelle sans venir en contact avec un pont ou un toit; [...]

[12]  Les modifications apportées à la partie XII du RSA, qui ont été adoptées le 20 février 2019, entreront en vigueur le 20 février 2020. La nature prescriptive des exigences énoncées au paragraphe 141(8) et à l’alinéa 142a) du RSA ne fera plus partie du régime d’application du RSA à partir du 20 février 2020. Ces dispositions seront abrogées le 20 février 2020.

III.  Les questions en litige

[13]  La Coalition soulève les questions suivantes :

  1. L’interprétation que fait l’ACIA du paragraphe 141(8) et de l’alinéa 142a) du RSA est-elle illégale?

  2. L’ACIA manque-t-elle à son obligation légale à caractère public en ne veillant pas à l’application du paragraphe 141(8) et de l’alinéa 142a) du RSA?

[14]  La défenderesse soulève les questions suivantes :

  1. L’affidavit de Helen Sinikka Crosland, directrice générale de la Coalition, est-il admissible?

  2. Les ordonnances de mandamus et le jugement déclaratoire sollicités par la Coalition constituent-ils des réparations appropriées pour contraindre l’application des interdictions contenues dans le paragraphe 141(8) et l’alinéa 142a) du RSA?

IV.  Quelle est la norme de contrôle applicable?

[15]  La Coalition prétend que la question centrale en l’espèce est l’interprétation qu’il convient de donner au paragraphe 141(8) ainsi qu’à l’alinéa 142a) du RSA et que la norme de contrôle applicable est la décision correcte. La défenderesse ne conteste pas cette norme de contrôle; elle n’a pas non plus fourni d’arguments quant à la norme de contrôle qui devrait être appliquée.

[16]  Pour déterminer la norme de contrôle applicable ainsi que la réparation appropriée, le cas échéant, il faut définir convenablement la décision, ou la conduite, attaquée. Je suis d’avis que la Coalition ne conteste pas tant l’interprétation, par l’ACIA, des dispositions réglementaires concernant l’isolement et l’espace au-dessus de la tête des chevaux, mais plutôt une série continue de décisions stratégiques de l’ACIA et le fait que cette dernière ne fait pas une application stricte des deux dispositions réglementaires en question.

[17]  Par conséquent, la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qui s’applique en l’espèce. En présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, et lorsque le droit et les faits ne peuvent être aisément dissociés, la norme de la décision raisonnable s’applique généralement et commande un certain degré de déférence à l’égard du décideur (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux par. 51 et 53).

[18]  Étant donné que la Coalition conteste les décisions stratégiques de l’ACIA quant à l’application qu’elle fait du RSA et de la LSA, et que des considérations factuelles sont entremêlées au fondement juridique de sa demande de contrôle judiciaire, la Cour doit faire preuve de déférence envers l’ACIA. Bien que ni la LSA ni le RSA ne soient une législation habilitante ou constitutive pour l’ACIA, ils sont tous les deux liés à son obligation de veiller au bien-être des animaux. Par conséquent, la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable.

V.  Analyse

[19]  Deux questions préliminaires exigent l’attention de la Cour : (i) l’affidavit de Mme Sinikka Crosland est-il admissible? (ii) la présente demande est-elle devenue théorique en raison de l’abrogation effective des deux dispositions réglementaires en litige?

A.  L’affidavit Crosland est-il admissible?

[20]  La défenderesse prétend que l’affidavit de la directrice générale de la Coalition, Helen Sinikka Crosland, n’est pas admissible, parce qu’il ne correspond à aucune des exceptions permettant d’admettre de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Selon la défenderesse, l’affidavit Crosland introduit, par ouï-dire, une sélection de copies d’articles de presse et de pétitions sur l’enjeu du transport de chevaux vivants qui n’était pas à la disposition de l’ACIA lorsqu’elle a adopté et mis en œuvre la LDSOPP.

[21]  Je suis d’accord avec la défenderesse pour dire que l’affidavit Crosland est un élément de preuve inadmissible, parce qu’il ne correspond à aucune des exceptions reconnues à la règle générale interdisant l’admission de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire.

[22]  La Cour peut admettre de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire dans trois situations bien définies. Premièrement, lorsque les nouveaux éléments livrent des informations générales qui sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire, mais qui n’apportent aucune nouvelle preuve quant au fond de la demande. Deuxièmement, lorsque les nouveaux éléments de preuve portent à l’attention de la cour de révision des vices de procédure qui ne se trouvaient pas dans le dossier de preuve dont disposait le décideur. Et troisièmement, lorsque les nouveaux éléments de preuve font ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur lorsqu’il a tiré une conclusion déterminée (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au par. 20 [Access Copyright]).

