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Date : 20191203


Dossier : T‑1762‑18

T‑256‑19

Référence : 2019 CF 1554

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

MIKE STANOIEVICI

demandeur

et

LTS SOLUTIONS

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, Mike Stanoievici, a travaillé pour LTS Solutions à Kamloops, en Colombie‑Britannique, jusqu’au 23 novembre 2016, date à laquelle LTS a mis fin à son emploi. Ce licenciement a incité M. Stanoievici a déposé une plainte de congédiement injuste [la plainte] auprès d’Emploi et Services sociaux Canada [ESSC] au début de février 2017. Lorsque les efforts de médiation ont échoué, ESSC a proposé à M. Stanoievici de renvoyer la plainte à un arbitre en vertu de ce qui était alors le paragraphe 241(3) du Code canadien du travail, LRC 1985, c L‑2 [le Code] (cette disposition a été abrogée plus tôt cette année, en juillet), proposition que M. Stanoievici a acceptée.

[2]  À la mi‑août 2017, le ministre du Travail a nommé un premier arbitre pour instruire la plainte. En date de l’instruction des deux présentes demandes de contrôle judiciaire, le ministre a nommé cinq arbitres différents pour instruire la plainte. M. Stanoievici a accusé quatre de ces arbitres de partialité et d’être incapables de mener un processus d’arbitrage juste et raisonnable.

[3]  M. Stanoievici, qui se représente lui‑même en l’espèce, s’est fondé sur l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, pour solliciter le contrôle judiciaire de trois ordonnances procédurales rendues par deux arbitres différents, M. Jack Gerow et M. John Thorne, qui se sont tous deux récusés après que M. Stanoievici a formulé des allégations de partialité.

[4]  La première demande de contrôle judiciaire (T‑1762‑18), déposée le 4 octobre 2018, porte sur l’ordonnance préalable à l’audience rendue par M. Gerow le 2 octobre 2018, dans laquelle il a ordonné un bref ajournement de l’audience, une conférence préparatoire à l’audience et la production de documents. La deuxième demande (T‑256‑19), déposée le 6 février 2019, concerne les ordonnances d’ajournement rendues par M. Thorne le 14 décembre 2018 et le 13 janvier 2019.

[5]  La question déterminante en l’espèce est celle de savoir si les demandes sont prématurées ou théoriques. Pour les motifs qui suivent, je conclus que les demandes sont prématurées et théoriques et, par conséquent, elles sont toutes deux rejetées.

I.  Le contexte

[6]  Comme je l’ai déjà mentionné, à la mi‑août 2017, le ministre a nommé le premier arbitre, Frank Borowicz, pour instruire la plainte. M. Borowicz s’est récusé vers la fin de septembre 2017 pour éviter toute perception de conflit d’intérêts, à la suite d’une conversation avec M. Stanoievici et l’avocat de LTS. Le ministre a ensuite nommé James Dorsey en tant qu’arbitre à la mi‑octobre 2017.

[7]  À la fin de janvier 2018, M. Stanoievici a envoyé une lettre au ministre et au directeur général du Service fédéral de médiation et de conciliation [le directeur], alléguant que M. Dorsey avait un parti pris parce qu’il n’avait pas tenu compte de ses commentaires. M. Stanoievici a exprimé sa frustration à l’égard du processus d’arbitrage, en particulier des retards dans la mise au rôle de son audience. Dans sa lettre, il s’est également dit défavorable à l’échéancier proposé par M. Dorsey pour la communication préalable à l’audience de documents.

[8]  En réaction à la lettre de M. Stanoievici, M. Dorsey a envoyé une lettre au directeur au début de février pour l’informer qu’il se récusait en tant qu’arbitre parce que les allégations de M. Stanoievici reflétaient une perte de confiance à l’égard de son impartialité. Vers la fin de février, le ministre a nommé M. Gerow à titre d’arbitre chargé de l’instruction de la plainte.

