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Date : 20191205


Dossier : IMM‑2645‑19

Référence : 2019 CF 1562

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Barnes

ENTRE :

RAMANDEEP KAUR TOOR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Ramandeep Kaur Toor visant à faire annuler une décision de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Dans cette décision, la SAI a confirmé la conclusion d’un agent des visas (l’agent) selon laquelle le mariage de la défenderesse avec Harpinder Singh Chahal n’était pas authentique, ce qui a pour conséquence que M. Chahal ne peut être parrainé par Mme Toor au titre de la catégorie du regroupement familial.

I.  Le contexte

[2]  Mme Toor et M. Chahal ont contracté un mariage arrangé en Inde le 18 novembre 2013. Mme Toor avait auparavant été brièvement mariée à un résident canadien et avait de ce fait obtenu la résidence permanente au Canada. Elle s’est séparée de son premier époux environ six mois après son arrivée au Canada, et son divorce a été prononcé le 29 juillet 2013.

[3]  Il semble que Mme Toor et M. Chahal aient commencé à communiquer en juin 2013. Mme Toor s’est rendue par avion en Inde six mois plus tard, et les deux ont fait leur première rencontre en personne le 13 novembre 2013. Ils ont officialisé leurs fiançailles après trois jours et se sont mariés deux jours plus tard. Ils sont restés ensemble en Inde pendant environ un mois, puis Mme Toor est revenue au Canada. À cette époque, Mme Toor n’était pas qualifiée pour parrainer M. Chahal; il lui a fallu attendre jusqu’en janvier 2016 pour présenter une demande en ce sens. M. Chahal est donc demeuré en Inde.

[4]  L’agent a mené une entrevue avec M. Chahal à New Delhi le 12 décembre 2016. Les notes d’entrevue font état d’un certain nombre de préoccupations quant à la crédibilité qui ont mené à la conclusion que la preuve présentée par M. Chahal était fabriquée et que le mariage n’était pas authentique. Voici certaines de ces préoccupations :

a)  L’agent a conclu que l’explication de M. Chahal selon laquelle Mme Toor ne retournerait pas en Inde avant novembre 2015 (en raison de la perte d’un passeport qui n’a été retrouvé qu’à une date ultérieure) était [traduction] « très inhabituelle »;

b)  M. Chahal n’était pas au courant du lieu où Mme Toor déclare être employée;

c)  M. Chahal n’était pas au courant des antécédents criminels de Mme Toor au Canada;

d)  M. Chahal a prétendu suivre les normes culturelles en ce qui concerne l’absence de lune de miel mais, contrairement à la coutume, il a épousé Mme Toor, qui était divorcée;

e)  Les photos de mariage semblaient artificielles et représenter une mise en scène; les invités n’étaient pas vêtus adéquatement pour l’occasion;

f)  Les parties ont présenté des éléments de preuve très limités quant aux communications continues entre elles;

g)  Le mariage a été célébré de façon précipitée, malgré l’échec de la relation matrimoniale antérieure de Mme Toor et alors qu’on s’attendrait à ce qu’elle fasse preuve de plus de prudence une deuxième fois.

[5]  Mme Toor a interjeté appel à la SAI du rejet par l’agent de la demande de visa. L’audience devant la SAI a eu lieu le 22 février 2019. Mme Toor et M. Chahal (par téléphone) ont alors témoigné. La SAI a conclu à la présence d’importantes incohérences « irréconciliables » dans la preuve qu’ils ont présentée, qui n’avaient pas été adéquatement expliquées, et a conclu que Mme Toor ne s’était pas acquittée du fardeau de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que le mariage était authentique. Comme l’agent, la SAI a exprimé un certain nombre de préoccupations quant à la crédibilité, dont les suivantes :

a)  M. Chahal n’a pas démontré une connaissance raisonnable de Mme Toor.

b)  Mme Toor et M. Chahal n’ont pas produit d’éléments de preuve corroborant leurs communications au cours de la période initiale de leur relation, et n’ont fourni aucune explication raisonnable quant à l’absence de tels documents.

c)  M. Chahal a fourni une preuve très incohérente au sujet de sa connaissance des antécédents criminels de Mme Toor. Il a indiqué à l’agent qu’à sa connaissance, Mme Toor n’avait eu aucun contact avec la police et qu’il n’était pas au courant de ses déclarations de culpabilité. Devant la SAI, les deux parties ont déclaré que M. Chahal était au courant de tous les détails des arrestations et des accusations criminelles de Mme Toor. La SAI n’a pas retenu la tentative de M. Chahal d’attribuer la divergence dans ses réponses à l’agent à de la nervosité et de l’hypertension artérielle. La SAI a également remis en question la décision de contracter un mariage précipité avant que les affaires criminelles de Mme Toor n’aient été résolues.