[23]  Seule la première exception énoncée dans l’arrêt Access Copyright est pertinente. Les deuxième et troisième exceptions ne sont pas en jeu dans la présente affaire. Les articles de presse inclus dans l’affidavit Crosland ne fournissent aucune information générale contextuelle qui n’était pas déjà clairement communiquée dans d’autres documents au dossier.

[24]  Les photographies jointes à l’affidavit Crosland figurent également dans d’autres affidavits au dossier. Les photographies pourraient être en quelque sorte utiles à la Cour en lui permettant de voir comment les chevaux sont transportés, mais le dossier comporte également des descriptions adéquates des conditions de transport qui ne laissent aucun doute quant au fait que les chevaux sont expédiés dans des caisses recouvertes de filets mous.

[25]  Je suis donc d’accord avec la défenderesse pour dire que l’affidavit Crosland est un élément de preuve inadmissible qui doit être radié du dossier, parce qu’il ne correspond à aucune des exceptions reconnues à la règle générale interdisant l’admission de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’une instance en contrôle judiciaire.

B.  La demande est-elle devenue théorique?

[26]  La défenderesse est d’avis le paragraphe 141(8) et l’alinéa 142a) du RSA ont été effectivement abrogés; les modifications apportées au RSA entreront en vigueur le 20 février 2020, et, par conséquent, toute décision de la Cour serait probablement dépourvue d’application pratique ou ne serait pas contraignante pour les décideurs à l’avenir.

[27]  La Cour suprême du Canada a déclaré dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] ACS no 14, au par. 15 [Borowski], que la doctrine du caractère théorique « s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire. » Il s’agit d’une analyse à deux volets : (i) il faut se demander si le différend concret et tangible qui doit exister entre les parties a disparu et si les questions en litige sont devenues purement théoriques; (2) si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire (Borowski, au par. 16).

[28]  S’il « n’y a plus de litige actuel ni de différend concret », le tribunal peut conclure que l’affaire est devenue théorique (Borowski, au par. 26). Par conséquent, même si une affaire est devenue théorique du fait qu’il n’y a plus de litige actuel ni de différend concret, il faut tout de même déterminer si le tribunal devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire et la trancher au fond lorsque les circonstances le justifient.

[29]  Ce second volet de l’analyse liée au caractère théorique repose sur trois principes directeurs : (i) l’existence d’un débat contradictoire (Borowski, au par. 31); (ii) le besoin de favoriser l’économie des ressources judiciaires (au par. 34); (iii) la nécessité pour le tribunal de prendre en considération sa fonction juridictionnelle au sein du gouvernement (au par. 40). La cour de révision doit apprécier dans quelle mesure chacun de ces facteurs est présent dans une affaire. L’absence d’un facteur peut prévaloir malgré la présence de l’un ou des deux autres, ou inversement (au par. 42).

[30]  À mon avis, la présente demande n’est pas encore devenue théorique, parce que les dispositions réglementaires concernant l’isolement et l’espace pour la tête des chevaux demeureront en vigueur jusqu’au 20 février 2020. Ces deux dispositions réglementaires n’ont pas, comme l’affirme la défenderesse, [traduction« été effectivement abrogées ». Il existe un litige actuel et un différend concret entre les parties concernant l’interprétation et l’application de ces dispositions réglementaires.

C.  L’interprétation, par l’ACIA, des dispositions réglementaires sur l’isolement et l’espace pour la tête des chevaux ainsi que son défaut de les appliquer sont-ils illégaux?

[31]  La Coalition prétend que l’ACIA a, en contravention avec le RSA, permis que des cheveux soient expédiés ensemble et aux têtes des chevaux de toucher aux filets qui recouvraient les caisses servant à leur expédition.

[32]  La Coalition affirme que le libellé du paragraphe 141(8) et de l’alinéa 142a) du RSA est [traduction« on ne peut plus clair, impératif et en accord avec les normes internationales ». Selon la Coalition, ces dispositions ne sont pas des politiques discrétionnaires, mais sont clairement impératives, en raison de l’utilisation du mot « interdit » [« shall » en anglais]. La Coalition prétend donc qu’une politique administrative interne comme la LDSOPP ne peut pas avoir préséance sur la loi ni sur une obligation légale à caractère public.