[9]  Au début de mars 2018, M. Gerow a informé les parties de sa nomination et de son intention de tenir des audiences en mai et en juin 2018. Après avoir été informées de la nomination de M. Gerow, les parties ont beaucoup communiqué par correspondance au sujet des dates d’audience qui leur convenaient et de la communication des documents. Vers la fin d’août 2018, M. Gerow a publié un avis d’audience pour le 15 octobre 2018.

[10]  Vers la fin de septembre 2018, l’avocat de LTS a envoyé une lettre à M. Gerow pour lui demander d’ordonner à M. Stanoievici de produire immédiatement des documents, de convoquer une conférence préparatoire à l’audience et d’ajourner l’audience pour permettre la production de documents et la tenue d’une conférence de gestion de l’instance une fois les documents communiqués. M. Stanoievici a répondu à la demande en déclarant que, même s’il avait des préoccupations au sujet de la production des documents, il s’opposait à l’ajournement de l’audience parce que LTS tentait de faire reporter l’audience pour des motifs non légitimes en formulant des demandes déraisonnables.

[11]  Le deuxième jour d’octobre 2018, M. Gerow a ordonné l’ajournement de l’audience qui devait commencer le 15 octobre 2018 et l’a reportée à novembre 2018. Il a également informé les parties qu’il était prêt à jouer un rôle de médiateur pour examiner le bien‑fondé de la plainte. Il s’agit d’une des ordonnances dont M. Stanoievici sollicite le contrôle en l’espèce.

[12]  Deux jours après l’ordonnance d’ajournement rendue par M. Gerow, M. Stanoievici a déposé une demande de contrôle judiciaire de l’ordonnance. Le même jour, il a demandé la suspension de l’instance relative à la plainte en attendant la conclusion du contrôle judiciaire. Le lendemain, M. Gerow s’est récusé en tant qu’arbitre parce que M. Stanoievici avait allégué dans sa demande de contrôle judiciaire qu’il avait agi de façon partiale et déraisonnable dans son rôle d’arbitre.

[13]  Après la récusation de M. Gerow, le ministre a nommé John Thorne comme arbitre à la mi‑octobre 2018. Ce dernier a informé les parties de la tenue d’un nouveau processus d’audience relativement à la plainte et a fixé l’audience à l’avant‑dernière semaine de janvier 2019.

[14]  Au début de novembre 2018, après une série de communications entre les parties, M. Stanoievici a demandé la suspension de l’audience prévue en janvier 2019 en attendant l’issue du contrôle judiciaire. M. Thorne a rejeté cette demande. Il a ensuite publié un avis d’audience pour la mi‑décembre afin de commencer le contre‑interrogatoire de l’une des témoins de LTS (Mme Denise Shine) dans le cadre du processus d’arbitrage de la plainte.

[15]  Le jour prévu du contre‑interrogatoire, M. Thorne a décidé de reporter le début du contre‑interrogatoire et d’ajourner l’instruction de la plainte en attendant l’issue de la plainte concernant les droits de la personne déposée par M. Stanoievici contre LTS devant la Commission canadienne des droits de la personne [la CCDP]. M. Thorne a ordonné la reprise de l’audience une fois la plainte de M. Stanoievici tranchée par la CCDP.

[16]  Le lendemain de l’ajournement, M. Stanoievici a fait connaître son intention de demander le contrôle judiciaire de la décision d’ajournement. Après avoir été informé de l’intention de M. Stanoievici de demander le contrôle judiciaire, M. Thorne a informé les parties que l’instruction de la plainte reprendrait dès que l’affaire de M. Stanoievici concernant les droits de la personne serait réglée, et ce, peu importe le statut de la demande de contrôle judiciaire. M. Stanoievici a ensuite écrit à M. Thorne pour lui demander d’examiner de nouveau la décision d’ajournement.