d)  La SAI a écarté le témoignage de M. Chahal au sujet des motifs de son mariage précipité parce qu’il n’avait pas fourni les mêmes explications à l’agent.

e)  Les parties ont présenté des éléments de preuve incohérents au sujet des dates et des détails de leurs visites médicales pour des tests de fertilité, ce qui a amené la SAI à douter de la fiabilité des dossiers médicaux qu’ils ont présentés.

f)  La SAI a mis en doute certains des éléments de preuve concernant les transferts d’argent, car lors de l’un des transferts déclarés, Mme Toor se trouvait en Inde. Les parties ont également nié avoir eu connaissance d’un transfert d’argent documenté versé au frère de la victime de l’agression criminelle commise par Mme Toor. La SAI a conclu que leur dénégation jetait un doute sur leur crédibilité.

[6]  La SAI a conclu son appréciation de la preuve de la manière suivante :

[23]  Le conseil de l’appelante fait valoir qu’il y a de nombreux éléments de preuve appuyant l’authenticité. Les incohérences sont mineures ou auraient pu être expliquées si elles avaient été portées à l’attention des témoins. Certaines des incohérences sont sans importance. D’autres n’ont pas été portées à l’attention des témoins et ne peuvent donc pas être utilisées pour mettre en doute le cas de l’appelante, du moins pour ce qui est de celles dont l’importance n’était pas évidente de prime abord pour l’appelante.

[24]  Cependant, il y a des incohérences et des problèmes importants pour lesquels aucune explication raisonnable n’a été avancée. Il y a quelques éléments de preuve appuyant l’authenticité. Toutefois, la preuve dans son ensemble indique le contraire. Le mariage n’est pas authentique. Il visait principalement l’acquisition par le demandeur d’un statut sous le régime de la LIPR.

II.  La norme de contrôle

[7]  Toutes les questions soulevées par Mme Toor sont fondées sur la preuve. Il est bien établi, dans la doctrine et la jurisprudence, qu’il faut faire preuve d’une grande retenue à l’égard de la SAI en tant que tribunal administratif spécialisé pour ce qui est de l’évaluation de l’authenticité d’un mariage. C’est particulièrement le cas lorsque la SAI est appelée à évaluer la crédibilité de témoins ou à résoudre des questions mixtes de fait et de droit : voir Burton c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 345, par. 13 à 15, [2016] ACF n°308 (QL), et Shahzad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 999, par. 14, [2017] ACF n° 1058). La norme de contrôle applicable est donc celle de la décision raisonnable.

III.  La conclusion de la SAI selon laquelle Mme Toor n’avait pas démontré l’authenticité du mariage était-elle raisonnable?

[8]  Il est manifeste que la SAI n’a pas été impressionnée par la preuve présentée par Mme Toor et M. Chahal. De toute évidence, elle n’a pas cru grand‑chose de ce qu’ils ont raconté au sujet des motifs de leur mariage et de leurs projets d’avenir.

[9]  Ce que Mme Toor reproche principalement à l’approche de la SAI à l’égard de la preuve est que la SAI n’aurait pas réussi à concilier adéquatement les éléments de preuve présentés à l’appui de sa cause et sur lesquels la SAI s’est appuyée pour tirer sa conclusion. Elle fait référence aux [traduction« éléments de preuve importants » que représentent la cohabitation, les transferts d’argent, le voyage de deux jours en Thaïlande et leurs tentatives de concevoir un enfant, notamment les tests de fertilité. Elle soutient par ailleurs que les conclusions péjoratives de la SAI quant à la crédibilité ne reposent que sur la faiblesse humaine des personnes appelées à raconter des événements qui se sont produits des mois ou des années auparavant.

[10]  La principale faiblesse de l’argument de Mme Toor tient à la présence de plusieurs problèmes importants relativement aux éléments de preuve que M. Chahal et elle ont présentés à l’agent et à la SAI. Il n’était pas déraisonnable de la part de la SAI de rejeter le témoignage de M. Chahal selon lequel il était en fait tout à fait au courant des antécédents criminels de Mme Toor étant donné qu’il a fourni une tout autre réponse lors de l’entrevue avec l’agent. En règle générale, ce n’est pas le genre de renseignements que l’on oublierait parce qu’on est nerveux; quoi qu’il en soit, il était loisible à la SAI de donner le poids qu’elle jugeait approprié à cette preuve.

[11]  La SAI n’a pas eu tort non plus d’exprimer des préoccupations en ce qui concerne l’absence de preuve corroborant la fréquence des communications entre les parties entre 2013 et 2015. Le fait que Mme Toor et M. Chahal n’aient pas songé à conserver ces dossiers à cette époque ne dissipe pas les préoccupations de la SAI quant au fait qu’ils n’ont pas non plus produit les documents par la suite, après que l’agent eut exprimé des préoccupations semblables lors de l’entrevue de 2016.