[33]  La Coalition souligne que le fait pour l’ACIA de ne pas appliquer le paragraphe 141(8) et l’alinéa 142a) peut être lourd de conséquences, parce que des éléments de preuve indiquent que les chevaux peuvent rester dans des caisses pendant une période pouvant aller jusqu’à 36 heures, du premier chargement jusqu’à l’arrivée à l’aéroport de destination. La Coalition affirme que les vétérinaires et inspecteurs de l’ACIA contreviennent à ces deux dispositions et manquent à leur obligation d’inspection aux termes du paragraphe 19(1) de la LSA.

[34]  La défenderesse rappelle à la Cour que l’ACIA a mis en place une politique sur les sanctions administratives pécuniaires [SAP] par l’entremise de la Loi sur les sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire, LC 1995, c 40. Celle-ci permet au ministre de punir les infractions au RSA au moyen de SAP. La défenderesse fait remarquer que les inspecteurs de l’ACIA ont également le pouvoir de retirer les animaux affectés des cargaisons et de renvoyer les contrevenants aux Services d’enquête et d’application de la loi de l’ACIA.

[35]  Ni l’une ni l’autre des parties n’a produit de preuve quant à la fréquence à laquelle les vétérinaires ou inspecteurs de l’ACIA ont eu recours à ces moyens pour faire appliquer le RSA, mais il est évident que l’ACIA dispose de plusieurs mécanismes différents pour veiller au respect du paragraphe 141(8) et de l’alinéa 142a) du RSA. L’ACIA a évidemment le devoir de veiller au bien-être des animaux en assurant l’application des dispositions réglementaires; cela fait partie intégrante de son mandat au titre de la LSA et ressort clairement à travers ses documents d’orientation.

[36]  Bien que les parties ne s’entendent pas sur le traitement qu’il convient d’accorder aux chevaux lors de leur transport en avion, j’estime que les difficultés qu’éprouve l’ACIA à appliquer uniformément le paragraphe 141(8) et l’alinéa 142a) du RSA ne sont pas illégales. En fait, il faudrait plus de précisions quant au traitement optimal de chevaux expédiés par avion, mais, de mon point de vue, cela n’équivaut pas à un acte illégal.

D.  L’ACIA manque-t-elle à son obligation légale à caractère public?

[37]  La Coalition prétend que l’obligation juridique à caractère public de l’ACIA d’inspecter les chevaux avant leur exportation est implicite.

[38]  La défenderesse prétend que le paragraphe 141(8) et l’alinéa 142a) du RSA n’imposent des obligations qu’aux propriétaires et aux responsables des chevaux et des caisses utilisées dans leur transport. Selon la défenderesse, le paragraphe 19(1) de la LSA impose des obligations aux personnes qui exportent des animaux du Canada par air ou par mer, et non à l’ACIA. La défenderesse fait donc valoir qu’il n’existe pas d’obligation juridique à caractère public.

[39]  La défenderesse invoque l’affaire Sylvain c Agence d’inspection des aliments, 2004 CF 895 [Sylvain], dans laquelle le demandeur a cherché à contraindre l’ACIA à se conformer au paragraphe 105(1) du RSA et à assurer le nettoyage et la désinfection à fond des conteneurs ou cageots de transport des volailles. Dans l’affaire Sylvain, la Cour a rejeté la demande d’ordonnance de mandamus du demandeur en déclarant ce qui suit : « La disposition au cœur du présent litige [...] n’impose aucune obligation à la défenderesse, mais bien aux propriétaires et aux responsables de cageots destinés au transport de la volaille. Le rôle de la défenderesse consiste à veiller à l’application du Règlement, ce qui relève de son pouvoir discrétionnaire. Or, le demandeur n’a pas montré comment la défenderesse aurait omis de remplir son obligation légale d’agir » (par. 29).

[40]  Je suis d’accord avec l’observation de la défenderesse selon laquelle les moyens particuliers auxquels l’ACIA choisit de recourir pour veiller à l’application du RSA sont une question de politique, et que l’ACIA a uniquement des obligations envers la Couronne, plutôt qu’envers une personne ou un groupe. Je suis d’avis que l’ACIA n’a aucune obligation juridique à caractère public envers la Coalition quant à l’application du RSA. Tout au plus, elle a des obligations en matière de réglementation et d’application à l’égard du ministre qui lui a confié la responsabilité d’assurer le respect des lois et règlements concernant le transport d’animaux.

E.  Les mandamus et le jugement déclaratoire sollicités constituent-ils des réparations appropriées?

(1)  Une ordonnance de mandamus devrait-elle être rendue?