[17]  Durant la première semaine de janvier 2019, M. Stanoievici a de nouveau écrit à M. Thorne pour demander le rétablissement de l’instruction de la plainte puisqu’il avait reçu la décision de la CCDP de ne pas traiter sa plainte. Après avoir appris le rejet de la plainte concernant les droits de la personne, M. Thorne a proposé la poursuite de l’audience comme prévu plus tard en janvier, ajoutant que la plainte serait instruite conformément à la procédure établie précédemment et qu’il traiterait de tous les aspects de la plainte, y compris toute question de droits de la personne.

[18]  M. Thorne a ensuite tenté de fixer une conférence téléphonique de gestion de l’instance pour organiser le déroulement de l’audience, mais M. Stanoievici a refusé d’y participer. En raison du refus de M. Stanoievici de participer à la conférence et des questions qu’il continuait de se poser au sujet du processus d’audience, M. Thorne a décidé d’ajourner les dates d’audience prévues en janvier. Le même jour, M. Stanoievici a informé M. Thorne de son intention de présenter, comme prévu, sa demande de contrôle judiciaire. M. Thorne a répondu que, malgré la demande de contrôle judiciaire, il avait l’intention de fixer de nouvelles dates d’audience dès que la personne appelée à témoigner pour LTS serait disponible pour participer à l’audience.

[19]  Le 6 février 2019, M. Stanoievici a déposé une deuxième demande de contrôle judiciaire (T‑256‑19), dans laquelle il alléguait ne plus croire que M. Thorne puisse rendre une décision juste et équitable. Neuf jours après le dépôt de la deuxième demande de contrôle judiciaire et à la suite d’un échange de courriels avec M. Stanoievici, M. Thorne s’est récusé en tant qu’arbitre. La deuxième demande de contrôle judiciaire porte sur les décisions de M. Thorne d’ajourner l’instruction de la plainte le 2 octobre 2018, puis à nouveau le 14 décembre 2018.

[20]  Après la récusation de M. Thorne, à la mi‑juin, le ministre a nommé Fazal Bhimji comme cinquième arbitre en vue de l’instruction de la plainte. M. Bhimji a communiqué avec les parties dans le but de connaître les dates d’audience possibles et le nombre de témoins que chaque partie avait l’intention de convoquer et de régler toute question préliminaire. Il a ensuite informé les parties que l’audience serait [traduction] « de novo » et a publié un avis indiquant que l’instruction de la plainte commencerait le 30 septembre 2019.

[21]  Au début de la présente audience, les parties ont informé la Cour que l’instruction de la plainte n’a pas eu lieu comme prévu le 30 septembre en raison d’un problème de nature médicale concernant M. Stanoievici. Elles ont également informé la Cour qu’aucune nouvelle date d’audience n’avait été fixée.

II.  Analyse

[22]  Même si les parties ont soulevé plus d’une douzaine de questions différentes, il n’est pas nécessaire de toutes les trancher puisque, selon moi, la seule question en litige consiste à savoir s’il faut rejeter les demandes de contrôle judiciaire de façon préliminaire.

A.  Les observations des parties

(1)  Les observations de la défenderesse

[23]  La défenderesse affirme que les demandes sont irrégulières et devraient être rejetées de façon préliminaire pour trois raisons. Premièrement, les demandes concernent des décisions provisoires, et la Cour ne procède au contrôle de décisions provisoires que dans des circonstances exceptionnelles, qui ne sont pas présentes en l’espèce. Deuxièmement, les demandes sont manifestement théoriques en raison de la nomination d’un autre nouvel arbitre et de l’établissement d’une nouvelle procédure. Troisièmement, il est clair et évident que les demandes n’ont aucune chance de succès.

a)  Les décisions interlocutoires ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire

[24]  Selon la défenderesse, les ordonnances de M. Gerow et de M. Thorne sont des décisions interlocutoires qui ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire parce qu’elles se rapportent à des questions procédurales préalables à l’instruction de la plainte. Elle soutient que, en l’absence de circonstances exceptionnelles, il ne faut pas procéder au contrôle judiciaire de décisions interlocutoires.