[12]  De plus, il n’était pas déraisonnable que la SAI remette en question les motifs de la partie eu égard à la précipitation du mariage. Cette question a été soulevée lors de l’entrevue de M. Chahal menée par l’agent et elle est demeurée sans réponse, notamment dans les explications détaillées qu’il a par la suite présentées à la SAI.

[13]  La SAI avait également raison d’exprimer des préoccupations en raison des antécédents en matière d’immigration de Mme Toor et de l’échec de son premier mariage. L’expérience que Mme Toor aurait eue avec un époux infidèle et négligent constituait pour la SAI une raison de se méfier de sa décision d’épouser M. Chahal cinq jours après l’avoir rencontré.

[14]  Mme Toor reproche à la SAI d’avoir accordé un poids indu à certaines incohérences au sujet des démarches que M. Chahal et elle ont entreprises pour la conception d’un enfant. Si le seul motif du rejet des tests de fertilité tenait à l’incapacité de M. Chahal de se rappeler les dates de ses rendez-vous médicaux, cette préoccupation serait fondée. Toutefois, la SAI avait d’autres préoccupations au sujet du témoignage de Mme Toor sur cette question et a conclu qu’elle avait « modifié » son témoignage en cours d’interrogatoire. Mme Toor soutient que son témoignage n’a été que clarifié et non modifié; toutefois, l’interprétation de la preuve relève du pouvoir discrétionnaire de la SAI et ne justifie pas une réparation dans le cadre d’un contrôle judiciaire. J’ajouterais que les présumées tentatives de concevoir un enfant et de se soumettre à des tests de fertilité ne représentent pas des indicateurs très convaincants de l’authenticité d’un mariage; on est bien loin du poids accordé à la naissance effective d’un enfant.

[15]  Mme Toor compare sa cause à l’affaire Momi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 50, 276 ACWS (3d) 428. Dans cette affaire, la juge Elizabeth Heneghan a annulé une décision de la SAI parce que celle-ci n’avait pas évalué la preuve à l’appui de l’authenticité d’un mariage et n’avait pas expliqué pourquoi cette preuve était insuffisante pour renverser les « contradictions mineures » sur lesquelles elle s’était fondée. Elle a décrit l’approche de la SAI comme étant « indûment étroite et microscopique » [par. 12].

[16]  Un autre type de problème susceptible de soulever des préoccupations lors du contrôle judiciaire survient lorsque l’agent des visas ou la SAI entretient dès le départ des soupçons au sujet de l’authenticité d’un mariage et adopte une étroitesse de vision à l’égard de la preuve. Cette absence d’objectivité peut amener un décideur à écarter déraisonnablement des éléments de preuve qui vont à l’encontre des soupçons initiaux.

[17]  Les mariages arrangés à l’étranger peuvent poser des problèmes particuliers parce que les parties peuvent ne pas connaître en détail les antécédents personnels de leur conjoint, et ces lacunes peuvent ne pas être comblées lorsque la cohabitation après le mariage est épisodique. La SAI doit toujours prendre garde de ne pas tirer dans de tels cas des conclusions défavorables fondées sur de légères lacunes au niveau de la mémoire ou de la connaissance personnelle.

[18]  Je ne souscris pas à la thèse voulant qu’en l’espèce la décision de la SAI présente le genre de manquement dans le processus décisionnel qui préoccupait la Cour dans l’affaire Momi, précitée. De plus, je ne vois rien dans la décision de la SAI qui témoigne d’un manque d’objectivité. La SAI a reconnu qu’il y avait des éléments de preuve indiquant qu’il s’agissait d’un mariage authentique, mais a conclu qu’ils étaient supplantés par les problèmes de crédibilité relevés.

[19]  Je reconnais qu’il était loisible à la SAI d’arriver à une issue différente sur le fondement du dossier de preuve. Un résultat favorable aurait également été plus probable si un argument irréfutable avait été présenté à l’appui de l’authenticité du mariage. Toutefois, il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, de substituer ses propres interprétations de la preuve à celles raisonnablement faites par le premier décideur.

[20]  Pour les motifs qui précèdent, la demande est rejetée.

[21]  Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et la présente affaire ne soulève aucune question de portée générale.

 


JUGEMENT dans le dossier n° IMM‑2645‑19

LA COUR STATUE que la présente demande est rejetée.

« R.L. Barnes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 12e jour de décembre 2019

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2645‑19

 

INTITULÉ :

RAMANDEEP KAUR TOOR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 NovembRE 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 DÉcembRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Tarenjeet Virdee

POUR LA DEMANDERESSE

 

Galina Bining

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

VLG Lawyers

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

For The Applicant

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

For The Respondent

 

 

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