[41]  La Coalition demande une ou des ordonnances de mandamus. Elle affirme que les vétérinaires et inspecteurs de l’ACIA ont l’obligation légale à caractère public de veiller au respect des exigences du paragraphe 141(8) et de l’alinéa 142a) du RSA, et qu’elle est en droit de demander l’exécution de cette obligation.

[42]  La Cour d’appel fédérale a défini le critère permettant de déterminer si un mandamus devrait être accordé dans l’arrêt Apotex Inc c Canada (Procureur général)[1994] 1 FC 742, au paragraphe 45 :

  1. Il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public;

  2. L’obligation doit exister envers le requérant;

  3. Il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation, notamment :

  i.  le requérant a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation;

  ii.  il y a eu

  1. une demande d’exécution de l’obligation,

  2. un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à la demande à moins que celle-ci n’ait été rejetée sur-le-champ, et

  3. il y a eu refus ultérieur, exprès ou implicite, par exemple un délai déraisonnable.

  1. Lorsque l’obligation dont on demande l’exécution forcée est discrétionnaire, les règles suivantes s’appliquent :

  2. Le requérant n’a aucun autre recours;

  3. L’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique;

  4. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal estime que, en vertu de l’équité, rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé;

  5. Compte tenu de la « balance des inconvénients », une ordonnance de mandamus devrait (ou ne devrait pas) être rendue.

  i.  le décideur qui exerce un pouvoir discrétionnaire ne doit pas agir d’une manière qui puisse être qualifiée d’« injuste », d’« oppressive » ou qui dénote une « irrégularité flagrante » ou la « mauvaise foi »;

  ii.  un mandamus ne peut être accordé si le pouvoir discrétionnaire du décideur est « illimité », « absolu » ou « facultatif »;

  iii.  le décideur qui exerce un pouvoir discrétionnaire « limité » doit agir en se fondant sur des considérations « pertinentes » par opposition à des considérations « non pertinentes »;

  iv.  un mandamus ne peut être accordé pour orienter l’exercice d’un « pouvoir discrétionnaire limité » dans un sens donné;

  v.  un mandamus ne peut être accordé que lorsque le pouvoir discrétionnaire du décideur est « épuisé », c’est-à-dire que le requérant a un droit acquis à l’exécution de l’obligation.

[43]  À la lumière de ma conclusion ci-dessus selon laquelle il n’existe pas d’obligation légale d’agir à caractère public, un mandamus ne peut être accordé.

[44]  La Coalition n’a pas prouvé qu’il existait une obligation légale d’agir à caractère public, ce qui constitue la première exigence pour qu’une ordonnance de mandamus soit rendue. Le paragraphe 141(8) et l’alinéa 142a) du RSA n’imposent aucune obligation à l’ACIA. Les obligations imposées par ces deux dispositions relèvent des propriétaires et des responsables des caisses et conteneurs utilisés pour le transport des chevaux. Le rôle de l’ACIA est de veiller à l’application du RSA, ce qui relève de son pouvoir discrétionnaire. La Coalition n’a pas montré comment l’ACIA avait omis de remplir son obligation légale d’agir (Sylvain, au par. 29).

[45]  Bien que la Coalition puisse s’attendre à ce que le ministre et l’ACIA réglementent les expéditions de chevaux, elle ne peut leur imposer les moyens pour y parvenir – ce n’est pas le but de l’ordonnance de mandamus. Comme l’a souligné la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Distribution Canada Inc c MRN, [1993] 2 CF 26 [Distribution Canada] :

[27]  Il est hors de doute [que] le ministre « est tenu envers le public à l’obligation légale sans équivoque d’appliquer la loi ». Il s’ensuit qu’il doit prendre toutes les mesures raisonnables pour appliquer les dispositions de la Loi. Que ces mesures soient raisonnables signifie qu’il faut prendre en considération des facteurs politiques qui échappent à la compétence des tribunaux judiciaires, puisqu’ils portent sur la manière dont la Loi doit être appliquée. Ce que l’appelante reproche au ministre, cependant, c’est que celui-ci ne fait pas tout ce qu’il peut faire. [...]

[28]  Il y a lieu de noter avant tout que le Tarif des douanes a pour objet entre autres de réaliser des recettes. Si l’intimé juge que le coût de la perception des droits et taxes auprès des gens qui rentrent au Canada dépasse le montant des droits perçus, il faut qu’il jouisse du pouvoir discrétionnaire d’adapter les moyens à la fin poursuivie. Si l’application du Tarif se traduit par un déficit, on ne peut dire que l’intimé agit conformément au texte de Loi. Dans ce contexte, on ne peut raisonnablement lui demander rien de plus.