[25]  La défenderesse fait valoir que, habituellement, les demandes d’annulation de décisions interlocutoires seront rejetées au motif qu’elles sont prématurées, puisque les parties ne devraient s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours dont elles disposent en droit administratif. Selon elle, les seules exceptions à la règle concernent des cas rares ou exceptionnels où l’effet d’une décision interlocutoire sur un demandeur est immédiat et radical.

[26]  La défenderesse affirme qu’il n’y a pas de circonstances rares ou exceptionnelles en l’espèce. Selon elle, les ordonnances de M. Gerow et de M. Thorne sont des décisions procédurales ordinaires rendues par des arbitres en droit du travail qui ont le pouvoir d’être maîtres de leur propre procédure. La défenderesse affirme que les arbitres prennent les mesures préalables à l’audience qui s’imposent pour assurer une audience équitable et efficace.

[27]  La défenderesse fait remarquer que l’ajournement prévu dans l’ordonnance de M. Gerow était minime et donnait aux parties le temps de se préparer adéquatement en vue de l’audience. Selon elle, la communication de documents avant l’audience est une pratique courante qui vise à éviter, au moment de l’audience, des surprises entraînant des ajournements inutiles. Elle affirme que les conférences téléphoniques préparatoires entre les parties pour assurer une audience efficace sont également monnaie courante.

[28]  La défenderesse soutient qu’il n’y a pas non plus de circonstances rares ou exceptionnelles justifiant le contrôle judiciaire de la décision de M. Thorne. Dans sa première décision d’ajournement rendue en décembre 2018, M. Thorne a déclaré que l’ajournement visait à s’assurer que deux organismes d’arbitrage distincts ne tirent pas de conclusions différentes concernant les mêmes faits et les mêmes questions. Selon la défenderesse, la décision d’ajourner l’audience en attendant la conclusion de la plainte devant la CCDP était non seulement raisonnable, mais nécessaire.

[29]  En outre, la défenderesse soutient que la deuxième décision d’ajournement de M. Thorne, en janvier 2019, a été provoquée par les questions continues de M. Stanoievici au sujet du processus d’audience, sa réticence à procéder au témoignage de Mme Shine de la manière proposée par LTS et convenue par M. Thorne, et son refus de participer à une conférence téléphonique dans le cadre de la gestion de l’instance pour définir le déroulement de l’audience.

b)  Les demandes sont théoriques

[30]  La défenderesse affirme que les ordonnances visées par le présent contrôle judiciaire sont théoriques parce que M. Gerow et M. Thorne ont été dessaisis de l’affaire, qu’un nouvel arbitre a été nommé et que les parties ont convenu d’une nouvelle procédure préalable à l’audience et d’une nouvelle procédure d’audience. Elle soutient que ces demandes sont inefficaces et qu’elles constituent un gaspillage de ressources judiciaires précieuses.

[31]  Selon la défenderesse, les réparations que M. Stanoievici veut obtenir sont maintenant désuètes. En effet, un jugement déclarant que les arbitres n’ont pas respecté leur obligation juridique et n’ont pas facilité l’accès à la justice est maintenant purement théorique. La défenderesse affirme qu’accorder les réparations demandées par M. Stanoievici n’aurait pas d’effets concrets.

[32]  La défenderesse fait remarquer que les tribunaux refusent généralement d’examiner une demande de contrôle judiciaire lorsque l’affaire est devenue théorique, sauf dans des circonstances exceptionnelles. L’affaire est théorique lorsque, au moment de la décision du tribunal, il n’y a plus de litige actuel ni de différend concret entre les parties. La défenderesse renvoie à l’analyse en deux étapes qui permet d’établir si une question est théorique énoncée dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] ACS no 14, au paragraphe 16 [Borowski].