[...]

[30]  La conclusion va donc de soi. Seul celui qui est tenu à une obligation publique de ce genre peut décider de la façon dont il utilise ses ressources à cette fin. Le ministre n’a pas manqué à ses obligations, ni n’a fait preuve de négligence ou de mauvaise foi. Il a fait la preuve des difficultés qu’il rencontre dans l’application de la loi, et il est investi dans ce contexte d’un pouvoir discrétionnaire auquel la justice ne portera pas atteinte.

[46]  Comme dans l’affaire Distribution Canada, le ministre jouit en l’espèce du pouvoir discrétionnaire de choisir comment « adapter les moyens à la fin poursuivie » et appliquer la LSA ainsi que le RSA afin de veiller au bien-être des animaux.

(2)  Le jugement déclaratoire demandé doit-il être rendu?

[47]  La Coalition demande qu’un jugement déclaratoire portant les modalités suivantes soit rendu :

  • a) L’ACIA a interprété illégalement le paragraphe 141(8) et l’alinéa 142a) du RSA;

  • b) La conduite, pratique ou politique actuelle de l’ACIA de ne pas exiger que les chevaux d’une hauteur de plus de 14 mains soient isolés les uns des autres lors de leur exportation par avion, qui est contraire au paragraphe 141(8) du RSA, est illégale;

  • c) La conduite, pratique ou politique actuelle de l’ACIA de ne pas exiger que les chevaux soient transportés dans des caisses de façon à ce qu’ils puissent se tenir dans leur position naturelle lors de leur exportation par avion, conformément à l’alinéa 142a) du RSA, est illégale;

  • d) Le défaut de l’ACIA de faire respecter les exigences en matière d’isolement du paragraphe 141(8) du RSA et de position naturelle de l’alinéa 142a) du RSA constitue un manquement à son obligation légale à caractère public.

[48]  Dans l’arrêt Ewert c Canada, 2018 CSC 30, la Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit :

[81  Un jugement déclaratoire est une réparation d’une portée restreinte, mais il peut être obtenu sans cause d’action et prononcé, peu importe si une mesure de redressement consécutive peut être accordée [...] [Renvois omis.] Le tribunal peut, à son gré, prononcer un jugement déclaratoire lorsqu’il a compétence pour entendre le litige, lorsque la question en cause est réelle et non pas simplement théorique, lorsque la partie qui soulève la question a véritablement intérêt à ce qu’elle soit résolue et lorsque l’intimé a intérêt à s’opposer au jugement déclaratoire sollicité [...] [Renvois omis.]

[...]

[83]    Un jugement déclaratoire constitue une réparation discrétionnaire. [...] [Renvois omis.]

[49]  Je refuse de rendre le jugement déclaratoire que demande la Coalition. Il n’aurait aucun effet pratique, parce que les dispositions contestées du RSA seront abrogées le 20 février 2020 et ne seront plus en vigueur.

[50]  Il ne s’agit pas, en l’espèce, d’un cas où le ministre ou la CFIA ont manqué à leurs obligations; ni un cas où ils ont fait preuve de négligence ou de mauvaise foi. Il s’agit d’un cas où ils disposent d’un pouvoir discrétionnaire clair quant à l’application de la LSA et du RSA; la Cour ne doit pas s’y ingérer ou intervenir.

VI.  Conclusion

[51]  La demande de contrôle judiciaire de la Coalition est donc rejetée.

[52]  La Coalition doit payer à la défenderesse des dépens d’un montant forfaitaire fixé à 500 $, et ce, dans les 30 jours suivants la délivrance du présent jugement.

 


JUGEMENT dans le dossier T-1604-18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée; et que la demanderesse doit payer à la défenderesse des dépens d’un montant forfaitaire fixé à 500 $, incluant les débours et les taxes, dans les 30 jours suivants la délivrance du présent jugement.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 8e jour de janvier 2020

Christian Laroche, LL.B., juriste-traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1604-18

 

INTITULÉ :

COALITION CANADIENNE POUR LA DÉFENSE DES CHEVAUX c AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 octobre 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

 

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :

LE 4 décembre 2018

 

COMPARUTIONS :

Rebeka Breder

 

Pour la demanderesse

 

Gwen MacIsaac

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rebeka Breder

Breder Law

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

 

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