[33]  En outre, la défenderesse souligne que la Cour a conclu qu’une question est théorique dans le cadre d’un contrôle judiciaire lorsque, au moment où une demande est instruite par la Cour, les événements ont rendu désuets les motifs initiaux invoqués à l’appui de la demande. Selon elle, le tribunal rejettera également la demande de contrôle judiciaire lorsque le règlement ne servira à rien, tout particulièrement lorsque des procédures ultérieures permettraient de remédier à tout défaut d’équité procédurale survenu à l’étape préalable à l’audience.

c)  Il est clair et évident que les demandes n’ont aucune chance de succès

[34]  Dans son mémoire des faits et du droit, la défenderesse présente une requête en radiation des demandes puisqu’il est clair et évident qu’elles n’ont aucune chance de succès. Elle fait remarquer qu’une demande peut être radiée lorsqu’elle est théorique et que le tribunal conclut qu’il n’y a aucune réparation possible. Elle soutient que les demandes sont prématurées et théoriques et que la Cour ne peut accorder aucune réparation concrète. Par conséquent, de l’avis de la défenderesse, il est clair et évident que les demandes n’ont aucune chance de succès.

(2)  Les observations de M. Stanoievici

[35]  M. Stanoievici ne présente pas d’observations sur les questions préliminaires soulevées par la défenderesse relativement à la première demande de contrôle judiciaire.

[36]  En ce qui concerne la deuxième demande de contrôle judiciaire, M. Stanoievici fait valoir qu’il ne souscrit pas aux arguments de la défenderesse quant au caractère théorique des ordonnances de M. Thorne. Selon lui, la décision de M. Thorne ne constitue pas le litige actuel ni l’objet du présent contrôle judiciaire. M. Stanoievici affirme que la question concerne l’ajournement continu de son audience.

B.  Les demandes de contrôle judiciaire sont prématurées

[37]  Je conviens avec la défenderesse que les deux ordonnances des arbitres sont des décisions interlocutoires préalables à l’instruction de la plainte et que, par conséquent, elles ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire parce que les circonstances de l’affaire ne sont ni rares ni exceptionnelles.

[38]  L’instruction de la plainte de congédiement injuste se poursuit. Les demandes sont prématurées parce que, à la connaissance de la Cour, M. Bhimji, le cinquième arbitre, n’a pas encore rendu une décision définitive au sujet de la plainte et il n’est pas dessaisi de l’affaire (comparer les décisions Huneault c Central Mortgage & Housing Corp., [1981] ACF no 905, au par. 9, et Première Nation de Fishing Lake c Paley, 2005 CF 1448, au par. 22).

[39]  Le principe de non‑intervention des tribunaux dans des procédures administratives en cours en l’absence de « circonstances exceptionnelles » est bien établi. Le juge Statas a résumé le raisonnement de ce principe dans l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 :

[30]  En principe, une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui sont ouvertes en vertu du processus administratif. L’importance de ce principe en droit administratif canadien est bien illustrée par le grand nombre d’arrêts rendus par la Cour suprême du Canada sur ce point [...]

[31]  [...] à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[32]  On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif [...] De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire [...] Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles [...]

[33]  Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‑ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé [...] Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces [...] l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux. [Renvois omis.]

[40]  La Cour suprême du Canada a adopté ce principe de retenue judiciaire dans le contexte d’une procédure administrative en cours ou en suspens dans l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, où le juge Cromwell (qui s’exprimait au nom de la Cour) a déclaré ce qui suit :

[36]  [...] Une intervention judiciaire hâtive risque de priver le tribunal de révision d’un dossier complet sur la question en litige, elle ouvre la porte à l’assujettissement à la norme de la « décision correcte » de questions de droit qui, si elles avaient été tranchées par le tribunal administratif, auraient pu commander la déférence judiciaire, elle nuit à l’efficacité des recours par la multiplication des procédures administratives et judiciaires et elle risque de compromettre un régime législatif complet que le législateur a soigneusement conçu [...] Les tribunaux de révision manifestent donc de nos jours une retenue accrue lorsqu’il s’agit de court‑circuiter le rôle décisionnel du tribunal administratif, spécialement lorsqu’on leur demande de réviser une décision rendue à l’issue d’un examen préalable. [Renvois omis.]

[41]  En l’absence de circonstances exceptionnelles, la Cour ne doit pas intervenir dans la procédure administrative en cours faisant intervenir M. Stanoievici, et ce, jusqu’à ce que cette procédure soit achevée ou que les recours efficaces prévus par le Code aient été épuisés.

[42]  En l’espèce, il n’y a pas de circonstances exceptionnelles. Par conséquent, les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées.

C.  Les demandes de contrôle judiciaire sont théoriques

[43]  Je conviens également avec la défenderesse que les décisions des arbitres sont théoriques.

[44]  Dans l’arrêt Borowski, la Cour suprême du Canada a déclaré que la doctrine relative au caractère théorique « s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire » (au par. 15). Cette doctrine suppose une analyse en deux temps : (i) il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique; et (ii) si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire sur le fond (au par. 16).

[45]  S’il n’y a « plus de litige actuel ni de différend concret », l’affaire peut être jugée théorique (Borowski, au par. 26). Même si une affaire peut être jugée théorique parce qu’il n’y a plus de litige actuel ni de différend concret, il est néanmoins nécessaire d’établir si la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire d’instruire et de trancher l’affaire au fond lorsque les circonstances le justifient.

[46]  Il faut prendre en considération trois grands principes dans le cadre de la deuxième étape de l’analyse du caractère théorique : (i) la présence d’un débat contradictoire (Borowski, au par. 31); (ii) le besoin de promouvoir l’économie des ressources judiciaires (au par. 34); et (iii) le besoin pour le tribunal de se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans la structure politique (au par. 40). La Cour doit tenir compte de la mesure dans laquelle chacun de ces principes est présent dans une affaire, et l’absence d’un facteur peut prévaloir malgré la présence de l’un ou des deux autres, ou inversement (au par. 42).

[47]  Dans l’arrêt Borowski, la Cour suprême a relevé quatre cas où un tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire d’instruire et de trancher une affaire qui, autrement, pourrait être théorique. Par exemple : (i) si le débat contradictoire nécessaire existe encore entre les parties, et ce, même si le litige actuel et le différend concret n’existent plus (au par. 36); (ii) si la décision du tribunal aura des effets concrets sur les droits des parties (au par. 35); (iii) si l’affaire est de nature répétitive et de courte durée, de telle sorte que des questions importantes pourraient autrement échapper au contrôle judiciaire (au par. 36); ou (iv) lorsque se posent des questions d’importance publique qu’il est dans l’intérêt public de trancher, bien que la seule présence d’une question d’importance nationale ne suffise pas (au par. 39).

[48]  Selon moi, les demandes en l’espèce sont devenues théoriques parce que les décisions visées par les demandes de contrôle judiciaire de M. Stanoievici ont été supplantées par la nomination de M. Bhimji à titre d’arbitre chargé d’instruire la plainte et par les procédures que ce dernier a établies à cette fin. Les anciens arbitres ont été dessaisis de l’affaire, et les procédures antérieures qu’ils avaient établies ont été remplacées par celles instituées par M. Bhimji.

[49]  Je ne vois aucune raison dans le dossier, ni dans les observations des parties, qui justifie l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour de trancher au fond les demandes de M. Stanoievici. Premièrement, il n’y a pas de débat contradictoire en ce qui concerne l’ordonnance de M. Gerow. Les parties ont convenu d’une nouvelle procédure établie par un arbitre subséquent, M. Thorne. Il n’y a pas non plus de débat contradictoire relativement aux ordonnances de M. Thorne, car celles‑ci sont devenues nulles à la suite de sa récusation. Une décision de la Cour sur le fond de la demande n’aura pas d’effet pratique sur les droits des parties (Snieder c Canada (Procureur général), 2016 CF 468, au par. 15 [Snieder]).

[50]  Deuxièmement, en ce qui concerne l’économie des ressources judiciaires, il est possible de rejeter une demande de contrôle judiciaire au motif qu’elle est théorique au moment de l’audience sans qu’il ne soit nécessaire de présenter une requête avant l’audience (Snieder, au par. 16). La Cour a déjà dépensé des ressources pour instruire la présente affaire. Par conséquent, dans les circonstances de l’espèce, l’économie des ressources judiciaires n’est pas un facteur.

[51]  Troisièmement, les questions soulevées par les présentes demandes de contrôle judiciaire ne soulèvent pas de questions importantes qui pourraient autrement échapper au contrôle judiciaire. En l’espèce, les faits sont tels que le désaccord des parties au sujet des étapes procédurales énoncées dans les ordonnances de M. Gerow et de M. Thorne a disparu. La nomination de M. Thorne a annulé l’ordonnance de M. Gerow et éliminé tout litige qui aurait pu en découler. En outre, la récusation de M. Thorne et la nomination d’un cinquième arbitre, M. Bhimji, ont effectivement éliminé tout litige actuel entre M. Stanoievici et M. Thorne au sujet des questions procédurales.

[52]  Enfin, ni l’une ni l’autre des demandes ne porte sur des questions d’une telle importance publique qu’il est dans l’intérêt public de les trancher.

[53]  Par conséquent, la Cour refuse d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’examiner au fond les décisions. La Cour ne peut accorder aucune réparation concrète à M. Stanoievici.

[54]  Vu mes conclusions précédentes, il n’est pas nécessaire d’accueillir ou de rejeter la requête en radiation des demandes présentée par la défenderesse.

III.  Conclusion

[55]  À mon sens, les observations de M. Stanoievici ne sont pas fondées. Les deux demandes sont rejetées de façon préliminaire parce que les ordonnances des arbitres en question étaient des décisions interlocutoires, qui ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire. Les décisions dont M. Stanoievici demande le contrôle sont théoriques, et, pour les motifs susmentionnés, la Cour ne doit pas exercer son pouvoir discrétionnaire de les examiner au fond.

[56]  Pour ce qui est des dépens, M. Stanoievici a mentionné au cours de l’audience qu’il laissait à la Cour le soin de trancher cette question.

[57]  Cependant, la défenderesse a proposé un montant forfaitaire de 10 000 $ pour chaque demande, pour un total de 20 000 $.

[58]  Je tiens compte du fait que LTS a offert de régler les demandes sans adjudication de dépens quelques mois avant l’audience, mais que M. Stanoievici a refusé de procéder ainsi parce qu’il ne souscrivait pas à la position de LTS quant au caractère théorique des décisions de M. Thorne.

[59]  En l’espèce, LTS a eu gain de cause. Par conséquent, il convient de lui adjuger les dépens.

[60]  Compte tenu de la situation financière de M. Stanoievici (il a mentionné durant l’audience qu’il n’a toujours pas d’emploi et qu’il paye ses dépenses avec ses économies), du fait qu’il a reçu une offre raisonnable pour régler l’affaire avant l’audience, ainsi que des allégations non fondées de partialité, M. Stanoievici payera à LTS des dépens dont le montant est fixé à 500 $, tout compris, dans les 30 jours suivant la date du présent jugement.

[61]  Une copie du présent jugement et des présents motifs sera versée dans chacun des dossiers de la Cour T‑1762‑18 et T‑256‑19.

 


JUGEMENT dans les dossiers T‑1762‑18 et T‑256‑19

LA COUR STATUE que les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées, que le demandeur paie à la défenderesse des dépens dont le montant est fixé à 500 $, tout compris, dans les 30 jours suivant la date du présent jugement et qu’une copie du présent jugement et des présents motifs est versée dans chacun des dossiers de la Cour T‑1762‑18 et T‑256‑19.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 19e jour de décembre 2019.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1762‑18 ET T‑256‑19

 

INTITULÉ :

MIKE STANOIEVICI c LTS SOLUTIONS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 OCTOBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

 

LE 3 DÉCEMBRE 2019

COMPARUTIONS :

Mike Stanoievici

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Danny Bernstein

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Danny Bernstein

Roper Greyell LLP

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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